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in 2010 witii funding from
University of Ottawa
Iittp://www.archive.org/details/latragdiedunpe01lauv
LAUVRIERE T.
LA TRAGEDIE D'UN PEUPLE
DU MÊME AUTEUR
Edgar Poe, sa vie et son œuvre, in-S». — (Bibliothèque de Phi-
losophie contemporaine). Paris, Librairie Alcan, 1904,
Ouvrage couronné par l'Académie Française et par l'Académie
de Médecine.
Edgar Poe, in-16. — (Collection des Grands Ecrivains). Paris,
Bloud et Cie, 1910.
Œuvres choisies d'Edgar Poe : Contes et Poésies. — (Collection
des Chefs-d'œuvres Étrangers). Paris. Eenaissance du Livre
1914.
Alfred de Vigny, sa vie et son oeuvre. — Paris, Librairie Armand
Colin, 1909. Ouvrage couronné par V Académie française
Qiatterton. avec étude sur Alfred de Vigny. Oxford, Clarendon
Press, 1907.
Salammbô, avec étude sur Gustave Flaubert. Oxford, Clarendon
Press, 1906.
Répétition and Parallelism in Tennyson. — Oxford, Clarendon
Press. 1910.
La morbidité dans Hawthorne. — (Eevue Germanique; janv.-
fév. 1906).
La morbidité dans Tennyson. — (Revue Germanique, nov.-déc.
1913).
Evangeline et autres œuvre choisies de Longfellow. — (Collection
des Chefs-d'œuvres Étrangers). Paris, Renaissance du Livre;
en préparation.
Copyright hy " Édi lions Bossard, " Paris 1922.
EMILE LAUVRIÈRE
DOCTEUR ES LETTRES
PROFESSEUR AGRÉGÉ AU LYCÉE LOUIS-LE-GRAND
LA TRAGÉDIE
D'UIS PEUPLE
HISTOIRE DU PEUPLE ACADIEN
DE SES ORIGINES A NOS JOURS
AVEC 88 ILLUSTRATIONS. DONT 22 CARTES
TOME PEEMIEE
^^ÔOÏ
Ô - ^-^^
PARIS
ÉDITIONS BOSSARD
43, RUE MADAME, 43
1922
SEEN BY
PRESERVATION
SERVICES
AUX DESCENDANTS DBS PREMIERS COLONS
DE LA NOUVELLE FRANCE
AU PEUPLE ACADIEN
EN TÉMOIGNAGE
DE l'affection ET DE LA RECONNAISSANCE
DU VIEUX PAYS DE FRAiNGE
COMITÉ FRANCE-ACADIE
S ection Française
Comité d'Honneur
M le Maréchal Fwolie. M?r Baudrillart. MM. René Bazin. Hené-
DouMic, Gabriel Hanotaux. de 1" Académie Française: Arthur
Bonnet, inspecteur général honoraire de? Ponts et Chaussées;
Rondet-Saint. directeur de la Ligue Maritime et Coloniale.
Bureau
Présidenl. — M. Emile Lauvrière, docteur ès-lettres, agrégé de
l'Université;
Secrétaire. — M. Th. Beauchèsne,. chef du service des Archives du Ca-
nada à Paris.
Membres — Mgr. L. C.ry. recteur de l'Université catholique d'Angers;
M Charles Turgeon. doven de la Faculté de droit de
l'Université de Rennes: M. Eugène Duthoit, professeur
de droit à l'Univer-ité catholique de Lille.
Section Acadienne
Comité d'Honneur
M'^r Edouard Leblanc, évèque de Saint- Jean. N. Br., et Mgr Patrice
' ^ ' Chi.\sson. évêque de Chatham. N. Br., MM. les professeurs Emile
LXuvrière et René Gautheron, de France.
Comité d'Action
Présidenl. — L'honorable Thomas Bourque, Sénateur au Parlement
fédéral.
Vicr-Présidenls — L'honorable Aubin Arsenault. juge de la Cour Su-
prême en rile du Prince Edouard, et M. Ferd. Robi-
Doux, ancien député fédéral du Comté de Kent.
Secrétaire. — M. l'abbé D. F. Léger, curé de St-Louis de France. X. B.
Membres MM. les Supérieurs L. Guertin, du collège Saint- Jo-
sepli P. SÉBiLLÈ. du collège Sainte-Anne, et C. Veillard.
du Collège du Sacré-Cœur: MM. les abbés A. D. Cor-
mier. J" H. Blaquif.ré. \ icaire général des Iles de la
Madeleine et A. E. Monbourouètte, du Cap Breton;
ilion. P. J \'ÈNiOT. ministre des Travaux publics, Frédé-
ricton: l'hon. D. \". Landry, ancien secrétaire d'Etat,
Frédéricton: M. Arthur Beauchèsne. secrétaire de la
Chambre des Communes. Ottawa : MM. les Inspecteurs
<cnlaires F. Doucet et Cliarles Hébert, du Nouveau
Brunswick, et F. Gaulant, de l'Ile du Prince Edouard.
Membres bienfaiteurs 1.000 f r. ; membres donateurs, 100 f r. ; membres
sociétaires. 20 fr. ; membres adhérents, 5 francs.
Le Comité France- Acadie a pour but d'établir entre la France et l'Aca-
die des relations de plus en plus étroites tant au point de vue intellectuel
qu'aux autres Dans ce but, il est prêt à écouter tous les conseils, a en-
coura"-er toutes les initiatives à accepter tous les don.s. Aux deux bour-
ses d'étude* dont il dispose il serait heureux d'ajouter d'autres bourses
d'autre-fondations.d'autres créations ou organisations utilesàsonœuvre.
MONUMENT DL SIEUR DE MO.NTS
Sur l'emplacement du vieux fort de Port-Royal.
AVANT- PROPOS
Une édition des œuvres choisies de Longfellow, dont
Evangeline, a été le point de départ de ce travail. Ce qui ne
devait être qu'une note est devenu un petit livre, puis un
gros livre, puis deux; tant est grand l'intérêt qui s'attache
au sort dramatique de ce petit peuple français qui passait
pour disparu. Vraie tragédie en cinq actes : débuts pré-
caires, crise angoissante, catastrophe poignante, tribula-
tions pathétiques, renaissance merveilleuse. Aussi bien est-
ce l'histoire entière du peuple acadien, en dehors même de
l'Acadie, que nous avons eu à cœur de reconstituer ici, et
non pas seulement celle du pays de l'Acadie et des événe-
ments politiques et militaires qui s'y sont accomplis. Long
récit, à coup sûr : car, s'il est vrai que les peuples heu-
reux n'ont pas d'histoire, l'histoire d'un peuple aussi mal
heureux est forcément aussi longue que douloureuse; elle
est parfois même, en ses périodes d'anarchie, d'une com-
plexité déconcertante. Toute histoire complète n'a-t-elle
pas, du reste, comme toute vie humaine, ses mornes pé-
riodes confuses qu'il faut subir ?
Ainsi remanié à trois reprises, cet ouvrage nous a coûté
beaucoup plus de peine que si, de prime abord, nous l'avions
conçu sous sa forme actuelle. De ce développement anormal
résulte même un certain défaut technicjue: au lieu de mettre
au bas de chaque page nos notes et rélérences, connue nous
l'avons toujours fait en nos travaux d'érudition, nous nous
sommes contenté, comme dans l'ouvrage de vulgarisation
que nous avions en vue, de reporter à la fin de chaque
chapitre l'indication de nos sources principales. Faute
d'avoir ainsi en chaque cas rendu justice à nos prédéces-
X * A V A N T - I' R O P O s
seurs et à nos guides, nous n'en sommes que plus tenu de
leur exprimer ici notre reconnaissance.
Notre plus riche source d'information a été, assurément,
l'immense trésor des Archives de France, dont les documents
acadiens constituent une part bien plus grande qu'on ne
saurait le croire. En ces arcanes parfois obscurs, nous
avons été guidé aux Archives Nationales par M. Gautier. et
par M. Jassemin, (ce dernier nous a signalé des liasses en-
tières de documents financiers qui, sortant pour la pre-
mière fois de leur poussière originelle, nous ont révélé
sous un aspect nouveau la situation des Acadiens en France),
au Ministère des Affaires Etrangères par M. Eigaut,
au jVIinistère des Colonies par M. Eoussier, à la Biblio-
thèque Nationale par M. Charles de la Roncière et par
M. Auvray. — Après nos Archives de France, rien ne nous
a été plus précieux que la grande collection des Archives
du Canada, dont les attachés à Paris, M. Théodore Beau-
chesne et M. Edmond Buron, nous ont si obligeamment
communiqué les rapports et signalé les ressources; de tous
ces rapports le plus utile nous a été le volume II de l'an-
née 1905, presque entièrement consacré aux affaires aca-
diennes par le savant généalogiste, M. Placide Gaudet,
d "Ottawa. M. Buron a bien voulu, en outre, revoir de
très près nos épreuves et nos références et ainsi nous donner
un grand nombre de conseils dont nous avons fait ample
profit; nous lui en sommes infiniment reconnaissant.
Pas plus que son collègue, toutefois, il ne doit
être tenu pour responsable de la hardiesse de nos idées n
delà rigueur de nos critiques. Sans ces archives du Canada,
sans leurs compétents et complaisants dépositaires, notre
travail en France eût été à -peu près impossible, d 'autant!
que les rapports de ces arcliives fournissent le résumé et,
souvent pour les documents essentiels, le texte même des
Archives Britanniques. Combien notre tâche nous eût
encore été facilitée si à ce bureau des Archives du Canada
se trouvait une collection de livres canadiens plus com-
plète que celle du Commissariat du Canada, dont M. Phi-
lippe Roy nous a, du reste, aimablement permis l'accès !
Une bibliothèque canadienne à Paris est une nécessité tant
A V A N T - I> R O P O s XI
au point de vue historique qu'au point de vue littéraire.
Aussi n'est-ce qu'à grand peine et grâce à des complai-
sances personnelles que nous avons pu consulter cer-
tains livres introuvables en Europe. A cet égard et à bien
d'autres encore, notre reconnaissance est également acquise
à M. Lanctot, des Archives d'Ottawa.
Longue serait la liste des correspondants qui ont bien
voulu nous donner, surtout au sujet de la période actuelle,
des renseignements qu'on ne saurait trouver dans des livres.
Nous ne pouvons, à notre grand regret, que mentionner les
principaux d'entre eux: Mgr. Chiasson, évêque de Chatham,
à propos des Acadiens du Nouveau Brunswick et du Labra-
dor Laurentien; le Eévérend Père Lucas, provincial des
Eudistes, à propos de ces derniers; M. le Sénateur Pascal
Poirier, au sujet de la situation générale des Acadiens;
Mlles Elise et Corinne Eocheleau, M. le Consul Belisle et
M. Alexandre Belisle, M. l'abbé Omer Chevrette, à propos
des Franco- Américains ; le Père J.M. Thomas, de Van Buren,
à propos des Acadiens du Madawaska; M. le professeur
Eené Gautheron, à propos des Acadiens de la Nouvelle
Ecosse; M. John F. Herbin au sujet de la région de Grand
Pré. En outre, Henri d'Arles, le savant « éditeur » de VAcadie
d'Edouard Richard, a bien voulu lire notre manuscrit en
entier; M. le Chanoine Emile Chartier, vive-recteur de l'IJni-
versitéde Montréal, et M. l'abbé J. A. Damoursl'ont bien voulu
lire en partie; tous les trois nous ont donné de précieux
conseils. M. le Chanoine Chartier et M. l'abbé Lionel
Groulx ont fait preuve à notre égard d'un empressement
dont nous leur sommes reconnaissant. Nous ne devons
pas oublier non plus la complaisance de M. Charles Flory,
qui nous a confié, en même temps que ses livres, ses
impressions de voyage au cours de la récente mission
Duthoit en Acadie. Trois autres correspondants nous ont
donné de précieux renseignements sur la Louisiane, la
Nouvelle Ecosse et le Cap Breton; mais la discrétion nous
oblige à taire leurs noms. Bref, malgré l'absence de tout
étalage de notes, il n'est pas en nos pages d'affirmation, si
osée qu'elle semble, qui ne repose sur le texte de docu-
ments ou sur la parole d'autorités également incontestables.
XII A V A N T - P H O P O S
Pour mener à bien ce laborieux travail en une longue
période d'angoisses nationales et de soucis personnels, nous
n'avons épargné ni notre temps, ni nos peines, ni même
notre santé; nous avons sacrifié nos rares loisirs, des satis-
factions et des ambitions légitimes, bien des joies familiales.
En notre lassitude, en nos découragements, en nos décep-
tions, duns l'accomplissement d'une tâche parfois ingrate
dont nous ne pouvions espérer ni gloire ni profit, seule
nous soutenait l'idée d"un devoir à remplir, d'une dette de
reconnaissance patriotique qu'il faut payer. La France a
trop longtemps méconnu un peuple qui a tant souffert
pour elle. Si nous pouvons par ces pages attirer sur lui 1 "at-
tention qu'il mérit?, obtenir une aide morale et matérielle
dont il a besoin et à laquelle il a droit, nous ne regrette-
rons rien de tout ce que nous lui avons donné de nous-même.
A cet égard nos efforts ont déjà été en partie récompensés.
Sur notre initiative s'est créé un double Comité France-
Acadie, destiné à établir entre les deux pays des relations
intellectuelles et autres de plus en plus fréquentes, de
plus en plus étroites. Dans ce but, le Ministère des Affaires
Etrangères a généreusement mis à notre disposition une bourse
d'études, dont le premier titulaire, en France depuis un an,
va se trouver remplacé par deux autres; pris d'émulation,
le comité acadien leur associe deux étudiantes, dont une est
elle-même dotée d'une bourse due à l'initiative privée.
Il ne tient qu'à la générosité des Amis du Peuple Acadien en
Europe comme en Amérique de donner un plus grand déve-
loppement encore à cette œuvre de solidarité nationale,
dont se trouvent quelques pages plus haut le programme
et le Comité de patronage.
Conformément à ce programme., ce livre veut dès main-
tenant tout à la fois rappeler exactement à trop d'Acadiens
qui les oublient les phases les plus émouvantes de leur dou-
loureuse histoire et à trop de Français qui les ignorent
l'existence et les luttes de leurs frères d'Acadie, aussi
dignes d'affection que d'intérêt. Connaître les Acadiens,
c'est, pour toute âme bien ée, les plaindre, les admirer, les
aimer. L'Acadie n'est-elle pas une primitive Alsace-Lor-
raine, depuis bien plus longtemps arrachée, et combien
A V A N T - P H () I' O s XIII
plus cruellement, à la mère-patrie! L'Acadien n'est-il pas
pour nous, Français d'Europe, comme un frère retrouvé,
alors que nous le supposions à jamais perdu? Parti très
jeune du commun foyer au « vieux pays », disparu en une
lointaine tourmente desplus tragiques, nous le croyions mort,
pour toujours évanoui en nos deuils du passé, et voilà qu'il
reparaît soudain à nos yeux, fort et confiant malgré tant
d'années d'épreuves et de souffrances. Profondément émus
de retrouver sur son visage, encore attristé par le malheur,
des traits de famille, de percevoir en sa voix qui hésite
l'accent de nos ancêtres des vieilles provinces, nous nous
reprenons à l'aimer d'un amour attendri, inquiet, qui veut
vivre et le faire revivre à jamais.
Et puis, 1 "histoire n"est-elle pas de nécessité primordiale
pour un peuple qui se retrouve"? Si l'étude de l'histoire est
utUe, en effet, à toute nation organisée qui veut se bien
connaître, solidement établir ses raisons d'être et de grandir,
tirer de son passé des leçons pour le présent et des règles
pour l'avenir, combien ce savoir historique n'est-il pas plus
essentiel pour un peuple encore inorganisé, mal affranchi,
épars en groupes diffus, aussi inconscient de ses destinées
futures qu'ignorant de ses mille épreuves passées ? Deux
siècles d'oppression et de persécution n'ont pas assurément
détruit rindividualité ethnique du peuple acadien; mais
ils en ont incontestablement compromis le développement
normal, obnubilé la conscience collective, atrophié la per-
sonnalité nationale. Bien n'est perdu, puisqu'une vitalité
intense fait toujours pulluler la race, puisqu'une fidélité
instinctive l'attache au ferme appui de la foi, de la langue
et des mœurs. Mais, seuls, les enseignements de l'histoire
peuvent illuminer l'âme populaire, éclairer les voies qu'elle
doit suivre, fonder sur hi raison le stable édifice des destins
futurs; pour un peuple qui, même assujetti, ne veut pas
périr, il n'est pas de science plus précieuse, plus vitale et,
partant, plus sacrée.
X C'est II' culte (le iiiilr-' liisloire, a dit l'iiisloricn d'un des
plu-s frêles groupes acadieas. l'abbé Thomas Albert eu son
Hisloire du Maclawaska. qui nous assurera la force morale
dont nous avons besoin \>iiuv traverser les âges comme peu]i!e,
XIV A \ A N T - 1" |! O r O S
pour frarder noire entité et notre caractère distinctif-s, pour
conserver l'influence sociale dont dépend notre avenir ». —
« Tous les peuples conscients d'eux-mêmes ont recherché
l'appui de cette force, déclare .Mgr. L.-A. Paquet en ses Mé-
langes Canadiens. Ils y ont reconnu le principe des plus pures et
des plus réconfortantes énergies. Le rêve du présent s'élabore
dans les racines profondes du passé. Du passé fécondé par la
sueur et le sang montent les végétations vigoureuses. Du passé
surgissent des leçons et des exemples, des expériences et des
lumières? Le passé est une école de respect, de fierté, de cons-
tance, de magnanimité, de courage. Au souvenir de ceux qui
nous ont faits ce que nous sommes, au spectacle des travaux
qui ont marqué leur vie, à la pensée des vertus qu'ils ont portées
jusqu'à l'héroïsme et surlesquelles a été édifiée la patrie, nous
aimons davantage le sol que nous foulons et qui fût le théâtre
à la foisobscur etglorieuxde tant de luttes, de tantde labeurs,
de tant de souffrances. \'oilà pourquoi dans tous les pays
l'Histoire, où le passé se reflète, tient une si large place ».
Puisse tout Acadien qui lit ces lignes se laisser convaincre!
Puisse-t-il, au récit des énergiques efforts, de l'invincible
endurance, de la prodigieuse sur\àvance de ses ancêtres
pacifiquement vainqueurs de la nature la plus rebelle et
des hommes plus hostiles encore, puisse-t-il se. sentir fier
de sa race si prolifique, si merveilleusement forte et fidèle
à elle-même ! Oui, puisse le plus humble das pêcheurs du
Cap Breton ou du Labrador, puisse le plus obscur bûcheron
du Nouveau Brunswick, le plus pauvre tâcheron de la Nou-
velle Angleterre s'arrêter un instant en son dur labeur et,
au souvenir de tant dhéro'ïsme méconnu, relever noble-
ment sa tête obstinée pour se dire avec un légitime orgueil :
« Et moi aussi, je suis Acadien ! ».
Aux « peuples victimes d"une jeunesse ou d'une fai-
blesse trop prolongées » labbé Lionel Groulx dit avec
justesse en ses Consignes de demain : « L'effort que
leur destinée leur commande, c'est de se dégager de la
sujétion étrangère et de linconsistance de leurs propres
pensées; c'est de s'élever jusqu'à la personnalité natio-
nale, jusqu'à l'état supérieur où ils prendront en eux-
mêmes, dans la synthèse de leurs vertus natives, dans le com-
mandement de leur histoire et de leur vocation, le gouver-
A \ A N T - P R O P O S X\'
nement immédiat de leur pensée, l'essor souverain de leur
vie ».
Or, il n'existe pas d'histoire complète du peuple acadien.
« Les nations qui n'ont pas d'histoire ou qui ont un passé
coupable, dit Mgr Langevin, ne veulent pas se souvenir ou
voudraient même oublier. » Ce n'est pas le cas de l'Acadie
dont l'histoire est riche en actes et en événements parfois
si nobles, si merveilleux, si émouvants. Et pourtant,^
sur l'Acadie et sur les Acadiens, il n'y a encore que des
monographies spéciales, tant anglaises que françaises; si
intéressantes, si doctes, si volumineuses même qu'elles soient,
ce ne sont là qu'œuvres incomplètes, parce que fragmentaires.
Restant à leur point de vue national, les histoires anglaises
de la Nouvelle Ecosse et même de l'Acadie sont aussi partiel-
les que partiales. A part Moreau qui en son Histoire de
VAcadiè française ne s'occupe que des origines et surtout
d'Aulnay, la plupart des historiens français ont été à ce
point médusés par l'horreur du « grand dérangement »
qu'ils ont négligé ou ce qui précède ou ce qui suit, c'est-
à-dire les causes ou les effets. Aucun historien, pas
plus français qu'anglais, n'a donc encore entrepris de
de rattacher ce grand fait capital aux origines qui l'expli-
quent et aux ultimes conséquences qui en dérivent, pour
présenter en son ensemble l'évolution historique de cette
nationalité méconnue. Nous avons voulu combler cette
'lacune. Nous ne nous faisons pas d'illusion, toutefois, sur
ce que pareille entreprise peut avoir de téméraire en sa nou-
veauté, étant donnés les moyens précaires dont nous dispo-
sions et les conditions plus précaires encore de la librairie
à l'heure actuelle. Mais le devoir est là qui nous
presse, impérieux. A d'autres qui viendront en nos voies,
profitant de nos efforts de pionniers, de faire mieux en des
circonstances plus favorables. Nous nous réjouirons de leur
succès, pour peu qu'ils servent davantage la cause acadienne.
« L'iiistoire, a dit le premier de' leurs historiens français,
n'a pas loué ces hommes comme ils le méritent : elle n'a pas
assez mis en lumière la grandeur de leurs travaux, la persé-
vérance de leurs efforts, le fermeté de leur foi, l'énergie de
leur patriotisme ». Or, négligeant l'émouvante tragédie de
XVI A V A N T - !• H O I' O S
la déportation et de Texil, insoucieux de la surprenante
beauté d'une Eenaissance que comme tant d'autres peut-être
il ignorait, Moreau a omis, en même temps que tout le pa-
thétique d'une histoire presque unique dans les annales de
l'humanité, la grande leçon morale qui l'accompagne, leçon
tout à l'honneur des Acadiens, leçon toute d'actualité. Le
« peuple-martyr » a été victime d'un impérialisme aussi âpre,
aussi atroce, aussi cynique que celui-là même qui vient de
dévaster l'Europe . Méfions-nous : car, cet impérialisme
n'est pas mort: il n'a fait que changer de forme. Pourquoi la
victime, si naïve et si chétîve, a-t-elle survécu à l'acharne-
ment, comme à l'astuce, du bouiTcau tout puissant? parce
qu'elle a trouvé en elle-même trois forces qui ne trahissent
pas les peuples résolus à vivre : la natalité qui prodigue les
corps ; la religion qui lie les âmes ; le patriotisme qui fortifie
la race. Puissent ces trois forces ^'itales durer et croitre là-bas
comme ici ! Puisse le peuple acadien vi^Te étroitement uni
à son frère canadien pour leur salut commun î Et la vieille
mère d'Europe, que menacent également ennemis et faux
amis, se réjouira du bonheui' et du succès de ses enfants,
d'autant plus ehers, à coup sûr. que plus éprouvés et plus
lointains.
p. s. — A la longue liste de nos complaisants collaborateurs, nous de-
vons ajouter le nom du Commandant \'i\ ielle, qui nous a guidé aux Ar-
chives et à la Bibliothèque du Service liydrographique de la Marine.
Si. de tous les renseignements, documents et illustrations qui nous ont
été envoyés, nous navons toujours pu tirer tout le parti possible, qu'on
veuille bien nous excuser : ils nous sont parfois arrivés ou trop nombreux
ou trop tard. Nous n'en serons pas moins reconnaissant à tous ceux de
nos correspondants qui voudront bien, en vue d'une nouvelle édition ou
d'un nouveau livre, compléter ou corriger les informations du présent
ouvrage. Travaillons tous ensemble o la grande œuvre acadienne !
TOME PREMIER
t AUVRli RE T. I
I
PREMIÈRE PARTIE
LES ORIGINES
Chapitre I. — Poutrincolrt (1603-1618)
Chapitre II. — Latour et Alexander (1618-1632)
Chapitre III. — Razilly et Aulnay (1632-1650)
Chapitre IV. — Les Le Borgne, Latour et consorts
• (1650-1670)
Cliapitre V. — Les gouverneurs français (1670-1713)
Chapitre VI. — Le peuple acadîen :
I. — Prospérité lente, mais continue ;
II. — Développement colonial ;
III. — MfBurs acadiennes.
Jcnidatcur cU Qtuèu Cafiibuc Jt(/ ///vs/lc Ccuu:ia<L
teos
UN DES FONDATEURS DU PORT-ROYAL,
CAPITALE DE L'ACADIE
(Bibl. Nat. ; Cabinet des Estampes.)
i
CHAPITRE PREMIER
POUTRINCOURT
(1603-1618)
D'où vient ce nom d'Acadie?. En 1524, l'un des pre-
miers explorateurs des côtes septentrionales de l'Am é-
rique, Verrazano, parle d'une terre « qu'il dénomme
Arcadie à cause de la beauté de ses arbres ». Il est vrai que cette
terre semble avoir été bien au sud de l'Acadie ultérieure; mais
Gastaldi, en sa très sommaire carte de 1548, inscrit le nom de
Larcadia dans une région qui correspond à peu près à la Nou-
velle Ecosse actuelle; il en est de même en une carte de Zal-
tieri de 1566. Enfin, Champlain, en son Traité des '< Sauvages »
(1603), applique le mot Arcadie à cette même région qu'il
explora. Mais pourquoi la très ancienne déformation en Acadie
et même en Cadie ? car la première concession de ce territoire
en 1603 porte le nom de Cadie. C'est ici qu'interviennent les
américanistes. Selon le Père Pacifique, si compétent pour les
dialectes indigènes, le nom d'Acadiè viendrait du mot micmac
Algaiig qui veut dire campement; d'autres voient en Cadie une
déformation d'un autre mot micmac cadie ou plutôt du mot
malécite quoddy qui désigne des lieux fertiles en..., tels que
Shubenacadie (lieu fertile en patates), Tracadie, Sunacadie,
Passamaquoddy... Quelle qu'en soit l'obscure étymologie. il
faut avouer que les deux sens : terre féconde et terre bucolique,
se trouvent également justifiés par la nature et par l'histoire
de l'Acadie.
Les Français appliquèrent vaguement ce nom d'Acadie
b LES ORIGINES
tantôt à la presqu'île d'environ 55.000 kilomètres carrés qui
s'étend entre le Golfe du Saint-Laurent, l'Océan Atlantique
et la Baie Française (par exemple, sur les cartes de Champlain
en 1613 et de Charlevoix en 1744), tantôt à la seule côte atlan-
tique de cette péninsule, tantôt aux terres du continent voisin.
L'imprécision de ce terme géographique fut, du reste, une
riche matière à controverses savantes, à négociations diploma-
tiques, à hostilités militaires. Trois tribus algonquines habi-
taient ces régions : les Micmacs (Miggaamàck) ou Souriquois
qui, au nombre d'environ 3.000, erraient dans la péninsule et
tout le long du Golfe du Saint-Laurent; les Etchemins ou Malé-
cites, environ 5.000, qui, remontant et descendant la rivière
Saint-Jean, poussaient jusqu'au fleuve Saint-Laurent; et,
enfin, les Abénaquis qui, beaucoup plus nombreux, déplaçaient
leurs campements entre le Pentagouet ou Penobscot et le
Kenebec ou Quinibiqui, (dans le Maine actuel.) Portion du
Nouveau Continent la plus proche de l'Ancien, jouissant d'un
climat tempéré par les courants marins, de côtes libres de
glace, de nombreuses rades profondes, d'eaux infiniment pois-
sonneuses, de rivières grossies par les plus hautes marées du
monde, l'Acadie s'offrit de bonne heure à la navigation et à la
colonisation des peuples européens. Aussi, de toute l'Amérique
du Nord, fut-elle la première région, sinon explorée, du moins
exploitée et colonisée.
Si l'on s'en rapporte aux légendes des Sagas, peut-être les
Islandais vinrent-ils dès le douzième et même le onzième siècle
chercher dans la région du Cap Breton et de la Nouvelle-Ecosse
le bois dont manquait leur île; or, ces Islandais, Christophe
Colomb les connut en 1477, quinze ans avant sa prétendue dé-
couverte de l'Amérique. De temps presque immémorial aussi,
« plus de cent ans » avant l'exploration de Colomb, disent Niflet
et Magin,« plus de cent ans » avant 1567, répète notre ambassa-
deur Fourquevaux à Catherine de Médicis, nos pêcheurs fran-
çais tant basques que bretons et normands fréquentaient les
parages si poissonneux du « Grand Banc « et des autres bancs
de cette région. « De toute mémoire et dès plusieurs siècles, dit
' POUTRINCOURT 7
Lescarbot en 1608 (p. 236), noz Diepois, Maloins, Rochelois et
autres mariniers du Havre de Grâce, de Honfleur et autres
lieux ont les voyages ordinaires en ces pais là pour la pescherie
des morues dont ils nourrissent préque toute l'Europe et pour-
voyent tous les vaisseaux de mer... De manière que, notre
Terre-Neuve estant du continent de l'Amérique, c'est aux
François qu'appartient l'honneur de la première découverte
des Indes Occidentales, et non aux Hespagnols. » — Sans doute,
le Vénitien Jean Cabot, qui en 1497 avait signalé « une île
à 700 lieues de l'Irlande », était bien muni de lettres patentes
d'Henri VII qui s'attribuait un cinquième des profits de l'expé-
dition; mais ses cinq bateaux, quoique anglais, étaient équipés
à ses seuls frais. Cabot prétendit avoir en 1498 sur deux navi-
res longé « 300 lieues d'une côte continentale »; mais, comme il
ne cherchait qu'un passage vers les Indes, il ne songea nulle-
ment à s'établir en ces lieux : il se contenta de planter une
croix sur un point du littoral que nul ne peut préciser, Cap
Breton, Terre-Neuve ou Labrador; et, ce littoral, il l'appela
terre des baccalaos, du nom que précisément nos pêcheurs bas-
ques donnaient dès lors aux morues; donc ceux-ci Pavaient
précédé. En tout cas, « l'île d'en face », qu'il aperçut le même
jour (24 juin), n'était sûrement pas l'île Saint-Jean des temps
postérieurs, puisqu'il la décrit « stérile » et « pleine d'ours
blancs ». Rien de plus sujet à caution, du reste, que les quelques
renseignements, surtout posthumes, qu 'on a sur les croisières de
ce Génois naturalisé Vénitien. La vague exploration de Cabot,
faute de rapporter or ou argent,intéressa si peu les Anglais eux-
mêmes que pendant plus de trente ans ils ne la complétèrent
ni ne l'exploitèrent et laissèrent passer au service de l'Espagne
les fils dudit Cabot. En 1500, le Portugais GasparCorte Reale
n'atteignit que le Groenland et le Labrador; à vrai dire, ses
compatriotes explorèrent plus tard et dénommèrent les prin-
cipaux lieux de Terre-Neuve. — Mais, dès 1506, Jean Denys, de
Honfleur, donna une carte de cette île, ainsi que du Grand Banc
et de ses environs; en 1508, le Dieppois Thomas Aubert atterrit
sur un autre point, d'où il ramena en France deux sauvages;
» LESORIGINES
en 1518, le baron de Léry débarqua à C4anseau et à l'Ile du
Sable du bétail qui fut, paraît-il, récupéré plus tard par les
Acadiens; enfin, en 1523, le Florentin Jean de Verrazano, sur
ordre et pour le compte de François l^^, avec des équipages
normands, repéra toute la côte américaine du 32'' au 50° de
latitude nord ; et, de 1534 à 1536, Jacques Cartier sur ses petits
bateaux malouins explora la « Grande Baie ». En sa première
expédition, pénétrant par le détroit de Belle-Isle, il longe
la côte nord-ouest de Terre-Neuve, contourne les îles de la
Madeleine, dont il appelle l'une Brion en l'honneur de son
protecteur (Philippe de Chabot,sieur de Brion, grand amiral de
France), repère la côte sud dont il prend l'Ile Saint-Jean pour
le continent, signale la baie en triangle (Miramichi), la Baie des
Chaleurs, la presqu'île de Gaspé, l'île de l'Assomption et re-
vient par Belle-Isle; en sa deuxième expédition, côtoyant le
Labrador laurentien, il découvre le Saint-Laurent qu'il
remonte jusqu'au-delà de Montréal et revient par les îles
Brion et Allezay et par la côte sud de Terre-Neuve.
N'oublions pas non plus l'activité de nos pêcheurs en ces
mers acadiennes. Dès le quinzième siècle les moines de l'Ile
Bréhat percevaient des contributions sur la pêche de la morue.
« Ce furent les Bretons et les Normands, dit Ghamplain {Voya-
ges de la Nouvelle France, p. 9) qui, les premiers des Chrétiens,
découvrirent, en l'an 1504 (bien avant,avons-nous vu) le grand
banc des Moluques et les Tles de Terre-Neuve, ainsi qu'il se
remarque es histoires de Niflet et d'Antoine Maginus. » C'est
aux gens de Saint-Malo que sont dus, en effet, les noms de
Cap Breton, d'Ile Ramée (l'une des Iles de la Madeleine), de
Sambro (Gézembre), de détroit de Saint-Lunaire (Northum-
berland Straits) et plusieurs anciens noms du Labrador. C'est
aux Basques que, de même, sont dus maints noms de Terre-
Neuve, dont ils possédaient dès 1579 un excellent routier-
pilote. Marc Lescarbot s'émerveilla en 1607 de trouver près de
Canseau un « bon vieillard de Saint-Jean de Luz, nommé le
capitaine Savalct, qui nous dit que ce voyage était le 42^ qu'il
faisoit par delà » (p. 605). Au cours d'une expédition, l'Anglais
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HABITATION DE SAINTE-CROIX
extrait des Voyages de la Nouvelle France, par le Sieur de Ciiamplain
(1G13).
POUTRINCOURT 9
Hore ne fut pas moins heureux de rencontrer en 1536 des ba-
teaux de pêche français dans les parages de Terre-Neuve : car,
ses équipages mourant de faim, il s'empara de l'un d'eux par
ruse et par force et ainsi, à peu de frais, rassasia ses hommes.
Les indigènes appelaient N ormandia ceux des Français qui ne
parlaient pas le basque, et ce basque fut la seule langue d'Eu-
rope qu'ils comprirent à peu près : car elle était de la même
famille (agglutinante) que la leur. En 1578, des 350 navires de
pêche qui fréquentaientces régions, 150 étaient français (nor-
mands et bretons), 50 basques (donc français aussi), 100 espa-
gnols (dont la plupart basques, sans doute) et seulement
50 anglais.
Or, que firent les navigateurs anglais en ces régions septen-
trionales? Frobisher (1576-8), Davis (1585-7) et Hudson
(1607-10) n'accomplirent guère que des voyages d'exploration.
En 1583, Sir Humphrey Gilbert, estimant vains les droits de
son pays, crut bon, malgré la présence de nombreux pêcheurs
français, de prendre officiellement possession de Terre-Neuve,
de même qu'en 1607 son frère Sir John prit possession de
l'embouchure du Kennebec. Ce n'est guère qu'à partir de cette
époque et plus tard que les Anglais s'avisèrent de se réclamer
des prétendus droits de priorité de Cabot, si périmés qu'ils
fussent après tant d'années de négligence et si contestables
même, puisque voir une terre n'est ni l'occuper ni s'en emparer.
Mais dès lors, avec leur sans-gêne habituel, les Anglais émirent
contre les Français, au nom de ce Cabot méconnu, d'outrecui-
dantes prétentions sur toute l'Amérique du Nord, à l'heure
même où dans l'Amérique centrale ils contestaient aux Espa-
gnols les droits de priorité de Christophe Colomb autrement
précis et plausibles. Après toute l'activité antérieure et supé-
rieure de ses rivaux, se réclamer inopinément de la vague
exploration d'un navigateur oublié et dédaigné, prétendre
détenir pour toujours sur les immenses territoires de tout un
continent inexploré des droits imprescriptibles qu'on n'a
jamais fait légitimement valoir, ce fut vraiment de la part de
l'Angleterre des dix-septième et dix-huitième siècles pratiquer
10 LES ORIGINES
sans vergogne cette politique qui lui fut toujours chère : the
dog in ihe manger : « à ce que je ne prends pas, je défends qu'on
touche ». Un historien du Nouveau-Brunswick, d'ordinaire
peu favorable à la France, le Docteur Ganong le reconnaît en
partie, du reste : « Ce furent les Français qui les premiers dé-
couvrirent et explorèrent les côtes Sud et Nord du Nouveau
Brunswick et qui,, selon les droits de priorité, devraient le
posséder aujourd'hui. » Pareille affirmation s'applique mieux
encore au Cap Breton, à l'Ile Saint-Jean et à la Nouvelle
Ecosse.
Très tôt, en effet, les Français firent acte de possession en
toutes ces régions. En 1541, Jacques Cartier se fortifia au Cap
Breton. En 1542, Jean-François de la Roque, sieur de Rober-
val, (que chanta Marot), ce favori de François I^r qui l'appe-
lait plaisamment le « petit roi de Vimeu » et qu'il nomma sé-
rieusement «vice-roi et lieutenant-général de toutes possessions
françaises » en Amérique, s'établit au Cap Rouge avec 200 per-
sonnes, tant hommes que femmes. En juin 1597, 200 Basques
et Bretons délogèrent de l'île Ramée, où ils péchaient baleines
et vaches marines, le commodore Charles Leigh, qui voulait y
établir des dissidents anglais; et, en 1600, le capitaine Chauvin
de Tonnetuit, lieutenant général au Canada et en Acadie, ins-
tallait seize Honfleurais à Tadoussac, premier poste français
en ces régions, où Champlain vint en 1603. Sans doute, le pre-
mier « vice-roi es Terres-Neuves » (1578),Troïlus de Mesgouëz,
marquis de la Roche (en Bretagne), en dépit de l'ample commis-
sion d'Henri III (1588), ne réussit guère en sa grande expédi-
tion de 1597 qu'à débarquer à l'Ile de Sable 50 de ses 250 for-
çats, desquels 50 onze seulement furent rapatriés cinq ans plus
tard; aucun ne survécut en Acadie. Mais avec son successeur
nous arrivons à une véritable entreprise de colonisation qui eût
réussi sans l'intervention des Anglais.
Un gentilhomme calviniste de Saintonge, Pierre du Gast
( ou du Gua), sieur de Monts, gentilhomme ordinaire de la Cour
et ami d'Henri IV, qui le nomma gouverneur de Ronfleur,
POUTRINCOURT 11
puis de Ponts, avait dès 1600 accompagné Chauvin de Tonne-
tuit àTadoussac, dans la « Grande Rivière du Canada ». « Ayant
le cœur porté à des choses hautes, dit Lescarbot, et meu d'un
beau désir et d'un grand courage, » « porté d'un zèle et affection
d'aller peupler et habiter le pays de la Nouvelle France et y
exposer sa vie et son bien, confirme Champlain, il desirait
aller plus au midy pour jouir d'un air plus doux et agréable. »
Le 8 janvier, le 6 octobre, le 8 novembre et le 18 décem-
bre 1603, le Sieur de Monts obtint de son royal ami, l'octroi,
ratification et confirmation du titre de « vice-roi et capitaine
général tant en la mer qu'en la terre au pays de la Cadie, du
Canada et autres terres de la Nouvelle-France du 40° au 46°
(Acadie, Cap Breton, Baies dç Sainte-Claire et des Chaleurs,
Gachepé, Mesamichi, Tadoussac, Rivière du Canada, tant
d'un côté que de l'autre) avec mission de peupler, cultiver et
fortifier lesdites terres et en convertir les indigènes, » et, pour
subvenir aux dépenses. « sans rien tirer des coffres de Sa Ma-
jesté », avec droit exclusif pendant dix ans de « trafiquer avec
les sauvages desdites terres. » Il est dit dans les actes : Acadie
et « pays confins » ou « territoires circonvoisins ».
Ce privilège aux prérogatives vraiment royales souleva la
double opposition de Sully, qui craignait que les colonies
n'appauvrissent et ne dépeuplassent la France, (« la naviga
tion du Sieur de Monts pour aller faire des peuplades en
Canada, dit-il en seç (Economies Royales II, ch. I, est du tout
contraire à nostre advis, ») et du Parlement de Rouen qui
défendait les intérêts lésés de ceux de ses ressortissants qui
trafiquaient en ces lieux. (En 1599 avait, en effet, été créée
et en 1600 remaniée par des marchands de Dieppe, de Rouen
et de la Rochelle la première Compagnie du Canada et de
l'Acadie ou de Nouvelle France). Mais Henri IV, très favo-
rable à « l'avancement et l'exécution de cette entreprise »,
passa outre et même autorisa son protégé à obtenir toute aide
et secours de l'amiral de France et de Bretagne, tout eu ne
transportant et établissant que soixante hommes en trois
ans au lieu de cent, ainsi qu'il avait été convenu d'abord.
12 LES ORIGINES
Dans tous les ports de France, avis fut publiquement donné
aux intéressés des droits exclusifs d'exploitation et de coloni-
sation ainsi accordés au vice-roi de l'Acadie : libre à eux, tou-
tefois, de s'associer à lui.
En tout cas, cette concession n'empiétait en rien sur
celles que la Reine Elisabeth avait accordée en Virginie
à son favori Sir Walter Raleigh : les cartes d'alors don-
naient précisément, pour limites communes des deux con-
cessions, le Cap Arenas (maintenant '^ap Cod) qu'on situait
sous le 40° de latitude. Le 18 décembre iC03, le monopole du
trafic en ces vastes régions fut donc ratifié pour dix ans à
la Compagnie de la Nouvelle-France au capital de
90.000 livres, souscrit pour 2/5 par des négociants malouins,
pour 1 /o par des Rouennais, et, pour le reste, par des Basques
et des Rochelais, dont le Sieur de Monts. Ainsi, « continuant
sa société avec les marchands de Rouen, la Rochelle et autres
lieux, dit Champlain, le Sieur de Monts- assembla nombre de
gentilshommes et toutes sortes d'artisans, soldats et autres,
tant d'une que d'autre religion, prêtres et ministres. »
Le 7 avril 1604, sur deux navires et deux pataches, s'embar-
quent au Hâvre-de-Grâce, outre Monts, « bon nombre de gens
de qualité », le « géographe du Roy » Champlain, le Sieur de
Poutrincourt, l'armateur malouin Dupont-Gravé et 120 enga-
gés divers, tant catholiques que protestants, « tous désireux...
de participer à la gloire d'une si belle et si généreuse entre-
prise ». Vers la même date partent de Saint-Malo deux autres
navires et de Saint-Jean-de-Luz un baleinier, en vue du trafic
des pelleteries et de la pêche sur les bancs. « Un vaisseau va
avec le Sieur du Pont [-Gravé] à Campseau et le long de la côte
vers l'Ile du Cap Breton, dit Champlain; le Sieur de Monts
prend la route plus aval vers les côtes de l'Acadie; et le temps
fut si favorable que nous ne fûmes qu'un mois à parvenir
jusqu'au Cap de la Hève » (8 mai), auquel ils donnent le nom de
la dernière terre de France qu'ils avaient vue, (de nos jours,
Lahave). Dans un havre voisin ils surprennent et confisq-jent
un bateau français qui se livrait au commerce désormais
POUTRINCOURT 13
illicite des fourrures; le nom du capitaine Rossignol devint
celui du havre (de nos jours^ Liverpool). Plus loin, un mouton
tombe à l'eau : Port Mouton,(encore ainsi nommé de nos jours).
Les deux navires s'étant rejoints, l'exploration continue : on
contourne le Cap Fourchu, on débarque à la baie Sainte-Marie
(ainsi désignée par Ghamplain) où faillit seperdrel'abbéAubry ;
et, entrant dans la Baie Française à laquelle le sieur de Monts
donnf ce nom, on pénètre en divers beaux « bassins » (plus ,
tard Port-Royal, les Mines et Beaubassin). Là le Malouin Pré-
vert, grand hâbleur, avait déjà cru trouver du minerai argen-
tifère; cette fois, on y trouva du cuivre, d'où le nom des
Mines (-20 mai). On donne à la rivière du Nord le nom de
Saint-Jean (24 juin, fête de Saint Jean-Baptiste).
Enfin, pendant que Chaniplain pousse jusqu'à la rivière
de Pentagouet qu'il remonte, le Sieur de Monts se prépare
à hiverner dans la baie de Passamaquoddy, à l'embouchure
d'une rivière, sur une petite île de « 800 à 900 pas de circuit, »
dit Ghamplain, (Voyages. III) « qu'il jugea d'assiette forte
et le terrain d'alentour très bon ». Ile et rivière furent
appelées Sainte-Croix; (de nosjours,Dochet-Isledansle Maine;
peut-être corruption de l'Ile à Doucet). Mais, dans l'établisse-
ment composé d'un corps de logis, flanqué de deux bastions et
de dépendances bâties à la hâte, four, moulin à bras, etc., ces
premiers colons d'Amérique furent fort éprouvés par un hiver
anormalement rigoureux. Après avoir souffert une « grande
incommodité des mousquittes, » (IV, VI,) «les froidures furent
plus aspres et excessives qu'en France et de beaucoup plus de
durée... Les neiges commencèrent le 6 du mois d'octobre. Il y
a six mois d'yver en ce païs...Nos boissons gelèrent toutes : on
donnait le cidre à la livre. » Contraints d'user de très mauvaises
eaux ou de boire de la neige fondue,nos pauvres gens souffri-
rent cruellement d'une maladie encore mal connue, qu'on
nommait « le mal de terre » : le « scurbut » en emporta trente-
six.
Au printemps de 1605, les quarante-cinq survivants se
mirent en quête d'un meilleur site plus au Sud, d'abord vaine-
14 LES ORIGINES
ment le long de la côte continentale qu'ils explorèrent jusqu'à
jMalebarre (au-delà du cap Cod), où ils plantèrent une croix au
nom du Roi de France, puis avec plus de succès sur l'autre rive
de la Baie Française en une belle rade de« huit lieues de circuit »
qu'ils appelèrent « pour sa beauté le Port Royal ». Ce lieu est
« agréable plus que nul autre au monde; vers le sud, ce sont
coteaux, lesquels versent mille ruisseaux; à l'est est une rivière
où ne sont que prairies d'une part et d'autre. » « Le terrain de
cette rivière est rempli de force chênes, fresnes et autres bois,
dit Champlain. Y a nombre de prairies, mais inondées aux
grandes marées. » Là, près du confluent de deux cours d'eau
(à Lower Granville près d'Annapolis), Monts, Champlain et ses
compagnons installèrent, en partie avec les matériaux de
Sainte-Croix, « l'habitation » en forme de rectangle : au fond,
la maison du lieutenant, à droite et à gauche le logement des
artisans, le four, la forge et les magasins, à l'entrée le bastion
muni de modestes canons ;« habitation plus saine etplus échauf-
fée, dit Champlain, où l'hiver est moins aspre. » Tel quel, ce Port
Royal de la Nouvelle France, fondé en août 1605, se trouve,
après les vaines tentatives de nos protestants Ribault et Lau-
donnière en Caroline française (1562-4), après l'établissement
espagnol de San Agostino en Floride (dûment détruit en 1568
par les représailles de Gourgues), le second établissement
durable des Européens dans l'Amérique du Nord, puisque
celui de Jamestown en Virginie ne date que de 1607; il fut
même le premier de tous les établissements du Nord de cette
Amérique, puisque les « Pères Pèlerins » ne débarquèrent dans
la baie de Plymouth qu'en 1620. qu'Endicott ne fonda Salem
qu'en 1628 et que Winthrop ne fonda Boston qu'en 1630.
En compagnie de Champlain. de Champdoré et de Dupont-
Grave qui en été avait amené une relève de quarante hommes
et ainsi permis en automne au sieur de Monts de retourner en
France, nos colons passèrent encore un assez mauvais hiver :
six nouvelles victimes du « mal de terre »; peu de blé, plus de
vin, rien que le ravitaillement des sauvages en « chaires fre-
ches dont ils firent maintes tabagies ».Pour comble de malheur,
POUTRINCOURT 15
au printemps de 1606 l'unique navire échoua au sortirdu port.
Nos gens, quoique «de bon courage «.désespéraient et s'étaient
même pour le retour embarqués dans deux méchantes pata-
ches, lorsque le 27 juillet arrive à bord du Jonas, par lui armé
à Honfleur, le véritable organisateur de la première colonisa-
tion acadienne. « Si jamais ce païs-là est habité de Chrétiens
et de gens civilisés, ditLescarbot (p. 495), c'est aux autheurs de
ce voyage que sera deue la première louange. »
Descendant d'une vieille famille picarde, Jean de Bien-
court, Sieur de Poutrincourt, Seigneur de Marsilly et de Gui-
bermesnil. Baron de Saint-Just en Champagne, après avoir
servi la Ligue, s'était en 1595 déclaré partisan du roi qui, l'esti-
mant « l'un des hommes de plus de bien et des plus valeureux
de son royaume », le nomma gentilhomme de sa chambre.
Mais, mari de la fille d'un bourgeois de Paris, (14 août 1590),
père de sept enfants, possédant malgré tous ses titres « plus
d'honneur que de fortune », l'entreprenant gentilhomme, en-
core dans la force de l'âge (il était né en 1557), aimait mieux, au
prix des plus rudes efforts vaillamment fonder «outre-mer» un
grand fief pour la gloire de son nom, de son roi et de sa religion
que vivoter péniblement sur ses maigres terres. Quoique
catholique, il se laissa donc en 1604 entraîner en Nouvelle
France par son ami protestant le Sieur de Monts; il voulait,
dit Champlain, « voir le pays afin de l'habiter », «y établir sa
famille et sa fortune »,dit Lescarbot.En sa qualité de gentil-
homme rural, Poutrincourt avait en vue, en effet, non pas,
comme tant d'aventuriers et de marchands de son temps, une
simple exploitation temporaire de pêcheries et de pelleteries
maisbien la stable fondation d'une colonie agricole de peuple-
ment; « la troque» n'était pour lui qu'un moyen de financer sa
coûteuse entreprise. 11 appliqua donc à sa colonisation les prin-
cipes mêmes de toute prospérité chers à cet ennemi de toute
colonisation qu'était Sully : « labourage et pâturage ». « Avant
toutes choses, il faut se proposer la culture d'icelle terre», dit
son historien et collaborateur (p. 461), laquelle, loin de faire
16 LES ORIGINES
«déroger», « est à peu près la seule vocation où réside l'inno-
cence ».
Dès septembre 1604, « ayant trouvé à son gré le lieu [de
Port Royal], il le demanda avec les terres y continentes au
Sieur de Monts»: ce qui lui fut octroyé, « à condition, dit Charn-
plain, qu'en deux ans il s'y transportât avec plusieurs autres fa-
milles. » Poutrincourt rentre aussitôt en France; et. favorisé
par le bon accueil que reçoit Monts également de retour, il
obtient de Sa Majesté des lettres de confirmation pour s'y
retirer avec sa famille et y u établir le nom chrétien et francois,
tant que son pouvoir s'étendra ». Il rassemble, sans trop de
peine, argent, provisions, semences, bétail; et. finalement, le
13 mai 1606, il s'embarque à la Rochelle à bord du susdit
Jonas avec toute une équipe de « menuisiers, charpentiers,
massons, tailleurs de pierre, serruriers, taillandiers, couturiers,
scieurs d'ais»et surtout laboureurs engagés à raison de u vingt
sols par jour » « Sous le nom de Poutrincourt, il se trouvoit
plus de gens qu'on ne vouloit. »
Un de ses compagnons, et non le moins intéressant ni certes
le moins utile, fut, chose imprévue, un avocat du Parlement
de Paris, Marc Lescarbot, savant homme, lisant le grec et
l'hébreu, écrivant aussi bien en latin qu'en français, taqui-
nant volontiers la Muse, au demeurant « le plus honnête hom-
me » du monde et au besoin le plus joyeux et le plus ingénieux
qui fût. Né à Vervins, il était voisin de M. de Poutrincourt.
Celui-ci « me demanda si je voulois estre de la partie, nous con-
fie-t-il ; après avoir bien consulté en moy-même. désireux
non tant de voir le pais que de connaître la terre oculairement
et fuir un monde corrompu, (déjà !) je lui donnay parole ».
Aussi actif que lettré, Maître Lescarbot ne fut pas seulement en
sa curieuse Histoire de laXouvelle France (trois fois publiée
en France et bientôt piratée en Angleterre) le plaisant nar-
rateur de cette première tentative de colonisation fran-
çaise; « pendant deux étés et un hyver, » il en fut l'âme même,
alerte et confiante, « toujours gay et dispos, toujours le goût
généreux », en dépit de toutes les épreuves, du froid, de la
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'i lu &Chaniplaiii. nos bjrqucs.-quc de puis It R 1,1 uuaic.
' '"^Z^' ficur de Poiiiincoait fit
N ij
HABITATION 1)1 P()I{T-n( )YAI,
extrait des Voyages de la .\(,iwellc France, par lo Sieur .le Ciiamplain
(lt313).
POLTRINCOURT 17
faim, et surtout de l'ennui si terrible en ces longues nuits de
solitude; il en fut le poète, aussi, non moins que l'historien,
en ses Muses de la Xoiivelle France, premiers poèmes français
écrits en Amérique, lesquels eurent en Europe même leur heure
de succès.
L'enthousiasme de notre avocat pour la marine et les
colonies devait être contagieux : car jamais il ne plaida
mieux meilleure cause :
« Je rends grâces immortelles à Dieu, écrit-il à propos de son
livre (p. 643), si mon faible effort et l'industrie de ma plume
peuvent avoir servi de quelque chose pour induire nos Fran-
çois à reprendre le courage de leurs pères en l'exercice de la
marine... Il faut, dit-il à sa « chère Mère » la France, il faut
reprendre l'ancien exercice de la marine, et faire une alliance
du Levant et du Ponant, de la France Orientale avec l'Occi-
dentale )). « Il y aura assez d'exercice pour la Jeunesse Françoise
en ces quartiers-là, et par adventure les hommes de moyens
auront ressentiment et honte de demeurer accroupis en leurs
maisons là où tant de lauriers et de biens se présentent à con-
quérir (634) ». « Telsfainèans, mesurans chacun à leur aune, ne
scachans faire valoir la terre et n'ayans aucun zèle de Dieu,
trouvent toutes choses grandes impossibles; et qui les vou-
droit croire jamais on ne feroit rien ... » (XV) Mais « aujoiu-
d'huy plusieurs de vos enfants ont cette résolution immuable
de l'habiter et y conduire leurs propres familles. Les sujets y
sont assez grans pour y attraire les hommes de courage et de
vertu qui sont aiguillonnés de quelque belle et honorable
ambition d'estre des premiers courans à l'immortalité par
cette action, l'une des plus grandes que les hommes se puis-
sent proposer » (XVII). « De vérité, pour faire telles entreprises,
il faut de l'aide et du support, mais aussi faut-il des hommes
de résolution qui ne reculent point en arrière et qui ayent
ce point d'honneur devant les ïeux : Veincre ou Mouhir. estant
une belle et glorieuse mort celle qui arrive en exécutant un
beau dessein, comme pour jeter les fondements d'un Royaume
nouveau et establir la Foy Chrétienne parmi les peuples
entre lesquels Dieu n'est point conneu » ('235). Sans doute.
« les frais de la marine en de telles entreprises sont si grands
que qui n'a les reins forts succombera facilement » ; sans doute,
« il se faut incommoder beaucoup et se mettre au péril...
C'est en quoy cette action est d'autant plus généreuse » (444).
18 LES ORIGINES
Quimporte ? « En la Nouvelle France il faut ramener le
siècle d'or » (814).
L"n autre colon de la première heure ne doit pas être oublié.
L'apothicaire Louis Hébert, Parisien lui aussi, fils de l'apo-
thicaire de Catherine de Médicis. vendit, dés 1604, ses maisons
de la capitale, afin d'être de la première expédition : « Il des-
pendil une partie de son bien pour tascher à faire quelque
chose de généreux vers Lacadie ». Encore attaché à Poutrin-
court, il devait bientôt devenir au Canada, l'un des fidèles
compagnons de Champlain et l'ancêtre d'une innombrable
postérité de bons Français d'outre-mer (dont le sculpteur
Hébert à qui l'on doit la statue d'Evangeline érigée à Grand
Préj. En attendant, il soignait ses compatriotes qu'éprouvait
souvent le scorbut et s'émerveillait devant la flore et la faune
nouvelles de cette région inconnue. Quant à la prodigieuse
abondance du poisson, elle donnait à tous joie et confiance.
Dès le lendemain de son débarquement, le 28 juillet 1606,
« le Sieur de Poutrincourt, nous dit Lescarbot, mit une partie
de ses gens en besongne au labourage et culture de la terre;...
et. par grand désir de savoir ce qui se pourroit espérer de cette
terre, je fus avide au dit labourage plus que les autres... Le
Sieur de Poutrincourt fit faire à la quinzaine un second la-
bourage, il rensemença de notre bled françois, tant froment
que segle, ... et, à la huitaine suivante, on vit son travail
n'avoir été vain ». Oui, ce blé français, le premier blé qui fut
jamais confié à la terre d'Amérique, poussa; et « ce fut un
sujet au Sieur du Pont de faire son rapport en France dechose
toute nouvelle en ce lieu-là ». (p. 525). A la vue de ce beau blé
de la Nouvelle France, l'enthousiasme de nos colons fut sans
bornes :
« Dieu a béni notre travail, s'exclame Maître Lescarbot (833) :
il nous a baillé de beaux froments, segles, orges-avoines, pois,
fèves, chanve, navettes et herbes de jardin; et ce si plantureu-
sement que le segle estoit aussi grand que le plus grand
homme qui se puisse voir, et craignions que cette hauteur ne
P O U T R I N C O U R T 19'
l'empeschast de grener. Mais il a si bien proufité qu'un grain
de France là semé a rendu cinquante espics tels que la Sicile et
la Beausse n'en produisent point de plus beau. J'avoy semé du
froment sans avoir pris le loisir de laisser reposer ma terre, et
sans lui avoir donné aucun amendement; et toutefois il est venu
en aussi belle perfection que le plus beau de France.... Mais
quant à la terre améliorée... je ne croiroy point, si je ne l'avoy
vu, l'orgueil excessif des plantes qu'elle a produit, chacun en
son espèce». Et le bétail ne réussissait pas moins bien en ces
climats : « Nôtre bestail de France proufité fort bien par delà.
Nous y avions des pourceaux qui y ont fort multiplié;... nous
n'avions qu'un mouton lequel se portoit le mieux du monde...
Poules et pigeons ne manquoient à rendre le tribut accou-
tumé... Quand le païs sera une fois peuplé de ces animaux et
autres, il y en aura tant qu'on n'en saura que faire ».
Intense fut donc la joie de notre gentilhomme qui en bon
colonisateur ne venait pas là comme un conquistador espagnol
s'enrichir par l'exploitation hâtive de mines d'or. « La plus
belle mine que je sache, dit son historiographe (p. 18), para-
phrasant l'illogique ennemi des colonies Sully, c'est du bled et
du vin avec la nourriture du bestial; qui a de ceci, il a de l'ar-
gent; et de mines, nous n'en vivons point ».« Notre félicité
ne gît point es mines, lesquelles ne servent point au labourage
de la terre ni à l'usage des métiers » (p. 456). Or, si la vigne ne
réussit pas, à vrai dire, le bétail, le premier bétail aussi amené
d'Europe sur la terre d'Amérique, s'engraissa bientôt sur les
riches pâturages des deux rivières de Port-Royal. Ayant pain,
lait et viande assurés, ce premier fondateur des colonies fran-
çaises pouvait à bon droit se réjouir et espérer, sur son fertile
fief de la Nouvelle France, faire souche d'une longue lignée
de bons et robustes Français.
• Plein de confiance, notre seigneur d'Amérique voulut con-
naître les alentours de son domaine. D'abord, dans « le païs
à-mont la rivière, nous trouvâmes des prairies prèque conti-
nuellement jusques à plus de douze lieues, parmi lesquelles
descoulent des ruisseaux sans nombre;... les bois fort épais
sur les rives des eaux;... et, au-dessus des montagnes, il y a de
belles campagnes où j'ay veu des lacs et des ruisseaux ne plus
20 LES ORIGINES
ne moins qu'aux vallées » (538-9). Ainsi renseigné sur les envi-
rons immédiats du Port-Royal, le 18 août, Poutrincourt part
en croisière sur une « patache », explore le bassin des Mines
où il s'émerveille de voir une vieille croix de bois moussu qui
témoignait du passage en ces lieux de premiers explorateurs
ou pêcheurs chrétiens; puis, virant au Sud, il revoit l'établis-
sement délabré de Sainte-Croix, longe la côte jusqu'au cap
Malebarre et, là encore, plante généreusement, comme le
« bon père Noé », blé et vigne. A son retour, le 14 novembre, il
fut triomphalement accueilli par tout son petit monde, qui
n'était pas moins actif que content.
<; Je puis dire sans mentir, déclare Lescarbot (p. 490), que
jamais je n'ay tant travaillé du corps, pour le plaisir que je
prenois à dresser et cultiver mes jardins, les fermer contre la
gourmandise des pourceaux, y faire des parterres, aligner des
allées, bâtir des cabinets, semer froment, segle, orge, avoine,
fèves, pois, herbes de jardin, et les arroser; tant j'avoy désir
de reconnaître la terre par ma propre expérience; si bien que
les jours d'esté m'étoient trop courts, et, bien souvent, au prin-
temps, j'y estois encore à la lune. Quant est du travail de
l'esprit, j'en avois honnestement; car, chacun estant retiré au
soir parmi les caquets, bruits et tintamares, [qu'ils étaient bien
français !] j estois enclos en mon estude, lisant ou escrivant
quelque chose. Même je ne seray point honteux de dire qu'ayant
esté prié par le Sieur de Poutrincourt, nôtre chef, de donner
quelques heures de mon industrie à enseigner chrestiennement
nôtre petit peuple, pour ne vivre en bestes et pour donner
exemple de nôtre façon de vivre aux Sauvages, je l'ai fait par
chacun dimanche et quelquefois extraordinairement presque
tout le temps que nous y avons esté... Aussi prenois-je plaisir à
ce que je faisois, désireux de confiner là ma vie, si Dieu bénis-
soit les voyages ».
La belle fête nautique que Maître Lescarbot avait préparée
pour accueillir le retour de son chef ne manquepasen ces lieux
sauvages d'originalité imprévue. Neptune, tout de bleu vêtu,
trident en main, en un chariot traîné par six Tritons, s'avan-
ça au-devant du « grand Sagamos de la Nouvelle France » :
POUTRINCOURT 21
Va donc heureusement, et poursui ton chemin
Ou le 'sort te conduit : car je voy le destin
Préparer à la France un florissant Empire
En ce monde nouveau, qui bien loin fera bruire
Le renom immortel de De Monts et de toy
Sous le règne puissant de Henry vôtre Roy.
Chacun des Tritons y fut de son petit discours en vers;
l'un même, pour contenter tout le monde, crut bon de parler
en « gascon ». Quatre sauvages offrirent leurs présents en ac-
cents dignes d'un émule de Malherbe. Après musique, trom-
pettes et canons, « tonnerre « à croire que « Proserpine se
trouvait en travail d'enfant », la joyeuse fête se termine par
une « tabagie » :
Sus doncques rôtisseurs, dépensiers, cuisiniers.
Mettez dessus dessouz pots et cuisines.
Qu'avant boire chacun hautement éternuë,
Afin de décharger toutes froides humeurs...
Et qu'après cela l'on ne dise pas que ces bons Français
d'Henri IV manquaient d'entrain pour le dur labeur de leur
colonisation !
Grâce à l'expérience acquise, aux provisions, aux dis-
tractions, le troisième hiver se passa sans trop de peine :
sept victimes du scorbut. Cette rude saison fut employée
à ouvrir des chemins dans les bois, à faire du charbon, et,
« pour se tenir joyeusement et nettement quant aux vivres,
il fut establi l'Ordre du Bon Temps, » protocole amusant
inventé par Champlain pour maintenir les hommes « en con-
corde » et belle humeur. Et puis, il y avait les sauvages qui
apportaient poisson, viandes et peaux.
« Nous en avions toujours vingt ou trente, hommes, femmes,
filles et enfants, qui nous regardaient officier. On leur bailloit
du pain gratuitement comme on feroit à des pauvres; mai.s,
quant au chef Membertou et autres sagamos, ils estoient à la
22 LES ORIGINES
table mangeant et buvant comme nous; et avions plaisir à les
voir, comme au contraire leur absence nous estoit triste... Une
fois, ils emmenèrent en leurs chasses un des nôtres, lequel
véquit quelques six semaines comme eux, sans sel, sans pain
et sans vin, couchant à terre sur des peaux, et ce en temps de
nèges. Au surplus, ils avoient soin de lui, plus que d'eux-mê-
mes... : car ce peuple aime les François et, au besoin, s'ar-
meront tous pour les soutenir ». « Lui et ses lieutenants,
dit-il ailleurs (XIII), ont humainemant traité les peuples de
ladite province. Aussi aiment-ils universellement les François,
et ne désirent rien plus que de se conformer à nous en civilité,
bonnes mœurs et religion. Quoi donc, n'aurons nous point
de pitié d'eux qui sont nos semblables? Les lairrons-nous {sic)
toujours périr à nos yeux, c'est-à-dire, le sachans, sans y
apporter aucun remède? »
Et voilà qui caractérise bien encore ces « fils de France » :
de prime abord, ils s'entendirent à merveille avec les Micmacs.
« Loin de s'opposer à leurs établissements, avoue l'iiistorien
Ganong, les Indiens les invitaient volontiers à fixer leurs pos-
tes, sinon avec eux, du moins près d'eux. » Alors que d'autres
peuples, qui s'estiment sans conteste supérieurs à toute autre
race, méprisent les indigènes avant même de les comprendre,
et, partant, les exploitent sans scrupule et les maltraitent
sans remords, nos braves colons, approchant ceux-ci avec une
curiosité sympathique, leur plurent par la « gentillesse » de
leurs manières, les conquirent par la bonhomie et la confiance,
par la justice et la religion, bref en firent pour toujours de
loyaux amis et de bons voisins, Un fait, à notre avis, haute-
ment honorable pour la France, c'est que, au cours de l'occu-
pation française de l'Acadie, il n'y eut pas contre nous une seule
guerre, pas un seul soulèvement de Peaux-Rouges, mais tou-
jours entente cordiale, tacite alliance permanente. « Nous
connaissons mieux l'art de gagner les hommes, dit un rap-
port de septembre 1755 : les sauvages qui sont nos voisins
deviennent nos amis. Nous les polissons plus aisément. Ils
sont en peu de temps aguerris et obéissants ».
D'où vient ce mystère? Ecoutez Rabelais : « Comme enfants
P O U T R I N C O U R T 23
nouveaux-nés, les faut allaiter, bercer, esjouir». Ecoutez Mon-
taigne, (III. ch. 6) condamnant les fiers conquistadores : « Ils
n'avouent pas seulement, maisprêchent et publient leurscruau-
tés et leurs perfidies ». Ecoutez Brantôme, flétrissant l'atroce
coutume de dresser des chiens à la chasse des Peaux-Rouges,
comme on les dressera plus tard à la chasse des fugitifs nègres _
Ecoutez enfin notre Lescarbot en sa Dédicace à la France :
« Je ne voudroy exterminer ces peuples ici, comme a fait l'Hes-
pagnol; (qui, dit-il ailleurs, p. 457, a tué les originaires du
pais avec les supplices les plus inhumains que le diable a
peu excogiter et par ses cruautés a rendu le nom de Dieu un
nom de scandale à ces pauvres peuples) : car nous sommes
en la loi de grâce, loi de douceur, de pitié et de miséricorde,
en laquelle Notre Sauveur a dit : « Apprenez de moi que je suis
doux et humble de cœur ». Ainsi éclairé par une noble charité,
notre homme de cœur et d'esprit ne trouva pas ces prétendus
sauvages « si brutaux, stupides ou lourdaux. C'est à grand tort
qu'on dit d'eux que ce sont des bestes, gens cruels et sans rai-
son : ils parlent avec beaucoup de jugement, et pour la cruauté,
je crois que ni Hespagnols, ni Flamens, ni François ne leur
devons rien en ce regard... Je puis asseurer qu'ils ont autant
d'humilité et plus d'hospitalité que nous ». (8.) Lorsque le
25 janvier 1627 mourut à Québec notre premier colon de
l'Acadie et du Canada, l'apothicaire Louis Hébert, il dit à ceux
qui l'entouraient : « J'ai passé les mers pour venir secourir
les sauvages plutôt que pour aucun autre intérêt particulier
et mourrois volontiers pour leur conversion. Je vous supplie
de les aimer et assister selon votre pouvoir... Ils sont créatu
res raisonnables comme nous et peuvent aimer un même
Dieu que nous s'ils en ont connaissance. « (P. Sagard. — Hisl.
du Canada, p. ^90). L'une des plus nobles erreurs coloniales
de Louis XIV fut peut-être d'avoir ouvert à Québec un cou-
vent pour l'éducation, non moins que pour la conversion des
jeunes Indiennes dont il espérait faire les égales des femmes
blanches.
Que l'on compare la farouche fierté des Espagnols mas-
24 LES ORIGINES
sacrant en masse les douces populations du Mexique, déclarées
irrémédiablement inférieures ! Que l'on compare les Puritains
de la Nouvelle Angleterre qui, n'étaient Eliot et Thomas Tup-
per, de l'aveu même de Parkman, « considéraient les Indiens
moins comme des hommes que comme des bêtes vicieuses et
dangereuses »,' « comme une vermine n'ayant rien d'humain »
oUj'pis encore,comme des suppôts de Satan, des alliés du diable.
Aussi se gênaient-ils d'autant moins pour les tromper, les
torturer et les anéantir qu'ils voulaient les exploiter et même
les exclure de leur pays natal. Alors que les Français voyaient
dans les Indiens des alliés et non des sujets, auxquels ils recon-
naissaient la propriété du sol, n'en]demandant pour eux-mêmes
que l'usufruit,
« Les Anglais, dit un gouverneur du MassacnusetLS, Pownall,
(G.0.5, 518) en leur insatiable voracité de possessions terriennes,
se sont procuré des contrats et autres pièces frauduleuses fon-
dées sur labus des traités et, par ces moyens, réclament, même
à l'exclusion des Indiens, la propriété non seulement de leurs
terrains de chasse, mais encore leurs camps et demeures. C'est
ainsi qu'ils ont chassé les Indiens de leurs territoires. Incapables
de supporter davantage de tels procédés, les Indiens ont dit
à Sir \\ illiam Johnson qu'ils ne pourront bientôt plus cliasser
un ours dans un trou d'arbre sans quun Anglais le réclame
comme possesseur de cet arbre ». — « On les arrêtait, on les en-
chaînait deux à deux, on les emprisonnait, dit non sans ironie
macabre un historien anglais. Anawam, qui succéda au roi
Philippe massacré, se rendit au capitaine Church ; le gouver-
neur de Plymouth le fit mettre à mort. Samuel n'avait-il pas
fait mettre en pièces Agag? Le capitaine Mosely, s'étant emparé
dune Indienne, en tira toutes sortes de renseignements, puis
la livra aux chiens : « Voilà comment elle fiit traitée », disait-il,
Jésabel n'avait-elle pas été dévorée par les chiens? Les discus-
sions des pasteurs puritains à propos de la condamnation à mort
du fils de Philippe montrent combien peu l'amour chrétien les
animait, combien peu propres ils étaient à la conversion des
sauvages ». — « Aucun pasteur ne voulait aller évangéliser les
sauvages, lisons-nous dans la Préface (XXIX) du Calendar of
Siale Papers [Col. Séries 1699). même au salaire annuel de 100
livres st., sans parler des récompenses de l'autre monde. »
P O l" T R I N C O U R T 25
Nous ne rappelons que pour mémoire les perfides atrocités
du major Waldron en 1676, du colonel Church en 1692, du
capitaine Chubb en 1696 (Hannay's, Hist. nf Acadia, p. 227 et
^50), lesquelles exaspérèrent la haine desindienspourles Anglais'
du Massachusetts et déterminèrent de terribles représailles.
Quoi d'étonnant, quand, dédaigneux de la morale évangé-
lique du Christ, on va demander à l'histoire primitive d'un
peuple barbare de l'Orient les pires leçons de morale politique
et personnelle? Faut-il s'étonner que, sous la main de ces
prétendus vengeurs de Dieu, les Indiens périrent par milliers
et auront bientôt totalement disparu de leur terre natale?
« Il en mourut 86.000 en cinquante ans », avoue en 1781 le
Révérend Samuel Peters. « Dans l'effroyable histoire des rap-
ports de l'homme blanc avec les races sauvages, dit l'historien
Cunningham, il n'est guère de plus triste exemple de froide
cruauté que la destruction totale des Péquods, hommes,
femmes et enfants, par les colons puritains qui se prétendaient
les conquérants désignés par Dieu pour ce nouveau pays de
Chanaan «. {Cf. Philip of Pokanoket par Washington Irving).
Cette politique d'extermination persista jusqu'en plein
xviiie siècle, alors même que le fanatisme religieux avait
fait place au seul zèle impérialiste, ainsi qu'en témoigne
éloquemment cet édifiant dialogue emprunté à la corres-
pondance du général Amherst et de son subordonné le colo-
nel anglais Bouquet lors de l'affaire Pontiac en 1763 :
« Ne pourrions-nous pas tenter de répandre la petite vérole
parmi les tribus indiennes qui sont rebelles. Il faut en cette
occasion user de tous les moyens pour les réduire. — Je vais
essayer, répond le colonel, de répandre la petite vérole, grâce
à des couvertures que nous trouverons le moyen de leur faire
parvenir. — Vous ferez bien de répandre ainsi la petite vérole,
approuve le général, et d'user de tous autres procédés capables
d'exterminer cette race abominable. »
Quelques mois plus tard, confirme l'abbé Maillard, mis-
sionnaire des sauvages, la petite vérole fit un terrible carnage
26 LES ORIGINES
parmi cette mallieureuse race. Odieux procédé qu'on a depuis
reproché à un autre peuple soi-disant civilisé. « C'est ainsi qu'il
en fut, continue le juge anglais Savary, chaque fois que les
Anglais entrèrent en contact avec les sauvages : ils font le
vide devant eux ». « La civilisation espagnole a écrasé les
Indiens, conclut Parkman; la civilisation anglaise les a mé-
prisés et négligés (ce qui est bien peu dire) ; la civilisation
française leur a ouvert les bras pour les aimer. »
Au retour du printemps, « les froidures étant passées »,
tout allait à merveille en notre Port-Royal : plantes et fleurs
croissaient et s'épanouissaient avec cette vigueur hâtive qui
caractérise le renouveau canadien, quand une inquiétude enva-
hit nos gens.» Le Sieur de Poutrincourt ne laissoit de songer au
retour, ce qui estoit un fait d"homme sage: car il ne se faut
jamais tant fier aux promesses des hommes, sans considérer
quil y arrive bien souvent beaucoup de désastre en peu d'heu-
res ». Le sagace avocat n'avait que trop raison.
« Nos vaisseaux, étant retournés en France, dit Cham-
plain, ouïrent un nombre infini de plaintes, tant des Bretons,
Basques qu'autres, de l'excès et mauvais traitements qu'ils
recevoient ès-costes [de l'Acadie...] » Le 22 janvier 1605, le
Sieur de Monts, alors présent à Paris, dut faire renouveler par
le roi son monopole de trafic et d'exploitation; le 8 février
suivant. Henri l\ dut encore intervenir pour faire lever à
Condé-sur-Noireau la saisie de vingt-deux balles de castor
appartenant à son protégé et exempter ses marchandises de
tous autres droits que ceux incombant à des marchandises de
France. Les gens du fisc se liguaient donc avec les marchands
pour entraver l'essor de cette Nouvelle-France. Enfin, nous dit
Champlain, « la Commission de Sa Majesté fut révoquée ».
Le 24 mai 1607, en effet, arrive le Jouas avec un exprès
de M . de ^lonts qui annonce que le roi, cédant à une forte cabale
de marchands envieux et de seigneurs intrigants, avait retiré
à nos associés leur privilège de négoce en Nouvelle-France, pri-
vilège de dix ans pourtant renouvelé le IG mars 1605.
P O U T R I N C O U R T 27
Pour récompense de trois ans que le Sieur de Monts avait
consommées avec une dépense de plus de 100.000 livres, con-
tinue Champlain, il fut ordonné par le Conseil de Sa Majesté
6.000 livres à prendre sur les vaisseaux qui iraient trafiquer des
pelleteries... C'était lui donner la mer à boire... Voilà tous les
desseins du Sieur de Monts rompus... Autrement Ton eût
pas laissé dhabiter le pays [du Sud] en trois ans et demi... et
les Anglois et Flamands n'auroient pas joui des lieux qu'ils ont
surpris sur nous ».
C'était la ruine de Poutrincourt, alors que tout souriait
en sa colonie, que les moissons jaunissaient, que les habitants
satisfaits songeaient à se fixer à demeure.
'( Passée une autre année, il ne fallait plus entretenir Ihabi-
tation; la terre estoit suffisante de rendre les nécessités de
la vie ». Aussi, « ce fut grande tristesse, de voir si belle et si
saincte entreprise rompue; que tant de travaux, de périls
passez ne servissent de rien, et que l'espérance de planter là
le nom de Dieu et la Foi Catholique s'en allast évanouie... Ce
nous estoit grand dueil...; cette douleur nous poignoit...
Néanmoins, après que le Sieur de Poutrincourt eut longtemps
songé sur ceci, il dit que, quand il devroit venir tout seul
avec sa famille, il ne quitteroit point la partie >..
Il comptait, hélas ! sans des défections et des marchanda.ges
qu'on croirait de notre temps. « Le Sieur de Poutrincourt ayant
fait proposer à quelques-uns de notre compagnie s'ils vouloient
là demeurer pour un an, il s'enprésenta huit,bons compagnons ;
... mais ils demandèrent si hauts gages qu'il ne put s'accom-
moder avec eux ». Force fut donc de rentrer au pays, la
rage au cœur.
Poutrincourt ne partit pas. du moins, sans idée de retour.
Il confia au sagamo Membertou et à sa tribu la garde de ses
maisons, de ses travaux, de son moulin, de son alambic à
goudron qu'à leur grand ébahissement il venait de construire
( « Que les Normands savent de choses ! » s'exclamaient-ils);
puis, « sitôt qu'il vit que le bled se pouvoit cueillir, il arracha
du sègle avec la racine pour en montrer par deçà la beauté,
28 LES ORIGINES
bonté et démesurée hauteur. Il fit aussi des glannes des autres
sortes de semence, froment, orge, avoine, chanvre, et autres, à
même fin » (p. 606), qu'il destinait au royal moulinier de Bar-
baste, « pour ce que le bled, continue notre vrai colon, est la
chose la plus précieuse qu'on puisse rapporter de quelque pais
que ce soit ». Enfin, le 16 août 1607, s'embarquant le dernier de
tous, Poutrincourt prit congé des sauvages qui, agitant ar-
mes et bras, se tenaient debout sur la rive, les yeux « pleins
de larmes ». « Ce fut pitié au partir de voir pleurer ces pauvres
gens ». (p. 607). Triste fut le retour à Honfleur en octobre 1607,
égayé seulement par une relâche 9 Saint-Malo qui permit
à ces pèlerins du Nouveau Monde d'admirer « la huitième mer-
veille » de l'Ancien, k Mont Saint-Michel, (p. 610).
Le 30 juillet 1607, Maître Lescarbot qui ne devait pas re-
venir en ces lieux qu'il avait tant aimés, auxquels il avait voué
sa vie, prit sa plume de poète, pour adresser non sans dépit
son Adieu à la Xoavelle France :
Faut-il abandonner les beautés de ce lieu
Et dire au Bort Royal un éternel Adieu ?
Serons-nous donc toujours accusez d'inconstance
En l'établissement d'une Nouvelle France?
Que nous sert-il d'avoir porté tant de travaux.
Et des flots irritez combattu les assaux,
Si nôtre espoir est vain, et si cette province
Ne fléchit souz les lois de Henry nôtre Prince?
Que vous servira-t-il d'avoir jusques icy
Fait des frais inutils, si vous n'avez soucy
De recueillir le fruit d'une longue dépense,
Et l'honneur immortel de vôtre patience?
Ha ! que j'ay de regrets que vous ne sçavez pas
De cette terre icy les attrayans appas •!
Comme, sur requête des marchands de Saint-Malo, le pri-
vilège de la traite des castors n'avait été renouvelé que pour
un an au Sieur de Monts, celui-ci, de concert avec Champlain,
tourna désormais toute son activité vers Québec et le Canada.
Ainsi isolé, Poutrincourt, sans grand crédit ni fortune, passa
deux ans et demi à trouver des associés, des bailleurs de fonds,
POUTRI>' COURT 29
des journaliers. Henri IV, dont le confesseur était alors le très
influent père Coton, ne lui ratifia le don de Port-Royal et même
ne lui promit une somme annuelle de 2.000 livres qu'à condi-
tion qu'il emmenât avec lui deux Jésuites. Le Général de la
Société désigne aussitôt le savant père Pierre Biard, de Tour-
non et de Lyon, et le père Ennemond Massé, de Lyon. Mais
Poutrincourt avait lié partie avec le gouverneur de Dieppe,
qui lui confiait son fils Robin, et avec des marchands hugue-
nots, dont le père du futur amiral Duquesne. Pour ne pas se
brouiller avec ses bailleurs de fonds. Poutrincourt choisit un
prêtre séculier de son diocèse de Langres, l'abbé Josué Fléché.
Ces difficultés retardèrent le départ : ce ne fut que le 25 fé-
vrier 1610 que Poutrincourt put de Dieppe mettre à la voile
avec ses deux fils Charles-Jean de Biencourt (né vers 1593)
et Jacques de Salazar, avec Louis Hébert et quelques autres
compagnons intrépides.
En débarquant au Port-Royal la joie de Poutrincourt fut
grande; tout son établissement était intact; les honnêtes Mic-
macs n'avaient pas même touché à un meuble, à un ustensile;
et grande aussi fut la joie des sauvages à la vue de leurs an-
ciens amis et de leurs nouvelles connaissances. FVjur leur té-
moigner sa gratitude, Poutrincourt crut ne pouvoir rien faire
de mieux en ce monde que de les préparer à l'autre : il confia
donc leur chef et ses proches au missionnaire Fléché; celui-ci
en quelques semaines en convertit vingt et un. dont le sagamo,
auquel il donna noblement pour parrains et marraines le roi,
la reine et les grands de la Cour de France (24 juin 1610).
Reconnaissants, les nouveaux convertis appelèrent pieusement
leur apôtre « le patriarche ». Une centaine d'autres baptêmes
suivirent : car « le Sieur de Poutrincourt, dit Lescarbot. brû-
lait d'un si grand désir de voir la terre de la Nouvelle France
christianisée que tous ses discours et desseins ne butaient
qu'à cela »; lui-même catéchisait les sauvages, estimant sans
doute, comme son ami Champlain, que « le salut d'une àme
vaut mieux que la conquête d'un t'uipire r. Il n'en nuhliail
pas, toutefois, les intérêts matériels de son entreprise : veil-
3<) L E s O R I G I N E s
lant aux travaux de culture et d'aménagement, il eut soin de
répartir ses terres entre ceux de ses vingt-trois compagnons
([iii Noulurent bien s'attacher à lui comme tenanciers censi-
taires. Les premières concessions furent accordées en 1610.
Dès le 8 juillet, Poutrincourt renvoya en France son fils
Charles pour achever de ravitailler en hommes et en denrées
la colonie ou, comme on disait, « l'habitation >>; mais ce jeune
homme de dix-huit ans se heurta à des difficultés au-dessus
de son âge. Henri IV étantmort, le jeune Roi et la Reine régente,
par lettres personnelles du 1^'' et du 2 octobre 1610, féli-
citent et encouragent Poutrincourt en son œuvre décolonisation
et surtout de conversion religieuse; le 6 octobre, le père
Coton lui promet d'être « son solliciteur en cette cour envers
et contre tous ceux qui pourront le servir et qui désirent lui
nuire ». En conséquence de quoi le roi et la reine, par lettres
du 7 octobre, imposent la collaboration des pères Biard et
Massé dont le père Coton vient de dire à propos du premier,
c[u'il a été « longtemps son compagnon » et est « fortcogneu
en cette cour ». Ce fut là toute une affaire d'Etat dont, le
29 octobre, le nonce se réjouit auprès du cardinal Borghèse.
« Deux pères jésuites se rendent au Canada à la grande satis-
faction de la Reine qui, me dit-on, leur a donné pour viatique
une aumône de 500 écus». Mais les marchands huguenots de
Dieppe, qui financent toujours l'entreprise, ne veulent pas
entendre parler de pareille association : ils exigent le rem-
boursement de leurs avances, 4.000 livres. Qu'à cela ne tienne !
La belle et vertueuse Antoinette de Pons, marquise de Guer-
cheville, dont le directeur spirituel est précisément le père
Biard, fait à la Cour une collecte qui lui rapporte les 4.000
livres nécessaires et, le 20 janvier 1611, par contrat passé
devant M^ Levasseur, notaire à Dieppe, elle rachète en faveur
des deux pères jésuites les parts de nos associés dieppois. Dès
le lendemain le père Biard et le père Massé s'embarquent, avec
le jeune Biencourt ainsi joué, sur la Grâce-de-Dieii, à eux
appartenant, bien que presque tout l'équipage et personnel,
comptant trente six hommes, soit huguenot. On met à la
P O U T R I N C O U R T 31
voile le 26 janvier. Le père Le Tac, récollet, blâma fort a ce
contrat qui fit tant de bruits, de plaintes et de crieries ».
(pp. 80-2).
Malheureusement, en ces temps de marine à voile et sur-
tout en cette mauvaise saison, la traversée, gênée par des
banquises, ralentie par les accalmies, dura si longtemps, jus-
qu'au 22 mai, que les passagers furent, en route, obligés de
consommer une partie des provisions destinées à la colonie;
il en résulta que, faute de semences suffisantes, la maigre,
récolte qui suivit aurait rendu fatal l'hiver de 1612, si nos
colons ne s'étaient avisés de recourir à un légume indigène
que mangeaient les sauvages : le topinambour les sauva.
Au printemps, on eut beau défricher quelques nouvelles terres
en amont de la rivière, l'établissement du Port Royal péri-
clita dès lors : la confiance, l'entrain, la concorde s'évanoui-
rent. L'entente avait, pourtant, été parfaite au début : le
Père Biard ne tarissait d'éloges ni sur M.- de Poutrincourt.
« seigneur doux et équitable, vaillant, aimé et expérimenté...,
estimé en proportion de sa piété » ni sur le jeune Biencourt
qui leur traduisait et leur enseignait le micmac, « imitateur
des vertus et belles qualités du père «; mais les choses, disons-
nous, se gâtèrent. De fâcheux conflits d'autorité et d'intérêt
éclatèrent entre les Poutrincourt père et fils d'une part, et
les pères jésuites de l'autre. « Mon père, disait Poutrincourt
à l'un d'eu.x, je vous prie de me laisser faire ma charge. Je la
sçay bien, et espère aller aussi bien en Paradis avec mon
épée que vous avec votre bréviaire. Montrez-moi le chemin
du Ciel, je vous conduyrai bien en terre ». Rien n'y fit.
Le 11 juillet, Poutrincourt ([uittc Port-Royal, oii il laisse
vingt-deux personnes, y compris son fils et les deux pères
jésuites. Mais, en France, les marcliands dieppois refusant
toujours leur aide. PoutrincourL dnnt on a saisi le navire et
qu'on menace de prison, écoute les propositions de la marquise
de Guercheville : elle lui offre 1.000 écus, à condition qu'elle
participe aux piv-TIts de la traite et de la pêche et qu'elle entre
en possession d'une parlie des terres. Poul rincourt consent
32 LES ORIGINES
une part aux profits, mais refuse la cession de ses terres.
Rupture. Alors la marquise se tourne vers le Sieur de Monts,
ruiné par ses entreprises au Canada, et lui achète tous ses titres
de possession en Acadie, sauf naturellement la seigneurie de
Port Royal que possède légalement Poutricourt. Le malheu-
reux colonisateur, sans ressources, se trouve obligé de rester
en France, loin des siens, pendant que s'embarque le Frère du
Thet, S.'J., muni des 1.000 écus de la marquise. Deux lettres
de son fils, dont une datée du 13 mars 1612, inquiètent Pou-
trincourt sur les conflits de ce fils et des pères jésuites; mais
une du pèreBiard le rassure : « Votre digne fils est porté d'un
grand zèle à vous servir ». Enfin, Poutrincourt peut partir;
mais il n'arrive que le 23 janvier à Port-Royal qu'il trouve
plus que jamais en proie aux dissenssions et à la famine.
Rentré en France, le Frère du Thet informe sa riche pro-
tectrice de cette triste situation : elle décide la création d'un
autre établissement et en confie la direction au Sieur de la
Saussaye (ou plus simplement au capitaine marchand Le
Coq, sieur du Saussay). En mars 1613 part de Honfleur la
Fleur de May, de 100 tonneaux, avec trente personnes à bord,
dont le Frère du Thet et le père jésuite Quentin. Pour favoriser
l'entreprise, le roi a donné quatre tentes ou pavillons, des ar-
mes et des munitions de guerre. Au passage à Port-Royal
(12 mai 1613), on s'empare de toutes les réserves et provisions,
même des ornements d'église donnés par la reine ; on embarque
les pères Biard et iNIassé et leurs domestiques; on abandonne
à leur malheureux sort en leur habitation dépourvue et déla-
brée les premiers colons, et l'on s'en va fonder aux Monts
Déserts de Pentagouet (maintenant Penobscot, sur la côte
du Maine actuel) un établissement rival qu'on appelle Saint-
Sauveur. En ce poste important qui commande l'entrée de
la Baie Française, les pères jésuites comptaient créer un
autre Paraguay. Leur espoir fut vite déçu.
L'ennemi commun, « l'envieux de tout bien », dit le père
Biard.se chargea de mettre d'accord ces malheureux Fran-
P O U T R I N C O U R T 33
«^ais aux prises. La \'irginie, fondée en 1607 par « des gentilhom-
mes ruinés, des piliers de tavernes, des coureurs de mauvais
lieux, des banqueroutiers », dit Parkman [Pioneers of France,
ch. VII), « gens plus propres à corrompre qu'à fonder une ré-
publique », ajoute Bancroft {Hisiory of the United States, I,
ch. V), n'en comptait pas moins déjà près de 3.000 émigrants,
presque tous protestants fanatiques. Vers le 15 juillet 1613,
l'aventurier gallois Samuel Argall, « jeune homme brutal et
emporté », dit Bancroft, « rusé comme un renard, » dit Fiske,
.ayant appris des Indiens l'existence de ce nouvel établisse-
ment français, en décida aussitôt la destruction. Avec son
navire armé de quatorze canons et sa bande de 60 marins et
soldats, il surprend en rade l'inoffënsive Fleur de May, s'en
empare, vole les lettres patentes de la Saussaye, pille et sac-
cage « rhal)itation «naissante, en massacre ou en déporte les
habitants, y compris les Pères jésuites. Le Frère du Thet fut
tué dans la bagarre. Anticipant les odieux exploits des sous-
marins allemands, il li\re au gré des flots sur une barque non
pontée le Père Massé et quinze de ses compagnons ; ils sont mi-
raculeusement sauvés par des bateaux malouins qui péchaient
à Port-Mouton. A Jamestown, le gouverneur de Virginie,
Thomas Dale, bien qu'ancien pensionnaire d'Henri \\, me-
nace de pendaison tous ces prisonniers français, qu'il feint de
prendre pour des pirates : Argall leur avait volé leurs chartes
et autres papiers. Il assemble le Conseil de sa colonie, qui dé-
-cide également la destruction du Port-Royal. De quel droit?
La Virginie ne s'était jamais étendue si loin : c'était par
abus de pouvoir qu'en 1606 Jacques I^^ avait porté du 38^
au 450 la concession de la Compagnie de Plymouth, puisqu'il
•s'y trouvait « des pays déjà occupés par un prince chrétien et
habités par un peuple chrétien ». Le l^r avril 1606, il avait
même été spécifié que cette élaslique Viriginie ne devait
s'étendre qu'à 30 milles du premier établissement; et Pen-
tagoët en était à plus de 200 milles. C'était donc là un empiéte-
ment manifestement illégal sur les concessions déjà organisées,
■£iiltoribiis non prias racua, des sieurs de Monts et de Poutrin-
LAIVniMtK, t . I. 2
34 LES ORIGINES
court. « Les droits des Français sur ces régions, reconnaît
l'historien anglais Biggar, étaient supérieurs, plus ^ alides ».
Et qu'importe à de cupides rivaux la mauvaise foi? La Nou-
velle-France d'Acadie leur portait ombrage : elle est cyni-
quement condamnée.
En octobre 1613, Argall repart avec trois vaissc fsux, dont,
la Fleur de May, portant à son bord le Père Biard et six
Français. L'établissement de Saint-Sauveur est détruit de fond
en comble; les ruines mêmes de Sainte-Croix sont rasées.
Port-Royal est surpris en une heure où les habitants sont aux
champs : on enlève le bétail, on dévalise les maisons et les
dépôts, on arrache « jusqu'aux serrures et aux clous », on
brûle tout ce qu'on ne peut prendre, on supprime les fleurs de
lys. Quand surviennent les Français, Argall s'enfuit lâche-
ment, refusant toute rencontre avec le jeune Biencourt.
Ce forban, « ce drôle », comme l'appelle Parkman. n'avait pas
plus les sentiments de l'honneur que celui du droit. Cette
barbare destruction de deux colonies françaises par les An-
glais sans déclaration de guerre est un odieux acte de flibus-
terie qu'aggrave le double mobile de la jalousie et du pillage.
11 fut suivi de bien d'autres jusqu'au plein dix-huitième siècle :
c'était le commencement de la politique anglaise en Amérique
et ailleurs. « La malédiction et rage de beaucoup de Chrétiens
est telle, avait justement dit Lescarbot (p. 478), qu'il se faut
plus donner garde d'eux que des peuples infidèles; » car c'est
« gent maudite et abominable, pire que des loups, ennemis
de Dieu et de la nature humaine » (p. 509).
Plus tard, pour les besoins de leur politique, diplomates et
historiens anglais prétendirent que la France se sentait si bien
dans son tort qu'elle ne réclama jamais contre une agressiont
si brutale. Or, dès le 18 octobre 1613 (n. s.), l'amiral de Mont-
morency se plaignit au roi Jacques des déprédations inexpli-
cables du capitaine Samuel Argall en une habitation française
d'Amérique, où des hommes furent tués et des prêtres molestés,
et réclama, outre une indembité de 100.000 livres, une déli-
mitation loyale des frontières de la Virginie. Cette plainte
POUTRINCOURT 35
fut transmise au Roi pas Sir Thomas Edmonds le 11 octobre
(v. s.). Le 21 octobre (n. s.), la marquise de Guercheville
insiste auprès du secrétaire d'Etat Sir Ralph Winwood sur le
dommage qui lui avait été causé et sur le prompt rapatrie-
ment des prisonniers français indûment retenus en Virginie.
Le 12 décembre (n. s.) Sir Th. Edmonds informe Sir R. Win-
wood que la Reine elle-même a insisté d'une manière pressante
sur la nécessité d'une prompte réparation pour les dommages
causés. Le secrétaire d'Etat anglais se contenta de répondre
à notre ambassadeur, M. des Ruisseaux, que, le vaisseau de
Madame de Guercheville étant, d'après Argall, dans le terri-
toire concédé à la Virginie, il n'y avait pas lieu d'accorder de
dédommagement. Tout ce que la marquise de Guercheville
put obtenir fut le renvoi de son navire et des derniers prison-
niers de Virginie. La tempête avait, sur l'un des trois navires
d'Argall, poussé le père Riard aux Açores d'où il revint.
(Calendar of Stale Papers. Colon. Ser. 1574-1660, p. 15; Ibid.,
America and Wesl Indies. Add. 1574-1674, no 81, 85, 86, 88).
Dès lors, on eût dû comprendre en France combien il est im-
portant de fixer les frontières d'un rival qui les déplace
au gré de ses intérêts et de ses désirs. On le négligea.
Que l'on juge des sentiments de Poutrincourt, lorsqu'après
deux ans de difficultés litigieuses et financières en France,
jl rentre enfin le 27 mai en son cher fief du Port-Royal avec
tout un ravitaillement de la Rochelle, acquis à grands frais.
Il ne trouve que ruine et misère. Depuis la Toussaint ses
gens n'avaient vécu que de chasse ou de pêche, de racines,
d'herbe et de bourgeons; mêlés aux sauvages, les uns s'étaient
enfuis vers le Canada, les autres erraient dans la presqu'île.
En ce désastre immérité sombraient à la fois sa fortune, ses
plus légitimes espoirs, les résultats si péniblement obtenus de
onze années d'efforts. Accablé, mais non désespéré, préparant
une restauration prochaine, Poutrincourt repart pour la
France avec Louis Hébert. Son zèle colonial, aux prises avec
JeS rivaux de France et les ennemis du dehors, l'a ruiné.
36 LES ORIGINES
Par un acte conservatoire en date du 9 mars 1613, il a consenti
à une séparation de biens avec sa femme Claude Pajot. Main-
tenant, 3 mai 1614, il vend sa terre et seigneurie de Guiber-
mesnil et se retire en sa baronnie de Saint-Just. Mais la guerre
civile a éclaté. Profitant de l'absence de la Cour, le prince de
Gondé, alors rebelle, a pris Méry-sur-Seine (à cinq lieues de la
baronnie de Saint-Just). Poutrincourt, qui a été jadis le gou-
verneur dé cette place et veut le redevenir, rassemble hâti-
vement 300 hommes, tant paysans que soldats, et bientôt il
occupe la basse ville. Mais le marquis de la Vieuville, lieutenant
de roi en Champagne, à la tête d'un plus fort parti, amène à
capituler le lieutenant de Condé, Lameth. Au moment de
la reddition, Poutrincourt attaque quand même ; et, en son
excès de zèle ou en un accès de frénésie, il entre en conflit avec
les gens de la Vieuville. En cette malheureuse bagarre, il
meurt, ainsi que son fils Jacques (5 décembre 1615). La Croix
de Poutrincourt, érigée par ses soldats « qui le chérissaient »,
rappelle, en cette ville, le noble souvenir de cet ardent preux
de la Nouvelle France. Les Français ne doivent pas oublier'
le nom trop méconnu de ce premier organisateur, énergique-
et valeureux, delà première colonie française, l'Acadie.
Si compromise qu'elle semblât, l'œuvre de Poutrincourt
lui survécut pourtant : car, en dépit de toutes les vicissitudes,
depuis son temps jusqu'à nos jours, des Français, persécutés
ou non, n'ont jamais cessé de vivre sur le sol acadien. Le se-
cond fils du fondateur, l'aîné étant mort en 1611, Charles de
Biencourt, « jeune homme de grande vertu et fort recomman-
dable », avait dit le P. Biard, faisant lionneur à son titre ron-
flant de « vice-amiral es mers du Ponant es côtes de delà »,
entreprit bravement, avec une vingtaine de compagnons,
d'entretenir l'œuvre de son père. Il en releva les ruines tant
Lien que mal, établit çà et là des postes de traite. On vivait,
à vrai dire, de pêche et de chasse bien plus que de culture;
on troquait les pelleteries obtenues des sauvages à vil prix
contre les denrées, munitions et autres articles qu'apportaient-
de la Rochelle et de Saint-Jean-de-Luz les bateaux de pêche-
POUTRINCOURT 37
et de commerce de plus en ])lus nombreux : il en partait de
France près de 2.000 par an. Port Royal devint ainsi un centre
de traite où se rencontraient sauvages, marchands et pêcheurs.
Mais, à la rivière Saint-Jean, les Malouiçs de Robert Dupont-
Grave faisaient une concurrence acharnée, vendant en 1616 et
1617 jusqu'à 25.000 livres de fourrures. Le l^' septembre 1618
Biencourt aux abois adressa aux échevins de la Ville de Paris
une pressante demande de secours et de colons :
« Mon père et moi avons depuis cjuatorze ans fait effort pour
être utiles à la France et planter ici le nom françois...; nous
avons découvert toutes les côtes au péril de nos vies... Le nom
françois s'évanouira, si l'on n'y donne ordre de bonne heure,
et vous serez tributaires de l'Anglois, qui nous traite ici hostile-
ment, cependant qu'il peuple puissamment la Virginie. Il faut
prévenir le dessein de l'Anglois, puisque nous le voyons de
loing, et pourvoir à ce que ce pays soit plutost habité de Fran-
çois et conserver la liberté de la pescherie qui vaut tous les ans
un million d'or à la France (« la morue vaut mieux que l'or du
Pérou », avait dit Bacon). Pour établir le pays, une petite
dépense suffirait : un ou deux navires amenant chaque année
en ces pays les plus pauvres gens des villes, ce qui soulagerait
beaucoup de familles grevées de trop d'enfants,... quelques
fonds pour les nourir pendant quelques temps.... La terre est
ici bonne au labourage, la chasse abondante, le poisson à
foison. Je ne voudrais pas faire eschange du Pérou à cette
terre, si une fois elle était sérieusement habitée... Pères du
peuple, vous (jui avez le navire pour marque de trophées de
vos ancêtres, laisserez-vous périr cette gloire et n'aiderez-
vous pas aux navigateurs de la Nouvelle France? »
Les « Pères du peuple », justement émus par ce ])eau lan-
gage et par ces bons arguments, envoyèrent, au lieu d'agir
eux-mêmes, une lettre circulaire au.x « bonnes villes » de France
en vue de fonder une Compagnie générale de colonisation.
Mais les ports de commerce, que gênait le monopole de ces
grandes compagnies coloniales, firent tenir une réponse décou-
rageante. La Cour de France, en proie aux dissensions, en
lutte contre les protestants, abandonna l'Acadie à son malheu-
reux sort. Charles de Biencourt n'eut d'autres recrues qu'une
38 LES ORIGINES
poignée de volontaires débarqués ou échappés de barques de
pêche. Jusqu'en 1624, il lutta, quand même, énergiquement
contre la ruineuse concurrence des Rochelais et des Malouins;
mais alors il mourut à la peine d'une mort prématurée.
Telle fut la misérable fin de ces Poutrincourt qui, si les
circonstances les avaient mieux servis, si leur nation les avait
mieux compris, étaient hommes à faire de l'Acadie une forte et
riche colonie, digne de leur premier protecteur. Henri IV.
Ce n'en fut pas moins à cette date, dit justement Lescarbot
{IV, i), « la plus courageuse de toutes les entreprises que nos
François ont faites pour l'habitation de Terres Neuves d'outre
l'Océan, et la moins aydée et secourue ».
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POUTRINCOURT 39
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p. 25; V, 1877, p. 26.
CHAPITRE II
LATOUR ET ALEXANDEK
(1618-1632)
UN des Franrais survivants, Charles Latour, prétendit
continuer l'œuvre des Poulrincourt. Il se déclare
leur héritier. « Le jeune Biencourt, afl'irme-t-il. par
son testament m'a constitué en son lieu, place et esquipage
pour reconnaissance de mes fidelles services «. Comme ce
testament ne fut jamais produit, Madame de Poutrincourt
int(nita devant le Parlement de Paris un procès audit Latour
pour « restitution de 70.000 livres et de toutes terres et bâti-
ments ayant appartenu à son fils », dont mémoire par le pro-
cureur Picault en date du 16 décembre 1633. Mais l'héritier
ou pseudo-héritier était loin et les gages difficiles à saisir.
Latour nargue donc; il se fait accepter pour clief par les der-
niers aventuriers français, s'allie avec les tribus sauvages parmi
les(pielles il vit, et s'établit près du Cap de Sable dans un poste
fortifié (pi'il appelle : Fort Lomeron, (du nom, dit Nicolas
Denys (III, 61) d'une personne qui déjà habitait en ce lieu).
Cette succession, si tant est qu'elle fut légitime, fut encore
plus âprement contestée par les Anglais que par les
Français. Profitant de nos guerres civiles, Jacques I^^ en 1620
se prévaut des vagues explorations, et non des effectives
prises de possession, de Jean Cabot en 1497 et 1498 : sans ver-
gogne il étend (3 novembre 1620) la concession de la Plymoulh
Coinpniuj du 40° au 48° à travers tout le continent d'une mer
LA TOUR ET ALEXANDER 41
à l'autre : ce qui englobait, outre le Canada et l'Acadie, d'im-
menses pays totalement inexplorés. Sur ce vaste territoire,
il taille l'année suivante, d'accord avec la Nouvelle Angleterre,
une Nouvelle Ecosse qui s'étend de la rivière Sainte-Croix au
fleuve et au golfe du Saint-Laurent, y compris le Cap Breton
et l'île Saint-Jean. Ce beau domaine de 54.000 milles carrés
compris entre Terre-Neuve et le ^Massachusetts, il l'accorde le
10 septembre 1621 avec privilèges et pouvoirs illimités (sous
réserve de payer au besoin un penny par an) à son favori
le poète-courtisan Sir William Alexander (1580-1640) qu'il
comble de faveurs en récompense de basses servilités. Chevalier
en 1609, secrétaire d'Etat en 1626, vicomte en 1630, comte de
Stirling en 1633, ce mauvais poète, « enflammé d'ardeur pour
la colonisation américaine », allait réaliser son rêve d'être roi,
fût-ce roi d'un royaume volé par son impudent souverain.
L'heure semblait propice : nombre d'Ecossais pauvres
émigraient alors en Suède, en Pologne, en Russie. Pourquoi
ne pas faire d'eux des serfs peinant pour leur seigneur et
maître en cet apanage colonial? En mars 1622 est expédiée
une première fournée de malheureux journaliers agricoles :
ils se contentent d'hiverner à Saint-Jean de Terre-Neuve;
les uns meurent, les autres désertent; l'année suivante, une
autre batelée, après avoir côtoyé le rivage atlantique de l'Aca-
die, rentre en Angleterre sans même avoir débarqué : coût
6.000 livres sterling. Heureusement, le trésor royal est là, et
aussi la plume facile du poète : en 1624 il lance sous le titre
général d' Encouragement aux Colonies une ronflante réclame
dont le pédantisme digne de Jacques l^^ fait remonter toute
colonisation à Sem, Cham et Japhel. De colons poinl, ni d'ar-
gent non plus.
Alors vient à notre homme d'imagination une i(K'c gi-niaie,
qui le montre meilleur psychologue que colonisateur. Pour-
quoi ne pas imiter le royal protecteur qui, pour coloniser avec
des protestants le comte d'Ulster en Irlande (l'actuel Orange),
venait depuis 1619 d'accorder aux propriétaires terriens, i\
raison de 1.100 livres par tête, le titre de baronnet d'Irlande?
42 LES ORIGINES
Cette spéculation sur la vanité humaine avait, en dix ans,
réussi à implanter en pays catholique 205 familles presby-
tériennes, d'où le beau denier de 225.500 livres pour le trésor
royal; telle fut l'origine du beau gâchis actuel en Irlande.
Donc, le 30 novembre 1621, proclamation royale en vue de
la création de 100 baronnies en Nouvelle Ecosse, dont les
titulaires recevront un domaine de trois milles de front sur
dix milles de profondeur, à la seule condition d'envoyer six
colons et de verser 1.000 marks au Lord Lieutenant de Nova
Scotia ; encore est-il cjue les candidats pourront négocier avec
Sir William, si ces modestes charges leur semblent trop lourdes
et même, s'ils s'y dérobent plus tard, s'en tirer avec de légères
amendes. En fait, c'était là battre monnaie avec de vains par-
chemins nobiliaires. Bien que tout fût fait par le roi pour ren-
dre ces honneurs plus attrayants, il n'y eut en 1625 que huit,
puis douze postulants.
En don de joyeux avènement, le 12 juillet 1625, Charles I^r^
n'en confirme pas moins au favori besoigneux de son père,
outre les terres, baronnie et domaine de Nouvelle Ecosse,
tout le vaste pays qui s'étend du Saint-Laurent au Golfe de
Californie : autant donner la lune ! Pour en prendre possession
se crée, avec les frères Kirke et quelques autres aventuriers,
une compagnie qui prend à juste titre le nom de « Marchands
aventuriers du Canada >>. L'un des associés Lochinvar lance un
nouvel « Encouragement à ceux qui ont l'intention d,e col-
laborer au nouvel établissement du Cap Breton ou New Gal-
loway en Amérique. »
Mais deux oppositions surgissent : d'une part, les Etats
d'Ecosse trouvent pareils procédés suspects et scandaleux;
d'autre part, Richelieu. Le Stuart n'eut pas de peine à vaincre
la première par l'un de ces abus de pouvoir dont il était coutu-
mier. Contre l'autre adversaire plus redoutable, Charles 1^^
rusa avec cette duplicité qui caractérise la politique anglaise
de son temps. Au traître David Kirke (ou Kertk), qui, né à
Dieppe d'une mère française, passait pour Français, il donne
secrètement (1627), en même temps que des lettres de marque,
L A T O U R ET A L E X A N D E R 43
le titre de « lieutenant amiral » d'une flotte dont l'amiral
titulaire est Sir William Alexander. Ce Kirke en profite
aussitôt pour anticiper les fameux exploits de Boscawen
au siècle suivant; en 1628, se postant à l'entrée du Saint-
Laurent avec six vaisseaux armés, il capture, sans décla-
ration de guerre, dix-huit navires que la Compagnie des
Cent Associés envoyait ravitailler Québec et Port-Royal
en denrées et en munitions. Dès lors, dépourvues de tout,
ces deux villes naissantes sont à la merci de nos « marchands
aventuriers ».
Le 2 février 1628, Charles I^^ octroie au favori de son père
devenu le sien l'immense concession de la rivière et du golfe
du Saint-Laurent (50 lieues de chaque côté du fleuve et des
lacs) jusqu'au Pacifique, soit une bande de 300 milles anglais.
Voilà les nobles baronnets de la Nouvelle Ecosse rassurés :
57 nouveaux titulaires s'inscrivent de 1626 à 1628 à la caisse de
Sir William sur les instances du roi; et, grâce à ces subsides de
nature à calmer l'opposition fâcheuse de créanciers récalci-
trants (ils saisirent à Douvres son navire de ravitaillement, le
Morning Slar), le Lord Lieutenant en mars 1628 expédie
en son fief de Port-Royal sous le commandement de son
fils deux bateaux (le susdit et l'isa^//^) ; ils portent, outre les
provisions d'une année, 70 colons, plus ou moins contraints,
qui s'installent sur les ruines du fort français, désormais
dénommé Charles'Fort. Ce furent à peu près les seuls colons
écossais qui passèrent en Nouvelle Ecosse : car, en bon Anglais
d'alors, notre poète avait en vue l'exploitation commerciale
du pays plutôt que son peuplement et son développement
agricole. Dans ce but, pour se débarrasser de toute concurren-
ce et compétition françaises, Sir William crée la Compagnie
Anglo-Ecossaise du Sainl-LaurenI qui reçoit, avec le mono-
pole du commerce, le mandat, tovijours secret, de saisir tout
bâtiment français et de ruiner tout poste français en Nouvelle
France. En même temps Sir WilHam est autorisé non seule-
ment à saisir lesdits vaisseaux, mais encore à arracher du
pays (/o displanl) les Français eux-mêmes. Première idée de
44 L E s O R I G I N E s
déporlatio.i française qui sera suivie d' bien d'autres. Pendant
qu"uneescadre anglaiseinstalle auCap Breton, dénommé New
Galloway, une cinquantaine de colons qui se ravitaillent aux
dépens des terre-neuviens français, le flibustier David Kirke
et ses frères, munis d'une autorisation du Roi, s'emparent, au
prix de 40.000 livres, de Québec (20 juillet 1629) que Cham-
plain sans ressources ne peut défendre et s'attribuent les deux
rives du Saint-Laiirent; c'est ce qu'ils appellent : « rentrer en
possession » d'un pays, qui en fait n'avait jamais apparte-
nu à l'Angleterre. De toute la Nouvelle. France, il ne restait
plus alors que le Fort Lomeron avec Charles Latour et sa poi-
gnée de Français.
Le caractère et l'identité même de ce Latour, qui joua
dans l'Acadie primitive un grand rôle suspect, sont l'objet
de tant de controverses qu'il importe de rapprocher les ren-
seignements contradictoires qui le concernent, afin d'en tirer
un peu de lumière. Dans un Mémoire inslruclif des choses
que le sieur de la Tour a faites en la Nouvelle France (Bibl.
-Xat., -Mss. Ancien Fonds franc., 18.593, fol. 373), nous lisons :
« Le sieur de Poutrincourt mena avec lui le sieur Claude
Turgis, natif du faubourg Saint-Germain, maçon de son mé-
tier, qu'il fit soldat de sa compagnie, lequel avait un fils nom-
mé Charles Turgis qu'il donna à son fils le sieur de Biencourt
polir lui servir de valet de chambre, lequel Turgis se fit nommer
Saint-Etienne et à présent Latour. Le Sieur de Biencourt
demeura dans la Nouvelle France jusqu'en 16'24 qu'il y dé-
céda. Après la mort du Sieur de Biencourt. ledit Latour, son
valet de chambre, s'empara des habits, meubles et de tout
ce qui était à lui, dont inventaire fut fait, montant à 70.000 écus,
sans y comprendre les terres et bâtiments. La mère de Biencourt
fait demande audit La Tour des susdites choses par exploit du
16 décembre 1633. Ledit Latour demeura dans le pays et dans
les bois avec 18 ou -20 hommes, se mêlant avec les sauvages et
vivant d'une vie libertine et infâme comme bêtes brutes, n'ayant
pas même le soin de faire baptiser les enfants procréés d'eux et
de pauvres misérables femmes, durant lequel temps les Anglais
usurpèrent toute l'étendue de la Nou\elle France ».
LATOUR ET ALEXANDER 45
A supposer qu'il y ait quelque exagération dans ce réqui-
sitoire dressé par un ennemi de Latour, il n'en reste pas moins
vrai, par ailleurs, qu'il eut. en effet, d'une squaw, une fille
plus tard baptisée Jeanne. D'autre part, un futur co-proprié-
taire de la Nouvelle Ecosse, William Crowne, déclare en un
mémoire de 1668 que ce serait Latour qui, passé en Angle-
terre, aurait fait comprendre à Sir William Alexandre tout
Je bénéfice qu'il pouvait retirer de l'exploitation de l'Acadie.
(Cal. St. P. Col. S. 1661-8, no 1.809). Bien pire encore: Sir
Lewis Kirke et Sir John Kirke affirment qu'(n 1627 c'étaient
Latour père < t un certain M. de Rochmond qui conmian-
daient la flotte anglaise dirigée contre Québec. (Ibid. 1661-8,
p. 66). La trahison des Latour remonterait donc bien loin.
-Maintenant autre son de cloche : c'est Charles Latour qui
écrit lui-même au roi de France (Bibl. Nat. Mss.; nouv. acq,
franc. 5.131, fol. 102).
« Au Fort Lomeron en la Nouvelle France, le 25 juillet 1627.
Depuis l'âge de 14 ans que le sieur de La Tour mon père me
mena en ce pays de \'ostre Nouvelle France où j'ai séjourné
jusqu'à ce présent, que j'ai atteint l'âge de 34 ans [il serait donc
né en 1593 et arrivé en Acadie en 1607; cette dernière date est
impossible puisqu'en 1607 Poutrincourt ramena tout son monde
en France] et que j'ay été contraint de vivre ainsi que les
|)euples du pays et vestu comme eux, chasser à force les bestes
et pescher les poissons pour vivre, attendant quelque secours
de la France qui, par la grâce de Dieu, nous est arrivé, et reçu
l'honneur de l'enseigne et la lieutenance de feu Sieur de Pou-
trincourt jusqu'à sa mort. Lequel par son testament m'a fait la
faveur de me constituer en son lieu et place, et laissé la place
et l'esquipage dont je me suis acquitté pour le service de Votre
Majesté le plus dignement qu'il m'a été possible, sans que.
depuis quatre ans qu'il est mort, j'aye reçu aucun secours ni
soulagement de personne; au contraire, j'ay été et suis pour-
suivi jusqu'à la mort par ceux de la Grande Rivière [du Canada
ou Saint-Laurent] qui se disent Français. Je suis en butte pour
être couru des Anglais qui ont dessein de me faire quitter le
pays à cause de l'amitié et alliance des peuples du pays.
Comme ils ont dessein de se saisir de la NouNclle France et
de s'approprier la pesche des morues et la traite de la pelleterie
46 LESORIGINES
et doivent venir faire un effort contre moi et ruiner ma pla-
ce, à quoy je me suis préparé avec cent familles de mes al-
liés peuples du pays et ceux que j'ay ordonné avec moy et
ma petite troupe de Français. Je me suis maintenu et espère
me maintenir pour le service de Votre Majesté pour la conser-
vation du pays ou y mourir avec gloire. Si j'avais autant de
force que j'ay de courage et d'invention, je puis dire que les
Anglais ont été à la Nouvelle France. Je ne puis avoir d'autre
recours que supplier Votre Majesté de ne pas laisser perdre un
si beau pays... et me soit donné et délivré commission pour la
conservation de la Côte de l'Acadie avec défense à tout autre
de me troubler... Le Sieur de La Tour mon père en forme la
poursuite auprès de Votre Majesté ').
En 1627, Claude de La Tour vint en effet en France; mais
au retour en 1628 il fut, dit-il, capturé par Kirke et emmené
en Angleterre où il obtint du roi Charles des patentes et
concessions, entre autres à la rivière Saint-Jean ; or, les Kirke
disent quii passa à leur service. Vers 1697, autre version :
« En 1609, dit un Mémoire rédigé à l'instigation du petit-fils,
Claude de Saint-Etienne, gentilhomme de famille distinguée,
renonça aux avantages qu'il avait lieu d'attendre dans le
royaume pour les services importants qu'il avait rendus à
l'Etat [■??] en qualité de capitaine de vaisseau... Le hasard
l'avait jeté sur les côtes de cette province ; [non pas « le hasard »,
dit le premier mémoire ci-dessus, mais le choix de Poutrincourt]
il en avait examiné la situation; il crut qu'il serait du bien de
la France et de la religion d'y fixer des habitations. Aucun
intérêt n'entra dans ce dessein; la seule espérance d'être plus
utile à sa patrie et son zèle pour la conversion des sauvages
l'y engagèrent ».
Que conclure de toutes ces affirmations contradictoires?
Evidemment, l'homme qui écrivit la susdite requête de 1627,
si pénible et si incorrect même qu'en soit le style, n'était
dénué ni d'instruction ni d'intelligence ni, comme les événe-
ments le prouveront, d' « invention « ni de « courage ». Que le
père fût simple « maçon » et le fils « valet de chambre » ne con-
corde guère avec le rôle ultérieur qu'ils jouèrent. Quant au
brevet de « capitaine de vaisseau », on ne l'a jamais vu;
LA TOUR ET ALEXANDER 47
iidmettons que Claude eut quelque emploi et quelque expé-
rience de marin ou de soldat; les faits le prouvent. Pour ce
qui est du désintéressement des Latour, de leur amour de
la patrie et de la religion, rien de plus faux : ils furent à cet
égard totalement dépourvus de zèle, de scrupule et mêm€ de
sens moral : par intérêt ils trahirent des deux côtés à qui le
mieux, n'ayant jamais qu'un mobile, leur seul profit. Ce qui
parait le plus vraisemblable, c'est qu'ils furent l'un et l'autre
dès l'origine deux aventuriers suspects, très désireux de
cacher leur véritable identité sous des noms divers pour
des raisons moins avouables sans doute que leurs grandis-
santes prétentions nobiliaires.
Quoi qu'il en soit, Claude Latour, dépouillé dès 1626 de
son poste de traite à la rivière Saint- Jean, dut en 1627 et
1628 vainement plaider sa cause et celle de son fils à la Cour
de France ou, s'il la gagna, préférer les avantages anglais aux
avantages français : car en 1629, après la prise de Québec, nous
les retrouvons l'un et l'autre en Nouvelle Ecosse en train de
traiter avec l'ennemi. Le 6 octobre, en effet, à Charlesfort
(Port-Royal) « le chevalier Claude de Saint-Etienne, seigneur
de La Tour, et Charles de Saint-Etienne son fils, « signent
avec « le chevalier Guillaume Alexandre, seigneur de
Menstrie, Lieutenant de la Nouvelle Ecosse en Amérique »
des « articles d'accort », d'après lesquels ;
« Le dit Seigneur Alexandre,... portant grand respect au dit
•Chevalier de La Tour et à son fils tant pour le mérite de leurs
personnes que pour leur assistance à la meilleure reconnais-
sance du pays... leur octroie perpétuellement... le pays et costes
de l'Acadie... depuis le Gap Fourchu... jusqu'à Mireliguesche
proche de la Hève... Le dit Chevalier de La Tour et son fils et
leurs successeurs tiendront et relèveront toul, le dit pays... du
Roy et successeur de la Couronne d'Escosse... avec tous les
droicts et privilèges qu'aucun Comte ou baron escossois lient
et relève du Roy. Le dit Seigneur Alexandre se réservant néant-
moins et ses successeurs la lieutenance générale... Le dit Cheva-
lier de La Tour et son fils promettant d'eslrc bons et fidèles sub-
jects et vassaux du dit Roy et lui rendre toule obéissance et assis.
48 LES ORIGINES
ter tous les peuples à la réduction du dit pays et Costes d'Acadie*
et entretenir bonne amitié et correspondance avec les subjects-
qui seront plantés et habitués. Et accorde aussi le dit Seigneur'
Alexandre au dit Ctievalier de La Tour et son fils et... leurs-
successeurs perpétuellement..., la Vice-Amirauté générale en
toute Testendue de la dite Nouvelle Escosse... Pour le trafic
de la pelleterie, le dit Seigneur Alexandre et de La Tour le
feront en communs frais et partiront le gain et profit d'icelle...
Et quant aux frais des plantations chacun les fera en son par-
ticulier... » (Arch. Aff. étr., Corr. angl., vol 43, f. 195).
Le 30 avril 1630, dit un extrait de charte communiqué
en 1751 par les Commissaires anglais aux Commissaires fran-
çais (Mém. des Commiss... IL ^SO) « en considération des gran-
des dépenses que Sir Claude Saint-Etienne avait faites en
bâtiments et améliorations et pour la grande amitié et les ser-
vices qu'il a rendus à Sir William Alexander, ledit Sir ^^"illiam
fait concession de tout le pays, Port-Royal excepté, audit
Sieur Claude Saint-Etienne et à son fils aîné Charles et à leurs
héritiers pour toujours, à condition qu'ils continuent d'être
bons et fidèles sujets du P»oi d'Ecosse ».
Le 24 janvier 1697-8, continuent les commissaires anglais
(II, 282), le sieur Growne atteste que « ledit Sir Claude Saint-
Etienne, Lord de La Tour et de Warre et son fils Charles de
Saint-Etienne, Lord of Saint-Denniscourt, étaient des protes-
tants français qui, pour la liberté de leur religion, avaient aban-
donné la France depuis maintes années et, pour les bons ser-
vices qu'ils avaient rendus en développant ladite colonie,
ils furent tous deux créés baronnets de la Nouvelle Ecosse ».
Le 30 novembre 1628 et le 12 mai 1629. on lit, en effet, sur'
la liste des nouveaux baronnets de la Nouvelle Ecosse les
noms fastueux de Sir Claude Saint-Etienne de la Tour et de Sir
Charles Saint-Etienne et Saint-Denniscourt. Un autre extrait
des susdits Commissaires anglais (II, 279) parle même du
« titre de marquis... confirmé sous le grand sceau de la Nou-
velle Ecosse ». La trahison est donc flagrante et déjà six fois
prouvées; d'autres preuves surviendront encore. Ces doubles
traîtres, traîtres à leur Roi et' traîtres à leur religion, per-
daient donc ainsi l'honneur en se couvrant d'honneurs et en
se comblant de profits : car ils vendaient bel et bien à l'en-
nemi, en même temps que leurs personnes, les derniers resteS'
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LA TOUR ET ALEXANDER 49'
de l'influence française en ce coin de la Nouvelle France qu'ils
appelaient « pays et côtes de l'Acadie ».
Lorsque, cinq ans plus tard (15 janvier 1635), les Latour
trouvèrent bon de pallier leur forfaiture, en gens d'imagina-
tion ils inventèrent tout un roman. A son retour de France
(1627), alors qu'il rentrait en Acadie, Claude Latour aurait été,
comme nous l'avons dit, capturé en mer par l'un des frères
Kirke, déloyaux vainqueurs de Champlain à Québec, et rame-
né en Angleterre. Là, il aurait en 1628 épousé « une dame d'hon-
neur de la reine Henriette », « d'une noblesse distinguée en
Angleterre »; [cequi est bien peu vraisemblable, étant donnés
son âge, sa condition et les dates imiiliquées par ces faits].
Alors, le roi Charles, dit le mémoire des Latour pro domo sua,
(1697), le fit en même temps Chevalier de la Jarretière et l'obli-
gea pour le prix de ses grâces de s'embarquer dans deux vais-
seaux de guerre, afin d'engager le sieur de La Tour son fils à
mettre sous son obéissance un fort considérable que le sieur de
La Tour avait construit dans le pays du Cap de Sable. Quelque
répugnance qu'eût le sieur de Saint-Elienne à exécuter ces
ordres, les sollicitations d'une femme et des motifs de recon-
naissance le forcèrent à manquer à son devoir. [La trahison du
père n'est pas niée, on le voit, mais seulement palliée]. 11
offrit à son fils de la part de ce Prince, ce qui pouvait le plus
flatter, l'ordre de la Jarretière, une mission pour commander et
d'autres grandes récompenses; mais ces avantages ni les prières
ni l'autorité d'un père ne furent pas capables de tenter un ins-
tant sa fidélité. Il résista à ce que la fortune a de plus brillant et
aux sentiments de la nature. Ce mauvais succès ne i)ermettant
pas au Sieur de Saint- Etienne de retourner en Angleterre, son
fils ne put lui refuser l'asile cju'il demanda. 11 lui fit bâtir un
logement, à quelque distance du fort, où il répara sa faute.
[Oui, le diable vieux se fit ermite]... Pénétré de vive douleur
de s'être laissé séduire, le Sieur Claude de Saint-Etienne donna
des marques de son repentir par de nouveaux services rendus
au Roy et par son ap{)lication à tout ce qui pouvait assurer
toutes les habitations coulre les euli('i)rises des Anglais. ».
Rien qu'au style on voit que Charles Latour eut alors un
collaborateur instruit, à tout le moins pour la rédaction de
50 LES ORIGINES
cette histoire romanesque. Inconsciemment, le bon Denys
et l'honnête Champlain collaborèrent aussi à ce merveilleux
récit. « Latour, dit ce dernier, ne se laissa pas emporter aux per-
suasions de son père qui était avec les Anglais, souhaitant
plutôt la mort que de condescendre à une telle méchanceté que
de trahir son Roy; ce qui donna du mécontentement aux
jVnglais contre le père de Latour. « Nul fait ne le prouve.
L'imagination des Latour corsa ce beau conte pathétique de
brillants faits d'armes : car la voix tonnante du canon anglais
renforça l'appel persuasif de la sirène paternelle : « Le combat
dura tout le jour et toute la nuit, raconte innocemment Denys.
Il y eut beaucoup d'Anglais tués et blessés... Le lendemain,
ils débarquèrent tous, matelots et soldats;... mais ceux du
dedans qui ne tiraient pas à faux en blessèrent plusieurs :
ce qui fit renoncer les Anglais à la prise du fort... « Le malheur
de toute cette belle histoire, débitée par les Latour à qui vou-
lait entendre et transmise de père en fils comme un noble
legs de famille, c'est qu'elle est contredite par les faits, et en
particulier par les documents plus haut cités. Puisque dès
1629 les Latour s'étaient tous deux par le u traité d'accord »
bel et bien vendus à l'ennemi pour des profits et des honneurs,
puisqu'ils étaient également complices et bénéficiaires en leur
trahison, ils n'eurent en 1630 nul besoin de faire assaut d'élo-
quence française ni échange de feux d'artillerie ou de mousque-
terie anglaises. Aussi, lorsqu'on 1635 le naïf Denis vint les
trouver au Cap de Sable, il était fort naturel qu'ils vécussent
côte à côte en bons voisins de campagne, cultivant
en cette paix britannique « pois et blé ». Les deux madrés
compères n'eurent donc pas de peine à berner le partial mar-
chand et, par son intermédiaire, Champlain lui-même et bien
d'autres partisans posthumes. Le succès de cette mystifica-
tion eut malheureusement en sa grave duplicité des conséquen-
ces plus graves.
Pour le moment toute la Nouvelle France semblait à jamais
perdue pour la France : en 1630 aux Kirke était attribué tout
le pays au Nord du Saint-Laurent; à Sir William Alexander,
LATOUR ET ALEXANDER 51
tout le pays au Sud. Aussi le seigneur-poète de la Nouvelle
Ecosse, assuré de la complicité des deux traîtres français
comme de l'intervention royale des Suarts, put-il fastueuse-
ment diviser son vaste empire désormais incontesté en New
Caledonia pour ce qui est de la péninsule et en New Alexan-
dria [ancien Norembègue] pour ce qui est du continent. Il
n'y manqua pas. Sans doute les glorieux souvenirs de son
impérial homonyme hantaient la tête du chimérique auteur
de Darius, maintenant que, malgré vingt-cinq ans d'efforts,
la Nouvelle France se trouvait absorbée en son immense do-
maine colonial !
Oui, mais il y avait, avons-nous dit, un adversaire redou-
table. Richelieu, vainqueur des Anglais à la Rochelle, exige
d'eux par la paix de Suze (24 avril 1629) la restitution de toutes
choses en leur état antérieur (Aff. Etr. Gorr. Anglet., vol. 43,
f. 100). Tout comme un autre peuple moderne, les Anglais
promettent, mais ne tiennent pas. Non content d'avoir occupé
Port-Royal avec ses deux vaisseaux et une goélette, le lieu-
tenant de Sir William, Lord Ochiltree, s'était en juin 1629
installé à Port-aux-Baleines (Cap Breton) dans un bastion
où il rançonnait nos terre-neuviens et prétendait, sous peine
de confiscation, prélever la dîme de leurs pêches. Le 8 sep-
tembre 1629, en représailles des violences des Kirke et con-
sorts, paraît le capitaine Daniel, de Dieppe, avec cinq navires
et une goélette; à la tête de 53 hommes, il s'empare du bas-
tion, le rase, en construit un autre à Sainte-Anne où il com-
mande les passes du Grand Chibou et ramène à fond de cale
ses 60 prisonniers écossais : 42 sont débarqués à Falmouth
18, dont Ochiltree, à Dieppe pour y répondre de leurs exac-
tions. A son retour en Angleterre, dès janvier 1630, Lord
Ochiltree se répand en accusations contre le capitaine Daniel
et déclare que, si l'on accorde au Roi de France le droit de
pêche en ces régions, elles deviendront pour lui en quelques
années la meilleure pépinière de marins qui soit au monde.
(Cal. St. Pap. Col. S. 1574-1660, p. 105).
Cependant, pour garder pied en Acadie. Richelieu se préoc-
4)2 LES ORIGINES
oupe de maintenir en force et dans le devoir les Latour dont on
ignore la trahison, ou du moins toute l'étendue de la trahison.
Les directeurs de la Compagnie de la Nouvelle France s'em-
pressent d'équiper à Bordeaux deux navires destinés à rivi-
tailler « le fils de Latour qui, dit Champlain, avait succédé
<în place du feu Sieur Jean de Biencourt ». Sur ces navires que
■commande la capitaine Marot, de Saint-Jean de Luz, s'em-
barquent des artisans, des ouvriers, trois récollets; on y ajoute
force denrées et munitions. Des lettres qui impliquent quelque
méfiance sont remises à Latour,
« ...le mandant, dit Champlain. de se maintenir toujours dans
le service du Roy et de n'adhérer ni condescendre aux volontés
-des Anglais comme plusieurs méchants Français avaient fait,
lesquels se ruinèrent d'honneur et de réputation...; [l'allusion
n'était pas déplacée] ce qui ne se pouvait espérer de lui, [hélas !J
s'étant toujours maintenu juscju'à présent... Pour cet effet, on
lui envoyait vivres, rafraîchissements, armes et hommes pour
l'assister et faire édifier une habitation au lieu qu'il jugerait le
plus convenable... La Tour fut très aise [on le conçoit] de voir
naître ce qu'à peine il pouvait espérer... Fut résolu, tant par le
conseil des Latour père et fils que Marot et pères Récollets, de
faire une habitation à la Rivière Saint-Jean ».
On voit l'aubaine : le fort Lomeron, restauré et pour la cir-
•constance baptisé Fort Saint-Louis, devient le domaine de
Latour fils; le fort Saint-Jean à édifier va devenir le domaine
de Latour père, et les deux transfuges vont être comblés de
faveurs par amis et ennemis. Si l'on en croit le Mémoire de
1697, Latour fils aurait même été le 8 février 1631 présenté
par Richelieu lui-même au roi Louis XII L digne pendant
de la présentation du père à Charles I^^" deux ans plus tôt,
'€t l'on aurait exigé que « le traité passé entre le capitaine de
La Tour et le capitaine Alexandre fût annulé ». En tout cas,
le 11 février, Charles de La Tour, dont les « bonnes intentions »
ont été « certifiées », est bel et bien nommé officiellement
« Gouverneur et lieutenant général es côtes de l'Acadie au
fort Latour »; en avril 1631 la Compagnie de la Nouvelle Fran-
LA TOUR ET ALEXANDER 53
■ce lui envoie un troisième navire de ravitaillement; en 1632,
■elle étend sa concession; le 15 janvier 1635 elle lui livre le fort
-et l'habitation de la rivière Saint-Jean. Dès 1633, le versatile
traitant, cédant à ses instincts déprédateurs, fait preuve d'un
zèle intempestif : il fond à Machias sur un poste de traite que
venaient d'établir un certain Allerton et d'autres marchands
de New Ply.mouth; des cinq hommes qui l'occupent deux sont
tués et les trois autres emmenés dans le repaire du Cap de
Sable avec un butin de 500 louis en fourrures et marchandises,
Allerton réclame, il demande à voir la commission du Roi au
nom de laquelle le « lieutenant général es côtes d'Acadie »
prétend agir. Latour répond fièrement que son épée lui en
tient lieu. Pareille grandiloquence de forban eût pu nous coû-
ter cher. Et plus cher encore toute cette confiance mal placée,
toute cette générosité imméritée qui ne pouvaient qu'encoura-
ger ces traîtres à trahir encore : ils n'y manqueront pas, du
reste, dès que l'occasion s'en présentera.
Dès le 13 avril 1630. l'amiral de -Montigny avait reçu l'ordre
de partir avec six vaisseaux pour recouvrer Port-Royal et
Québec; mais Richelieu, se ravisant, préféra négocier. Mal lui
en prit : ces négociations, engagées avec un adversaire de
mauvaise foi, traînèrent en longueur pendant des mois et fail-
lirent rompre. Notre ambassadeur Châteauneuf et ses collè-
gues, témoins « du peu de foi et de certitude qu'il y a à traiter
avec eulx », écrivaient à Richelieu et à ses secrétaires : « Les
Anglais offrirent la restitution du Canada sans restriction »;
quant à Port-Royal, « ils présumoient faire veoir que les Es-
cossois et Anglois ont faict les premières descentes au.x habi-
tations occupées, » prétention impudente qui sera mainte et
mainte fois renouvelée au cours de l'histoire de l'Amérique du
Nord. A l'encontre de toute vérité historique, malgré les éta-
blissements de Monts et Champlain, de Poutrincourt, de
Dcnys, de Latour et de la Saussaye, les Anglais ne cesseront
4'affirmer jusqu'en 1755 qu'ils étaient les premiers occupants
54 LES ORIGINES
en même temps que les premiers explorateurs de toute la ré-
gion acadienne.
« Il n'y a rien à espérer, dit des lors Châteauneuf, avec ces
gens-ci qui sont hardis à nier la vérité et la raison sans honte
et ont faict plutost la paix avec nous par honte et impuissance
de ne pouvoir faire la guerre que par amitié et considération
du bien public » (Î8 novembre 1629); « ce sont esprits opinias-
tres et céluy duroy plus que tous ses subjects qui sont redes et
hardis à refuser les choses à quoy ils penzent ne pouvoir estre
contraincts par la force » (26 novembre); « quoy qu'ils m'en
promettent, je ne tiendray rien d'asseuré que nous n'en soions
en possession;... tout ce qu'ils promettent de parolle, ils le
revoequent en doute en Texécution » (20 janvier 1630); « ils ont
faict deux fortifications et hal)itations plus de deux ou trois
mois après le traité ». (Mémoire du l^r février réclamant, confor-
mément au huitième article du traité de Suze, toutes les places
prises par les Anglais depuis le 14-24 avril, notamment Québec,
le Port-Royal et le Cap Breton.) Québec est concédé, mais non
Port-Royal; d'où mécontentement de Châteauneuf (Cal. of
St. P. 1.574-1660; pp. 107-113). « Je suis obligé d'ajouster qu'ils
se préparent puissamment d'y envoyer des gens ceste année et
que, si ne les prévenez, il sera malaisé de les en sortir ». (20 fé-
vrier). « Nous avons aussy appris que les Anglois font estât
de conquérir et d'envahir tout ce que tientla France en Canada..»
(Arch. Aff. étr., Corr. Anglet., vol. 43, f. 345-355; vol. 44, f. 34)
Bien plus édifiante encore est la lecture des archives an-
glaises qui révèlent les dessous de la politique britannique.
Le « roi menteur », comme l'appelaient ses sujets, .trompe tout
le monde. Conformément au traité de Suze, il a bien, le l^^"
décembre 1629, officiellement donné à Sir Wiliam Alexander
ordre de restituer la Nouvelle France; mais secrètement,
en mai 1630, il le félicite de ses succès coloniaux et l'encourage
à persévérer, et, en juillet, il lui demande des arguments pour
résister aux instances de l'ambassadeur français. En juillet
1630, il fait confirmer par les Etats d'Ecosse l'ordre des
baronnets de Nouvelle Ecosse et en septembre -nier les droits
des Français en cette région : pour 1 honneur de Sa Majesté,
le crédit de- son royaume et le bien de ses sujets, arguent ces
LATOUR ET ALEXANDER 55
conseillers, il faut garder tout ce pays découvert par Cabot,
dont l'allégeance a été reconnue, par Latour et autres Fran-
çais, dont la violente invasion par Argall a été tolérée sans ré-
clamations. (Cal. of St. Pap., Col. Ser., 1574-1660, p. 119).
En avril et mai 1631, il fait renouveler par le Conseil privé
d'Ecosse ses encouragements au comte de Stirling, ci-devant
Sir William Alexander, qui, de l'aveu de Latour, ravitaille
Port-Royal en hommes et en bétail. Le 12 juin, Charles l^^
n'en promet pas moins à notre ambassadeur de rendre Québec.
Port-Royal et autres lieux; et, le 4 juillet, il réitère au susdit
comte l'ordre de rendre Port-Royal en son état antérieur et à
« son frère le roi de France « la promesse de lui restituer inté-
gralement toutes ses anciennes possessions d'Amérique.
Or, le 12 juillet, Charles informe son bon Conseil privé d'E-
cosse que, « loin de renoncer à nos droits à la Nouvelle Ecosse
et au Canada, nous aurons grand soin de maintenir tous nos
bons sujets qui se sont établis là »; et le 26 juillet il lance à
cet effet une solennelle proclamation auxdits sujets. N'em-
pêche que le même jour il rassure le roi de France en ces
termes : a Sur la foi de notre parole royale, nous exigerons
et obtiendrons que nos sujets demeurant dans le château et
habitation de Port-Royal, qu'ils soient soldats ou colons,
abandonnent et quittent ledit fort et'habitation de Port- Roy al».
Mais, dès le surlendemain, le 28, il informe son « cher Conseil
privé » qu'il a nommé le comte de Huddington et douze au-
tres commissaires pour « le développement et amélioration
de la Nouvelle Ecosse ». Peut-on pousser plus loin la duplicité ?
Le roi d'Angleterre le put.
Il semble bien que le traité de Saint-Germain, par lui signé
le 29 mars 1632, constituait l'engagement le plus formel
qui fut de « rendre et restituer tous les lieux occupés en Nou-
velle France, Acadie et Canada « (article III). Le lendemain,
le secrétaire d'Etat Sir Isaac Wake écrit, en effet. (\ue le re-
présentant du Roi de France, M. de Razilly, est autorisé à
prendre possession de Port-Royal. Mais, en même temps,
Charles l^r écrit au Conseil privé d'Ecosse : « Pour éviter toute
56 LES ORIGINES
méprise, nous croyons bon de vous déclarer que nous n'avons-
en aucune façon l'intention de renoncer à nos titres, droits et
possessions de Nouvelle Ecosse en aucune de ses parties «;
puis il requiert le Conseil de rassurer le \'icomte de Stirling :
« Vu que nous n'avons jamais eu l'intention d'abandonner
nos droits sur aucune partie de ce pays, nous restons toujours
prêt à le protéger lui et tous ceux qui se joindront à lui dans
le développement de son œuvre décolonisation » (14 juin 1632),
Même en juin 1633, le Parlement d'Ecosse ratifie les deux
concessions faites à Sir \\'illiam de tout le Canada, y compris-
le Saint-Laurent et son golfe et ses îles et tous ses affluents
jusqu'à leurs sources, et les renouvelle encore à son fils le
22 avril 1635. « Le 17 février 1699, les Lords of. Trade décla-
rent qu'en 1633 Charles 1^^ réservait les droits des proprié-
taires, tout en faisant une sorte de concession des terres de
l'Acadie et du Canada ». (Cal. St. P.; Am. and W. L, 1699
no lÛS). Que penser de cette casuistique? «Céder et rendre-
toutes les places de l'Acadie occupées par les Anglais, rai-
sonne en 1873 l'historien Slafter (p. 69), ce n'est nullement
céderl'Acadie elle-même.» Peut-on manifester plus dimpu-
dence, de cynisme, de duplicité qu'encetacharnement à conser-
ver toute proie, fût-elle mal acquise ou inutilisée ou aban-
donnée formellement par traité? Enfin, quand il fallut céder
à la menace de rupture ou de violence, le roi et Sir William
eurent bien soin d'insister sur la complète démolition du fort
construit par ce dernier, sur le transfert « de tous gens, biens,
bétail, ammunitions », de manière à « laisser les limites tout
à fait déserts et dépeuplés ». La renonciation était, du reste,
si peu définitive que la rémunératrice création des baronnets
de la Nouvelle Ecosse continua : sept le 14 septembre 1633,
huit en 1635, neuf en 1636, etc., même sous Cromwell, et
dura jusqu'en 1707, à tel point qu'il existe encore de ces
baronnets. Même en 1840 et en 1848, certains de leurs descen-
dants intentèrent des procès au Gouvernement anglais en vue
du maintien de leurs droits et privilèges.
En réalité, que fut sous cette première forme cette Nouvelle
L A T O U R ET A L E X A N D E R 57
Ecosse qui ne fit guère plus de commerce que de colonisa-
tion? Une pure fiction politique. Elle fut, pour le Stuart, aussi
avide d'argent que prodigue d'honneurs, une source de recettes
faciles; elle fut, pour le poète fourvoyé qui la conçut, un
rêve chimérique qui le ruina (en dépit d'une promesse de 10.000
livres, Alexander mourut en février 1640, perdu de dettes) ;
elle devint, ce qui est plus grave, pour l'Angleterre qui ne s'en
désintéressa plus jamais, un prétexte à revendications perpé-
tuelles, un argument diplomatique dont ses hommes d'Etat
tirèrent toujours ample parti. Se prétendant les premiers ex-
plorateurs, possesseurs et colonisateurs de l'Acadie, les Anglais
n'ont, en effet, cessé, surtout en 1750, d'arguer que tout retour
de ce pays à la France n'était que violation de leurs droits,
extorsion brutale et, partant, cession temporaire; ce qui était
le contraire même de la vérité, de la justice, de la légalité.
IMieux eût valu, recourant à l'impérieuse formule d'un autre
peuple, dire franchement : terre une fois anglaise, terre tou-
jours anglaise.
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ft X. — Con-esp. iïénérale. — Série F. Compagnies de Commerce.
Arch. Aff. élr. — Mém. et doc. Amer., vol. IV, f. 65, 84, 95-99, 100.
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CHAPITRE III
RÂZILLY ET ÂULNÂY
(1632-1650)
riLS, petit-fils, arrière-petit-fils, et neveu de marins,
Richelieu s'intéressa toute sa vie aux choses de la mer
et, par suite, aux colonies. « Il semble, a-t-il dit, que
la nature ait voulu offrir l'empire de la mer à la France pour
l'avantageuse situation de ses deux côtes, également pourvues
d'excellents ports aux mers océane et méditerrannée ». .Juste
parole qu'il fit ainsi commenter dans le Mercure françois :
« Cette faiblesse dessus l'Océan nous fait mal au cœur... Dieu
a logé la France au lieu le plus commode et avec les plus grands
avantages de mer... Il lui a voulu donner pour main droite
l'Océan et pour gauche la Méditerrannée ». Voyant avec
netteté les avantages et les prétentions de notre éternelle
rivale, il ajoute ces paroles qu'on ne devrait jamais oublier et
qu'illustra tristement l'histoire de l'Acadie :
« Jamais un grand Etat ne devrait être en état de recevoir une
injure sans pouvoir en prendre revanche... L'Angleterre étant
située comme elle est, si la France n'était puissante en vais-
seaux, r Angleterre pourrait entreprendre à son préjudice ce
que bon lui semblerait sans idée de retour... La situation de
cette nation orgueilleuse lui ôtant tout lieu de craindre les
plus grandes puissances de la terre, l'ancienne envie qu^elle a
contre ce royaume lui donnerait apparemment lieu de tout
oser, lorsque notre faiblesse nous ùterait tout moyen de rien
entreprendre à son |)réjudice ...»
60 LES ORIGINES
Ainsi éclairé sur nos devoirs maritimes et sur nos dan-
gers politiques, Richelieu assuma dès octobre 1626 le titre-
et les fonctions de « Grand Maître, Chef et Surintendant
général de la navigation et du commerce ». Il n'esi guère
douteux que, si son attention et son activité n'avaient été
accaparées tant par les luttes intérieures du pays que par les
guerres et les négociations d'Europe, il eût doté la France d'un
vaste empire colonial et d'une marine adéquate. Mais le a splcn-
dide isolement « ne fut jamais le lot de notre pays. A peine^
eut-il, à force d'encouragement, créé de toutes pièces sa flotte
de haut bord que le Cardinal voulut s'assurer d'amples terri-
toires. Avant même que le traité de Saint-Germain ne fût
signé, tout était prêt pour « restaurer la Nouvelle France » et
en particulier pour « développer les établissements de l'Aca-
die ». Dès le 10 mars 1632, Richelieu avait nommé « Lieutenant
général du Roy et Gouverneur de l'Acadie » son parent et
conseiller intime, le sieur Isaac de Razilly,
I.e choix était judicieux. Né en 1580 au château d'Oi"
seaumelle, descendant d'une vieille famille tourangelle qui,
en son château du xi^ siècle à Beaumont près de Chinon,
avait reçu Charles VII et d'autres rois de France, frère de
deux autres marins, Isaac de Razilly avait depuis 1603
fourni une belle et longue carrière navale : chevalier de Malte
en 1605, capitaine de marine en 1623, chef d'escadre en 1624,
il s'était distingué tant à la prise de la Rochelle en s'empa-
rant de trente navires anglais que dans cinq expéditions contre
les forbans du Maroc cjui ruinaient notre marine et pillaient
nos côtes. Dès 1621, il avait voyagé dans les quatre parties du
monde et séjourné dans « l'Eldorado » de l'Amazone. Sur la
demande de son cousin, il avait dès le 27 novembre 1626 rédigé
un fameux programme naval et colonial cjue Richelieu et
même Colbert ne purent entièrement exécuter : « Il y a des
personnes de qualité pour qui la navigation n'apparaît
pas nécessaire à la France, disait son Mémoire : or quiconc]ue
est maistre de la mer a un grand pouvoir sur la terre. Voyez-
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 61
l'Espagne... l'Angleterre... la Hollande... Malte ! Nous avons-
tout pour une marine nationale : ports, forêts, blé et vin pour
l'étranger, matelots incomparables... » Sous son influence, la
Compagnie des Cent Associés, fondée en 1626, se constitua le-
7 mai 1627 en une Compagnie de la Nouvelle France qui unit
à des navigateurs comme Razilly, Champlain, Daniel, ^tc... des-
marchands de Paris, de Rouen et de Bordeaux que la navi-
gation pouvait anoblir et des nobles que la navigation ne
faisait plus déroger. A cette Compagnie furent cédés en mai
1628 Québec et tout le pays s'étendânt de la Floride au Lac
appelé Mer douce, c'est-à-dire la future Louisiane. Nous avons
vu que dès 1628 cette compagnie avait voulu ravitailler Québec
et Port-Royal et qu'en 1630 et 1631 elle ravitailla effective-
ment et fortifia les deux Latour tant au Cap de Sable qu'à la
rivière Saint-Jean; en 1631 elle ravitailla, de même, Sainte-
Anne au Cap Breton, Miscou et Tadoussac dans le Golfe du
Saint-Laurent. Cette compagnie, plus ou moins remaniée
(1664) en Compagnie des Indes Oc ddentales, devait en fait
durer jusqu'en 1674.
Razilly précisera bientôt son programme colonial : c'est au
roi, dit-il, d'en assumer le souci, à l'Etat d'en prendre la char-
ge, aux villes d'en fournir les colons en y envoyant leurs men-
diants valides (idée moins heureuse), aux 2.000 bateaux de
pèche de les y transporter, au commerce des pelleteries d'en
couvrir les frais; ainsi la Nouvelle France pourrait en quehfues
années se peupler tout comme la Nouvelle Angleterre, vu
qu'en cette terre de bénédiction un très grand nombre de
gens trouveront asile assuré et nourriture corporelle pour peu de
de dépense. « Je ne" voys pas d'autre but, écrit-il un jour à
Richelieu, que la gloire de Dieu, la grandeur du Roy et le
service de Votre Emminence ». Sincère protestation de dévoue-
ment que ne démentent pas les faits : « le Cardinal de Riche-
lieu, lisons-nous, le Commandeur de Poinsy, le Président de-
Dijon et le Sieur de Razilly s'étant mis en Société pour l'éta-
blissement d'une colonie française à l'Acadie, le Sieur de Razil-
ly y prit intérêt pour quatre parties sur sept faisant le tout «^
62 LES ORIGINES
Jiien plus, ce grand liomme de mer, dont les exploits valaient
les théories, ce grand seigneur, ce commandeur de Malte, cet
amiral consent en son abnégation à servir sous les ordres du
simple capitaine de navire, le roturier Champlain, « pour
ce qu'il est, dit-il, plus compétent en affaires coloniales » :
Champlain, nommé lieutenant de la Nouvelle France (l^'" mars
1633), certifie : « Monsieur le commandeur a toutes les qualités
d'un bon et parfait capitaine de mer, prudent, sage, laborieux»
poussé d'un saint désir d'accroître la gloire de Dieu, de porter
son courage au pays de la Nouvelle France pour y arborer
l'étendard de Jésus-Christ et y faire fleurir les lis ». Le sort
de la Nouvelle France était en de bonnes mains.
Deux jours avant la signature du traité de paix, par acte
notarié en date du 27 mars 1632, Richelieu, en sa qualité
d'associé de la Compagnie de la Nouvelle France, traite les
conditions dans lesquelles son Lieutenant-général reprendra,
au nom de cette Compagnie, possession df Port-Royal « usurpé
par les Anglais et les Ecossais depuis le traité de Suze «;
« le Cardinal fera délivrer le 20 avril au port de Morbihan-
le vaisseau VEspérance-en-Dieii avec canons et pierriers..
et la somme de 10.000 livres... Le Sieur de Razilly fera à ses
frais toute dépense tant de la solde que des victuailles des
hommes de l'équipage, et passera trois capucins ». (Arch,
Min., Aff. étr. , Mém. et doc. Amer., vol. 4; f. 92-3; Corr.-
polit. Anglet., vol. 85). Le 19 mai, la susdite Compagnie con-
cède au Commandeur sous condition de « foi et hommage au
fort Saint-Louis à Québec » la baie de la Rivière de Sainte-
Croix, avec un territoire de 12 lieues de front sur 20 de pro-
fondeur, et une commission du 10 mai l'autorise à faire évacuer
de l'Acadie les quelques Ecossais et Anglais qui s'y trouvaient
encore. Razilly a déjà « recueilli 50.000 livres parmi ses amys »,
et il a soigneusement choisi ses collaborateurs, dont le Sieur
d'Aulnay. Donc, quelques semaines après Raymond de la
Ralde qui va prendre possession de Québec et du Canada
le 4 juillet 1632, la frégate royale, VEspéraiice-en-Dieu, part
d'Auray, escortant deux transports. L'expédition se compose
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 6a
de (( 300 hommes d'élite » recrutés surtout en Touraine et en
Bretagne, tous c engagés célibataires », sauf une douzaine
ou une quinzaine qui sont mariés. Trois capucins s'ajoutent
ou se substituent aux Récollets qui depuis 1619 desservaient
rAcadie(six, d'abord, tantôt à Port-Royal ou au Cap de Sable,
tantôt à Saint-Jean ou à Miscou).
Le 8 septembre 1632. Razilly débarque à la Hève, tout
comme Monts vingt-huit ans plus tôt. Pendant qu'on ins-
talle son personnel, il s'en va, sans perdre de temps, prendre
possession de Port-Royal que lui remet le lieutenant de Sir
William Alexander. Le baronnet, promu Lord Stirling,
ne fait plus de difficultés d'autant que d'une part le
gouvernement anglais lui a donné en compensation, outre la
promessede 10.000 livres, le monopole delà pêche et de la traite
pendant trente ans dans la rivière et le Golfe du Canada {Cal.
of St. Pap. Col. 5. /. ; 11 mai 1632) et que d'autre part ce mê-
me gouvernement transporte à ses frais ses derniers colons de
Port-Royal : une trentaine de survivants « mal accommodés»,
dit Champlain; trente autres étaient morts du scorbut dès le
premier hiver. Le reste préféra rester parmi les Français;
leurs noms désignent encore des familles devenues bien aca-
diennes : les Paisley, les Colleson, les Melanson, les Peter, le
Kessey. (En 1635, Lamothe-Cadillac en vit deux à Port-
Royal qui, catholiques, avaient épousé des Françaises).
Razilly achète aux Ecossais pour 15.000 à 16.000 livres des
provisions et munitions qu'ils avaient ordre de remporter
après la destruction totale de leurs fortifications et habita-
tions. Sans plus tarder, Razilly franchit la Baie redevenue
Française (non plus Baie d'Argall) et va prendre possession
de cet autre premier établissement français, Sainte-Croix, qui
lui avait été concédé par arrêt spécial du 19 mai 1632.
Moins docile que les Ecossais vaincus était un niau\ais
Français récalcitrant :
« Latour vit à douze lieues de Port-Royal, dit le Mémoire ms-
/ruc//7(Bibl.nat., Mss.fr., 18.593f. 373). Razilly chercheàlaltirer
64 LES ORIGINES
à cause de son influence sur les j»auvages et lui envoie les trois
pères capucins [le 16 mars 1633. une lettre spéciale du ro
(Aff. étr., Mém. et doc. Amer., vol. 4. f. 100) ordonnait d'envoyer
des capucins à Latour qui avait pourtant près de lui trois
récollets, afin de <- tascher de faire vivre Latour et ses gens
selon la crainte de Dieu »]. Mais ceux-ci ne peuvent l'amener à
une vie régulière [il avait d'une sauvagesse, avons-nous vu, une
fille appelée plus tard Jeanne]. Latour les persécute. Les capu-
cins l'abandonjient. Latour s'assure sous main les Anglais et
essaie de faire révolter les sauvages. [Confiant à l'excès].
Ilazilly charge Latour et Aulnay de reprendre Pentagoël.
Latour donne avis aux Anglais et Aulnay fait seul l'entreprise,
[à bord de V Espérance-en- Dieu], se saisit de Pentagoët [163'2]
que les Ançrlais ne peuvent reprendre ■<.
Aulnay y avait, en effet, laissé une garnison de 22 hommes.
A l'instigation de Latour dont les nouvelles insubordinations
et trahisons datent du temps même de Razilly, 1 ex-
gouverneur Thomas Willet revient dès l'année suivante avec
20r> soldats montés sur deux vaisseaux de guerre. L'héroïque
petite troupe lui tient tête et finalement le repousse. Xous
gardâmes ainsi Pentagoët jusqu'en 1664, bien que, par une
nouvelle infraction au traité, le gouvernement anglais qui,
dès le 16 juin 1632, avait déclaré qu'il fallait faire quelque
chose contre notre « entreprise plus qu'ordinaire », eût le
22 avril 1635 concédé à Lord Stirling, « comte du Canada »,
toute la partie de la Xoun 'llr Angleterre qui s'étend de Sainte-
Croix à Pemequid et en amont du Kinebequi. {Ca}. of Si.
Pap., Col. S. /., p. 152. p. 204j. Ce ne fut donc pas sans raison
que, '< pour border les Anglais le plus proche qu'on pourrait »,
le commandeur signifia aux autorités de la Nouvelle Angleterre
qu'elles n'auraient plus désormais à laisser franchir la fron-
lière commune du Kennebec. Cette juste fermeté n'exclut
pas l'humanité : en 1635 Razilly rapatrie un équipage du
^lonnecticut échoué à l'île de Sable.
Ayant ainsi affirmé ses droits et son pouvoir, Razilly
s'empresse d'organiser son clHlilissement de la Hève. Il
^vait choisi ce site en marin : sràce aux nombreux bateaux
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 65
-qui fréquentent, ces parages, les relations avec la France sont
fréquentes et faciles; la rade est profonde et sûre; une rivière
en partie navigable, le Merligouèche y débouche. Sur un pro-
montoire, Razilly bâtit, pour lui servir de résidence et d'en-
trepôt, un fortin de bois qu'il appelle Sainte-Marie-de-Grâce
en commémoration de la date de son arrivée; ce manoir forti-
fié sera bientôt « muni de 25 canons en batterie pour défendre
la croix et les lis ». Le Sieur d'Aulnay lotit le terrain avoisinant
en quarante concessions c{u'il attribue à autant de vassaux
censitaires; il leur répartit le bétail, gros et petit, et les den-
rées apportées de France. Un autre homme d'initiative,
Nicolas Denys, fils et petit-fils d'officiers de Tours, fait
bénéficier ses collaborateurs de son expérience coloniale
et commerciale : car il a déjà voyagé et trafiqué en ces ré-
gions; au commerce des pelleteries il ajoute celui du bois qu'il
-débite sur place en poutres et madriers; il établit même à
proximité dans la baie de Rossignol (Liverpool) un poste de
pêcherie sédentaire cjue dessert son frère Simon Denys de
Vitré pourvu d'un vaisseau du roi. Par arrêt du 15 janvier
1634, Razilly est confirmé en sa possession de La Hève et
de Port-Royal avec les terres adjacentes, ainsi que de l'île
de Sable. Quelques tenanciers, une quinzaine, ayant amené
leurs femmes et leurs enfants, l'avenir de l'entreprise semble
assuré, d'autant que son chef, dit Denys, «n'a d'autre passion
-cfue de faire peupler le pays : tous les ans, il faisait venir du
monde, le plus qu'il pouvait, à ce dessein ». « J'y emploie-
rai, écrivait-il à Richelieu, jusqu'à la dernière goutte de mon
sang ». « Grâce à Dieu, annonce-t-il satisfait (25 juillet 1640),
le vice ne règne pas en cette habitation; depuis que j'y suis,
je n'ay pas trouvé lieu de châtiment; la charité et l'amitié
y sont sans contrainte... Les sauvages se soumettent de leur
franche volonté à toutes les lois qu'on veut leur imposer, soit
humaines, soit divines ». (Aff. élrang., Mém. et doc, Amer.,
vol. 4, f. 106). ,
Mais, si prospère qu'elle soit, l'entreprise coûte cher :
sur une avance de 100.000 livres (15 novembre 1632), la
i,ALVi<ii';ut: 1.1 3
66 LES ORIGINES
Compapfnie de la Nouvelle France a dû dès le 9 mars 1633
envoyer un premier navire de ravitaillement et, plus tard,
quatre autres. « Nous avons, nos amys et moi, écrit Ra/illy
(25 juillet 1634), avancé 50.000 écus pour le commencement de
cette œuvre, sans en avoir encore retiré aucun profit ». Aussi
en 1634 sollicite-t-il « le secours qu'il plaira au Roy lui tenir
par la faveur du Cardinal «. soit 50 ou 60.000 écus pour « em-
ployer dès la première année cinq navires de Sa Majestés
deux pour la traite et trois pour la pêche; la deuxième, huit
navires; la troisième, douze sans accroissement de frais ».
K Ainsi on pourra peupler le pays, ce qui causera la conversion
de quantités de sauvages. et établir un grand commerce naval ».
Le 2.5 janvier 1635, Richelieu s'engage à verser 17.000 livres.
un Président de la Chambre des Comptes de Bourgogne
17.000 autres, un certain Louis Motin ou Molin. sieur deCour-
celles, contrôleur du çrrenier à sel à Mont-Saint-Vincent ea
Charolais, 3.000 autres, he Commandeur frappe encore à une
autre porte; il écrit au Grand Maître de l'Ordre de Malte dont
il est diirnitaire pour lui proposer de fonder un prieuré à La
Hève ou dans la rade de Chibouctou (plus tard Halifax)
dont il a remarqué l'excellence ; il montre l'intérêt qu'aurait cet
ordre militaire et naval à s'assurer ainsi un beau fief, un bon
port sur l'Océan, la formation de jeunes chevaliers de mer.
L'idée était intéressante; mais le 20 février 1636 Antonio de
Paulo répond cjue le Conseil de l'Ordre vient d'engager 200.000
livres pour les fortifications de Malte. Quel dommage pour
l'Acadie et pour la France même !
Ainsi dirigée par un homme actif, habile, probe, qui
bénéficiait de la faveur du roi et du zèle de collaborateurs
compétents, la nouvelle entreprise coloniale semblait appelée
à un prompt et légitime succès, lorsque subitement en no-
vembre 1635 mourut à La Hève M. de Razilly, âgé de 55 ans.
Son corps reposa d'abord en cette terre acadienne qu'il aimait,.
^ dans l'étroite presqu'île où il bâtit son fort de Sainte-Marie-
de-Grâce; mais, en septembre 1749, il fut transporté dans la
chapelle de Louisbourg avec tous les honneurs dus. La mort
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 67
prématurée de cet homme supérieur fut un désastre pour la
colonie naissante, pour cette nouvelle France à laquelle il
•consacrait toutes les forces de sa vie, toutes les ressources de
son expérience, tout le prestige de son nom et de sa valeur.
La colonie se trouva aussitôt divisée. Avant de mourir,
Razilly l'avait répartie en trois fiefs.- — A Nicolas Denys i^
avait concédé pour 15.000 livres tout le littoral du Golfe
Saint-Laurent, du détroit de Canseau (vieux mot qui signi-
fiait limite) jusqu'à la Baie des Chaleurs; nommé gouverneur
«t lieutenant-général de Terre-neuve, du Cap Breton, de l'Ile
Saint-Jean et autres lieux, l'actif négociant s'y livra sur di-
vers points, entre autre à Chedabouctou(depuis Guysborough),
à un grand commerce de pêcherie, de pelleterie et de bois de
construction, jusqu'au jour où, entrant en conflit avec un
compatriote, il fut attaqué et ruiné. — A Charles de La Tour,
dont on ignorait toujours les trahisons, fut reconnu le 15 jan-
vier 1635, en récompense de son « zèle pour la religion catho-
lique, apostolique et romaine » (quelle duperie !), outre son
fief du Fort Saint-Louis au sud de la presqu'île, celui de son
père, (mortsans doute,) c'est-à-dire le fort et habitation de la
Rivière Saint-Jean avec les terres adjacentes « mouvant et
relevant de Québec » (cinq lieues de terres en amont et en
aval sur dix de profondeur] ; en cet important centre de traite,
il développe, grâce à son influence sur les sauvages, un commerce
de pelleteries qui lui rapporte bon an mal an de 100.000 à
150.000 livres. A cette même date, la Compagnie de la Nouvelle
France lui avait même accordé à Pentagoët l'habitation du
Vieux Logis avec une concession de dix lieues carrées; il n'y
resta guère. Mais lui, non plus, comme Denys, en dépit de
certaines offres « de terres et de prés grandement fertiles »,
ne put, et au fond ne voulut guère, attirer de colons agricoles
sur aucun point de l'Acadie. Par suite, ni lun ni i'autic ne
créèrent rien de durable. Dès 1634, les Jésuites s'étaient éta-
blis à Sainte-Anne du Cap Bretonctà Saint-Charles de Miscou.
Le véritable org^anisateur de la colonisation acadienne fut
6S LES ORIGINES
Charles de ■\Ienou, Sieur d'Aulnay. Les Menou, de vieille-
souche tourangelle, sont encore nombreux en Touraine. Le
premier, qui joua un certain rôle en son temps, fut précisé-
ment le père de notre personnage historique. René de Menou,
Sieur d'Aulnay et de Charnizay, né en 1578, se distingua com-
me officier tant par ses campagnes que par ses livres qui firent
autorité {Traité de la Guerre; Moijeii d'empêcher les duels;
Traité pratique du Cavalier, qui devint V Instruction du Roi
en VArt de monter à cheval) que comme diplomate par ses négo-
ciations avec le Duc de Nevers-Gonzague, lesquelles amenèrent
l'intervention de Richelieu en Italie; le Cardiaal le nomma
Conseiller du Roi et ainsi collègue des deux frères Claude et
Isaac de Razilly. De ses deux filles, l'aînée, prieure de cinq
couvents de Carmélites, attira l'attention du Cardinal de
Bérulle par son zèle édifiant. De ses trois fils, seul Charles
survécut; il naquit, sans doute, vers 1596 dans le château pa-
trimonial de Charnizay qui, transformé en ferme, subsiste
encore à quelques lieues de Loches.
Tourangeau comme Razilly et peut-être son parent, comme
lui officier de marine, Charles d'Aulnay l'avait tour à tour
secondé dans ses efforts militaires à Pentagoët et dans ses
tentatives agricoles à La Hève. Aussi, avant de mourir, le
Commandeur qui appréciait ses qualités porta-t-il le nom
d'Aulnay sur « une commission en blanc de même teneur que la
sienne » comme « personne agréable à Sa Majesté et capable »;.
il le supplia même « de ne point abandonner le pays et de con-
tinuer l'œuvre si glorieusement commencée » Lee Capucins
« lui adressèrent la même prière ». Aulnay promit et tint parole.
C'était un homme de cœur, d'énergie, d'expérience qui se
montra aussi vigilant administrateur qu'habile diplomate et
capitaine résolu. Son dernier confesseur, le Père Ignace, de
Senlis, nous montre en lui (6 août 1653) une belle âme, très-
noble, très pure, très désintéressée. « Il fut si soigneux, tout
ce temps de six à sept mois que je demeuray le seul prêtre
au Port-Royal, de tenir sa conscience pure qu'il se confessa
toujours de deux jours l'un et bien des fois tous les jours...
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 69
Il était fort zélé pour la foy. Sa charité envers les sauvages
a été très rare... » Charles d'Aulnay. dit justement son historien
Moreau, fut « l'un des types les plus complets de gentilhomme
colonisateur du xvii^ siècle ». L'Acadie se retrouvait donc
de nouveau en de bonnes mains, moins puissantes toutefois
que celles du commandeur.
Malheureusement, dès le début, linfatigable activité
d'Aulnay dut se dépenser en luttes aussi épuisantes que
stériles contre l'homme criminel qui fut le mauvais génie
de l'Acadie. Charles de La Tour, en sa qualité de premier oc-
cupant et de riche « traitant », s'estimait le maître incontesté
du pays ; il vit d'un très mauvais œil ce rival se fixer à demeure
à Port Royal avec femme, enfants, domestiques, colons et
soldats. Loin de reconnaître son autorité, notre aventurier
sans foi ni scrupule ne cessa de la contester, de la saper, de
l'attaquer plus ou moins ouvertement par les moyens les plus
vils et les plus violents : l'intrigue en France, le soulèvement
des Peaux-Rouges, l'alliance même avec les ennemis du pays.
Le 10 février 1638, les protecteurs de Latour à Paris, (car sa
grosse fortune lui permettait de disposer de protecteurs in-
fluents), obtinrent du roi un stupide partage qui mettait la rési-
dence de chacun des rivaux dans le territoire de l'autre :
à Aulnay, toute la côte continentale de Chignectou au Ken-
nebec, sauf l'embouchure du Saint-Jean; à Latour, toute la
côte péninsulaire de Chignectou à Canseau. sauf Port Royal et
La Hève. Selon les termes mêmes de la convention, Aulnay
est « lieutenant général en la côte des Etchemins, à prendre
depuis le milieu de la terre ferme de la Baie Françoise en tirant
vers les Virginies et gouverneur de Pentagoët, » et Latour est
« lieutenant général en la côte d'Acadie depuis le milieu de
ladite Baie Françoise jusqu'au détroit de Canseau ». Des
ternies de cet acte, il est bon de retenir, en vue de contesta-
tions ultérieures avec les Anglais, ce qu'on entendait alors par
« côte d'Acadie ». En tout cas, pour le présent, pareille situa-
tion enchevêtrée ne pouvait qu'engendrer la guerre civile.
70 LES ORIGINES
Dès l'année suivante, après avoir « semé la division entre
Français » et vainement lancé contre son adversaire ses amis
les Micmacs, Latour capture une pinasse de secours envoyée
à Pentagoët que menacent les Anglais; lui-même « se trans-
porte à La Hève qu'il veut s'approprier et se vante de ruiner
en deux ans le Sieur d'Aulnay. Il envoie à Port Royal des
sauvages qui lui tuent un homme. Aulnay va défendre Penta-
goët attaqué par les Anglais ».
En 1640, profitant de cette absence, Latour tente avec deux
bâtiments de guerre de surprendre Port-Royal; Aulnay, reve-
nant de Pentagoët avec deux vaisseailx, le surprend, au con-
traire, et le capture ainsi que ses hommes. Procès-vérbaux
des Capucins (11 août) et de Mathieu Capon (21 juillet).
L'honnête Aulnay eut le tort de relâcher un tel adversaire et la
naïveté de lui envoyer des capucins pour négocier (l^^" juillet
1641). Latour les enferme sur-le-champ et les traite indigne-
ment; il fait même saisir à La Rochelle un vaisseau d'Aulnay
et lui fait intenter un procès par la veuve de son capitaine
Jamin tué dans l'attaque de Port Royal. Or.en ce même mois
(13 et 23 février', sur les plaintes dûment motivées d'Aulnay,
le Conseil du Roi révoquait Latour, le mandait à Paris et
nommait Aulnay « gouverneur et lieutenant général dans toute
l'étendue des côtes de l'Acadie, du golfe du Saint-Laurent aux
Virginies », avec ordre « d'éloigner les Hollandais des côtes de
l'Acadie ». Latour se récusant, Aulnay reçoit l'ordre signé
Séguier (21 février 1642) de se saisir de Latour, de l'embarquer
de force et de le faire passer en France : car il est « révoqué pour
ses mauvais comportements : il tient en désordre et con-
fusion les affaires du pays d'Acadie ». Latour, se sentant en
parfaite sécurité dans son solide fort à l'embouchure de la
Rivière Saint-Jean, ne fait t[u'un « bouchon » de papier du
mandat royal que lui remettent les sept envoyés d'Aulnay
(17 août 1642) et met ceux-ci sous les verrous pour un an (jus-
qu'au 3 septembre 1643). C'est la rébellion ouverte.
Prenant une attitude de religionnaire, Latour entre en rela-
tion, par l'intermédiaire de son agent en France Desjardins,
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 71
avec les protestants de La Rochelle et, par l'intermédiaire
de deux marchands de cette ville, d'abord Rochette, puis
Lestang, avec les puritains du Massachusetts (8 novem-
bre 1642). A ces derniers il propose la liberté du commerce
qu'ils s'empressent d'accepter et un projet d'alliance contre
Aulnay ; il demande, en outre, l'autorisation de faire venir des
marchandises d'Angleterre par l'intermédiaire de marchands
bostonais; sur ce dernier point, ils ferment les yeux. Quant à
l'alliance, ils feignent en principe de refuser; mais, en fait, ils
envoient à la Rivière Saint-.Jean une chaloupe et une pinasse
chargées de marchandises. Au retour, ces honnêtes négociants
de Boston rencontrent à Pamaguid (Pemquid) Aulnay qui
leur remet pour le Gouverneur la copie de l'arrêt rendu contre
Latour, arrêt qu'il rapporte lui-même de Paris. Ainsi, dûment
informés, les Bostonais ont pour strict devoir de ne pas inter-
venir en temps de paix en faveur d'un sujet français en état
de rébellion contre son pays. Ce devoir, ils Tenvisagent ainsi :
« Tant que Latour et Aulnay seront- opposés l'un à l'autre,
confie Endicott au gouverneur Wintlirop (avril 1643), ils
s'affaibliront mutuellement. Si Latour prenait le dessus, nous
aurions en lui un mauvais voisin, et je crois bien que nous
n'aurions guère sujet de nous réjouir d'avoir affaire à des Fran-
çais idolâtres ». Pour ne pas « contrarier en ses voies la divine
Providence », ils abandonnent donc à son sort le plus faible
adversaire; ou, du moins, ils se contentent de le ravitailler
secrètement.
Conformément aux ordres de son roi, Aulnay, dè*^ le débu|
de l'année 1643, bloque l'entrée de la rivière Saint-Jean avec
trois navires, trois pataches et 500 hommes. Alors survient de
La Rochelle un vaisseau le Sl-Clémcnl qu'a envoyé "Desjardins;
mais, bien qu'il porte 140 prolestants et force munitions et
autres ravitaillements, il ne peut forcer le blocus. Profitant
de la nuit, Latour gagne son bord et se rend ainsi à Boston
(12 juin) pour renouer ses intrigues avec les Anglais, dont il
fait le jeu contre la France. Un si bel é([uipage. bien plus encore
que la production de papiers suspects, inqjressionne nos puri-
rZ LES ORIGINES
tains au point de les faire changer davis. Il est « bien accueilli,
dit l'historien de la Nouvelle Angleterre, le Rev. W. Hubbard;
assemblée et gouverneur déclarent qu'il n'était pas plus illé-
gal de permettre à Latour de se procurer des auxiliaires parmi
leur peuple quil ne lavait été à Josué de secourir les Gabao-
nites contre les Chananéens ou à Josaphat d'aider Joram contre
Moab. » En réalité, ces belles raisons bibliques ne faisaient
que dissimuler de vieux sentiments de haine à l'égard des
Français catholiques et de vils intérêts mercantiles : dune
manière générale, les gros profits de la pêche anglaise sur les
côtes de l'Acadie étaient menacés par les établissements d'Aul-
nay. stigmatisé de « fléau >> (scoiirge); d'une manière plus pré-
cise, « divers négociants de la Nouvelle Angleterre (entre
autres un certain Gibbons) étaient gravement engagés dans les
affaires de Latour : si son fort venait à être pris, il était pro-
bable qu'ils ne seraient jamais remboursés ». Telles étaient les
beautés de la morale puritaine.
Ne pouvant « se débarrasser complètement » d'Aulnay
(uilerly extirpale him). tout en lui voulant maie mort, les
magistrats bostonais se contentent de lui écrire que, « vu
sa lettre et les pièces de Latour, ils ne pouvaient pas s'écarter
des devoirs du christianisme et de l'humanité jusqu'à lui re-
fuser [à Latour] la permission de noliser à ses frais des navires
dans leur port ni de recruterdes gens disposés à raccompagner».
Donc, « le christianisme » et « l'humanité » de ces généreux pro-
testants consistaient à soutenir le rebelle contre de loyaux
sujets, dont la vie et les biens n'étaient pas moins sacrés. Tout
en se défendant hautement d'aider en pleine paix ces rebelles,
nos bons Samaritains ont la charité de « louer » (« louer » n'est
pas aider, n'est-ce pas?) à cet infortuné voisin, pour la durée de
deux mois et pour la modeste somme de 1 .040 livres sterling,
(gagées, du reste, sur ses terres et fort du Saint-Jean), quatre
navires armés de 48 canons et de 70 à 80 volontaires (30 juin
et 4 juillet 1643). A cette honnête expédition se joint le non
moins honnête renfort des 140 protestants de La Rochelle à
boni du Sl-Clémenl. Ainsi surpris par cette attaque déloyale de
RAZILLY ET AULNAY 73
forces très supérieures, Aulnay se trouve rapidement, de blo-
queur qu'il était à la rivière Saint-Jean, bloqué en sa baie de
Port Royal, où il échoua deux navires et une pinasse.
« Après avoir harcelé Aulnay depuis sept ans, certifient le
20 octobre 1643 huit Capucins de Port-Royal, les Anglais de la
Grande Baie [de Plymouth], accompagnés de Latour, ont le
6 août 1643, avec quatre navires et deux frégates armées, opéré
une descente au Port-Royal, blessé sept hommes, tué trois
autres et fait un prisonnier; ils ont tué quantité de bestiaux et
pris une barque chargée de pelleterie, poudre et denrées. Les
Capucins demandent des secours pour Aulnay, afin qu'il
exécute ses généreux desseins contre les ennemis de la vraie
religion et en particulier contre le Sieur Latour, très mauvais
Français et beaucoup pire qu'eux par la vie scandaleuse qu'il
mène, lui et ses gens allant au prêche lorsqu'il est à la Grande
Baie. » (Arch. NaL col. C^^Dl, fol. 70). Des 18.000 livres pro-
venant de la vente des pelleteries volées à Port-Royal. lesBos-
ionais eurent deux tiers et Latour un tiers.
Ayant mis en fuite toute cette horde de religionnaires
plus ou nioins sincères, Aulnay repasse en France pour exposer
pièces en main la conduite du félon Latour et réclamer des
secours que rendent urgents sept années de guerre.
En un copieux Mémoire inslniclif de la conduite dudit
Sieur de la Tour dans la Nouvelle France depuis 1624 jusqu'en
1643 (Bibl. Nat., Mss. Fr. 18.593), Aulnay montre avec force
preuves à l'appui « l'empeschement que ledit Latour a fait
jusques à présent à l'establissement des colonies françoises,
à la conversion des sauvages et aux bons progrès qui se peuvent
faire dans toute l'estendue du pays, afin qu'il plaise à Sa Ma-
jesté vouloir apporter les ordres nécessaires pour y maintenir
la gloire de Dieu et l'honneur de la France... De dire les indi-
gnités, conclut-il, que lesdits prisonniers ont reçues dans l'ha-
bitation de Latour, la vie qu'il y mène, luy, ses gens, sa femme
de laquelle on se plaint autant que de luy... les informations,
certificats, relations, mémoires, lettres, missives et autres
actes, tant des Pères Capucins qu'autres particuliers el même
74 LES ORIGINES
gens de La Tour, en font assez foy sans s'y estendre davanta-
ge ». En présence de ce volumineux dossier où, entre autres, un
officier de Latour témoigne « amplement de la vie débordée
qui se fait par lui et ses gens », les juges, tant du Conseil du
Roi que de l'amirauté de Guyenne, n'eurent pas même besoin
de faire état de toutes les charges pesant sur l'accusé (Arch.
Nat., Arrêts Paris. 1G44, n» 5, T, 1688). Pour la deuxième fois,
un arrêt royal condamne Latour et le condamne par défaut :
car le rusé compère, se portant malade, s'était contenté
d'envoyer sa seconde femme plaider sa cause. Cette femme,
Marie Jacquelin ou Jacqueline, « fille d'un barbier du Mans »,
lui avait été en 1640 sur sa demande envoyée de la Rochelle
par son agent Desjardins. Le choix était bon: c'était une gail-
larde digne de lui. Le 6 mars 1644, il est interdit à la femme
Latour de retourner en Acadie sous peine de mort et de con~
fiscation de ses navires et marchandises; mais elle est autorisée
à envoyer un vaisseau à son mari, pour qu'il puisse venir
s'expliquer devant le conseil : interdiction et autorisation
furent également méconnues. Elle partit; mais lui ne vint pas, pas
plus que deux ans plus tôt. Deux lettres royales du 27 septem-
bre 1643, Tune de la régente, l'autre du jeune roi, font encore
allusion aux « mauvais desseins et intelligences qu'a le Sieur
de Latour avec quelques étrangers au préjudice du Roy »,
à la nécessité de « ranger le Sieur de Latour à son devoir et
empescher les mauvais effets des pratiques qu'il tient avec
quelques étrangers pour leur mettre en mains le fort qu'il
commande ». Une royale commission donnée à Aulnay en
1647 mentionne derechef « sa rébellion ouverte, son alliance
avec les ennemis de l'Etat ». Le crime de trahison était donc
bien patent. Et pourtant le châtiment ne fut pas adéquat :
car, comme l'insinuèrent en 1651 certains hommes de loi, une
sentence définitive eût dû prononcer la confiscation des biens
du traître et leur transfert à la victime par lui ruinée. Au con-
traire, la seule flétrissure de ces impuissantes condamnations
ne pouvait qu'exaspérer la rage de ce scélérat, sûr de l'impunité
en sa lointaine forteresse.
RAZILLY ET AULNAY 75
(c En été 1644, nous dit \V. Hubbard, Aulnay rentre de
France avec de grandes forces. [Sur l'ordre du roi, il n'en offre
pas moins aux Bostonais de vivre en bonne intelligence avec
eux.] Mais Latour va trouver à Salem le nouveau gouverneur
Endicott qui le prend en pitié [pitié bien méritée vraiment !]
Gomme Latour se dit baronnet d'Ecosse et présente des privi-
lèges obtenus de Sir William Temple [le traître se donnait
donc bien maintenant aux Bostonais comme Anglais et non
comme Français], la plupart des magistrats décident que Latour
doit être soutenu non seulement par charité pour un voi-
sin en détresse, [vieux refrain], mais aussi par prudence pour
empêcher rétablissement d'un ennemi dangereux, [voilà
le vrai mobile; tout Français qui s'établissait en cette Amé-
rique que s'attribuaient les Anglais était réputé dangereux];
mais ils n'agiront pas sans se plaindre à Aulnay de sa con-
duite ».
Ainsi rassuré, et même renfonN' de volontaires bosto-
nais, Latour retourne en son repaire; chemin faisant, il dé-
truit une ferme d'Aulnay à Penobscot (appellation anglaise
pour Pentagouët); sa femme , qui a échappé à la surveillance
do la police française, lui amène bientôt de Boston le renfort
de trois navires. Huguenote, elle aurait encouragé son
mari à devenir ou redevenir huguenot lui-même. Aulnay
se plaint aux Bostonais de leur duplicité et menace de capturer
tous ceux de leurs navires qui viendront à l'est de Pentagouët.
Un traité de paix et de commerce n'en est pas moins con-
clu le 8 octobre 1644 entre le gouverneur Endicott du Massa-
chusetts et Auhiay que représente son agent Marie, récollet en
civil. ()r, dès le printemps suivant, Aulnay capture un navire
bostonais qui ravitaillait Latour; loyal traité ! Pour la troi-
sième fois, Aulnay a la bonté* d'entrer en relation avec Latour
par l'intermédiaire de ses récollets. Mais celui-ci est encore à
Boston. Sa femme en son fort accueille très mal les négocia-
teurs et les renvoie sur une barque qui fait eau de toutes parts ;
ils n'atteignent Port Royal qu'à grand'peine. Aussitôt, Aulnay
part pour la rivière Saint-.Jean sur un grand navire le Sainl-
Françtis armé de canons; il somnu* la dame Latour de se
76 LES ORIGINES
rendre avec ses 45 soldats. Ceux-ci allaient céder; mais la
virago refuse et, « pistolet haut », les contraint de se battre:
« ils arborent le pavillon rouge, avec mille injures et blasphè-
mes ». Aulnay perd d'abord 33 hommes, tués ou blessés;
mais son artillerie a raison du fort dont les remparts tombent.
Après trois jours de lutte, la place est prise (17 avril 1645);
la garnison est capturée; « les plus séditieux sont pendus »,
Anglais aussi bien que Français. « La dame Latour, quoique
bien traitée, meurt de dépit trois semaines plus tard, après
avoir abjuré son hérésie ». Aulnay trouve dans la place pour
10.000 livres de joyaux, meubles et munitions de toute nature;
mais son gibier de potence n'y était plus.
A Boston, Latour intriguait plus que jamais avec ses amis
les puritains, se proclamant hautement, comme sa femme
et son père naguère, protestant bon teint. Au fond, les Bos-
tonais n'avaient jamais douté qu'il fût un mécréant (ils le
disaient dès 1643) sans plus d'honneur que de conviction;
mais leur casuistique avait jusqu'alors trouvé avantageux de
le prendre pour ce qu'il se donnait, afin de tirer parti de cette
situation fausse contre Aulnay et ses Français. Maintenant
qu'il est vaincu et ruiné, ils ne se donnent plus la peine de
feindre. Le Révérend Hubbard trouve mauvais que le riche
traitant n'ait pas su mettre en sûreté, <à Boston, par exemple,
l'énorme fortune qui lui aurait permis de payer, au moins, ses
dettes bostonaises; la voilà donc perdue, cette belle fortune,
pour ses honnêtes alliés ! « Biens mal acquis, conclut cette pru-
d'homesque sagesse, descendent rarement jusqu'à la troisième
génération ». Le 5 juin 1645, trois magistrats protestent auprès
de Winthrop contre toute demande de secours : « Cette entre-
prise ne nous semble pas offrir de chances de succès, écri-
vent-ils. Aulnay est très fort en artillerie, hommes et muni-
tions, et bien pourvu sur mer. Il a la réputation d'être un bon
soldat et un commandant brave, prudent et expérimenté.
Nous craignons que nos moutons [des loups changés en mou-
tons.sans doute] ne se rendent à la boucherie, [d'autant qu'Aul-
nay est, paraît-il, «un lion vorace »]. L'allié de la veille, le bon
RAZILLY ET AULNAY 77
•« voisin «, plus « infortuné » que jamais, se trouve donc, cette
fois sans la moindre « compassion », abandonné à son propre
sort, entraîné dans « les voies invisibles de la Providence ».
David Kirke le repousse aussi. Du coup, le major Gibbons, qui
lui avait prêté 2.500 livres, se trouve ruiné. Enfin, pour se
débarrasser de cet hôte gênant qui n'a plus le sou, nos chari-
tables marchands lui prêtent un navire chargé de marchan-
dises, valant 400 à 500 livres. Latour, les payant de leur mon-
naie, s'en va débarquer au Cap de Sable les cinq matelots
anglais de son bord (sans les sauvages ils auraient péri et misé-
rablement disparu) et il part avec le reste de sa bande « faire
le corsaire » sur le Grand Banc. « Ainsi, prêche bibliquement
notre Révérend William Hubbard, ceux qui comptent sur un
ami infidèle ne font que nager en des eaux inconnues et s'ap-
puient sur un roseau brisé qui les blesse ». Au fait , qui donc fut
le plus « infidèle » en toute cette affaire?
Dès le début des hostilités, avons-nous vu, Aulnay était
entré en relation avec lesBostonais; en octobre 1644 son agent
Marie leur avait démontré. — sans les convaincre, naturel-
lement, — toute l'illégalité de leur intervention en faveur d'un
rebelle contre le représentant officiel d'un pays ami. Avec leurs
sophismes habituels, le gouverneur Endicott et ses magistrats
prétendirent qu'ils n'avaient donné à ses navires ni commis-
sion ni permission d'agir contre Aulnay [alors à quoi étaient-
ils destinés?] et qu'ils consentaient à traiter avec lui, pourvu
■qu'il ne se vengeât pas sur leurs navires des dommages qu'il
avait éprouvés l'année précédente.Aulnay allait traiter, lorsqu'il
apprit la nouvelle intervention des Bostonais en faveur de
Latour; alors, indigné, il s'empare de ceux de leurs navires
qui venaient impudemment pêcher et trafiquer sur les côtes de
l'Acadie. A Boston, grand émoi qui tourne à la confusion
•et à l'inquiétude, quand on apprend que le fort Saint-Jean est
pris_et que Latour est ruiné. Bien vite, on fait les avances cette
fois; on envoie à Port Royal une députation : « Les Bostonais
regrettent (et pour cause) d'avoir aidé Latour qui les avait mal
renseignés; ils l'ont renvoyé et, désireuxdefaire oublier le passé,
78 LES ORIGINES
ils ne demandent à Aulnay qu'à faire une bonne paix, afin-
qu'ils puissent trafiquer en bons amis et alliés ». (Bil». nat.
Mss. Coll. .Margry, 9281. f. 114i. Avec des diplomates si
souples en dépit de leurs rigides principes. Aulnay cammence
par le prendre d'un peu haut :
« Quand vous dites qu'ils étaient anglais, et non vôtres, ces
vaisseaux et ces hommes envoyés pour commercer à mes
dépens ou même m'attaquer en terre française, je ne sais
comment appeler de tels procédés... Ainsi répondre, c'est se
moquer d'un gentilhomme. Pour ma part, j "aimerais mieux
mourir que de promettre ce que je ne veux tenir. La vérité est
que vous pensiez m'accabler par surprise, sans justice ni mo-
tifs de votre part... Soyez-en persuadés, si vous étiez venus
à bout de vos desseins, vous eussiez eu affaire à un roi qui ne
vous eût |)as laissé profiter en paix de votre proie... Il marri-
vera de mourir; mais les rois de France ne meurent pas et
leurs bras sont toujours assez longs pour garantir les droits
de leurs sujets en quelques lieux qu'ils soient placés » (31
mars 1645).
Il est toutefois, ajoute-t-il, assez généreux pour oublier
leurs actes d'hostilités funestes, mais inutiles, pourvu qu'ils
ne recommencent, pas; il acccepte de payer les provisions
qu'ils ont apportées, bien qu'il n'en ait pas besoin; mais il
demande, en paiement des 8.000 livres de dommages causés
à Port Royal, qu'on lui remette le vaisseau de 250 à 300 ton-
neaux qui lui fut promis en septembre dernier. Les Bostonais
se concertent : « Se disant que ce représentant d'un grand prince
était d'un caractère généreux qui faisait plus de cas de sa
bonne renommée que de ses profits. » (ah! oui: bien trop fran-
çais), ils lui donnèrent pour tout dédommagement une belle
chaise à porteurs de 40 à 50 livres prise au vice-roi du Mexique
et qui n'était d'aucune utilité à Boston. En avait-elle plus
à Port Royal? Le traité de paix et de commerce n'en fut pas
moins signé et ratifié par les Colonies Unies de la Nouvelle
Angleterre. L'histoire ne dit pas de quel œil méprisant notre
fier gentilhomme contempla dans les boues de sa capitale
RAZILLY ET AULNAY 79
i
improvisée le somptueux témoignage de la rouerie narquoise
de nos marchands puritains. Si débonnaire qu'il fût, Aulnay
n'en sauva pas moins, de son vivant, l'Acadie et l'influence
française en ces régions. « Si le Sieur d'Aulnay, dit le Mé-
moire relatif à la Nouvelle France (Bibl. nat. Mss. Fr. 15.621,
i. 271-2). n'avait empêché les Anglais d'envahir ce pays, ils en
seraient les maistres et par ce moyen auraient privé plus de
600 vaisseaux qui viennent de France tous les ans à la pê-
che des molues de faire ce traffic qui est la conséquence de
plus d'un million d'or par an ».
Cies rois de France auxquels Aulnay prêtait un si beau
langage en furent-ils toujours bien dignes? Sans doute,
les 27 et 28 septembre 1643, la régente Anne d'Autriche et
le jeune roi Louis XIV lui envoyèrent deux belles lettres,
pleines d'éloges dus à son zèle et à sa valeur, et lui promirent
un vaisseau tout équipé; mais ce vaisseau fut-il jamais en-
voyé? Aulnay, au milieu de toutes ses difficultés tant mili-
taires que financières, ne reçut guère de la Cour de France,
•outre les foudres d'une Justice boiteuse, que mandats et
parchemins sans nulle assistance réelle ni en argent ni en
hommes ni en munitions ni en ravitaillement d'aucune sorte.
Il n'eut d'autre récompense pour toutes ses peines, lui « notre
■cher et bien aimé Charles de Menou, Sieur d'Aulnay-Charni-
say », que le vain titre de « gouverneur et lieutenant général de
tous les pays, territoires, côtes et confins de l'Acadie, » la
libre disposition de ses vastes terres en fief à transmettre à ses
hoirs et successeurs » (février 1647) et le très envié monopole
de la traite à exploiter à ses risques et périls aux dépens de
rivaux acharnés et déloyaux. (Aff. étr., Mém. et doc. Amer.,
vol. 4, f. 188-190). Or, ayant hypothéqué ses terres de France,
Aulnay avait, dès 1642, dépensé 150.000 livres, en 1645,
400 à 500.000 livres et finalement 800.000; « tout ce qu'il avait
de bien fut ainsi employé » en son absorbante entreprise.
« Quand il est question, avoue- t-il amèrement, de nourrir
•et d'entretenir 4(MI bouches, de mainlenir trois forts [Port-
80 LES ORIGINES
Royal, Pentagoët, La Hèye] avec canons, vivres et munitions^
de fréter trois ou quatre vaisseaux tous les ans pour passer et
repasser [l'Atlantique] et nombre d'autres petits pour naviguer"
le long des côtes, c'est une entreprise qui passe la portée d'un-
gentilhomme particulier ».
Enfin, débarrassé de son rival et de ses hypocrites auxi-
liaires, Aulnay va, au prix de tant de dépenses et d'efforts,
pouvoir tout entier s'adonner à cette grande œuvre de coloni-
sation qui lui était si chère. Non, le destin fut implacable :
un soir qu'il revenait tard de surveiller de paisibles travaux de
drainage, sa barque chavira dans la rivière de Port-Royal;
le lendemain matin (24 mai 1650), des sauvages trouvèrent
dans les boues du rivage son cadavre glacé. « Aulnay' fut noyé
par un de ses serviteurs», déclara Latour. {Cal. St. P. Am.
and W. I. 1661-8,7 février 1662). Comment lui seul le savait-il?'
Cette déposition n'cst-elle pas singulièrement suspecte de la
part d'un aventurier dont l'autre rival Biencourt avait égale-
ment disparu par une mort violente?
« Je ne saurais dire un millième du bien que j'ai vu en lui,
déclare son confesseur le Père Ignace (6 août 1653). [Bien
qu'il dépensât en moyenne 20.000 livres par an pour son
œuvre], il a été souvent assez pauvre en sa vie. Je ne lui ai
jamais entendu dire une seule parole au désavantage de qui
que ce soit, ennemi ou autre ». — « N'ayant eu d'autre secours
que celui qu'il a trouvé en lui-même, dit un Mémoire de 1648,
le Sieur d' Aulnay s'estime heureux d'avoir fait quelque chose,
sous l'autorité du Roi, qui soit à la gloire de Dieu et à l'honneur
de la France ».
Cette perte fut irréparaljle; le malheur s'acharnait vraiment
sur la pauvre Acadie et sur ses meilleurs organisateurs.
En dépit de tous les obstacles, de l'àpreté de ses déloyaux
ennemis du dedans et du dehors, ce colonisateur infatigable
n'en avait pas moins, pendant les dix-huit années de son séjour
en Acadie, définitivement enraciné la race française en cette-
région d'Amérique. A la quinzaine de familles, entre autres-
R A Z I L L Y ET A U L N A Y 81
INIartin, Tralian, Landry, Gaudet, Dugast, Aucoin, qu'avait,
introduites Razilly, Aulnay, au cours de ses trois voyages
en France (1633, 1642, et 1644), en avait ajouté une vingtaine
d'autres, dont Doucet, Bourgeois, Petipas, Boudrot. « Il en
ferait passer davantage, dit le susdit mémoire, s'il avait plus
de bien ». Confiant à quelques anciennes familles métissées la
garde de son entrepcjt de la Hève, il avait réuni dans le vieil
établissement du Port-Royal dont les terres étaient meilleures,
cette quarantaine de familles purement françaises. Or, l'im-
migration féminine cjui suivit devant être infime, c'est de
cette quarantaine de femmes françaises qu'est, en fait, sortie
à peu près toute la race acadienne, aussi bien les milliers des
générations suivantes que les 400.000 de l'heure actuelle.
On ne saurait trop insister sur ce fait en quelque sorte pro-
digieux. Si l'on ajoute à la vingtaine d'hommes qui accompa-
gnaient Poutrincourt la cinquantaine qu'amenèrent Razilly
et Aulnay, (caria plupart des engagés célibataires rentrèrent
en France,) on constate que 1 immigration masculine elle-
même est pour les deux tiers due à ces deux colonisateurs et
surtout au dernier; car il ne se fixa guère jusqu'en 1714 qu'une
cinquantaine d'autres colons français presque tous céliba-
taires. La population acadienne de notre temps, si nombreuse
qu'elle soit devenue, ne compte, en effet, qu'une centaine
de noms de famille, les noms primitifs plus ou moins altérés en
leur orthographe ou anglicisés. Voici, du reste, les principaux
noms acadiens que nous n'avons pas encore cités : Ter-
riault, Daigre, Sire, Poirier, Richard, Leblanc, Thibaudeau,
Girouard, Granger, Comeau, Cormier, Robichaud, Hébert,
Blanchard, Brault, Morin, Beliveau. Au cours de cette his-
toire, nous retrouverons tant de fois tous ces noms qu'ils nous
deviendront bientôt aussi familiers quils nous sont chers.
Ne les oublions pas, en effet : car ils méritent notre reconnais-
sance. Puisque le peuple acadien est presque tout entier issu
de cette centaine d'hommes et de cette quarantaine de
femmes, saluons avec respect ces humbles et héroïques an-
cêtres d'une noble race !
82 LES ORIGINES
On peut concevoir quel eût été le rapide développement de
TAcadie, si Aulnay. vivant plus longtemps, avait amené un
plus grand nombre de familles françaises, ou si seulement
Poutrincourt avait pu, trente ans plus tôt. réaliser son plan de
colonisation : l'Acadie. habitée par un nombre suffisant de
Français, aurait, soixante ans plus tard, résisté à toute inva-
sion étrangère, et le Canada, délivré de loccupation anglaise
des provinces maritimes, serait toujours resté la Nouvelle
France d" Vnn'rique.
Dès' son établissement à Port-Royal en 1636, Aulnay,
en bon seigneur féodal, avait commencé par répartir entre
ses laboureurs, dont quelques-uns étaient, disons-nous, céli-
bataires, le terrain disponible de son fief colonial. Si l'on s'en
rapporte aux habitudes alors prédominantes que confirment
certains parchemins conservés, chaque concession terrienne ne
rapportait guère au seigneur iiiiuni' rente annuelle d'un sol
par arpent et une faible redevance en poulets et autres produits
de fermage. Il y avait bien, en plus, les droits de mouture, de
lods, ventes et autres aliénations; mais, en somme, cette tenure
censive ne pouvait, dès le début, appliquée à une quaran-
taine de tenanciers, donner d'appréciables profits au posses-
seur du fief; d'autant qu'en cette phase critique il lui fallait
sans cesse faire à ses obligés des avances qu'ils ne pouvaient
rembourser qu'en corvées et en denrées. Au point de vue agri-
cole, pareille mise en valeur d'un fief colonial ne pouvait
rapporter qu'à longue échéance, après bien des années d'ex-
ploitation, pour le bénéfice de générations postérieures.
Or, les frais d'installation, d'organisation, de protection
étaient énormes pour le suzerain. Il appert d'une déposition
de témoins (27 décembre 1688) que le « sieur d'Aulnay-
Charnisay » non seulement « ramena de France à ses dépens
plusieurs familles ». une vingtaine, avons-nous dit. mais qu'en
outre « il les établit et entretint à ses frais »; qu'il pourvut à la
construction de « deux fermes ou manoirs, et les bâtiments
nécessaires, aussi bien maisons d'habitation que granges et
étables »; qu'il « ordonna la construction de deu.x moulins :
RAZILLY ET AULNAY 83
l'un à eau [l'ancien moulin de Poutrincourt] et l'autre à vent »,
auxquels il ajouta une scierie; qu'il « ordonna la construction
à Port-Royal de cinq pinnaces et de plusieurs chalouppes'et
deux petits vaisseaux d'environ soixante-dix tonnes chacjue » ;
qu'il « entreprit plusieurs établissements comme La Hève,
[fondée par Razilly], Miscou [Ile Sheppigan], Sainte-Anne
[au Cap Breton], lesquelles entreprises furent commencées et
soutenues pendant plusieurs années à grande dépense et
avec d'excessives charges »; qu'enfin « il fit construire sur
la côte d'Acadie trois forts « de quatre ou cinq bastions,
à 30 ou 40 lieues l'un de l'autre » : le premier à Pentagoët,
le second à la rivière Saint-Jean et le troisième à Port-Royal
[en partie fait de pierre blanche de France], « lesquels forts
étaient bien fournis de tous les canons [au nombre de 60] et
de toutes les munitions nécessaires, et avec trois cents hommes
ordinaires pour défendre les susdits forts ». Qu'on n'oublie pas
« l'établissement d'un sémiriaire » de douze capucins de la pro-
vince de Paris chargés « non seulement de desservir la colonie
française [dispersée de Nepisiguit à Pentagoët] et de faire' des
missions parmi les peuplades indigènes dont ils apprirent la
langue, mais encore de recevoir, entretenir et instruire dans
leur maison trente jeunes gens et des enfants micmac;-: et
abénakis ». La gouvernante des enfants d'Aulnay, Madame de
Brice, dirigeait les études, selon les intentions de Richelieu ;
elle était, dit le Père Ignace (1646) « une femme d'une piété
insigne et remarquable par son zèle, sa prudence et ses autres
vertus ». Le Gouverneur avait donné à cette mission de ca-
pucins « une étendue de terre assez considérable », et il fut, le
9 février 1642, chargé de gérerleurpartdanslaSociété d'Acadie.
Enfin sil'onajoutemaintesexcursions sur terreet surmer dans
un triple but d'exploration, de commerce et deravitaillement,
si l'on ajoute les voyages en France pour ramener choses et
gens nécessaires à la colonie et surtout les énormes frais de
guerre également sur terre et sur mer avec les dommages qui en
résultaient (8.000 livres pour le seul coup de main des Bosto-
nais à Port-Royal), on comprendra (■()nii)i('ii, malgré ses chéti-
SA LES ORIGINES
ves apparences, l'entreprise d'Aulnay, tout à 1^ fois gouver-
neur, chef de troupes, colonisateur et marchand, était en réa-
lité importante, onéreuse, ruineuse même.
Sans doute, en 1641, la Société d'Acadie. a en récompense de
son zèle », lui avait bien cédé un septième de son actif et, en
1642, la Compagnie de la Nouvelle France trois septièmes du
sien « en reconnaissance des travaux soufferts pour l'établis-
sement et manutention de l'Acadie »; sans doute, le 15 jan-
vier 1642, l'héritier du commandeur, Claude de Razilly, par
contrat passé au Chàtelet (Aulnay était alors à Paris), lui
avait abandonné pour 14.000 livres, en même temps que ses
quatre parts, tous ses droits sur ses possessions acadiennes,
en particulier à Sainte-Croix; ce n'étaient là, à vrai dire, que
valeurs en puissance, non encore réalisées. Les capucins, en leur
confiance, abandonnèrent bien à Aulnay la septièmepart qu'ils
avaient reçue de Richelieu, mais ce fut. avons-nous vu, à eliarge
qu'il entretînt le séminaire des sauvages et la desserte des
missions. Seule la traite des pelleteries pouvait permettre
à Aulnay de combler dès le présent son énorme déficit ; car les
profits en étaient immédiats et considérables. Mais Latour,
qui, en son giboyeux district de la rivière Saint-Jean, en tirait,
avons-nous dit, 100 à lôO.OOO livres par an, lui disputa âpre-
ment le monopole octroyé par le roi; en 1643, il lui déroba
même en une seule pinasse pour 18.000 livres de peaux.
Il est vrai qu'Aulnay. en cette même région de Saint-Jean,
après la défaite de son rival, « traita jusqu'à 3.000 orignaux
par an, sans compter les castors, les loutres et autres menues
fourrures ». Là était donc le plus sérieux appoint financier
d'Aulnay. Ces riches pelleteries, il les envoyait au printemps
en France, particulièrement à Niort, par l'intermédiaire des
bateaux de pêche qui lui apportaient en échange fer, étoffes,
outils, poudres et autres marchandises d'Europe. Peut-être
songea-t-il aussi à tirer parti des pêcheries : car il fit venir de
Saintonge.des sauniers qui, la gabelle n'existant pas aux colo-
nies, devaient ravitailler de sel pêcheurs et colons. En tous
^as, ces hommes expérimentés lui rendirent un service encore
RAZILLY ET AULNAY 8o
j)lus grand que cette exploitation industrielle des marais
:salins : ils desséchèrent à Tembouchure de la rivière de Port-
Royal « une grande étendue de prairies que la marée cou-
vrait «. Or, comme dans la Baie Française, la mer monte plus
haut peut-être qu'en aucune autre partie du monde (30 pieds
à Port-Royal, le double ailleurs), les Acadiens apprirent ainsi
à recouvrer ces immenses terres submergées qui devinrent
parla suite le plus riche domaine de toute l'Acadie. Il y eut là
aine merveilleuse ressource agronomique. Dès lors, protégés
par le fort et encouragés par leur gouverneur, les colons
<i'amont ne craignirent plus de descendre vers les polders
du rivage. « Les habitants, qui ont multi])lié à Port-Royal,
-constate Denys, récoltent beaucoup de froment et ont un
^rand nombre de vaches et de porcs ». Bref, au sortir de ses
difficultés initiales, la colonie de Port-Royal ne prospérait
pas nîôins au point de vue agricole qu'au point de vue com-
mercial. «
« Que de grandes œuvres accomplit, pendant près de vingt
ans, cet homme très religieux, très généreux, très fervent ! »
«crivit en 1656 le Père Ignace au Secrétaire de la Propa-
.gation de la Foi. Grâce à son énergie et à ses initiatives, la
Nouvelle France n'avait plus besoin, pour s'assurer le succès,
<jue de paix et de temps. Ce furent précisément cette paix
et ce temps qui lui manquèrent.
Sources et autres références. — Arch. Nal. — Colonies, .\cadic C i ^d.
\'ol I. ConviMit. avec S'' de Razilly, f. 47.
Concess. à S' de Razilly, f. 52.
Ordre du Roi à Aulnay et Latour. f. G3.
Ordre du Roi à .Aulnay concernant Latour, f. 66.
Procès-verbaux relatifs à la rébellion duSicur de La Tour. f. 72-79.
Récit par relig. capucins de la descente des .Anj^lais (6 août 1613), f. 70.
Contrat d'assoc. entre duc de Vendôme et Veuve Charnizay. f. 87.
Mémoire pour Cliarles de La Tour et ses frères et soeurs contre le duc de
Vendôme, André Le Borgne, etc., f .55-()l.
Mémoire concernant prétentions des héritiers de Le Borgne, f. 68.
'Carton X. — Limites des gouvernements d'Aulnay et de La Tour et
autres pièces (non jjaginées) concernant Aulnay et ses héritiers,
La Tour, Le Borgne, etc.
■Série F. — Compagnies de Commerce.
Arrêts du Conseil 3571, 3583, 1641, n0 5, T. 1688.
86 LES ORIGINES
Arch. Aff. étr. — Mém. et doc. Amer., vol. 4. f. 65, 82, 93. 106. 164-5
1 78-183. 1 88-90. 354-7, 362, 392 : vol. \'I. f . 244-278. Corr. pol . Angl . vol. 85 >
Bibl. i\al. — Mss. fr. — 10.207. f. 202; 15.621.
f. 265-271; 18.593, f. 335, 342, 372.
» 355; 15.583, f. 245; 4.826. Nouv. acquis.
9.261-9.262, 9.280-9.283 Coll. Clairam-
bault, 867-869.
Collection Mar?rv. 9.281-3.
Bih!. Sle- Geneviève. Mss. L, \>. 36. Mémoire d'Isaac de Razilly sur la
navigation.
Calendar of Slate Papers. Colon, séries, 1574-1660, p. 152, 204, 497.
Arch. Canada. — Rapport 1894 (doc. anglais rel. à Nouv. Ecosse), p. 1.
1904 App. H. (Lettre du P. Ignace sur l'Aca-
die 1656) p. 3-11.
Coll. de Doc. rel. à riiisl. ^ouv. Fr., I, 86-97, 110-1, 114-126, 137-140.
Mém. des Comm. du Roy... I, 1-181 ; II, IV.
M. MoREAU. — Histoire de V Acadie française, Paris. 1873.
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Preuves de r Histoire de la famille de Menou. Paris, 1852, p. 166.
Marquis de Razih.v. — Généalogie de la famille de Ra-illy, haya]'
1903, in-4°.
Léon Deschamps. — Biographie d'Isaac de Razilly. Paris, 1887"
De Rasiliis GabRriele, Isaac el Claudio prcnominali.^. Parisii, 1^98.
P. Margy. — Charles Menou d' Aulnay-Chnrnizay (Michaud, Bio-
graphie universelle).
Renaudot. — Gazette, (années 1632 et 1633).
CocHRANE. — Aulnay et Latour [Transactions of Ihe Literary and His-
torical Society of Québec' îll, 18.35, p. 233).
N. Denis. — Descr. géogr. el hist... op. cit.
WiNTHROP. — History of New England, 1630-49. Boston, 1825. 2 vol. 8».
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Ed. Richard. — Acadie (édition Henri d'Arles). 1, 46-48.
Charlevoix. — Hist. et descr. de .\ouv. Fr.. I. 196.
G. Hanotaux. — Histoire du Cardinal de Richelieu, Paris, 1893. vol. II.
Ch. de la Roxcière. — Hist. de la Marine fr., I\'. pp. 481-490, pp.
642-649.
Chaillev-Bert. — Comp. de Colonis.
Biggar. — The early trading Companies of New France, Toronto, ICOl.
Fr. Parkman. — Pioneers of France; op. cit.
F. X. Gar.ne \u. — Hist. du Can.; op. ci*.
CHAPITRE IV
LE BORGNE, LÀ TOUR ET CONSORTS
(1650-1670)
LA mort imprévue d"Aulnay jeta l'Acadie dans une con-
fusion extrême. Ses ennemis, rivaux et faux amis se pré-
cipitèrent sur elle comme sur une riche proie qu'ils
s'efforcèrent, tant par les ruses de la chicane que par la vio-
lence des armes, d'arracher aux héritiers naturels. Or, Charles
d'Aulnay laissait en mourant une veuve. Jeanne Motin (fille
de son associé. Louis Motin) qu'il avait épousée vers 1635 ou
1636, et huit enfants en has âge : quatre garçons et quatre
filles; l'aîné n'avait que quatorze ans. La mémoire d'Aulnay
ne fut pas même respectée : « C'est une grande malice à quel-
([ues personnes, dit le père Ignace (6 août 1653), d'avoir déchiré
la très digne renommée de feu M. Charles de Menou, sei-
gneur d'Aulnay de Charnizay, après sa mort comme pendant
sa vie. » Comme les biens en litige étaient, en. même temps que
les terres patrimoniales de France, d'immenses pays concédés,
il en résulta que les procès engagés entre parti<-nli('i-s devin-
rent de véritables affaires d'Etat.
Aulnay avait en France pour agent et bailleur de fonds un
marchaml de la Rochelle. Emmanuel Le Borgne; le 11 dé-
cembre 1647, celui-ci avait, par mesure de prudence sans
doute, demandé l'enregistrement des lettres du roi et de la
reine-mère é(?rites à Aulnay le 13 août précédent. Notre mar-
chand n'a pas plus tôt vent de la mort de son débiteur qu'il
se rend à Paris et va trouver, 16, rue de GrenrlIc-.^aint-Ger-
88 LES ORIGINES
main, le père de ce dernier, l'ancien conseiller du Roi, M. René"
de Charnizay. C'était alors un vieillard de soixante-treize ans^-
dont la santé, les facultés et la fortune semblent avoir été éga-
lement ébranlées. Le Borgne lui apprend la mort de son fils, se
déclare créancier de 300.000 livres et en exige le paiement : il
s'empare, dit un Mémoire, « de l'esprit du Sieur Charnizay
que son grand âge rendait susceptible de toutes sortes d'im-
pressions ». On négocie : au vieillard effrayé, Le Borgne sen-
gage à verser sa vie durant une rente annuelle de 5.000 li-
vres, à condition qu'il reconnaisse la dette et abandonne ses-
droits en Acadie. Le 5 novembre 1650, par-devant le lieu-
tenant du Chàtelet, un Conseil de famille nomme pour les
biens situés en France le Sieur de Charnizay tuteur de ses pe-
tits enfants et un certain Guillaume Le Bel subrdgé-tuteur
et pour les biens situés en Acadie Dame Motin tutrice et le
chef des milices La Verdure subrogé-tuteur. Quatre
jours après (9 novembre) le sieur de Charnizay signe une
transaction reconnaissant que les enfants du Sieur d'Aulnay
sont redevables à Le Borgne d'une somme de 260.000 livres.
D'où vient cette différence? Le Borgne avait dû saisir à La
Rochelle et autres lieux les pelleteries et autres marchandises-
appartenant en France au Sieur d'Aulnay. La seigneurie de
Charnizay près Loches a, en outre, été mise entre les mains de
Le Borgne. « Il s'empare des marchandises d'Aulnay par-
tout où il peut, est-il dit, sans en rendre de compte. » En 1651,
il envoie à Port Royal à bord d'un vaisseau son agent Saint-
Mas pour s'emparer du fort et de la personne de Mme d'Aul-
nay et « fait tout piller». Malgré ses prises, « il se dit toujours
créancier de 260.000 livres ».
Les capucins prennent en main la cause de la veuve et des
orphelins. De son vivant, Aulnay leur avait ditTjue « il ne cro-
yait pas en conscience devoir à MM. Le Borgne et Denys tout
ce que demandaient ces marchands ». Sur leur conseil, la dame
Motin envoie en France, le 11 juillet 1651, son intendant le
Sieur Brice de Sainte-Croix avec autorisation d'agir comme il
le jugera à propos pour la défense de leurs droits, « avec sim-
LEBORGNE, LA TOUR ET CONSORTS 89
{•le procuration, dira-t-on plus tard (1697) pour veiller aux
biens des enfants Aulnay en France ». D'autre part, se ravi-
sant, « M. René de Charnizay, avec l'agrément des R. P. Ca-
])ucins, commet comme son lieutenant en Acadie pendant la
minorité des enfants le Sieur de Poix, [ne serait-ce pas une erreur
pour Sainte-Croix?] ayant toutes conditions requises de probité,
de piété et d'expérience, lequel part avec un embarquement con-
sidérable de victuailles et 200 hommes d'élite «.(Coll. Margry. 951.
f. 27).Ce fut, sans doute, le dernier acte important de l'aïeul: car
il meurt le 10 mai 1651, n'ayant pas touché la moitié de sa rente
annuelle et laissant sans défense sa bru et ses petits-enfants
cju'il avait déjà si mal défendus. Le mois suivant, (4 juin), son
collègue du Conseil d'Etat, le Sieur de Lafosse est nommé par
le roi «directeur, administrateur et gouverneur des pays, îles
et côtes de l'Acadie pendant la minorité des enfants d'Aulnay »,
beaux titres dont il n'usa guère apparemment : car, le Sieur de
Sainte-Croix, profitant des droits que lui confère sa procura-
tion, ne trouve rien de mieux à faire pour sauvegarder en
Acadie les droits de la dame Motin et de ses enfants que de les
partager avec l'oncle même du Roi, le duc César de Vendôme,
grand maître et surintendant général de la navigation et du
< ommerce (8 février 1652), Voici les principales clauses de ce
rontrat léonin où durent intervenir les pères capucins :
« Son Altesse s'oblige à équiper des navires et à les charger
(le toutes choses nécessaires pour l'entretien de la maison de
.Madiime d'Aulnay et de ses enfants; à payer aux Capucins h'
>ei)tième de la traite pour l'entretien de leur séminaire et à
nourir les révérends Pères capucins; à payer la moitié des dettes
lie la succession sur les profits faits en Acadie par suite de la ces-
-ion faite au dit Duc de la moitié de la Seigneurie, à savoir
le fort de la Rivière Saint- Jean et de l'Ile Saint- Pierre, à secourir
la dame d'Aulnay en cas d'attaque et à la rélabhr si elle est
chassée ».
Par arrêt du 6 décembre 1652, le roi autorise ce traité d'as-
sociation :
« Les Sieurs Charles de Turgis de Saint-Etienne de La Tour
'trois particules, maintenant !j ainsi (jue Simon et Nicolas
90 LES ORIGINES
Denys frères, ayant usurpé sur la veuve du Sieur d'Aulnay les
droits que le Roi avait donnés à son mari en 1647, le Roi lui
permet de réclamer le secours du duc de \'endôme qui, en ré-
compense, restera co-seigneur avec elle des côtes de l'Acadie.
Elle a grand sujet d'appréhender que, si elle n'est pas prompte-
ment et puissamment soutenue dhommes. de vivres, d'argent
et de vaisseaux, elle sera entièrement dépossédée de ce qui reste
en son pouvoir. Elle a eu recours dans un si pressant besoin à
notre bien cher et très aimé oncle, le duc de Vendôme, pair de
France... Il pourrait mieux que personne la rétablir dans ce
qui lui a élé usur])é. la retirer d'oppression et la garantir avec
ses enfants d'une ruine totale. Mais, d'autant que notre oncle le
duc de \'endôme sera obligé de faire de grandes et immenses dé-
penses pour donner des secours à la dame d'Aulnay et recouvrer
sur les susnommés des lieux dont ils se sont emparés, il autorise
par ce traité d'association le duc de \"endôme et ses hoirs à
devenir co-seigneurs de l'Acadie aux mêmes droits que ceux
désignés dans les lettres patentes de 1647 ». [Aff. élr. Amer.
Méin. el doc. vol. IV, f. 429). « Ce puissant prince, ce chef si ha-
bile, dit le père Ignace (1656) aurait pris avec les fils de l'an-
cien vice-roi le gouvernement de l'Acadie et l'aurait préservée de
la mainmise des hérétiques ».
C'est ainsi que le vieux duc devint l'un des principaux bé-
néficiaires de cette œuvre même de colonisation dont il avait
contrarié les débuts au temps de Richelieu.
Tout ce beau contrat n'eut guère, du reste, qu'un caractère
platonique, atténué même par d'autres mesures officielles
qui le contredi^nt. D'autres larrons n'avaient pas attendu
l'intervention d'un prince de sang pour se jeter sur cette belle
proie de l'Acadie si mal défendue et si àprement convoitée.
Outre les frères Denys qui possédaient toute la côte et les
îles du Golfe Saint-Laurent, nous retrouvons notre vieux rou-
tier Charles Latour. Rebuté en 1645 par les Bostonais et
par David Kirke, il s'en était allé livrer aux « Français de
Québecwle flibot (allégé des Anglais) que lui avait confiélegou-
verneur du Massachusetts, Winthrop, pour faire le commerce
ou plutôt la contrebande sur les Côtes d'Acadie. « D'où il ap-
pert, dit na'i'vement ce dupeur dupé, qu'il ne faut pas se fier
à un homme infidèle et charnel : bien que, lié par les chaînes
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 91
do la courtoisie. Latour s'est fait pirate. » A Québec, on ne
sait par suite de quelle nouvelle tromperie, (peut-être par re-
connaissance pour la livraiso:i du bateau ennemi) ce « pirate »,
qui avait trahi tout le monde, fut accueilli par des salves de
canon (8 août 1646), noblement hébergé au château Saint-
Louis, choyé pendant quatre ans par le gouverneur Mont-
magny, qui, d'abord, lui céda le pas; il n'était pas de fêtes re-
ligieuses ni civiles, tant à Montréal qu'à Québec, dont ne fût
ce huguenot, particulièrement honoré par les pères Jésuites
qu'il berna longuement. Ce mécréant, qui à Boston a allait au
prêche », suit maintenant les processions au premier rang.
Mais tant d'honneurs et de faveurs ne lui suffisent pas : il
lui faut de l'argent. Latour n'a pas plus tôt appris en l'été 1650
la mort tragique de son rival victorieux que, fort de l'appui de
ses nouveaux protecteurs, il a l'audace, cjuoicjue deux fois con-
tumace, de se rendre en France, à Paris même. Là encore, il
est fort bien accueilli; il en profite aussitôt pour se réhabiliter
aux dépens de la mémoire et des héritiers de son ennemi mort.
Indignité monstrueuse : le 16 février 1651, ce récidiviste en
félonie fut absous de toute accusation et, le 27 février, par
lettres patentes de Louis XIV, confirmé gouverneur d'Acadie
aux lieu et place de sa victime. Les. termes de cette confirma-
tion provoquent l'indignation.
« Etant bien informé et assuré [par qui? les capucins attes-
taient le contraire] de la louable et recommandable affection,
peine et diligence que notre cher et bien aimé sieur Charles
Saint-Etienne, chevalier de la Tour, qui estait cy devant institué
et estably par le feu Roy notre père... gouverneur et lieutenant
général aux pays et côtes de l'Acadie en Nouvelle France, lequel
<iepuis quarante-deux ans a apporté et utilement employé tous
^es soins tant à la confirmation des sauvages en la foy et religion
chrétienne et à l'instruction de leurs enfants, [les témoignages
abondent sur sa vie scandaleuse et ses apostasies,] que l'esta-
l)lissement de notre authorité en toute l'étendue du pays,
[vingt années de trahison et de rébellion avérées, ] ayant construit
deux forts... et par son soin et courage chassé les étrangers reli-
trionnaires; [il les renseigna, les enrôla, les attira dans le pays,
>'étant mainte et mainte fois associé à eux; ] ce qu'il aurait con-
92 LESORIGINES
nué de faire s'il n'en eût été empêché [n'est-ce pas le comble de^
la sottise et de l'iniquité?] par défunt Charles de Menou, sieur
d'Aulnay, lequel aurait favorisé les ennemis de la Tour en des
accusations et suppositions qu'ils n'ont pu vérifier [rappelons le
volumineux dossier de documents de 1 644 et tous les témoignage s-
postérieurs] et desquelles le sieur Saint-Etienne a été absous ce
16 février dernier; et que davantage il est besoin d'establir au
dit pays des colonies françaises pour défricher et cultiver les
terres et pour la défense et conservation du dit pays, munir et
garnir les forts d'un nombre suffisant de gens de guerre et autres
choses nécessaires où il convient de faire grandes dépenses
[voilà, sans doute, la vraie raison, d'ordre purement politique]
sçavoir faisons que nous, ayant pleine confiance du zèle, soins,
industrie, courage, valeur, bonne et sage conduite du sieur de
Saint-Etienne, et voulant, comme il est raisonnable, reconnaître
ses bons et fidèles services, avons par l'avis de la reine régente,
notre très honorée Dame et Mère, et de notre pleine puissance et
autorité royales, iceluy sieur de Saint-Estienne confirmé et
confirmons à nouveau, autant que besoin est et serait, ordonné,
ordonnons et establissons par ces présentes signées de notre
main, gouverneur et lieutenant général en tous pays, terres et
côtes de l'Acadie »...
En lisant cet inique document, on se demande si l'on n'est
pas en présence d'un faux. ]\Iais non, le texte s'en trouve bel et
bien dans nos Archives Nationales, signé de la main du futur
« Grand Roi »; l'affichage en fut même ordonné dans les ports
et lieux les plus opportuns; et il en fut encore donné
confirmation le 27 juin. Comment la bonne foi du gouverne-
ment put-elle être à ce point surprise, l'œuvre d'un grand et
noble colonisateur à ce point méconnue, les intérêts français en
Acadie si étourdiment confiés à un traître invétéré'? Tant de
légèreté, de maladresse, d'ingratitude confond, à moins que le
seul mobile auquel nous venons de faire allusion ne fût la pré-
tendue nécessité, pour s'assurer la possession de l'Acadie. d'en
confier la garde à un homme sinon parfaitement sûr, du
moins compétent. Pauvre Acadie française, elle était en de bon-
nes mains de patriote! Mais, pour plaire à cet indigne favori
était-il vraiment besoin d'outrager la mémoire du généreux
fondateur de l'Acadie et de léser les intérêts même de ses hé--
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 9a
ritiers innocents. On alla plus loin, en effet, dans la voie de
l'injustice : on osa dire qu'en 1645 Aulnay, pourtant muni
des ordres du roi, avait « sans aucun droit » arraché le fort
Saint-Jean aux troupes mi-anglaises de son rival qui complo-
tait alors à Boston même; on déchira le jugement, pourtant
si fortement motivé, de 1644, en le déclarant obtenu par sur-
prise en un procès fait à l'encontre des « règles ordinaires.»,
alors que ce nouveau jugement était au contraire porté hâti-
vement en l'absence, non seulement de la victime défunte,
mais encore des représentants autorisés et compétents de sa
femme et de ses héritiers mineurs. De son vivant, lors du pro-
cès de 1644, Aulnay. en une sorte de prescience émouvante,
n'avait eu que trop raison d'adresser au Grand-Chancelier une
« Requête pour qu'il fût commis au Conseil du Roy quelques
personnes de choix, bien intentionnées et instruites de l'Estat
de la Nouvelle France pour, aux occasions lorsqu'il se présentera
des affaires concernantes ledit pays, leur estre communiquées et
par eux donné avis pour empescher la diversité d'arrêts et règle-
ments c{ui pourraient intervenir au grand préjudice et retarde-
ment des bons succès que l'on espère tant de cette Eglise nais-
sante que de ce petit Estât françois commençant ».
Eh oui ! c'était, en ces années de Fronde comme de nos
jours, l'incompétence qui ajoutait ses fautes irréparables aux
crimes de l'injustice. L'Acadie se trouvait, ainsi que son
créateur, sacrifiée à celui-là même qui la vendait à l'enne-
mi. On conçoit qu'en cette sinistre comédie les historiens
anglais exaltent leur cynique complice et dénigrent leur loyal
adversaire; on conçoit moins bien que des Français, faisant
naïvement leur jeu, deviennent leurs dupes. .
. En tout cas, le vieux fourbe, qui devait rire sous cape de la
sottise et de la veulerie des « gens en place », ne fut pas lent à
en tirer ample parti. Il se hâte de rassembler une bande den-
gagés volontaires, à la tête desquels il met un soi-disant gen-
tilhomme normand des environs de Cherbourg, Philippe ^lius
d'Entremont, [il y a encore des Le Mieux dans le Cotentin.]et,
fort de ces troupes et de ces parchemins, il se rend en Acadie
94 LES ORIGINES
OÙ il débarque à Port Royal qu'avait déjà pillé l'agent de Le
Borgne. Le 23 septembre 1651, présentant à la dame d'Aulnay
le seing royal, Latour la requiert de lui restituer ses possessions
du Fort Saint-Jean et du Cap de Sable; comme -elle n'y peut
mais, il s'installe dans la première et installe dans la seconde
son lieutenant Mius d'Entremont. qui devait y faire souche.
La Veuve d'Aulnay, dira en 1697 le fils et héritier de Latour,
lui restitua le fort Saint-Jean le 23 septembre 1651.
Fort du document précité, cet héritier de Latour osera dire
en son Mémoire de 1697 : «
« Quoique ce qui s'était passé entre le Sieur de Latour et le
Sieur d'Aulnay ne fût qu'une querelle particulière où les deux
nations de France et d'Angleterre n'avaient aucune part, n'étant
pas permis de douter après ce qui s'était passé en 1634, [c'était
précisément le temps des pires trahisons des Latour] que le Sieur
de Latour fut capable de rien faire contre ce qu'il devait au
Roi. cependant le Sieur d'Aulnay, pour autoriser son usurpation
du fort de la Rivière Saint-Jean, supposa qu'il s'en était emparé
pour les services du Roy [il avait ordre de s'emparer de Latour]
et que le Sieur de Latour avait appelé les Anglais à son secours »
[ce qui n'était que trop vrai].
Ainsi se créent les légendes de famille qui, à la longue deve-
nues légendes d'histoire, finissent par être prises pour vérité
authentique.
A son tour, le 30 août 1653, Le Borgne débarque à Port-
Royal; il « présente à la dame Motin », sans fournir de pièces
justificatives, un compte où il était créancier de 205.286 livres;
la pauvre femme, n'y devant rien comprendre, signe par
surprise. Fort de ce titre, Le Borgne prend possession des biens
d'Aulnay : habitations, effets, pelleteries, etc; il prétend même
percevoir pendant deux ans, malgré l'opposition du duc de
Vendôme, tous les revenus de l'Acadie. « Mes enfants, dit la
veuve aux orphelins (Mémoire de 1688), vous resterez ruinés
et pauvres toute votre vie par la fourberie et méchanceté du
sieur Le Borgne qui m'a surpris et ravi malicieusement les
transactions e.t papiers qui concernent le peu de bien que
I
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS S)î>
j'ai toujours eus en ma vie et dont vous deviez jouir après ma
mort. » Prise entre cet aigrefin de Le Borgne et ce vieux for-
ban de Latour. la malheureuse perd la tête et. « épouvantée ».
se jette dans les Lras du pire. (Cal. St. Pap. Am. and W. Ind,
7 f.?vrier 1662). Elle épouse, en effet, à Port Royal, le 24 fé-
vrier 1654, le plus morî'l ennemi' de son mari. Latour. En date
de ce jourmême. le co;' rat. signé par trois pères capucins, [ils
manquèrent, c<e jour-lî: de clairvoyance] porte que le madré
compère choisit le régi; -e de <> la séparation des biens jusqu'à
extinction des dettes du premier époux »; il reconnaît bien à la
dam3 d'Aulnay 30.000 livres tournois «en considération de l'a-
mour qu'il lui porte »; mais il prétend hypocritement « assu-
rer égalité entre les mineurs des deux lits en vue du principal
dessein du présent mariage qui est la paix et la tranquillité du
pays et la concorde et union entre les deux familles. » Il profite
de ces heureuses circonstances pour emporter ce cjui reste de
pelleteries et autres marchandises, estimées plus tard (13 no-
vembre 1660) par le chef de la milice de Port Royal, Pierre Me-
lançon, dit La Verdure, à 387.000 livres. (On voit que la situa-
tion d'Aulnay était devenue fort bonne avant sa mort.) Et voi-
là comment le prétendu « valet de chambre » des Poutrincourt,
trappeur, traitant, traître à son pays et à sa religion, escroc et
corsaire, veuf d'une squaw et de « la fille d'un barbier », épousa
en troisième noce, vers l'âge de soixante ans. haute et puissante
dame de Menou d'Aulnay deCharnizay, née.Motin de Courcelles
et emmena en son vieux fort du Saint-Jean sa noble conquête,
à laquelle il donna bientôt cinq autres enfants.
A cet étrange mariage ne gagnèrent en rien les enfants mi-
neurs d'Aulnay, ni même ni surtout sa veuve. Inquiets ou sage-
ment conseillés par les pères capucins qui leurrestaientdévoués.
ils se retrouvèrent tous bientôt à Port Royal, où. en 1654,
Le Borgne les relégua dans « des cabanes champêtres ».
« Les paroles manquent, écrit en lOr^G le père Ignace, pour
exprimer la douleur immense qui me tourmente l'esprit et le
cœur à l'idée ([ue les trois nobles l'illes du vice-roi de l'Acadie,
toutes trois d'une beauté remarquable, et que ses trois nobles fils,.
i)6 LES ORIGINES
^ux aussi d'une superbe apparence, se trouvent avec leur noble
mère au milieu des loups. Leur foi est d'autant plus en danger
que leur âge est plus tendre. Il est vrai que l'aînée des filles est
nubile; mais ce n'est que pire : car elle peut être forcée d'épouser
un hérétique. Quant à l'aîné des fils âgé de quinze ans, je ne
puis dire combien de difficultés il a éprouvées... Je ne connais
jjersonne qui puisse aider ces enfants en une si grande détresse ».
Ils réussirent pourtant à s'enfuir à Saint-Pierre, (Cap-Bre-
ton), sans doute à bord de quelque barque de pêche; mais ils
y furent assez mal reçus par le marchand Nicolas Denys qui.
n'ayant pas voulu naguère reconnaître l'autorité de leur père,
en avait pâti, et avait été, par arrêt du 6 décembre 1654, dé-
claré usurpateur des droits de leur mère. « Ses enfants, dit ai-
grement l'ancien adversaire lésé et créancier non payé du feu
gentilhomme-gouverneur, furent bien heureux de trouver asile
chez moi après avoir été chassés des Anglais, mon établisse-
ment ayant servi non seulement à la subsistance de ma famille,
mais à la leur propre, pendant près d'un an, dans leur besoin. »
On devine si ce pain de charité, ainsi présenté, dut sembler
amer aux bouches affamées de ces enfants. Ils purent enfin
fuir leur natale Acadie où ils n'avaient connu qu'humiliations,
tracas et misères et passer en France, on ne sait trop ni quand
ni comment, peut-être sur quelque barque de pêche fréquer-
tant ces parages. Là, réduits à la dernière nécessité, il$ adressent
à Colbert en 1658 une requête pour que la Compagnie des
Indes les dédommage. La même année, placet à M. de Brienne
des fils d'Aulnay : « Si le Roy consent à confirmer pour le fils
aîné Joseph, âgé de 22 ans, les lettres patentes qu'il accorda au
père en 1647 des personnes entreprendront le rétablissement de
Joseph d'Aulnay en ses possessions et en chasseront les An-
glais : c'est une affaire digne de la piété de Sa Majesté comme
utile à la propagation de la foi et au commerce de ce royaume;
lui et ses frères et sœurs n'ont d'autre bien que respéranc(>
de cette confirmation )>. La duchesse d'Angoulême appuya
iêtte requête, en rappelant que la reine-mère s'est toujours in-
AV^ressée à ces huit enfants d'Aulnay et en a deux fois parlé au
LEBORGNE, LA TOUR ET CONSORTS 97
roi. En dépit de si puissantes interventions, rien ne dut réus-
■ sir : car les quatre fils (l'un d'eux puiné, sans doute,)
entrèrent dans l'armée et y moururent tous successivement :
Joseph, Charles et René sont « tués à la guerre »; Paul périt au
siège de Luxembourg.
Le 30 juin 1686, dit un autre placet, « les filles du Sieur d'Aul-
nay, réduites à la misère par la ruine et la mort de leur père,
ayant perdu à la guerre leurs frères, demandent quelque aide
en compensation des sacrifices de leur père. » Quatre ans plus
tard, elles obtinrent 3.000 livres : car, nous lisons, à la date
du 8 février 1693, « les demoiselles de Charnizay représentent
que leilr père a dépensé 800.000 livres à défricher l'Acadie, et
que le Roy s'en est emparé ensuitte sans leur donner aucun
dédommagement, de sorte qu'il ne leur reste pas de quoy sub-
sister à présent. Elle supplient de leur accorder une pareille
gratification de trois mille livres qui leur fut donnée il y a
trois ans pour les faire subsister jusques à ce que Sa Majesté
puisse entrer dans leurs prétentions ». ( Arch. Nat. Col. C. ^ D
vol. 12). Elle n'y entra jamais : car nous trouvons plus tard trois
sœurs Jeanne, Renée et Anne religieuses à la Bourdillière et
Marie, chanoinesse du noble chapitre de Poussay, près de Mi-
recourt. (Il y fallait justifier seize quartiers de noblesse).
Cette dernière en 1667 n'accepte que sous bénéfice d'inventaire
la succession de sa mère et en 1671 obtient un bien tardif arrêt
condamnant Le Borgne à fournir enfin les pièces justificatives
de ses créances; elle meurt en 1693, instituant par testa-
ment du 10 mars 1691 ses frères et sœurs utérins, c'est-à-dire
les enfants de Latour, légataires universels de tous ses biens
et droits tant en France qu'en Acadie. « L'aîné de ces enfants
Charles, passé en France depuis trois ans, revendique le peu de
biens échappé à l'avidité de Le Borgne ». Il ne devait guère en
rester : car , malgré les plaintes du subrogé-tuteur Guillaume
Le Bel, le Parlement avait le 15 juillet 1658 rendu un arrêt or-
«donnant exécution de la transaction du 9 novembre 1650
^vec le grand-père Charnizay. Sur requête de Le Borgne, la
i.Auviufcrîii T. I 4
98 LES ORIGINES
terre de Charnizay en Touraine fut donc dès cette année-là^
(1658) adjugée pour 50.000 livres au Sieur de la Pétaudière.
Le mariage Latour-MoLin n'avait pas mieux- arrangé les af-
faires d'Acadie; bien au contraire : il les embrouilla davan-
tage. Les intérêts de Latour et de la veuve d'Aulnay se
trouvant liés désormais, le duc de Vendôme, pour défendre
ses droits en Acadie (en particulier sur le fort St-Jean qu'oc-
cupait Latour et sur le poste de Saint-Pierre qui appartenait
à Nicolas Denys) ne trouva rien de mieux à faire que de s'en-
tendre avec Le Borgne. On conçoit que dès lors personne,
sauf les pauvres et incompétents capucins, ne prit plus
en main les intérêts des enfants. Muni du mandat de Ven-
dôme et de l'autorisation du Parlement de Paris, Le Borgne,.
en mars 1654, s'embarque donc sur un navire chargé de vivres
et de munitions pour la valeur de 75.000 livres. Il débarque
à Port Royal qu'il achève de ruiner; dès 1652, son agent avait
arrêté et enfermé pendant cinq mois deux capucins de ce lieu
et la directrice du séminaire des Abénakis qui défendait
les intérêts des jeunes Aulnay. Lui incendie la Hève où rï
n'épargne pas même la chapelle; il va jusqu'au cap Breton
s'emparer de Saint-Pierre et des biens de Nicolas Denys
qu'il ramène prisonnier à Port-Royal; enfin il menace d'aller
relancer jusqu'en son repaire du Saint-Jean Latour dont il
égale les forfaits. Il comptait sans les Anglais.
Au printemps 1654, une expédition, forte de quatre vais-
seaux et de 500 hommes, s'organisait au Massachusetts contre
les établissements hollandais du voisinage (Manhattan, ac-
tuellement New-York) ; elle allait partir lorsque Cromwell,
alors Protecteur, signe la paix avec la Hollande (5 avril).
Que faire de cette expédition toute prête? Bien qu'on fût en
pleine paix avec la France, on la dirige « sans ordres » contre
les établissements français qui gênaient la pêche et le com-
merce bostonais. La casuistique du grand puritain n'est pas
à court de prétexte : conformément à la tradition anglaise, it
réclame ce pays, dit Crovvne, parce que, sous son prédécesseur^
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 99
tout Stuart qu'il fût. il faisait partie du domaine britannique.
N'y aurait-il pas là aussi quelque néfaste influence de Latour
qui voulait, avec l'aide des Anglais, se débarrasser de Le Bor-
gne comme autrefois d'Aulnay? Qu'on en juge : le major Sed-
gewick, qui commande l'expédition, ne rencontre nulle part
aucune difficulté. Pentagoët, dont le vieux logis appartient à
Latour, se rend sans résistance. Le 21 juillet (v. s.), dès qu'à
l'embouchure du Saint-Jean se présente l'escadre anglaise, La-
tour lui-même cède sans coup férir son fort armé de 19 canons,
garni de 90 hommes et riche, dit-il, de «2.000.000 d'effets. »
{Cal. of. St. Pap. 1674-7, n° 208). Il s'excuse de cette lâche red-
dition, en disant que « Le Borgne refusa de lui envoyer les
choses nécessaires pour défendre son fort )),{Mém.Laiour 1697) ;
en réalité, le 18 mai, son agent de Boston, Sottow,
lui avait livré une cargaison de ravitaillement. Son fils avoua,
•du reste, en 1697 que «les Anglais lui laissèrent quelques piè-
ces de terre qui lui permirent de subsister jusqu'à la fin de
l'année ». « Dans ces deux forts, déclare hautement le père
Ignace, les Anglais ne laissèrent pas d'autres Français qu'un
ou deux traîtres ». La garnison française fut, en effet, rem-
placée par une garnison anglaise entretenue aux frais de
Latour. La vérité en toute cette trouble affaire nous est
encore révélée dans un mémoire du Sieur Crowne (1654) que
citent les Commissaires anglais (II, 290). « Le major Sedge-
wick... trouva ledit Sir Charles de Saint-Etienne en possession
tant de la Nouvelle Ecosse que de Penobscot et des terres qui
en dépendent. Ledit Sir Charles de Saint Etienne les rendit de
plein gré : car, ayant subi une grande oppression sous le gou-
vernement français, [oui, ce naïf gouvernement français qui
venait il y a trois ans de le nommer gouverneur général de
toute l'Acadie, ] il désirait vivre sous la protection anglaise ».
Crowne précise encore en son mémoire de 1668 : « Latour, se
disant sujet anglais, se rendit à Sedgewick, et celui-ci l'cm-
rmena en Angleterre ». [Cal. Si. P. Col. S. 1661-8, n» 1809);
Son fils John confirme le 4 janvier 1698 : «Les Latour étaient
«des protestants au service de l'Angleterre. Charles livra la
100 LES ORIGINES
Nouvelle Ecosse et Penobscot pour vivre sous la domination^
anglaise » (Ibid 1697-8). Juste récompense de nos fins justi-
ciers qui avaient si intelligemment réhabilité ce triple traître
et l'avaient comblé de titres et d'honneurs.
A Port Royal, Sedgewick survient soudain (le 16 août) et,
conformément aux ordres de Cromwell, dit Crowne, « somme
le gouverneur français de rendre la Nouvelle Ecosse, comme
partie ancienne du domaine anglais à laquelle les Français
n'avaient aucun droit légitime. » En l'absence de Le Borgne,
le Commandant La Verdure (ci-devant Pierre Melançon)
n'ose opposer sa petite garnison de 115 hommes aux 500
que débarque le forban anglais : il capitule donc, livrant
23 grands canons, 50 barils de poudre, des projectiles en pro-
portion et beaucoup de provisions; la garnison, du moins,
sortira avec les honneurs de la guerre et sera transportée
en France.; les habitants auront, outre la liberté de con-
science, le droit de demeurer en possession de leursbiens ou de
passer en terre française; mais, des quatre capucins qui res-
taient, le supérieur fut tué et les autres exclus de la ville. La
Verdure réserve aux enfants d'Aulnay dont il est le subrogé-
tuteur la vaine possession de leurs biens immeubles; mais ils
perdent en biens meubles, bestiaux et marchandises environ
100.000 livres. C'est alors, sans doute, qu'ils passèrent au
Cap Breton où Denys les accueillit si sèchement. Quant aux
biens de Le Borgne, ils sont laissés à la discrétion du vainqueur:
un de ses navires, le Châieauforl, est dans la rade, tout chargé
de marchandises; Sedgewick n'en promet vaguement la res-
titution qu'après inventaire ; La Hève, mal défendue, tombeé^a-
lement aux mains des Anglais. Le Borgne fut accusé tant par
les capucins que par Latour d'avoir « par sa faute », disent les
uns, « par sa lâcheté», dit l'autre, «perdu l'Acadie » et d'avoir
ensuite pactisé avec les Anglais « pour se maintenir dans
son usurpation »; pendant toute l'occupation anglaise jusqu'en
1664. son fils Alexandre de Belle-Isle resta, en effet, en pos-
session du fort La Hève et de quelques autres habitations et il
sut tirer bon an mal an 30.000 livres des droits de pêche qu'il-
prélevait sur les bateaux anglais.
LEBORGNE. LATOUR ET CONSORTS 101
Cependant Le Borgne père est passé en France sur son
Châteaufort; il y procède à la liquidation définitive des
biens et châteaux de la famille d'Aulnay. Quoiqu'en 1658
il vende pour 50.000 livres la terre de Charnizay, quoiqu'il
ait, « tant en France qu'en Acadie, reçu trois fois le paiement
de sa dette », il se déclare toujours créancier de 260.000 li-
vres. Décidément, le parchemin du vieux René de Char-
nizay valait mieux qu'une peau de chagrin. Les enfants d'Aul-
nay, entièrement ruinés, réclament en vain justice auprès de
Colbert. « Ce marchand (Le Borgne), dit le père Ignace enl656,
a déjà perçu beaucoup de revenus pendant la vie et après la
mort du vice-roi. Il a causé à l'Acadie d'immenses et innom-
brables malheurs. C'est par sa faute que la foi a été détruite
en ces régions, que trois postes de la Baie Française ont été
assiégés et occupés, qu'a été perdu un territoire qu'il ne peut
plus recouvrer ». Vainement la dame Motin réclame en 1662 les
pièces justifiant la créancedeson premier mari; elle meurt vers
1667 avant davoir rien recouvré de lui pour ses enfants.
Cependant, Latour ne perd pas son temps. Sedgewick n'a
pas plus tôt pris, ou feint de prendre le fort Saint-Jean qu'en
1655 le vieux traître e*t renégat se rend à Londres en sa com-
pagnie. Là, fort de l'appui de John Kirke, il réitère à Crom-
well sa touchante complainte :« ayant eu beaucoup à souffrir
des gouverneurs français, il désire vivre désormais sous la
protection du gouvernement anglais ». On écoute cette voix
d'or : au prix de 5.000 livres sterling, il acquiert, en effet, la
faveur du Protecteur, auquel il promet, en outre, 20 peaux de
castor et 20 peaux d'orignal par an; le 29 mai, il fait accueillir
du Conseil d'Etat sa réclamation et, le 14 juillet 17^6, (avec
lettre patente du 9 août.) il obtient, sous le titre bien anglais
de « Sir Charles Saint-Stephen, Lord de la Tour, baronnet of
New Scotland », le partage tant de l'Acadie que de la Nouvelle
Ecosse, (s'étendant alors de Marligash à la rivière Saint-
Georges) avec Sir Thomas Temple, héritier de Sir William
Alexander, et avec un certain William Crowne, de Boston, qui
en cette affaire fut le bailleur de fonds (Ca/. SI. P. Col. S. 1661-8
102 LES ORIGINES
n" 1809). Naturellement, ce bon huguenot de Latour s'engage
à n'admettre en son fief anglais que des « soldats et colons pro-
testants » et à se conformer de tout point au gouvernement pu-
ritain du Commonwealth. Autre clause suspecte : il promet de
payer 1 .812 livres pour les frais d'entretien des troupes de Sed-
gewick depuis le 15 août 1655. Quelques semaines plus tard,
le 20 septembre 1656, Latour vend à ses deux associés ses
droits sur les terres qui s'étendent de Penobscot (Pentagoët)
au Saint-Laurent moyennant un vingtième des produits de
l'exploitation et le paiement de ses dettes à la veuve Gibbons
(3.376 livres). Crowne prend possession du territoire de Pe-
nobscot; mais il en est bientôt exclu par Temple; jamais il
ne put obtenir justice, pas même du duc d'York (CaL
St. Pap. Am. and W. I. 1697-8, mém. 4 juin 1698). Le Colo-
nel Th. Temple ayant été, au prix de 8.000 à 10.000
livres, nommé gouverneur et dûment installé en 1657,
notre prudent compère Latour trouve bon, le 24 août 1659
de faire enregistrer la concession de ses deux baronies du Cap
de Sable dans les Archives du comté de Suffolk, Massachusetts.
« Pour prendre ses sûretés des deux côtés, dit Robert Nelson
(août 1660) Latour obtint ses titres de possession tant de Sir
William Alexander que du roi de France ». Ainsi, sous l'allé-
geance britannique, ce vieux forban qui, de Taveu des his-
roriens américains, n'était pas plus protestant que catholique,
pas plus Français de cœur qu'Anglais, dont l'âpre égoïsme ne
s'embarrassait ni de scrupules ni de hontes ni de forfaitures,
termine vers 1666 sa vie si mouvementée, en traître parfaite-
ment heureux, plein de jours et d'honneurs, dans la paisible
possession de la femme, des biens et des titres de son noble
rival, si indignement sacrifié, au contraire, par son pays, par
le destin et même par l'histoire. Il repose enson fort Saint-Jean.
Ainsi va la justice de ce monde, inique, cynique, grotesque.
Un de ses compagnons de la première heure eut aussi d'é-
tranges tribulations. Ce fut ce descendant d'officiers de Tours,
Nicolas Denys, sieur de Fronsac, (le détroit de Canseau porta
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 103
longtemps ce nom,) qui en 1633 accompagna le commandeur
Razilly en ces pays d'Acadie qu'il connaissait. D'accord avec
son frère, Simon Denys, sieur de Vitré, il tenta d'organiser sur
la côte atlantique de la péninsule, à la Hève et à Port-Rossi-
gnol, le commerce des bois, des pelleteries et de la pêche sé-
dentaire; mais, s'entendant mal avec Aulnay, qui refusait de
transporter toutes ces marchandises sur ses bateaux, il fut ins-
taller à l'île de Miscou dans la Baie des Chaleurs un poste de
traite et de pêche que vint détruire Aulnay auquel il faisait
tort; d'où, dit-il, une perte de «plus de 20.000 livres». Dès
lors, Denys ne cessa de prendre parti pour Latour contre Aul-
nay. En 1648, toutefois, il est reconnu par la Compagnie de la
Nouvelle France comme légitime concessionnaire en ces régions
du Golfe. A la mort d'Aulnay, il conspire nettement avec La-
tour contre sa mémoire et contre les intérêts de ses héritiers;
et, comme lui, il obtient du gouvernement de Mazarin gain de
cause en 1653, ainsi que le prouve l'ample concession qui suit :
« Bien informé et assuré de la louable et recommandable
affection, peine et diligence du Sieur Nicolas Denys, lequel
depuis neuf ou dix ans a apporté et utilement employé tous ses
seings tant à la conversion des sauvages du dit pays à la foi et
religion chrétienne qu'à l'establissement de noire authorité en
toute l'étendue du pays... [Cette belle formule, encore assez mal
justifiée ici, n'était-elle donc qu'un banal cliché?] ce qu'il aurait
continué de faire s'il n'eût été empesché par Charles de Menou,
sieur de Charnizay, lequel à main armée et sans aucun droit
l'en aurait chassé, pris de son authorité privée les dits forts,
marchandises, et même ruiné les habitations, [cette accusation
nous semble d'autant plus exagérée qu'en ses conversations avec
le père Ignace, Aulnay reconnaissait sa dette envers Denys, bien
qu'il la trouvât exagérée] confirmons ledit sieur Denys, gou-
verneur et notre lieutenant général en tout le pays de la grande
baie du Saint-Laurent, du cap Canseau au cap des Roziers, y
compris Terre-Neuve, le cap Breton, l'Ile Saint-Jean et autres
îles adjacentes... ordonnons qu'il lui soit fait raison par la veuve
dudit sieur d'Aulnay et ses héritiers de toutes pertes et domma-
ges qu'il a soufferts de la part du dit sieur Aulnay [veuve et
orphelins n'avaient donc plus personne pour les défendre contre
tant de rapacité]... authorisons la création d'une Compagnie de
104
LES
ORIGINES
pêche sédentaire sur toutes les côtes de l'Acadie jusqu'aux
Virginies ».
En fait Denys exploitait alors la seule partie de l'Acadie
que nous reconnaissaient les Anglais après l'intervention
militaire de Sedarewick.
« Les Anglais, disent les jésuites en leurs relations (vol. II),
ayant usurpé toute la côte Est, de Canseau jusqu'à la Nouvelle
Angleterre, n'ont laissé aux Français que les côtes du Nord dont
les principaux noms sont Miscou, Rigibouctou et le cap Breton.
La région de Miscou est la plus peuplée, la mieux disposée, celle
où il y a le plus de chrétiens : elle comprend les sauvages de
Gaspé, de Miramichi et de Népisiguit. Rigibouctou est une belle
rivière, importante pour le commerce qu'elle a avec les sauvages
de la rivière Saint-Jean. Le cap Breton est une des plus belles
îles qu'on rencontre en venant de France : elle est assez bien peu-
)ilée de sauvages pourson étendue. MonsieurDenyscommandele
principal établissement que les Français ont en ces régions. C'est
le pays que nos ancêtres ont cultivé depuis 1629 ».
Les récollets étaient venus à Miscou dès 1620, Raymond
de Ralde dès 1623 et les jésuites en 1634; Denys s'y établit
vers 1650.
Fort de ses droits reconnus, Denys n'en jouit pas longtemps.
Le créancier d'Aulnay, Le Borgne prétend se rembourser aux
dépens de Denys. Dès cette même année un de ses officiers
arrive au Cap Breton avec soixante hommes; il surprend et
détruitsonétablissementdeSaint-Pierre, capture sesgens, s'em-
pare de ses biens dont une riche cargaison et fait lâchement pri-
sonnier Denys lui-même qui revenait en paix de son établis-
sement voisin. Sainte Anne : le malheureux captif réclama
53.000 livres de dommages. Le 30 janvier 1654, le Conseil du
Roi lui octroie un beau parchemin signé de Louis XIV, lequel,
sur proposition de la Compagnie de la Nouvelle France, le
confirme en possession de tous ses droits antérieurs sur les côtes
du Golfe du Saint-Laurent, y compris les îles adjacentes. Mais
Scdgewick n'eut pas plus tôt pris Port Royal qu'armé d'un
autre parchemin un certain la Giraudière, qui exploitait près
LEBORGNE, LA TOUR ET CONSORTS 105
de Chedabouctou (Guysborough) l'établissement de Sainte
Marie (Sherbooke). attaque Denys en son établissement rival
et, ne pouvant s'en emparer, prend en gage Saint-Pierre. De-
nys obtient de la Compagnie de la Nouvelle France la révoca-
tion de la déloyale concession de la Giraudière; mais il n'en
doit pas moins abandonner Chedabouctou ruiné; d'où 15.000
livres de pertes nouvelles. Le 19 janvier 1663, la Compagnie
de la Nouvelle France cède une partie de son domaine. Saint -
Jean et les autres îles du Golfe, au sieur François Doublet,
apothicaire de Honfleur, qui, à son tour, fut bientôt évincé.
Denys se plaint d'avoir encore été le 15 septembre 1668 pillé
à Saint-Pierre par l'implacable Le Borgne. Un arrivage de
fourrures, estimées 25.000 livres, va compenser ces torts, lors-
qu'un incendie détruit en quelques heures toute son habitation
de Saint-Pierre. Alors le vieillard ruiné se retire en son dernier
établissement de Népisiguit (Bathurst) dans la Baie des Cha-
leurs. Comme en décembre 1676 son fils Richard surprend
trois caiches de Boston en train de lui voler son charbon au
Cap Breton, l'intendant du Canada Duchesnau autorise Denys
(21 août 1677) à percevoir une indemnité de cjuiconque lui
prend du charbon au Cap Breton, du plâtre à Canseau ou des
fourrures tout le long du Golfe. Bien que ses droits de conces-
sion lui eussent été confirmés en 1663, en 1667 et en 1677, ils
ne lui sont pas moins contestés par une Nouvelle Compagnie
de Pêche sédentaire fondée à Chedabouctou en 1682. Notre
octogénaire va vainement plaider sa cause à Paris en 1688; il
la perd. Alors, désespéré, il rentre en sa vieille Acadie pour
y mourir à Népisiguit dans la misère à l'âge de quatre-vingt-
dix ans.
Si éphémères qu'elles fussent, les entreprises de Nicolas
n'en furent pas moins multiples et considérables. Dès 1630
et 1633, ce compagnon de Razilly avait, avons-nous vu, or-
ganisé à la Hève son commerce de bois et de fourrures et à
Port-Rossignol sa pêche sédentaire. Chassé par Aulnay, il
réorganise le tout à Chedabouctou près du détroit de Fronsac
qui porte son nom : là, en une habitai ion fortifiée il emploi'-
106 LES ORIGINES
120 hommes qui défrichent 30 arpents de terre. Ruiné par
Le Borgne et la Giraudière, il développe ses établissements du
Cap Breton : Sainte-Anne au Nord et surtout Saint-Pierre,
(80 arpents) admirablement situé sur l'étroit isthme du Bras
d'Or. Ni déboires, ni désastres ne le découragent; dans la Baie
des Chaleurs, il reprend son vieil établissement de Miscou et
crée celui de Nepisiguit. « Depuis dix-huit ans, dit son fils Ri-
chard en une requête adressée à Seignelay en 1689, jamais
aucune plainte n'a été formulée au sujet de son administra-
tion, bien qu'il n'ait jamais reçu ni aide, ni secours. » En 1679,
il n'y avait à Nepisiguit que 18 hommes avec femmes et en-
fants; or, en 1689, il y a 72 Français des deux sexes, tant ou-
vriers ou pêcheurs que laboureurs; il y en a ,en outre, 23 à
Miramichi ou Sainte-Croix et encore huit à Saint Pierre. Près
de Nepisiguit s'est établi un village de 60 familles sauvages,
soit 400 âmes, et près de Miramichi un autre de 80, soit 500
âmes. Voilà donc en tout 103 Français et 900 sauvages sur les
seuls établissements de Denys. Outre son commerce de bois,
de pelleterie et de pêche qui fut parfois très prospère, il a
fait défricher des terres, amener des bœufs, bâtir un moulin
à eau, construire des forts et des habitations pourvus de maté-
riel de guerre, de culture et de chasse. Il a attiré de Québec
sur ses concessions de Cap Breton, de Sainte Croix et de Ris-
tigouche des prêtres des Missions étrangères. Le seul tort de
cet homme, si avisé, si entreprenant, si persévérant, a été de ne
pas installer sur ses terres assez de femmes pour constituer
des familles et ainsi rendre durable sa complexe œuvre de co-
lonisation. 11 n'en a pas moins laissé en sa Description géogra-
phique el historique des Côtes de V Amérique septentrionale (1672)
un précieux et curieux témoignage de son activité infati-
gable et de ses épreuves incessantes. Aussi ce premier et paci-
fique colonisateur des côtes et des îles du Golfe Saint-Laurent
a-t-il bien mérité la statue qu'on lui a pieusement élevée à
Bathurst, N. B., son vieux Nepisiguit, où il repose en paix.
Son œuvre de colonisation fut assez médiocrement con-
tinuée par les siens. Son fils unique Richard Denys, sieur de
LEBORGNE, LA TOUR ET CONSORTS 107
Fronsac, avait gardé en l'excellent poste de traite, de pêche
et de culture du Miramichi un vaste territoire qui, le 18 avril
1687, fut délimité en une concession de « quinze lieues de de-
vanture » ; en ce « lieu fort agréable » il possédait » un fort de qua-
tre bastions avec dix canons, dont six de fer ));mais, comme son
père, il faisait moins de culture que de traite avec le grand cam-
pementindienduvoisinage. De cet ample domaine du Mirami-
chi, qui est encore à l'heure actuelle un excellent centre de
pêche, de traite et de culture, il céda en 1685 trois lieues de
front au Séminaire de Québec et de son autre domaine de Né-
pisiguit il céda vers la même date une lieue et demie de front
au médecin de Saumur,Philippe Esnault,sieur deBarbaucanne,
qui, ayant épousé une sauvagesse, trafiquait aussi avec les
sauvages; celui-ci sut peu à peu étendre ses concessions jus-
qu'à quatre lieues de front. Un neveu de Nicolas Denys, fils
de Simon de Vitray, le Sieur Pierre Denys de la Ronde aVait
à l'île Percée et au barachois de la Petite Rivière deux conces-
sions (la première accordée par Talon en 1672) où il pratiquait
la pêche avec deux associés. Le père Chrétien Le Clercq, qui ré-
sida douze ans en ces régions, décrit ces établissements en sa
Nouvelle Relation de la Gaspésic. (Ce récollet fut l'inventeur
des caractères hiéroglyphiques destinés à rappeler aux In-
diens les paroles de leurs prières, système d'écriture qui, per-
fectionné par d'autres missionnaires, est encore usité de nos
jours.) Tous ces établissements périclitèrent faute de coloni-
sation agricole : seule réussit celui du gendre de Nicolas Denys,
Le Neuf de la Vallière, qui dans sa vaste concession de l'isthme,
sut employer colons acadiens et colons canadiens. Un Denys
de la Ronde, pourvu à Louisbourg d'une commission d'offi-
cier, prit habilement en 1714 la défense des Acadiens menacés
par les Anglais. Un Denys de Vitré sollicita en février 1761
une concession sur la côte nord de la Baie de Gaspé en vue du
pilotage et de la pêche. A défaut d'œuvres durables, le nom
de Denys reste dûment inscrit sur cette terre acadienne qu'il
aima jusqu'à la mort et où lui survécut sa veuve : il y a,
en effet, au Cap Breton près de Sydney une rivière Denys.
108 LES ORIGINES
Victime tout à la fois de la guerre civile et de la guerre étran-
gère, la malheureuse Acadie semblait à jamais ruinée et
perdue. La quinzaine d'années comprise entre 1654 et 1670 con-
stitue en son histoire une morne période d'incohérence
politique, dont Texposé, en dépit de tous les efforts, ne
peut guère se faire ni même se lire sans ennui. Par le
traité de Westminster (23 octobre-'2 novembre 1655) Mazarin.
qui faisait . alors sa cour à Cromwell, ne trancha pas la
question de lAcadie, mais en remit la solution à une com-
mission qui ne se réunit jamais. En 1657, aggravation de l'a-
narchie : en cette même année Cromwell nomme Sir William
Temple gouverneur de la Nouvelle Ecosse (nomination rati-
fiée par Charles II Tannée suivante) et Louis XIII nomme
Le Borgne gouverneur de l'Acadie (nomination sanctionnée
par la Compagnie de la Nouvelle France qui lui reconnaît cer-
taines concessions de terres et certains droits de trafic). Les
Jésuites en leurs relations (vol. II) se plaignent que les An-
glais d'alors «ont usurpé toute la côte Est de Canseau jusqu'à
la Nouvelle Angleterre ». En apparence, les Anglais semblent
les maîtres, puisqu'ils occupent certains points fortifiés et
exploitent tant bien que mal certaines régions, bien qu'ils
ne « fassent rien pour l'amélioration des lieux «; en fait, les
Français sont les vrais possesseurs du sol, puisque seuls ils y
ont de stables établissements agricoles et autres.
Aussi, le 22 mars 1658, Colbert défend-il à tous habitants
français de cjuitter le pays sans autorisation; les colons de
Port Royal, fuyant les Anglais du fort, se contentent d'aller
un peu plus loin s'établir en amont de la rivière. Emmanuel
Le Borgne et ses deux fils Adrien Le Borgne, Sieur du Cou-
dray, et Alexandre Le Borgne, sieur de Belle-Isle, (on s'ano-
blit facilement en Acadie,) ne cessent de se plaindre, — ils se
plaignent même beaucoup pour des usurpateurs, — davoir été
en 1654 ruinés à Port Royal et à La Hève par les attaques dé-
loyales de Cromwell et de ses agents, « absolument ruinés,
ajoutent-ils, par l'occupation des troupes anglaises pendant
trois ou quatre ans; ils ont, à les entendre,- dépensé plus de
LEBORGNE, LA TOUR ET CONSORTS 100
-600.000 livres» [on aimait les gros chiffres dans cette famille] et
se trouvent « réduits à la mendicité ». Ils n'en sont pas moins
accusés de nouvelles intrigues avec les Anglais. Toutefois, le
■^0 novembre 1657, Emmanuel Le Borgne obtient de la Com-
pagnie de la Nouvelle France la concession de tout le pays d'A-
cadie (de l'Ile Verte, dans la Baie Sainte-Marie, à la Nouvelle
Angleterre), sauf les terres concédées à Latour. Le 10 décem-'
bre de la même année, révoquant la « Commission subrepti-
cement obtenue par le Sieur de La Tour », le Roy nomme le
Borgne pour neuf ans gouverneur et lieutenant général de
toute l'Acadie (de Canseau à la Nouvelle Angleterre). En fé-
vrier 1658, pour faire valoir ces droits, Le Borgne se rend à
Londres auprès de Cromwell et envoie en Acadie son fils
Adrien du Coudray avec cincjuante hommes et deux capitai-
nes. Celui-ci par surprise s'empare en mai du fort de la Hève et
de tout ce qu'il contient (estimé 700 livres), mais il est à son
tour pris et envoyé prisonnier à Boston où il est fort maltraité.
Cependant, en juin et en novembre 1658, soutenant les droits
de Le Borgne et de la Compagnie de la Nouvelle France, notre
ambassadeur à Londres réclame la restitution immédiate des
forts de la Rivière Saint-Jean, de Port Royal et de Pentagoët
illégalement pris en 1654; mais, en bon Anglais, Cromwell
ne se dessaisit pas plus facilement que les Stuart de biens mal
ac(juis; aussi, le 7 octobre, sur l'intervention du duc de
Vendôme. Sa Majesté très Chrétienne renouvelle ses instances
pour la restitution des dits forts et pour celle du fort de la
Hève pris plus récemment, le tout ayant été hypothéqué par
Adrien Le Borgne du Coudray, sur avis conforme du Parle-
ment (26 juillet). Avec sa mollesse habituelle le gouvernement
de Mazarin se contente encore de la promesse d'une commis-
sion d'arbitrage et, en attendant sa nomination, du slaiii quo
qui laisse Temple en possession de l'Acadie et les Français sou-
mis à la domination anglaise. Le 27 décembre. Temple mon-
tre au Gouvernement anglais toute l'importance de l'Acadie
■et toute la faiblesse de ses défenses; le fort Saint Jean étant,
à vrai dire, « l'unique fort, » il le fortifie encore davantage et
110 LES ORIGINES
v^eut fortifier la Ilève (déc. 1659). Un de ses associés, le ca-
pitaine Breedon, marchand de la Nouvelle Angleterre, propose^
de « déporter les Français de Port Royal s'ils ne veulent pas
se soumettre ». C'était déjà la politique anglaise du siècle sui-
vant. Les Le Borgne ne cessent d'intriguer et de batailler
pour rester en possession de leur riche proie. Si l'on songe que
ces biens des Aulnay, entièrement réduits à la misère, avaient
été hypothéqués par les Le Borgne en garantie de l'immuable
dette de260. 000 livres, principal et intérêts dus depuis 1651, on
ne peut vraiment guère plaindre ces usurpateurs. A la Compa-
gnie de la Nouvelle France succède en mai 1664 la Compagnie
des Indes Occidentales qui refuse aux Le Borgne toute pro-
rogation de droits « pour défaut d'exécution des clauses anté-
rieurement acceptées ». Pour le même motif, une Compagnie
de la Pêche Sédentaire ne fait nul cas des prétendus droits des
Le Borgne. A leur tour d'expier.
Au milieu de tout ce chaos politique et judiciaire, une fois
de plus interviennent les Anglais. Le roi Charles I^^". ayant dès
le 11 mai 1633 accordé aux frères Kirke, en compensation de
leurs prétendues pertes de 50.000 livres en Nouvelle France,
le droit exorbitant de pêcher, de trafiquer, de coloniser et
même de se fortifier le long de la rivière du Canada, il résulta
fatalement d'un tel abus la saisie en février 1633 d'un vais-
seau des dits Kirke dont ils portèrent la valeur à 12.000 livres.
Or l'ambassadeur de France rappela le 7 février 1662 qu'il
était temps, maintenant qu'un gouvernement régulier avait
succédé à la dictature de Cromwell, de rendre les forts de Port
Royal, de Saint-Jean et de Pentagoët pris en pleine paix et
dont la rétrocession avait été vainement promise dès 1655 et
1658. Le gouverneur temporaire de la Nouvelle Ecosse, Tho-
mas Breedon, se contente de répondre : «Vu que cette province
est d'une grande importance pour Sa Majesté et qu'elle borne
la Nouvelle Angleterre, il ne serait ni prudent ni honorable
de la rendre : car elle permettrait aux Français d'envahir et de
molester cette dernière province. « Le gouverneur dépossédé
Temple supplie, à son tour, qu'on ne rende jamais à la France-
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 111
•ce pays qui ne lui appartient pas et, ainsi, on pourra exclure
les Français de toute l'Amérique, même du Canada. Pour une
si belle réponse Temple est promu baronnet de Nouvelle Ecosse
(7 juillet 1662) et réintégré en ses fonctions de gouverneur d'une
Nouvelle Ecosse ou Acadie qui s'étend de Meraliquish (àl'Est
du port la Hève) jusqu'à la rivière Saint Georges, avec 100 lieues
de profondeur dans les terres et 30 lieues d'étendue sur la mer
[Cal. of State Papers, Col. Séries 1661-8 ; nos igg, 193, p. 66. no^
■226, 240-4; 247, 340, etc.) Passant des paroles aux actes, sous
prétexte qu'ils ont été molestés par Le Borgne, le 22 novembre
1664, les Bostonais prennent de force Merliguech, terre de la
Hève, et s'établissent au port Rossignol, afin, disent-ils, d'y
protéger leurs pêcheries sédentaires; ils exigent même des pê-
cheurs français un dixième de leur pêche. Ils ont en outre
rasé les forts de Saint- Jean et de Port Royal et en ont empor-
té à Boston les 62 canons.
« Dans ledit lieu de Port-Royal, affirme le Mémoire du 23
novembre 1665, il y a près de 70 à 80 familles établies depuis
-50 ans, ayant bien près de 400 à 500 enfants; les Anglais leur ont
-depuis quatre mois signifié l'ordre de repasser en France... Les
Français qu'ils ont pris cette année, ils les ont exposés en vente.
Un des frères Le Borgne, prisonnier à Boston, y est maltraité
"depuis trois ans. [C'est ainsi que dès 1665, les Anglais prélu-
daient à leurs forfaits de 1755]. Cette année, les Anglais espèrent
s'empare^ de toute l'Acadie. Le Sieur Le Borgne du Coudray,
lieutenant du Roy, qui a depuis treize ans l'expérience du pays,
se propose d'en chasser les Anglais avec les hommes de son fort
[proche de La Hève] et les 200 qu'il sollicite de Sa Majesté ».
L'apostille ministérielle porte stupidement : « Je crois qu'avec
50 ou 60 il pourrait faire le même effet ».
Or, Charles II, bien que dès le 12 juin 1661 il eîit donné
ordre à son ambassadeur Sir Isaac Wake de consentira la ré-
trocession de Québec et à l'évacuation de Port Royal, don-
ne maintenant (22 février 1665) ordre au gouverneur du
« Conecticott » (et plus tard à celui de « Mastachutetts ») de
.s'entendre avec le gouverneur de la Nouvelle Ecosse, Sir Tho-
mas Temple, nommé en 1662, pour attaquer tous ensemble du
112 LES ORIGINES
mieux qu'ils peuvent et réduire à l'obéissance les Français et
les Hollandais des oolonies voisines, surtout ceux du Canada.
Le 12 mars 1664, Charles II dispose en faveur de son frère le
duc d'York (futur Jacques II) de tout le territoire qui s'é-
tend de Sainte Croix au Kennabec. En février 1666, ordre est
donné d'extirper d'Amérique tous Français et Hollandais.
Heureusement, les événements tournent bien en Europe, et. le
21 /31 juillet 1667, malgré la véhémente opposition de la Nou-
velle Angleterre, après les laborieuses négociations du comte
d'Estrades, le traité de Bréda décide (articles 10 et 11) qu'en
échange de la moitié de l'île Saint Chvistophe,
« le Roi de Grande Bretagne restituera et rendralepays appelé
Acadie dont le Roi très chrétien a joui antérieurement et, pour
exécuter cette restitution, le sus nommé Roi de Crande Bretagne. ,
incontinent après la ratification de la présente alliance, fournira
au susnommé Roi très Chrétien tous actes et mandements
expédiés diiment et en bonne forme nécessaires à cet effet ».
Le 17 février 1668, renouvellement de l'acte de « cession de toutes
îles, pays, forts et colonies en quelque endroit que ce soit, Cjui
auront été acquises par nos. armes avant ou après la signature du-
dit traité, nommément les forts et habitations de Pentagoël,
de Saint-Jean, de Port-Royal, de la Hève et du Cap de Sable ».
On ne saurait guère montrer méfiance plus méticuleuse qu'en
ces précisions. Cette méfiance n'était que trop justifiée. Comme
d'ordinaire, les Anglais se refusent à exécuter les clauses si pé-
remptoires de ce traité et de cette cession par eux signées et
contresignées : cette fois les contestations durèrent trois ans.
Dès novembre et décembre le roi précise et réitère que seul
doit être rendu le pays d'Acadie et, de ce pays, seulement ce
qui a appartenu à la France et lui a été pris, qu'il faut bien
éviter de lui rien céder de la Nouvelle Ecosse ou d'une autre
province; il spécifie, en outre, que tous les sujets anglais peu-
vent quitter le pays dans le délai d'un an après avoir vendu
leurs biens. Ln an après la signature du traité (1^'' août 1668),
.Sa Majesté Britannique enjoint au Gouverneur anglais Sir
William Temple de« ne pas rendre le pays avant de nouvelles
instructions », « avant, dit Temple, que je ne fusse plus ample-
, j) uu^ZluLu^ I^S;^::::^::^
LA (;HANDE baye de SAI.NT-LAURE.NS (IGtiû)
par le Père Emmanuel Jumeau, récollet.
(Bibl. Nat. ; Cabinet des Estampes.)
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 113
uient informé de ses intentions.» Or le délégué du Roi de
France, Mourillon du Bourg, était déjà parti, muni d'un ordre
de Sa Majesté Britannique (31 décembre 1667) enjoignant de
remettre entre ses mains tous les forts d'Acadie; il prend
donc possession de la Hève et de Port Royal où il installe
dùmentLe Borgne deBelle-Isle; mais, quand il arrive à Boston
où le vieux Sir Thomas Temple résidait en qualité de gou-
verneur du Massachusetts, celui-ci ayant reçu le 10 novem-
bre la lettre royale du 1^^ août, ergote et temporise :
« d'autant que Sa Majesté Britannique m'a confié le gouverne-
ment de l'Acadie et d'une jjartie de la Nouvelle Ecosse, j'ai
reconnu qu'il y a plusieurs places demandées qui sont dans la
-Nouvelle Ecosse et non dans l'Acadie ;.. des places mentionnées
en mon ordre il n'y a que la Hève et le Cap de Sable qui appar-
tiennent à l'Acadie, les autres places, à savoir Pentagoët,
Saint-Jean et Port-Royal, sont en Nouvelle Ecosse. Il est donc
de mon devoir de surseoir à la reddition du susdit pays jusqu'à ce
que je sois plus amplement informé des intentions de Sa Majesté
concernant les bornes et limites de la Nouvelle Ecosse et de
l'Acadie » (6-16 novembre) « L'Acadie n'est qu'une petite partie
de la Nouvelle Ecosse, ose-t-il écrire aux Lords du Conseil
(24 novembre); car celle-ci est bornée au Nord par la grande
rivière du Canada et à l'Ouest par la Nouvelle Angleterre ».
En cette même lettre. Temple fait part de sa double détresse
personnelle; il est vieux, infirme, réduit à la dernière misère,
endetté de 2.000 livres à l'égard de commerçants bostonais
qui se sont associés à lui pour l'organisation de la colonie et
surtout pour la pêche le long des côtes, (il prélevait 5 livres
par bateau de pêche) ; en outre, alarme nationale : perdre un
si beau pays, si riche en moissons, en poissons, en arbres, en
mines; les fourrures seules lui rapportent 900 livres par au.
Mourillon du Bourg lui a confié que « le Roi très chrétien a
l'intention d'établir une colonie à Pentagoët et d'y ouvrir une
I j communication par terre avec Québec qui n'(>st qu'à trois jour-
nées de marche. ». Le vieux renard avoue même au secrétaire
d'Etat Arlington (25 déc. 1668) qu' « il a envoyé de Boston la
'I caiche de Sa Majesté et deux vaisseaux avec hommes et mu-
114 LES ORIGINES
nitions pour reprendre la place de Port Royal, « où Mourillon
vient (9 novembre) de prier la Compagnie des Indes occiden-
tales d'établir définitivement Le Borgne de Belle-Isle. Las
de cet imbroglio dû à la mauvaise foi et à la mauvaise volonté
anglaises, la Cour de Versailles, forte aussi de ses droits, par la
plume de Colbert insiste auprès de la Cour de Londres pour la
loyale exécution des clauses; ainsi mis en demeure, le Stuart
stipendié, Charles II, renouvelle le 8 mars et le 6 août 1669
l'ordre catégorique de restituer tout le pays d'Acadie, y com-
pris les forts et habitations de Pentagoët, de Port Royal, de
Saint-Jean, de la Hève et du Cap de Sable. Temple s'exécute
enfin, mais, se portant malade, ne signe à Boston que le 7/17
juillet 1670 l'acte solennel de cession qui fut enfin mis à exé-
cution en août et septembre. Le Borgne se porte aussitôt cré-
ancier de la succession pour la somme de 20.000 livres dépen-
sées en voyages, séjours et entretien de vingt hommes.
Sir Thomas mit d'autant moins d'empressement à céder
son bien que le monopole du commerce et de la pêche en Nou-
velle Ecosse lui rapportait de gros bénéfices, 80.000 livres par
an, dit-il ; pour se dédommager, il prétend en jouir même après
la cession en prélevant un droit de pêche de 25 écus sur cha-
cjue chaloupe française. Le Ministre anglais Arlington promet
une compensation à Temple qui dès le 10 décembre 1667 se
plaint qu'ayant versé à Latour 8.000 livres, dépensé sans comp-
ter pour l'amélioration et le renforcement de la colonie, il se
trouve en sa vieillesse endetté et ruiné. Il rappelle, en outre,
son dévouement aux Stuart. à la personne même de Charles I^'".
Mais, comme l'indemnité ne vient pas. Temple se déclare en
novembre 1671, «fort dégoûté du gouvernement de Boston plus
républicain que monarchique », tt se met à son tour comme
son ancien compère Charles Latour à jouer lui aussi le beau
rôle de traître : il menace de passer sous l'obéissance du Roy
de France, « entraînant à sa suite un nombre considérable de
familles françaises établies chez les Anglais ». Louis XIV lui
fait répondre en juin 1672 que, « s'il se retire sur les terres du
Roy, il recevra non seulement des lettres de naturalité, mais
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 115*"
encore de grandes grâces. » {Méfn. el doc. Aff. étr. Amer. voL
5, f. 279). Est-ce pour parer aux menaces de ce transfuge qu'en
1674 Charles II, aussi fourbe que son père, en violation fla-
grante du traité, confirme à Temple ses droits sur la Nou-
velle Ecosse?
Dès 1660 le troisième lord Stirling avait réclamé la
rétrocession de la Nouvelle Ecosse en paiement des 10.000
livres qui, promises à son grand père par Charles II, n'avaient
jamais été versées; on lui fit remarquer que le 30 avril 1630
Latour avait fourni une compensation. En février 1662, nou-
veaux débats devant le Conseil du Roi entre : 1° les héritiers
, Kirke qui réclament 60.000 livres (non payées) pourlareddi-
j tionde la Nouvelle-France en 1629; 2° les héritiers Alexander
I qui en réclament 10.000 (non versées) pour la reddition de l'Aca-
I die en 1632; 3" les associés Latour, Temple et Crowne qui ré-
I clament contre toute cession de la Nouvelle Ecosse. {Cal. of
Slate Pap. Amer, and West Indies, 1661-8; pp. 73 et siiiv.)
En 1675, au nom des droits de Lord Stirling, un certain Geor-
ges et un certain Mason réclament le Maine, le New Hamp-
shire et de petites colonies voisines. En 1678 et 1679 l'associé de
Temple, John Crowne demande aussi en Nouvelle Angleterre
des compensations pour la perte de la Nouvelle Ecosse; il est
i débouté (octobre) et s'entend avec John Nelson. Celui-ci, hé-
ritier de son oncle Temple (mort le 13 avril 1674), fait active-
ment valoir ses droits : Mémoires relatifs à la Nouvelle Ecosse
(13 avril 1697), à la région ouest de Sainte Croix (2 juillet),
aux pêcheries (2 novembre), aux prétentions des Français sur
l'Est de la Nouvelle Angleterre (2-12 décembre) et sur les sus-
dites pêcheries (4 novembre 1698); à ces mémoires s'en ajoute
un autre de Crowne affirmant les droits de l'Angleterre sur
Penobscot et la région àvoisinante (4 janvier 1697-8). Tous
ces documents étaient destinés aux négociations du traité
de Ryswick (British Muséum, Collection Sandown, 849).
Longtemps prisonnier à Québec, Nelson, de guerre las, finit
en 1730 par vendre ses droits à un riche marchand de la Nou-
velle Angleterre, Samuel Waldo, dont le fils en 1745 vint à
116 LES ORIGINES
Londres proposer tout un plan de colonisation pour sa région
de 100 lieues de profondeur entre la rivière de Sainte Croix et
le Saint Laurent : en dix ans. 200 familles suisses, allemandes,
etc., gouvernement civil, réorganisation militaire, 20.000 li-
vres de revenu pour la Couronne [Bril. Mus. Mss. Add. 19.049).
A ce dernier, la Couronne d'Angleterre confirme en 1731 et
1732 ses droits sur tout le pays situé entre la rivière Sainte-
Croix et le Saint-Laurent.
Mais les revendications de Samuel Waldo viennent se heur-
ter à celles d'un autre intrigant américain. dunomd'Alexander;
celui-ci. devenu arpenteur en chef du New Jersey, se fait re-
connaître par les tribunaux d'Ecosse, comme descendant et
héritier légitime de Sir William Alexander, premier vice-roi
de Nouvelle Ecosse. Son fils, général de l'armée des Etats-Unis
pendant la guerre de l'Indépendance, prend le titre de Lord
Stirlinsr. — En 1831. un certain Alexander Humphreys s'ar-
roge à son tour les titres et droits du Comte de Stirling. siège
parmi les pairs d'Ecosse, adresse une déclaration aux autorités
publiques, colons et habitants de la Nouvelle Ecosse, du Nou-
veau Brunswick et du Canada, réclame auprès de la Chambre
des Communes et auprès des ministres de Sa Majesté, crée de
nouveaux baronnets, bref institue toutes sortes de procé-
dures légales pour rentrer en possession des territoires de son
prétendu ancêtre; à ce sujet paraissent à Londres deux bro-
chures en 1832 et 1833; en 1838. il proteste même contre la
nomination de Lord Duiiiani romme gouverneur du Canada;
accusé de faux en 1839, il est acquitté; en 1853. il proclame
encore ses droits politiques et territoriaux sur le Canada et la
Nouvelle Ecosse. L'imbroglio acadien fut donc encore plus
compliqué du côté anglais que du côté français.
De toutes ces complexités retenons une chose, toutefois ,
en 1668 comme en 1629, les Anglais affirmaient que l'Acadic:
« très faible partie de la Nouvelle Ecosse, » ne comprenait que
les deux baronnies deLatour, du Cap Fourchu à Merligouèche
(limite occidentale attestée à M. du Bourg par Temple le 4
novembre 1668). Cette affirmation, conforme, du reste, au tra-
LEBORGNE, LA TOUR ET CONSORTS 117
tfé des cartes anglaises de cette époque, sera dans quelques an-
nées contestée par les Anglais lorsqu'ils trouveront intérêt à
le faire. Cette question des limites de TAcadie a d'autant plus
d'importance qu'elle sera après le traité d'Utrecht (1713) la
cause d'interminables contestations, puis à partir de 1750 de
laborieuses négociations diplomatiques et finalement en 1756
de la funeste Guerre de Sept Ans.
En France, le règlement de tous ces litiges acadiens dura
moins longtemps et fut plus définitif. Lors du traité de Bréda,
la Compagnie des Indes occidentales, fondée en 1664 avait le
'20 novembre 1667 reconnu à Alexandre Le Borgne, sieur de
^elle-Isle. en compensation de ses pertes, le titre de Gouver-
neur et Lieutenant-général en Acadie, la possession des terres
-de l'Ile Verte aux Mines, jusqu'à dix lieues de profondeur, et
le monopole du commerce pendant neuf ans de Canseau jus-
qu'à la Nouvelle Angleterre; à condition toutefois qu'il ame-
nât des colons en Acadie; ce qu'il ne fit guère. En 1670, pro-
fitant du bas âge des enfants Latour, les Le Borgne père et
-fils s'emparent de Port Royal, des Mines et même du fort Saint-
Jean. Mais, en mai 1674, la Compagnie des Indes occidentales
^st révoquée et le Roi rattache au domaine royal toutes les
terres d'Acadie; d'où réclamations et procès. En 1675, les hé-
ritiers d'Emmanuel Le Borgne (mort le 5 août 1675), se plai-
gnent, avons-nous vu, que leur père, ayant dépensé 600.000
livres, les a complètement ruinés; ils ont l'inconscience ou le
-cynisme de faire valoir tous les titres, tous les travaux et tou-
tes les dépenses d'Aulnay dont ils se déclarent les créanciers,
-alors qu'ils en sont surtout les usurpateurs. « Ces avantages ne
doivent pas opérer leur ruine, disent-ils, puisqu'il n'y a pas
■encore d'exemple qu'aucun roi. Etat, communauté ou com-
pagnie se soit emparé des biens d'un tiers sans l'en rembour-
ser. » Le roi, par ses ordonnances du 11 juillet 1674 et du 9 fé-
vrier 1675, ordonne, en effet, le remboursement; mais ce rem-
boursement dut tarder; car, vers 1689, Pun des Le Borgne se
trouve « contraint, tant par les menaces de ces créanciers
118 LES ORIGINES
[c'était donc son tour,] que par l'extrême misère où est une-
grande et nombreuse famille [comme celle d'Aulnay] de se-
jeter aux pieds de Votre Grandeur [Seignelay] pour la sup-
plier très humblement qu'il soit pourvu à son rembourse-
ment. » [Bib. Nat. Mss. Collect. Clairambault, vol. 867). L'af-
faire s'était, du reste, à nouveau compliquée : d'une part, en
1668, Alexandre Le Borgne, sieur de Belle-Isle, avait été
installé à Pont Royal par le représentant du roi comme gou-
verneur de l'Acadie, mais il ne fut reconnu ni de l'usurpateur
Sir William Temple ni du gouverneur officiel M. de Grandfon
taine; d'autre part, son fils, Emmanuel, épousant la fille aînée
de Latour et de Louise Motin, Marie de Saint-Etienne, cumule
tous les droits; dans le recensement de 1686, cet Emmanuel Le
Borgne de Belle-Isle est désigné comme « seigneur du lieu, »
des Mines à l'Ile Verte (Baie Sainte Marie), prétend-il, et en
1699 il prélève un droit de 50 écus sur tout navire anglais
qui trafique en ces parages.
Alors surgissent les enfants Latour-Motin qui se prétendent,
eux aussi, héritiers. Ils sont légion, tandisquela postérité du mal-
heureux Aulnay a disparu dès la première génération : l'aîné
Jacques, mort en 1698, a laissé neuf enfants; Marie a d'Em-
manuel Le Borgne sept enfants, dont trois, mariés, ont des en-
fants tous les ans; Anne a neuf enfants; Marguerite en a sept.
{Coll. doc. Nlle Fr. II, 292). En 1693, le cadet Charles qui,
vers 1660, n'est pas encore marié, passe en France pour faire
valoir les droits de cette pullulante famille; il dépose un long
mémoire (1697) pour Charles de Saint-Etienne, chevalier et
seigneur de Latour, et pour ses frères et sœurs, enfants et
héritiers de Messire Charles de Latour, gouverneur et lieute-
nant général de l'i^cadie, et légataire universel de Dame Marie
de Menou d'Aulnay de Charnizay, chanoinesse de Poussay
[près Mirecourt], leur sœur utérine et seule héritière du Sieur
d'Aulnay et de Dame Jeanne Motin, demandeurs, contre le
duc de Vendôme, André Le Borgne, sieur du Coudray, et le
Marquis de Chevry » [fondateurs en 1682 avec les Sieurs Gau-
tier, Bergier et autres de la Compagnie de Pêche sédentaire.] Le
L E B O R G N E, LATOUR ET CONSORTS 119
"S mars 1699, l'affaire est confiée au Conseil du Roi, et le con-
jseiller d'Aguesseau est commis à l'examen des titres. L'énorme
^lossier comprend une centaine de pièces, parfois fort volumi-
neuses. Il y a là un inextricable enchevêtrement généalogique
par suite de la nombreuse postérité de Latour dont quelques
enfants ou petits-enfants épousèrent des Le Borgne et des En-
tremont. Pour y voir un peu plus clair, le Conseil du Roi lan-
-ça le 8 avril 1699 un arrêt ordonnant présentation de tous
litres de propriété sous peine de déchéance. {Coll. Doc. Nlle Fr.
II. 314). Enfin, le 20 mars 1703, le Conseil du Roy rend son
.arrêt : il déboute le duc de Vendôme, le Sieur Le Borgne et le
5ieur de la Tour de leurs prétentions et oppositions, mais ac-
corde : lo à Le Borgne, en dédommagement de ses dépenses, la
ierre et le lieu de Pentagouët qui relèvera du château de Port-
Royal; 2° à Latour et à sa famille le Vieux Logis du Cap de
5able et le Port Latour dans le voisinage, le fief et la seigneu-
rie de Port Royal, la Seigneurie des Mines. Et voilà comment
les trahisons sont récompensées, comment les usurpations sont
légalisées. Le vieux Hubbard a beau dire : biens mal acquis
passent bel et bien à la troisième génération.
Enfin, comme tout en ce bas monde finit par s'arranger,
même mal, ceux des Le Borgne et de Latour qui restèrent en
Nouvelle Ecosse sous la domination anglaise, se partagèrent à
nouveau, non sans litiges,'les ultimes dépouilles des Aulnay.Les
Anglais mirent, d'abord, le holà. De ces héritiers ou prétendus
héritiers plus ou moins ruinés, le gouverneur Philips dit avec
une morgue bien britannique (2 sept. 1730) :
« Il y a ici trois ou quatre familles insignifiantes ([ui prétendent
avoir des droits de seigneurie s'étendant sur presque toutes les
parties habitées du pays. Le défunt Nicholson a emporté leurs
titres originaux [procédé cavalier qu'imitera le gouverneur
Lawrence]; tout ce qu'ils produisent maintenant n'est plus
qu'un chiffon de papiersale, copié, disent-ils, d'aprèsletcxteorigi-
nal. Je leur ai dit que toutes prétentions aux seigneuries n'ont
plus de raison d'être depuis la conquête, vu qu'aucun article du
traité d'Ultrecht n'envisage ces privilèges... La principale de ces
120 LES ORIGINES
plaignantes [Agathe Latour] est une femme qui a épousé suc-
cessivement deux officiers subalternes de ce régiment [le lieute-
tantBroadstreet, mort en décembre 1718, et le lieutenant Camp-
bell]. Avec une habileté astucieuse elle s'est fait attribuer les
prétentions des autres sur promesse de quelques conipensations;
elle va passer en Angleterre pour tâcher d'obtenir du gouver-
nement quelque avantage. Je crois qu'un petit supplément de-
pension en tant que veuve d'officier la contentera et mettra fin
à cette affaire ».
Que non ^ en novembre 1734, digne petite- fille du vieux La-
tour, cette veuve intrigante, retirée à Kilkenny en Irlande, ré-
clame, nous apprend le lieutenant-gouverneur Armstrong
(Mac ^lechan, 95-98). non seulement les parts de ses « tantes et
cousines encore fixées dans la province », fsoit quatre part>
outre la sienne), mais encore « les domaines de Cobequid et di'
Chignectou auxquels les Latour n'ont jamais eu droit «; en
un mémoire de 1739, un de ses cousins le capitaine français
Duvivier, mari d'une Mius d'Entremont, l'accuse d'avoir
vendu à la Cour d'Angleterre ses droits de seigneurie pour
2.000 à 4..j00guinées. Parmi ces cohéritiers se trouvait un fils
de [Maria Latour. Alexandre Leborgne, sieur de Belle-Isle, qui
sans doute pour s'assurer ses droits, le 27 décembre 1733 prêta
le serment d'allégeance sous réserve; en 1741, sa fille Fran-
çoise était en relation de correspondance courtoise avec le
lieutenant gouverneur huguenot Mascarène. Les Belisle de
Worcester (Mass.) descendent-ils de cette antique famille?
Quoi qu'il en soit de toutes ces fastidieuses complications-
nous voyons que, de tous ces colonisateurs français de la pre-
mière ou de la seconde heure, les plus méritants, les Aulnay, dès
la seconde génération disparurent tant en Acadie qu'en France.
Or, seuls ils devraient vivre dans la mémoire d'un peuple qui
leur doit tout ou tant : car,sansCharles d'Aulnay, il n'y aurait
pas eu de colons dans le pays et, partant, pas de peuple aca-
dien; sans Charles d'Aulnay, l'Acadie n'eiît été qu'un nom
éphémère.
LEBORGNE, LATOUR ET CONSORTS 121
;5ources et autres références.
Arch. J\al. Coloriies. — Acadie C*^ D.
Vol. I. — Concession à Nie. Denys de pays et îles entre Canceaux et
cap des Roziers (1653), f. 93.
Confirmations de susdite (1667, 1677), f. 121, 145.
'■ Capitulation de Port Royal en 1654, f. 96.
Concess. d'Acadie par Cromwell à Ch. de La Tour, à Th. Tem-
ple et à VV. Crowne (9 août 1656), f. 101-113.
Lettre du Roi à Le Borgne pour recouvrer Nouvelle France
(1658), î. 115.
Refus-du colonel Temple (1668), f. 124-131.
Mém. de Le Borgne du Coudray sur état du pays, f-118.
Ordre de Charles I à col. Temple [lour restit. d'Acadie,
(8 mars 1669), f. 135-6.
Vol. X, p. 68, 101; C" A 12.
Série F. Liasse 3.571. Compagnies de commerce.
4Col. C" E 2 f . 240-2 Mem. rel. à Àcadie (Latour. Aulnay, \'endôme).
Carton X. — Pièces (non paginées) concernant la dame d'Aulnay et ses
.enfants, le duc de Vendôme, Le Borgne, le colonel Temple, etc.
Arch. Min. Colonies. — Série G' Recensements. \'ol. 466.
Arcli. Aff. Etr. — Corresp. Angleterre, vol. 43, p. 194; vol. 96, p. 197,
Mem. et doc. Amérique vol. 6, fol. 244-78; vol. 4.,
f. 392, 429, 485-7; vol. 5, f. 31; vol. 7, f. 32-34,39,
vol. 9, f. 231-247, 248-70.
Bibl. Nal. — Mss. franc. Fonds ancien. 10.207; 17.175 f., 250.
Gollect. Margry, 9.256-9.281 fol. 114, 146.
Collect. Clairambault 951, fol. 27 ; vol. 867, f. 181. 890.
Brilish Muséum. , Manuscrits Addend^ 27.859, 19.049, 14.034; Collect.,
5andown, 849.
Oilsndar of Slale Papers {Colonial Séries, 1574-1660). — London 1860,
pp. 4.44, 446, 448. 469-75, 488, 497. — (Col. Sér. 1661-1668) N» 1 11, p. 73,
:no5 189, 193, p. 66. nos 226. 240-3, 247, 340, 1.599, 1635, 1809, 1898.
.4^^. and Wesl Indies, 1674-7. n° 206-8 Add. 224.
Am. and W. Ind. 1669.-74, nos 4, 24, 25, 32, 95, 384.
Arch. Can. — Rapp. 1881 pp. 23-25, 15-20.
1884, note D. LXIV. Lettre de Charles I^rà Sir
Isaac Wake.
1886, note B.
1894 (Doc. anglais relat. :t Nouv. Ecosse) 1-16.
1899 (Rapport Richard).
1904, Appendice II (Lettre du père Ignace sur
r.\cadie, en 1656).
Col. de Doc. relal. à Hisl. de A". France. — Québec 1885. 4» I. p. 132,
137-40. 141-4, 145-9, 153-5, 188, 190-4,439-441. II. Mémoire Latour 1697,
f)p. 351-378, 292, 314, 134.
'Le Canada français. — Montréal, 1884-1888. vol. I.
.Mémoires des Commissaires du Roi, clc. (1755-1757) 4 vol. in-4». —
J, 1-181; II, IV.
122 LES ORIGINES
P. Chrestien Le Clerco. — Nouvelle Relation de la Gaspéiiie,Paris,l&9l^
Nicolas Denys. — Descript. géogr. el hisl. Op. cit.
Belalions des jésuiles, vol .II.
Charlevoix. — Hisl. du Canada, II.
Beamish Murdoch. — Hisl. of Sova Scolia, I, 113-149.
W. D. WiLLiAMSON. — //(sf. of Maine, Hallowell, 1832, vol. I.
William J. Ganong. — A Monograph of Ihe Evolution of the Boundarie9^
of New Brunswick (Royal Society of Canada, 1901, Sect. II, p. 139-449).
M. Moreau. — Histoire de VAcadie française, Paris 1S73.
Parkman. — Pion of Fr., op. cit.
CHAPITRE V
LES GOUVERNEURS FRANÇAIS
(1670-1713)
LORSou 'enfin le colonel Sir William Temple eut été mis
en demeure de signer l'acte solennel de cession, un de
nos officiers du Canada, le chevalier de Grandfontaine,
nommé gouverneur de l'Acadie (20 février 1670), reçut le
5 mars l'ordre de prendre possession des trois postes fortifiés.
Le 6 août, en présence du délégué de Sir William Temple, il
s'établit à Pentagouët dont il fait, sa résidence : car là, plus
près des Anglais, « il pourra mieux soutenir les droits de Sa
Majesté contre la domination britannique ». Le 27 août, son
lieutenant le sieur Joybert de Soulanges reçoit du susdit dé-
légué Walker le fort de Gemesié (l'ancien Jemseck de Latour)
situé à 25 lieues en amont de la rivière Saint-Jean; le 2 sep-
tembre il prend possession de Port Royal. Gouverneur et lieu-
tenant français se conforment scrupuleusement à l'une des
clauses du traité : les habitants sont autorisés à vendre ou
aliéner leurs biens, meubles et immeubles et à quitter le pays
■dans l'espace d'un an; aucune plainte ne s'éleva. On verra quel
«as les Anglais firent d'une pareille clause quarante ans plus
tard. Même modération loyale dans la délimitation du pays :
:au lieu de revendiquer le 40» de la concession de Monts, nos
gouverneurs ne prétendirent jamais s'étendre au delà de FV-m-
quid ou de Kennebec.
Désormais, avec un gouvernement fort, le régime colonial
fie trouvait changé : plus de grande compagnie à charte (la
124 LES ORIGINES
("ompagnie des Indes occidentales fut dissoute en décembre
1674); plus de vaste monopole individuel ou collectif, (« tous
les sujets de Sa Majesté ont droit de prêche et de trafic ») ; plus
de seigneurie à peu près illimitée dans le temps et dans l'es-
pace, (« toutes terres, îles et pays étaient réunis au domaine de
la Couronne»); plus de «vice-rois» qui eussent à la fois tous
les droits et toutes les charges, toutes les initiatives et tous
les risques d'autocrates impuissants; mais, sous le nom de
gouverneurs, des fonctionnaires choisis et révoqués selon le bon
plaisir du Roy, détenant de lui seul toute autorité, ne possédant
pourlaplupartaucun bien ou que peu de bien dans le pays qu'ils
administrent. En droit ils relèvent des gouverneurs du Cana-
da; en fait, ils reçoivent leurs ordres du ministre et corres-
pondent directement avec lui.
Or, le ministre était Colbert : ce grand organisateur aux
vues aussi précises qu'étendues était de l'avis de Ihonnêtc et
pacifique Vauban, et non pas du belliqueux Louvois : « Oui
peut entreprendre quelque chose de plus grand et de plus
utile qu'une colonie? N'est-ce pas par ce moyen plus que par
tout autre qu'on peut avec toute justice possible s'agrandir
et s'accroître? » Comme un écho, le gouverneur du Canada,
Avangour, répondait à Colbert le 4 août 1663 : « La France
peut en dix ans, et à moins de frais, s'assurer en Amérique
plus de puissance réelle ciue ne sauraient lui en procurer
toutes ses guerres d'Europe. » Avec plus de précision encore,
un intendant du Canada, Jacques de ]\leulles, qui, par les
Bégon, était cousin de Colbert, écrivait en août 1683 et en
1686 au retour de missions au Canada et en Acadie :
« On peut assurer trouver en la France septentrionale de?
climats aussi variés qu'en Europe avec plus de belles terres^
il ne tient qu'à Votre Majesté de jeter ici les fondements
de la p!us grande monarchie qui soit au monde ».
« S;i MhJ( sté peut faire de la France septentrionale ce qu'il y a
de plus beau au monde... Il semble que FAcadie ait été placée
en cet endroit pour se rendre maîtresse de toute l'Ame» ique S( p-
lentrionale..., tant il (st facile d'y aborder en tous temps, saiii?
GOUVERNEURS FRANÇAIS 125^
craindre les glaces ni les chaleurs ni les ouragans, dans des baies
dont on peut faire les plus beaux ports de l'Amérique... La
France peut se rendre maîtresse des pelleteries et de la pêche des
morues, et en faire seule le commerce, l'Acadie surpassant tous
les autres pays du monde, sans exception, dans cette grande quan-
tité de poisson que l'on trouve le long de ses côtes... Cette
pêche sédentaire contribuera à former une des meilleures et des
plus puissantes colonies qui se voient; elle donnera lieu dépeupler
l'Acadie et de cultiver une infinité de bonnes terres ».
« Ce pays est fort beau avoue le pire des gouverneurs aca-
diens, Perrot (9 août 16S6), il y a quantité de belles rivières
et de beaux ports faciles à entrer; on peut établir quantité de
pêches sédentaires dont la France tirerait grand profit... Il se
trouve aussi dans ce pays les plus beaux pâturages qu'on puisse
voir pour nourrir les bestiaux [100.000 à Beaubassin, dit-il
ailleurs]. Il faut établir l'Acadie pour protéger le Canada, fixer
les habitants, empêcher le commerce anglais et, au besoin,
ruiner Boston et les colonies anglaises; sinon, elles ruineront les
colonies françaises ».
Avant même d'être éclairé par tous ces rapports. Colbert
avait, dès le début, compris la politique à suivre en cette belle
colonie trop négligée et s'était incontinent fait un devoir de
L'appliquer. Dès le 22 juillet 1669, il avait écrit à l'intendant de
Rochefort :
« Vous avez raison de dire que ce pays de l'Acadie nous pourra
servir fort utilement-.ilfaudra s'appliqueràle peupler les années
prochaines ». « Il faudra s'a[)pliquer à présent à peupler l'Acadie,
précise-t-il le 29, et pour cet effet y envoyer quelque nombre
de personnes de travail l'année prochaine. Examinez bien d'icy
à ce temps-là tout ce qui se peut faire pour cela ... Il faudra
envoyer 50 hommes ou plus grand nombre s'ilse peut en Acadie ».
Il est certain qu'il faut aller faire cet établissement » (13 sep-
tembre) qu'il préfère à Terre-Neuve (7 octobre). « A l'égard de
l'Acadie, continue-t-il le 9 mars 1671, il faut l'augmenter tous les
ans, tout autant que la culture et la production des terres le
pourra permettre ; c'est pourquoi il faut que vous preniez bien
vos mesures pour être particulièrement luformés de tout ce qui
se passera dans ce pays-là ».
^
126 LES ORIGINES
Au Gouverneur Grandfontaine, enfin installé, Colbert écrit
le 11 mars 1671 :
« Le principal point est de travailler par toutes sortes de
moyens à l'établissement de soldats et de familles dans les postes
de Port Royal, de la rivière Saint-Jean et sur toute l'étenduedela
côte, en les aidant de tous secours cjui sont entre vos mains;
en sorte que, se voyant bien traités, d'autres Français soient
conviés d'aller habiter ce pays-là. Appliquez-vous fortement à
l'augmentation de cette colonie et à l'établissement des pêches
sédentaires qui y contribueront beaucoup... Vous connaîtrez
encore plus facilement l'intention du Roy sur la multiphcation de
cette colonie par des ordres que Sa Majesté a donnés de vous en-
voyer trente garçons de vingt à trente ans et trente filles âgées
à proportion... Le Roy veut que vous m'envoyiez un rôle de tous
les Français qui s'habitent dans toute l'étendue de l'Acadie, fai-
sant mention de ceux qui seraient mariés et du nombre des
enfants qu'ils auront. Sa Majesté m'ordonne de vous dire que le
service le plus agréable que vous puissiez lui rendre est de faire
en sorte que le nombre des dits habitants augmente considérable-
ment tous les ans et, pour cet effet, il est nécessaire que vous
ayez grand soin que lesdits habitants qui viendront soient à
leur aise, que vous les traitiez bien et que vous ne souffriez
que leur soit faite aucune vexation ». « Si Grandfontaine, par sa
bonne conduite, augmente le nombre des habitants, insiste
Colbert auprès deTaloh, gouverneur du Canada (4 juin 1672),
il obtiendra assurément des grâces de Sa Majesté ».
Et le grand Gouverncnir de Québec, entrant dans les vues
de son ministre, lui écrit le 11 novembre 1671 :
« L'Acadie sera en peu d'années en état de fournir aux Antilles
les chairs salées nécessaires à leur usage; mais, pour ce but, il
faudrait interrompre sans violence le commerce des Anglais
avec les sujets du Roy, desquels ils tirent tous les ans quantité
de viande en échange de quelques droguets (sic) et autres étof-
fes de Boston. Envoyez aux habitants des métiers pour les lai-
nes et le chanvre, les outils nécessaires à la culture de la terre.
150 fusils, 100 mousquets, 200 haches ».
Enfin l'excellent intendant, M. de Mculles conclut en
1686 :
GOUVERNEURS FRANÇAIS 127'
« Pour réussir infailliblement dans l'établissement de l'Acadie..
il faudrait faire une ville de conséquence du Port Royal et un
fort de Pentagouët pour servir de barrière aux Anglais. Cette
ville serait un port assuré pour tous les vaisseaux français.
En moins de rien, il s'y établirait de fort bonnes familles fran-
çaises et de gros marchands. Il faudrait aussi un grand établis-
sement au port de la Haive; le havre est admirable : il y peut
tenir plus de 1.500 vaisseaux toujours à flot en sûreté. Il fau-
drait encore deux pareils établissements l'un au cap Breton et
l'autre à l'Ile Percée ».
A ce sujet, Perrot et Lamothe-Cadillac signalent juste-
ment « La Hève et Chibouctou comme étant les deux meil-
leurs ports de pêche ». En 1683, l'ingénieur Pasquine, repro-
chant à Port Royal d'être « trop renfoncé, trop difficile d'accès^
hors de tout commerce », recommande Port Rasoir comme
étant « le plus beau et le meilleur port de la coste ».
En somme, organiser et protéger la colonie tant au point de
vue militaire qu'au point de vue économique était le but net-
tement vu et unanimement accepté par le gouvernement de
la métropole comme par les fonctionnaires coloniaux. Com-
ment ce but ne fut-il jamais atteint? La faute en fut autant aux
hommes qu'aux circonstances.
D'abord, à Versailles, l'influence de Colbert décline dès
1672; et, sous la funeste suprématie de Louvois, le Roi-Soleil^
dont les vues politiques ne dépassent plus guère les horizons
de l'Europe, préfère la gloire éphémère des batailles et le
triomphe onéreux des conquêtes européennes aux lentes, so-
lides et économiques acquisitions coloniales. Aux colonies
môme, il s'engoue plus, comme tant d'autres Français, des mi-
rages de la Louisiane, qui engloutirent tant d'or et tant d'hom-
mes, que des vieux établissements négligés de la Nouvelle
France. En cette Amérique même, Colbert, à son tour, concen-
tra bientôt toute son attention sur le seul Canada aux dépens
de l'Acadie; conséquence fatale de la suprématie des gouver-
neurs de Québec : ceux-ci dédaignèrent peu à peu leurs subal-
ternes d'Acadie, tout à la fois trop indépendants à leur gré et
impuissants.
128 LES ORIGINES
Si s:'uleni3nt c.^s gouuveraeurs de l'Acadia avaisnt été bien
choisis, bien soutenus, longtemps maintenus, on eût pu es-
p.'rer une bonne administration, régulière, logiquement pour-
suivie, de cette petite France toujours infantile, toujours si
gravement exposée; mais il n'en fut rien : l'Etat, en se sub-
stituant aux particuliers, ne fit pas mieux qu'eux, s'il ne fit
pire encore. Une dizaine de gouverneurs en quarante ans. soit
Cl moyenne un gouverneur tous les quatre ans; ou plutôt,
comme l'un d'eux resta dix ans, moins de trois ans de charg*
pour chacun des autres ! Ces fonctionnaires de hasard, pres-
t[ue tous trop âgés, n'étaient pas plus tôt nommés que, mal
payés (1.800 à 2.000 livres par an; « ils se ruinent », dit Fron-
tenac, 2 nov. 1681), mal servis ou plutôt trop souvent des-
servis, ne recevant pas plus de France que du Canada d'aid'
matérielle ni d'appui moral, se trouvant presque constam-
ment exposés sans défense adéquate aux coups de main des
corsaires néo-anglais ou aux attaques en règle des forces bri-
tanniques, ils ne demandaient qu'une chose : être au plus tôt
relevés d'une mission précaire, dangereuse et humiliante..
Vainement Frontenac insiste auprès de Seignelay(2nov. 1681)
sur « la nécessité de mettre en Acadie un gouverneur avec des
appointements qui lui donnent moyen de subsister et d'em-
pêcher que la colonie (jui y reste ne se détruise. Le sieur de la
Valliére, qui y commande depuis trois ans sur la commission
que je luy ai donnée,., a servi pendant tout ce temps à ses dé-
pens et s'est ruiné à visiter [sur son propre bateau] les côtes
de cette province. » Vainement l'un des meilleurs gouverneurs_
M.de Brouillan demande en 1701 plus d'indépendance, un ti-
tre plus honorifique (lieutenant général du roi), un traitement
plus élevé (il s'endette au service de la province); on ne tient
compte ni de son âge, ni de son ancienneté (32 ans) ni des ser-
vies rendus (coaquête de Terre N.'uve) ni de son zèle et de
s 'S autres mérites. Ajoutez l'insubordination de subalternes
malveillants, tels que ce vil commis de la marine, Mathieu Gou-
ti is. par lui-même anobli en Mathieu des Contins; nommé en
1688 écrivain du Roi à Port Royal pour régler équitablenient
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GOUVERNEURS FRANÇAIS 129
I les comptes et les différends, il se trouve par son mariage avec
[ Jeanne Thibodeau allié à la plupart des familles acadiennes;
I il en profite pour administrer la justice avec la plus flagrante
I partialité et pour comploter avec les plus mauvaises têtes du
pays comme Lamiothe Cadillac, alors de passage; il profite
même de sa correspondance directe avec le ministre pour sa-
per l'autorité de ses supérieurs au ministère comme dans la
Colonie; il n'en est pas moins, à force d'intrigues, promu pro-
cureur du Roi en 1701 et, fort de sa présence au Conseil de
guerre, il tient les gouverneurs en échec dans les plus graves
i circonstances. Pour comble, en pareille correspondance of-
! ficielle, officiers, prêtres et civils (14 en 1703) mêlaient par-
fois anonymement leurs critiques dénuées d'autorité, leurs ac-
cusations sans preuves, leurs doléances personnelles, leurs
calomnies même et leurs cancans. « L'Acadie est un pays de
discorde, » gémit Brouillan dont l'humeur autoritaire exaspéra
les mauvaises langues. »« Si l'année prochaine, je ne sors pas
d'ici, écrivait une autre victime de Desgoutins et de sa bande,
M. de Menneval, ou je mourrai de chagrin... ou je partirai sans
•congé, quoi qu'il arrive. » Telle fut l'intolérable situation des
gouverneurs de l'Acadie, même aux pires heures de danger.
Voici, du reste, la liste de ces gouverneurs : — Hector de
Grandfontaine, (1670-1673), du corps de la marine, après
avoir pris possession de l'Acadie, réside à Pentagouët, où il
•eut des démêlés avec ses lieutenants Marson et Joybert de
Soulanges; — Jacques de Chambly (1673-78), capitaine au ré-
giment de Carignan, après avoir acquis au Canada la réputa-
tion « d'homme de mérite et d'entendement » (Frontenac), il
fut surpris et capturé à Pentagouët par un forban hollandais
renforcé deBostonais; — Joybert de Soulanges (1676-78), ad-
ministrateur intérimaire, reçut de Frontenac l'ordre de se mé-
nager avec les Anglais en sorte qu'il n'y eût point de rupture;
— Le Neuf de la Vallière (1678-84), originaire de Caen, gen-
dre de Nicolas Denys, puis de Simon Denys, après avoir orga-
nisé en poste de traite, puis en exploitation agricole son fief
de Beaubassin à Chignectou (24 oct. 1676), fut recommandé
I-AUVIUKRE ï. I 5
130 LES ORIGINES
par Frontenac et l'intendant de Meulles comme u un fort
honnête gentilhomme i; il n'en fut pas moins accusé par la
Compagnie de Pêche sédentaire de l'Acadie d'hostilité envers
elle et, au contraire, de complaisance excessive à l'égard de^
pêcheurs et traitants anglais; ce conflit amena sa disgrâce; —
François Perrot (168 1-87), neveu par alliance de Talon; après
avoir été, quoique gouverneur de Montréal, incarcéré à Oui'-
bec, puis à la Bastille pour malversation et trafic illicite avec
les sauvages, il fut, sur l'intervention de son oncle, libéré et
envoyé comme gouverneur en Acadie, où il recommença avec
lesBostonais son commerce illégal et s'enfuit lâchement dansles
bois lors d'une incursion anglaise aux Mines; — Robineau de
Menneval (1687-90). « galant homme ». « aimé et estimé di-
M. de Turenne »; chargé d'instruire contre Perrot et de répa-
rer les funestes conséquences de son administration, s'y em-
ployait de sïDn mieux, lorsqu'il fut soudain victime d'une vio-
lente attaque anglaise en représailles sans doute de ses justes
rigueurs à l'égard des pêcheurs bostonais; — Robineau de
Villebon (1691-1700) « bon officier, disait Menneval, qui con-
naît le pays et pourrait être fort utile à la fois sur terre et sur
mer »; il le prouva en capturant sur mer le gouverneur anglais
destiné à Port Royal et en soutenant victorieusement sur
terre, de concert avec Iberville et Villieu. la lutte contre les
Anglais pendant la guerre du roi Guillaume (1688-97) ; —
Sébastien de \'illieu (1700-1701) n'eut guère le temps de
manifester comme administrateur ses qualités de chef éprou-
vées par trente-neuf ans de lutte au service du Roy ; — l'actif
Jacques de Brouillan (1701-1705), ancien gouverneur de
Plaisance, dut à son administration énergique l'implacable
haine de toute la caf)ale Desgoutins; il mourut à Chibouctou,
qu'en 1701 il avait justement déclaré « l'un des plus beaux
ports que la nature puisse former; »■ — Denys de Bon aventure
ne fit ijue passer (1705-06) ; — le Béarnais Augerde Subercase
(1706-1710). après s'être distingué à la défense de Port Royal
en 1689), se montra dans l'impossible défense de cette place
le plus habile, le plus énergique, le plus intrépide des gou-
verneurs de l'Acadie.
GOUVERNEURS FRANÇAIS 131
Dès ses débuts, le gouvernement direct des colonies avait
compris, avons-nous vu, que, le commerce des pelleteries dé-
■clinant, la plus grosse source de richesse en Acadie était la pê-
•che, surtout celle des « molues », comme l'on disait encore.
«Cette pêche est un Pérou, répétait l'intendant de ^leuUes en
novembre 1683 ». « Elle peut être le plus beau commerce qui
se fasse, ajoutait-il en 1686, et Votre Majesté peut s'en rendre
maîtresse. ««Il faut se l'assurer », avait dit Colbert dès 1671-
Aussi encouragea-t-il en 1682 la création, sous l'autorité du
marquis de Chevry, d'une « Compagnie de Pêche sédentaire sur
des côtes de l'Acadie et à la rivière Saint-Jean »; dirigée par
un protestant de la Rochelle, Bergier des Hermeaux, un cer-
tain Gabriel Gautier et quelques autres, cette Compagnie éta-
blit son principal poste à six lieues de Canseau dans le bon site de
Chedabouctou (maintenant Guysborough), qu'avait déjà ex-
ploité Nicolas Denys : on y plante et sème avec succès blé,
•chanvre, lin, pois et autres légumes; on y bâtit le fort Saint-
Louis et une habitation pour 33 résidents; (il y en eut 150 en
1687); on y organisa toute l'installation nécessaire à la pêche
sédentaire. Naturellement, on accusa bientôt, Perrot en tête,
cette compagnie de ruiner par son monopole l'initiative des
pêcheurs indépendants qui venaient de France de mai en sep-
tembre; à quoi les associés répondirent en portant plainte
•contre ledit Perrot [Arch. Col. Corr. gêner. C^^^.IO). Il y
avait en ces accusations une bonne part de chantage : car,
dès sa démission de gouverneur, l'honnête Perrot s'associa
au sieur Bergier. En avril 1684, les droits et concessions de la
Compagnie furent étendus à toutes les côtes et îles. duCapCan-
seau à la baie de toutes les Iles, Bergier fut nommé comman-
dant des côtes de r.\cadie et en 1686 le Sieur Gautier pourvu de
la concession des pêcheries sur les riches côtes du Cap Breton,
de rile Saint-Jean et des îles de la Madeleine. Un jour que le
sieur Bergier, de Chedabouctou, faisait la traite au Cap Bre-
ton, il fut violemment attaqué par Beaubassin, fils de la Val-
lière; c'étaient, à deux générations de distance, les mêmes bru-
tales représailles qu'au temps du grand-j)ère Nicolas Denys. Si
132 LES ORIGINES
contestée qu'elle fût du côté des Français, la Compagnie sé-
dentaire eut, du côté des Anglais, affaire à plus forte partie
encore. « Toutes les côtes sont si poissonneuses, dit un rapport
anonyme (4 mai 1690) qu'il serait à souhaiter qu'il n'y eût
que les servants du Roy à y pescher ».
Les Anglais, en effet, ne se rendaient pas moins bien compte
de l'importance capitale de la pêche. Se détournant de l'agri-
culture, bon nombre de colons puritains se tournaient de
plus en plus vers la navigation : car la pêche de la morue en-
traînait son exportation et. partant, tout un commerce et
toute une industrie maritimes. Dès 1676 un certain Edward
Randolph écrivait en son mémoire du 12 octobre (Ca/. St. P.;
Col. S.; 1067). « Les Bostonais font avec les Français et les In-
diens un commerce clandestin et continuent ouvertement la
pêche sur les côtes de l'Acadie en dépit des interdictions du
gouverneur français ». La \'allière a beau leur imposer un droit
de pêche de cinq livres par barque, Bergier, comme Le Borgne,^
a beau saisir leurs barques (1685) ; les Bostonais. profitant de
notre mollesse, se faisaient delà pêche sur les côtes de l'Acadie
un véritable monopole qu'ils entendaient garder à force
d'exactions et de vexations; ils en arrivaient, ainsi à écar-
ter peu à peu nos propres pêcheurs. « Les Anglais de Boston
ruinent la pêche sur les côtes de l'Acadie, » disait Frontenac
(2 nov. 1681); dès 1682 il informe le gouverneur de Boston
que les bateaux anglais n'ont pas le droit d'y pêcher sans au-
torisation ni paiement d'indemnité. Même défense en 1684.
« Il est fâcheux, écrivait M. de Meulles (4 novembre 1683), que
les Anglais fassent seuls toute la pêche de l'Acadie. » « Plus de
800 bâtiments anglais, précise-t-il en 1686, viennent impuné-
ment pêcher sur les côtes de l'Acadie. Salem, à cinq lieues de
Boston, est leur grand centre de sécheries. » « Les trafiquants
puritains de la Nouvelle Angleterre, dit Haliburton (1.97)
prenaient sur les côtes de l'Acadie de 80.000 à 100.000 quin-
taux de poisson qu'ils séchaient et vendaient, en même temps
que de grandes quantités d'huile, aux populations catholi-
ques du Portugal, de la Méditerranée et des Antilles; ils
GOUVERNEURS FRANÇAIS 133
troquaient plumes et fourrures contre produits d'Europe et
des tropiques à un taux usuraire de 400 à 500 pour cent. »
Si honnête et si profitable commerce avec les Gentils
n'était pas facile à supprimer. Aussi, M. de Meulles conclut-il :
(( Tout cela étant prudemment considéré et avec chaleur, il est
impossible que Votre Majesté se rende maîtresse de toute
la morue verte et sèche qui se pêche sur toutes les côtes sans
entreprendre aucune guerre avec ses voisins. » Dès 1684, six
barques de pêche ayant été prises par des boucaniers de Bos-
ton, la Compagnie sédentaire demandls « une frégatille de six à
huit canons pour s'assurer "feon monopole; » en 1688, M. de
Menneval insiste sur la nécessité d'envoyer des vaisseaux de
guerre pour empêcher les abus de la pêche par les Anglais. Une
frégate fut envoyée le 10 avril. D'où plainte du plus ardent dé-
fenseur des intérêts anglais en ces régions : en sa qualité d'hé-
ritier des droits de son oncle Temple, le marchand John
Nelson, de Boston, écrit aux Lords du Commerce le 3 novem-
bre 1697 : « Comme Sir William Temple prélevait un droit de
cinq livres par bateau de pêche, les Français s'autorisent à en
faire autant et même à saisir les bateaux cjui pèchent sans au-
torisation ». [Pourquoi vraiment les Français n'auraient-ils
pas fait ce que faisaient les Anglais?] Il en résulte, disait-il,
de la gêne pour plus de mille pêcheurs, la diminution du com-
merce, la diminution des impôts, l'appauvrissement des colo-
nies anglaises : car toute vente de poisson à l'étranger y amène
des espèces qui réduisent la circulation du papier-monnaie.
[Cal. St. P. Am. and W . Incl. 1696-8). Un mois plus tard, Nel-
son insiste encore, si bien que l'année suivante (1698) notre
gouverneur dut intervenir le 26 mars en renouvelant ses in-
terdictions de pêche et le 5 septembre en rappelant au Gouver-
neur du Massachusetts Stoughton que ses navires, n'ayant droit
ni de pêche ni de trafic en Acadie seront désormais de bonne
prise. Vaine menace. « Avec leui^ sans-gêne habituel, ces An-
glais se considéraient en cette terre française comme chez eux :
ils viennent sécher et saler à terre », dit un rapport de 1700.
Le 9 a\ ril, le Ministre autorise \'ill('lion à prélever désormais-
134 LES ORIGINES
un droit de pêche de 50 livres par bateau. Mais, comme la
tolérance engendre Tabus. le conseil de Boston prétend en 1701
que les Anglais ont le même droit que les Français de pêcher
sur les côtes de TAcadie.
« La pêche sédentaire que les Anglais ont établie à la coste Est
de Terre-Neuve depuis quarante ans, dit un rajtport français de
I 706 ( Arch. Col. C ^ ^ "* vol. VIII), est une usurpation formelle de
leur part ;... il paraît par de bons mémoires qu'ils y chargent tous
les ans plus de 100 vaisseaux de poisson sec. La pesche qu'ils font
encore sur celles de l'Acadie est une autre usurpation;... ils
font par cette pesche au moins la charge de 100 vaisseaux de
poisson sec tous les ans... Ils le portent en Espagne, en Portugal,
et jusque dans le Levant... Sa Majesté, usant de son droit, peut
oster pour jamais aux Anglais un commerce usurpé qui a formé
et qui soutient encore aujourd'hui leur colonie de Boston >..
En 1707 Subercase déclare quela Nouvelle Angleterre envoie
en Espagne 60 navires chargés de morue et plus encore aux
Antilles; en 1708, « trois cents bateaux bostonais, dit-il, sont
venus pêcher sur les côtes de l'Acadie plus poissonneuses que
celles de Terre Neuve. Les Anglais exploitent plus ces parages
que nous; vm bon voilier ferait par an pour plus d'un million de
prisesï. Ce furent, au contraire, les corsaires anglais qui, en 1702
entravèrent la pêche française en s'emparant de nos barques.
(Brouillan au Ministre, 30 oct.) « J-e souffre à l'idée que Ja Nou-
velle Ecosse est aux mains des Français, avouait franche-
ment le gouverneur Bellomon t. du M assachusetts( 15 juillet 1700)
el c'est bien plutôt à cause de ses pêcheries qu'à cause de son
sol même. » [Cal. SI. P. Ain. IV. Ind. 1700) Ce sentiment de con-
voitise était plus intense encore chez ses administrés : ils
avaient suspendu au plafond de leur Chambre législative une
morue* d'or comme symbole de leur prospérité. Or cette pros-
périté se trouvait menacée.
En cette colonie si négligée, un autre abus des Anglais
se pratiquait aussi ouvertement : le commerce illicite. H
datait naturellement, de l'occupation anglaise : il faudrait
suj)primer ce mal « sans violence », disait Talon, (11 no-
GOUVERNEURS FRANÇAIS 135
vembre 1671). en envoyant de France ou de Québec les
étoffes et autres objets les plus nécessaires, et échanger avec
les Antilles denrées contre mélasses. Il eût, évidemment, fallu
établir, comme on le fit plus tard à Louisbourg entre l'Aca-
die, d'une part, et la France, le Canada ou les Antilles d'au-
tre part, un service plus ou moins régulier d'échanges commer-
ciaux; on n'y veilla guère.
Aussi, « les Anglais de Boston, écrit Menneval en 1686, con-
tinuent-ils à se regarder comme maîtres de toutes les côtes de
l'Acadie où ils font tout le commerce «.[C'était déjà la colonisa-
tion française pour le profit de l'étranger]. « J'ai vu aux Mines,
à la rivière Saint-Jean et au Port Royal, constate lintendant de
MeuUes en cette même année, des Anglais qui y trafiquent et
qui emportent, et, si cela continue, emporteront toujours tout le
bénéfice du pays. Il y en a encore sur toute la coste de l'Acadie,
principalement où il y a des habitants français. Les Anglais
ont fait bâtir au Port Royal de grands magasins où ils tiennent
boutique. Ils y entretiennent la misère et la gueuserie parmi les
peuples, parce qu'ils empêchent que d'autres Français s'y at-
tachent et fassent le profit quils font tous les ans. Mais, tout au
contraire, les dits Anglais ne souffrent pas que nous allions chez
eux pour y faire commerce et principalement à Boston où ils
ont fait défense de recourir aux marchandises françaises ».
<( Les peuples de l'Acadie sont excusables de Pinchnation qu'ils
ont pour les Anglais, [affirmation fort erronée qui sera bientôt
mainte et mainte fois contredite.] n'entendant jamais parler de
la France et n'en tirant aucun secours, puisque ce sont les An-
glais seuls qui leur apportent tous les ans leurs nécessités. Il y
vient tous les printemps trois, ou quatre barques anglaises
chargées de tout ce qui leur est nécessaire, [fer et produits manu-
facturés] et traitent avec eux en échange leurs pelleteries et
autres denrées ».
« Elles vendent les prix qu'elles veulent », ajoute Perrot
(1686). En avril 1687, Menneval reçoit l'ordre d'intervenir ri-
goureusement; il n'eut pas grand succès : car le rapport ano-
nyme du 4 mai 1690 porte : « les Boslonais y font plus de com-
merce que nous ». De cet illicite conmiercc avec les Anglais
résulta même une fâcheuse émulation ciilrc les deu.x coteries
136 LES ORIGINES
de Port Royal : en 1690, celle du gouverneur et celle du lieu-
tenantgénéralse reprochent àquilemieux de trafiquer avecles
« Bastonais »; mais le peuple, en réalité, détestait ces « coua-
cres» (c( quakers ») comme il les appelait : « L'habitant aimera
mieux languir, avoue Desgoutins, que de recourir à eux; ils
sont si aigris et si animés qu'ils n'en peuvent souffrir le nom,
pourvu qu'on leur apporte des marchandises. » A ce mal, on
ne trouva pas de meilleur remède que d'interdire tout com-
merce avec les Anglais sans y suppléer. En digne fils de son
père. Charles Latour dut se distinguer en cette contrebande :
car le 26 mars 1698 le Ministre écrit à Villebon : u Si le Sieur
de la Tour n'avait pas payé l'amende à laquelle il a été con-
damné, Sa Majesté veut bien que vous l'en déchargiez pour
cette fois et que vous l'informiez que S. M. lui fait grâce en
cela ». {Coll. Doc. Nlle Fr. II, 297).
En cette année de disette (1698). faute d'avoir reçu aucun
envoi de France, il n'en fallut pas moins à tout prix faire ve-
nir de Boston, même pour nourrir les soldats, du blé et de la
farine, mesure vitale que l'incapable Pontchartrain note en
marge du rapport d'un sec « Très mal ». C'est bien le cas de
dire : « Périssent les colonies, et même les colons, plutôt qu'un
principe! » Bien pire! en pleine guerre, en 1707, il fallut pour
vivre, trafiquer clandestinement avec l'ennemi : « Sans ce que
UjOs ennemis ont apporté la dernière fois, écrit Desgoutins le
23 décembre, on ne mangerait pas de soupe; les terres auraient
été incultes, on aurait arraché l'herbe pour faire du foin et
l'on aurait mordu son poing... On resta trois mois sans sel;
et, comme on tue en ce temps-ci pour l'hiver et pour le
printemps, on ne pourra le faire à moins de faire sécher les
viandes ».
A défaut de communications directes avec la France, on
avait bien, dès le début, avons-nous vu, songé à des communi-
cations par terre (80 lieues) qui seraient cinq fois plus courtes
que par mer (400 lieues) et praticables même en hiver. Dès le
5 mars 1670, Golbert avait ordonné d'établir une voie de com-
munication entre le Saint-Laurent et le Saint-Jean ou la ri-
GOUVERNEURS FRANÇAIS 137
vière de Pentagouët; il avait même le 3 avril prescrit de pré-
lever les fonds nécessaires sur une somme de 30.000 livres af-
fectée à la colonie et insisté sur ce point capital le 11 février
1671 auprès de Talon etle 11 mars auprès de Grandfontaine,et
enfin envoyé le 30 mars un Sieur Patoulet pour étudier cette
grave c[uestion et d'autres. Or, en 1683, M. de Meulles se
plaint que le chemin ne soit pas encore fait, en dépit du beau
projet quil avait élaboré : à chaque étape de quatre lieues
accorder des terres à un concessionnaire chargé d'entretenir
la route et le relai; ainsi huit jours suffiraient pour passer d'une
capitale à l'autre. Non; en 1686 il dut lui-même venir de Qué-
bec à Port Royal par le Saint-Laurent et la côte du Golfe, puis
par l'isthme de Shédiac et la Baie Française. .Cette voie
de communication était d'autant plus indispensable au Cana-
da lui-même, comme à l'Acadie, que, le Golfe du Saint-Lau-
rent éttn': en hiver pris par les glaces, il n'y avait pas en cette
saison d'autre passage que par terre. On annonça bien en 1671
qu'il ne faudrait bientôt plus cjue huit à dix jours pour aller
par la Chaudière de Québec à Pentagouët ; en réalité, ja-
mais on n'aménagea entre le Saint-Laurent et le Saint-Jean
plus dune vingtaine de lieues. Comment en eût-il été autre-
ment, avec les faibles sommes allouées? Le 23 mai 1676, Col-
bert ordonna bien de remettre à Chambly 3.000 à 4.000 livres
pour établir 100 habitants et 30 soldats en Acadie; mais en
1695 son indigne successeur Pontchartrain n'ordonnança que
« 16.595 livres pour toutes les dépenses ordinaires de l'Acadie,
y compris les appointements du gouverneur, de l'aumônier,
du chirurgien, de l'écrivain du Roy, les soldes des officiers et
des soldats, les présents pour les sauvages, l'entretien des ec-
clésiastiques. )) Que penser de cette lésinerie pour les dépen-
ses les plus urgentes dans une colonie dont on savait toute l'im-
portance, si l'on songe aux sommes folles que gaspillait alois
le grand roi pour ses courtisans, pour ses maîtresses, pour ses
bâtards, pour ses fêtes et ses embellissements de Versailles?
Que n'eût-on écouté Colbert !...
138 LES ORIGINES
C'est surtout au point de vue militaire que l'incurie fut
complète et même criminelle. Colhert avait, pourtant, dès le
T) mars 1670, recommandé « la plus grande application à se met-
tre en état de défense en se fortifiant et munissant de toutes
ctioses nécessaires. » On n'en tint guère compte, alors cjue le
danger était permanent. De toute évidence, les Anglais de la
Nouvelle Angleterre voulaient reprendre une colonie fran-
çaise dont le développement économique et militaire entra-
vait leur commerce et, disaient-ils, menaçait leur sécurité ; mais
on aima mieux, en dépit de menaces et d'avertissements de
toute sorte, se laisser leurrer par un vain traité de neutralité
(1682) c{u'agir ou se tenir prêt.
« Ceux de Boston, écrit M. de Meulles en i685. s'opposeront
toujours à ces établissements d'Acadie, en guerre comme enne-
mis qui seront toujours les plus forts et en paix comme forbans,
ce que Ton voit tous les jours. Aussitôt qu'ils voient que les
j)euples de lAcadie augmentent, pour détruire les nouveaux
établissements qu'ils prévoient leur pouvoir être préjudiciables,
ils ne manquent poiiit, sous prétexte de corsaires et de gens sans
aveu, de faire des courses dans le pays et ruinent entièrement
ceux qui s'encouragent à faire quelque cliose ».
Cette phrase résume toute la politique anglaise de ce temps,
tour à tour cauteleuse et violente. L'empiétement en était
une des formes ordinaires.
« Les Anglais voisins de cette colonie, écrit Menneval à Sei-
gnelay (-24 septembre 1688), ont jusqu'ici empiété autant qu'ils
ont pu et témoignent de vouloir faire encore davantage; aussi
il est nécessaire de fixer pour toujours les limites des deux cou-
ronnes. [Dès le 28 octobre 1 687 nous avions demandé une délimi-
tation précise] Ils font aller leurs prétentions jusc^u'à la rivière
Sainte-Croix, près de quarante lieues plus en deçà que la rivière
de Pentagouët, [exigence du gouverneur Sir Edmond Andros,
6 juillet 1688, ] alors que les prétentions françaises vont jusqu'à
la rivière de Ouinibiqui.plus de vingt lieues au delà de Penta-
goët. [drandfontaine avait dès le début vainement demandé
([uon réclamât Ouinibiqui au duc d'York qui le détenait
illégalement]. Les Anglais sont établis sur plusieurs points de
GOUVERNEURS FRANÇAIS 139
cette région, en particulier dans leur petit fort de Pemquid;
mais le baron de Saint-Castin à Pentagcët n'a jamais reconnu
leur autorité malgré leurs menaces. Il est nécessaire de prendre
au moins la frontière de Sainte Croix et de bien délimiter les
terres; autrement les Anglais empiéteront jusque vers Québec
sur le Canada [Prétention prouvée par les événements, si exor-
bitante quelle fût].
Or. intimidés par les incursions anglaises, au lieu de fixer
nos frontières au Ouinibiqui. comme c'était légitime, nous
reculâmes sur les instances de Nelson (2 déc. 1697), malgré la
résistance deVillebon (o sept. 1698) jusqu'à la rivière Sainte-
Croix où Bell'imont voulut bâtir un fort (lô juillet ITMO;; ce
qui était un lâche abandon de Pentagoët et de SainK'astin.
\'aine concession : nous eûmes })eau déplacer nos troupes de
Pentagoët à Port Royal, elles n'y furent pas moins relancées
par les Anglais; on s'endormait sur la foi d'un nouveau traité
de neutralité, concernant rAmérique. (signé à Londres le
16 novembre 1686).
G? n'étaient pas seulement, fn effet, les abords du pays
que les Anglais convoitaient, mais le pays tout entier. Le
2 septembre 1691, les agents du Massachusetts à Londres de-
mandent qu'à leur province soient rattachés non seulement
leMaine et leNew Hampshire, mais encore la Nouvelle Ecosse;
et les Lords of Trade approuvent [Cal. SI. P. Am. and W.Ind.
1689-1692). Le 29 mai 1696, le comité de l'Assemblée légis-
lative de Boston demande des mesures pour l'évacuation des
Français du Saint-Jean {Ibid. 1696-7). Le 15 août 169."), les
autorités de cette même province pétitionnent pour que la
Nouvelle Ecosse ne soit pas rendue à la France. Le 24 décem-
bre 1697, les Lords of Trade contestent nos droits sur cette
rivière comme à Port Royal même. {Ibid. 1697-8); contesta-
tions renouvelées en 1699 {Ibid. 1699. n» 470) « Si nous pre-
nons Terre-Neuve et la Nouvelle Ecosse, dit hardinnul un
certain John Roope aux susdits lords (nov. 1703), tous les éta-
blissements français de l'Amérique du Nord ne manqueront pas
de tomber en notre pouvoir, et les nôtres s'en trouveront plus
140 LES ORIGINES
sûrs et meilleurs : car par là doivent passer tous les navires
qui veulent remonter le Golfe et la rivière du Canada. » [Ihid.
1703, no 1338) Et l'infatigable John Nelson, depuis 26 ans at-
tentif à ses intérêts comme à ceux de son pays, malgré quatre
ans de captivité au Canada et en France, ne cessait de pousser
à l'attaque ses compatriotes d'Europe et d'Amérique. [Cal. Si.
P. Am. and W. Ind. 1696-7 n» 921; 1697-8; 1703, no 1131,
1338).
En face de cette' hostilité croissante nous ne cessions de
pousser de vains cris d'alarme :
« Si la France un jour avait une guerre avec l'Angleterre,
écrit M. de, Meulles en 1686, la colonie du Canada étant renfer-
mée dans les terres, il n'y aurait rien de si aisé aux Anglais
de ce continent que de se rendre les maîtres du fleuve du Saint-
Laurent et en deux ou trois ans de faire périr facilement l'ou
vrage de tant d'années. Mais, par l'établissement de la côte de
r Acadie et de la ville de Port Royal, il serait aisé à la France tout
au contraire de détruire entièrement Boston et les autres éta-
blissements anglais et, par conséquent, d'augmenter la religion
catholique ». « Ce pays est fort en danger, dit un rapport anonyme
(4 mai 1690), vu qu'il n'y a aucun fort raisonnable et que les
habitants y sont séparés et dispersés ». «On ne peut jamais établir
cette colonie, disait de même Iberville en son mémoire de 1700,
si l'on ne se met pas au-dessus des forces des Anglois si supé-
rieures aux nôtres; ils sont non seulement en état de nous trou-
bler, mais de détruire les établissements que nous voudrions fai-
re ». {Col. Doc. Nouu. Fr., II, 348). « Si l'on n'y donne ordre, pré-
cise un mémoire postérieur à la paix de Ryswick, les Anglais
ruineront en huit jours ce qu'on pourra faire ici en plusieurs
années; ils sont d'autant plus fiers qu'ils sont en état de le faire.
Ce pays leur fait grande envie. Le soin qu'on en veut prendre les
chagrine extrêmement. Cela mérite votre réflexion et celle de la
Cour sur un pays qui est d'une extrême conséquence tant par sa
situation que pour le soutien de la colonie de Québec ».
En présence de tous ces avertissements si autorisés, pour
parer à un péril si grave et si imminent, que fit-on? à peu près
rien. On avait fixé pour toute l'étendue des côtes aeadiennes
un effectif nominal de 200 hommes, soit quatre compagnies de
GOUVERNEURS FRANÇAIS 141
50 hommes. Cet effectif dérisoire ne fut pas même atteint.
Et quels hommes ! le rebut de l'armée à cette époque : de l'in-
ianterie de marine recrutée dans la lie des populations fau-
bouriennes. En 1684, Perrot se plaint de n'avoir à Port Royal
•que 30 soldats; il en réclame 50 autres. Or cette capitale de
la colonie commande toute la Baie Française. Il y a bien
une milice de 140 hommes valides; mais les fusils déposés au
fort sont si mauvais et si us3S qu'ils éclatent dans les mains,
et le vieux fortin d'Aulnay lui-même, avec sa pauvre artillerie,
ses quatre bastions délabrés et sa demi-lune, tombe en ruines.
Moyennant la concession d'une belle seigneurie au Port Rossi-
gnol, Perrot offre vainement de fortifier et d'organiser La
Hève. Pour restaurer Port-Royal, Menneval en 1687 réclame
un ingénieur et 30 hommes; on lui envoie en 1688 l'ingénieur
Pasquine qui recommande de fortifier, outre Port Royal « trop
renfoncé », Canseau, la Hève et Pentagouët. Le rapport du
4 mai 1690 préconise de même « un bon fort à la Hève où
l'on est plus à portée des Isles du Cap Breton et de Terrej
Neuve, comme aussi du Grand Banc. « Lorsqu'en 1688, éclate
« la guerre du roi Guillaume », il n'y a à Port-Royal que
9) soldats (plus deux sergents, 4 caporaux, 4 anspessades et un
ou deux officiers) dont 25 doivent être envoyés au fort Saint-
Louis de Chedabouctou. « La moitié seulement sont armés,
dit Menneval, tant les armes sont mauvaises, et quelques-uns
sont si vieux et si réformés qu'ils sont à la charge du pays;
l'hôpital n'a gue quatre lits et pas de remèdes ». Aussi dépour-
vu d'argent, Menneval est obligé de prendre sur le fonds des
fortifications pour payer le chirurgien et les soldats. Un
mémoire de 1689 déclare pourtant tout le péril :
« La jalousie des Anglais de voir entre les mains des François
cette coste qui leur fournissoit une très abondante pesche et qui
faisoit leur principal comVnerce a beaucoup augmenté par la con-
trariété qui a été depuis trois ans à cette pesche; de sorte que,
trouvant beaucoup de facilité à enlever Port Royal, ils avaient
pris la résolution de l'attaquer et l'auraient fait sans des mou-
vements, qu'il y a entre eux... S'ils l'avaient fait, il serait fort
142 LES ORIGINES
à craindre que les François n'auraient pu résister, le fort étant
tout ouvert et n'ayant pas même un canonnier ».
La fatale prophétie s'accomplit : Port Royal fut pris l'an-
née suivante et le nouveau gouverneurdel'Acadie Villebon dut
aller se poster sur le Saint-Jean jusqu'à Xaxouat (à 25 lieues
en amont de l'embouchure). Comme il n'avait plus que six
soldats réguliers, on lui envoya de La Rochelle en 1693 qua-
rante hommes de troupes qui lui permirent d'aider les Indiens
à opérer une diversion capable d'enrayer un plan d'attaque
anglaise contre Québec. En ce repaire de Naxouat, il resta
plusieurs années plus ou moins bien secondé par son lieutenant
Villieu. En 1694. on fortifia le fort d'en bas qui. avec 100 hom-
mes, résista en octobre 1696 à une attaque anglaise. Le gouver-
neur demanda vainement en 1701 l'exécution de deux routes
l'une des ]\Iines à Port Royal, l'autre des Mines à la Hève. Après
le traité de Ryswick (20 septembre 1697) qui (art. VII) ren-
dait à la France tous les pays par elle possédés avant la guerre;
on fit de fort beaux plans pour organiser, d'une manière défi-
nitive cette fois, la défense militaire de l'Acadie : il s'agissait
de ne dépenser rien de moins que 2.000 livres à Pentagouët,
15.000 à Port Royal redevenu capitale. 6.000 à la Hève et
3.000 à Chadoubouctou; Vauban désigna l'ingénieur Labat et
approuva ses plans. En réalité, on ne fit rien ou peu s'en
faut : en 1705, le gouverneur M. de Brouillan. qui avait signa-
lé la valeur stratégique du site (colline escarpée entre des ma-
rais).se plaint de l'ingénieur, dont les travaux n'avancent pas,
de ses troupes mal composées et mal disciplinées, du manque
de numéraire qui l'oblige à émettre de la « monnaie de carte ».
Or la guerre avait déjà éclaté, et le sort de l'Acadie se déci-
dait.
En fait on ne comptait guère que sur les sauvages. A vrai
dire, ceux-ci n'avaient cessé de rester fidèles aux Français :
les Abénakis surtout, au nombre d'environ 3. 000. avaient voué
aux Anglais une haine implacable depuis qu'en 1677. le major
Waldron avait fait tomber 400 des leurs dans un odieux guet-
GOUVERNEURS FRANÇAIS' 143
! apens. A part les Iroquois, dont nos ennemis entretenaient à
' force d'argent un vieil esprit de vengeance, toutes les tribus
indigènes nous étaient plus ou moins favorables. Leurs guer-
I ricrs se laissaient dautant mieux enrôler et commander par
I nos < capi tailles de sauvages » que certains d'entre eux épousaient,
en même temps que leurs femmes, leurs mœurs etleurs passions.
Le plus fameux de ces chefs de bandes futle légendaire baron de
Saiat-Castin. Ce gentilhomme basque d'Oléron (né vers 1614),
officier au régiment de Carignan qui vint à Québec en 1664,
alla dès 1667 s'établir en son repaire voisin de Pentagouët;
-à force de vivre parmi les Abéna'cis, il a\ait fini par les
apprécier au point d'épouser la fille d'un de leurs chefs: son
autorité, dépassant la tribu, s'étendit également sur les ^lic-
macs et sur les Malécites, avec lesquels il entretenait un com-
merce considérable. Fort apprécié des gouverneurs du Canada
et de l'Acadie, il pouvait parfois disposer de 2.000 guerriers
qu'en maintes circonstances, par voie de représailles, surtout
après la déloyale attaque d'Vndros à Pentagouët en avril 1688,
il mena sus à lAnglais, tant au cœur du ^lassachusetts qu'au se-
cours de nos pjlaces assiégées. C/étaient là des troupes ardentes,
étonnamment mobiles, merveilleusement adaptées à la guerre
d'escarmouches, fort redoutées des Anglais auxquels elles
faisaient payer cher leurs perfidies et leurs cruautés envers
le roi Philippe et envers bien d'autres. Les Anglais en avaient
une peur indicible; « le moindre sauvage les fait fuir ». dit un
de nos rapports (1701). 11 est vrai que ces troupes manquaient
de discipline, de cohésion, de persévérance. Sans elles, toute-
fois, qu'aurions-nrms fait avec nos effectifs dérisoires? Alors
que la NouNclli' France tout entière, pour défendre ses im-
menses territoires, ne comptait guère que 500 hommes de
troupes régulières au Canada et 150 en Acadie, alors qu'en 1689
sa population blanche de 11.449 âmes (dont 803 en Acadie) ne
fournissait pas plus de 1.500 miliciens, les 200.000 habitants
des colonies anglaises, dont 75.000 en ?Souvelle Angleterre,
pouvaient facilement armer une milice de 10.000 combattants.
A vrai dire, linrurie mililaii-e d(^s .\n2:lais ne le cédait guère
I
144 LES ORIGINES
à la nôtre; mais eux, du moins, quoique moins nombreux en
Europe et moins rif^hes même, peuplaient et trafiquaient, tan-
dis que nous, à tous égards, ne faisions rien ou à peu près.
Si faibles que fussent nos forces, on n'en forma pas moins,
conformément à nos qualités offensives, maint projet d'at-
taque contre la Nouvelle Angleterre, dont les villes sans for-
tifications ne contenaient qu'une population mal aguerrie. Ce
conseil avait été donné en 1686; Frontenac le renouvelle en
1691. Menneval recommande une attaque contre Boston;
Lamothe-Cadillac, contre Manhatte ou New-York (1697). En
juillet 1696, nouveau projet de Villebon contre la Nouvelle
Angleterre : quatre vaisseaux de guerre, un « bâtiment de
charge », six cents hommes du Canada, quatre cents sauvages
d'Acadie. En avril 1697, le marquis de Nesmond reçut même
l'ordre de réunir à l'escadre de Brest (6 vaisseaux et 4' brû-
lots) l'escadre de Rochefort (5 vaisseaux) pour « renforcer
Terre-Neuve, embarquer 1.500 hommes à Pentagouët, prendre
Boston et, si possible, New-York, et ruiner les établissements
anglais ^k En 1700, Iberville conçoit un autre projet, qui en
1701 se précise sous cette double forme : ou bien par mer sur
5 vaisseaux de guerre porter 1.000 soldats de bord, 500 soldats
du Canada, 1.000 miliciens et 500 sauvages, ou bien par terre
mener 2.000 hommes renforcés de Saint-Castm et de ses
sauvages. En 1704, Brouillan offre de prendre Boston avec 10
ou 11 vaisseaux de guerre et 800 hommes. De tous ces beaux
projets, faute d'argent, faute d'audace, faute d'initiative,
aucun ne fut exécuté.
Ce furent, au contraire, les Anglais qui attaquèrent; car eux
ne manquèrent pas plus d'argent que d'hommes; et surtout,
depuis la bataille de la Hougue, ils avaient la maîtrise de la mer
qui leur permettait de porter impunément sur n'importe
quel point de la longue côte acadienne leurs gros effectifs et
leur lourd matériel de guerre. Ils ne s'en privèrent pas : leur
acharnement rendit les coups de main et les attaques en rè-
gle de plus en plus fréquents et importants. Nous avons déjà
GOUVERNEURS FRANÇAIS 145
parlé de leurs empiétements dés 1671 en territoire français,
empiétements d'autant plus impudents que nous réclamions
plus mollement : ainsi, à Pemquid, ils se fortifièrent. N'osant
attaquer ouvertement en temps de paix, ils soudoient en 1675
le corsaire hollandais Aernauts, qui, de concert avec le Bos-
tonais John Rhoade et 110 boucaniers de Saint-Dominique,
attaque par surprise à Pentagouët une garnison française de
30 hommes, blesse et fait prisonnier le gouverneur M. de Cham-
bly et l'emmène triomphalement à Boston. ]\Iême coup de main
déloyal à Jemseck où se trouve pris le commandant du fort, Joy-
bert de Marson. La brouille des deux forbans révèle la compli-
cité de leurs gouvernements : en mai et août 1679, la Hol-
lande réclama des indemnités à la Nouvelle Angleterre «pour
l'avoir dépouillée des prises faites en deux forts français »...
Ce ne fut qu'en 1679 que Saint-Castin et ses fidèles Abénakis
purent déloger de Pentagoët ces intrus mercenaires. Le nou-
veau gouverneur La Vallière crut plus sûr de s'installer dans
l'ancienne capitale Port-Royal; il n'y fut pas moins attaqué
par l'ennemi, qu'à vrai dire il repoussa. En avril 1688 survient
à Pentagoët sur une frégate le gouverneur de la Nouvelle An-
gleterre, Sir Edmond Andros; il somme le baron de Saint-Cas-
tin de se soumettre à l'autorité anglaise; celui-ci refuse, est
pillé, se retire avec ses Indiens et naturellement les lance par
représailles contre les colonies anglaises; Andros doit armer
800 hommes pour leur tenir tête. Autres représailles des In-
diens à Pemquid (août 1689).
Dès qu'éclate la « guerre du roi Guillaume », en avril 1690
se trouve prête contre l'Acadie une nouvelle expédition de
sept vaisseaux (4 de guerre, dont un de 42 canons) portant
736 hommes, sous le commandement d'un présomptueux par-
venu de Boston, Sir William Phipps. Elle trouve vides le
poste de Casco, le port de Penobscot (Pentagouët) et le 9 mai
se présente devant Port Royal où Phipps menace de « mettre
tout à feu et à sang ». Le gouverneur Menneval, malade, privé
d'officiers, (Perrot était absent pour affaires), n'avait en son
fort alors en réparation que 72 hommes et 18 canons non
146 LES ORIGINES
montés : il ne peut résister. L'abbé Petit, envoyé pour négo-
cier, obtient que le gouverneur et la garnison sortiront avec
armes et bagages et seront reconduits en terre française et que
les habitants garderont tous leurs biens et tous leurs droits, y
compris la liberté de conscience; la promesse n'était que
verbale. Sir William déclarant que sa parole de général suffi-
sait; ellefut.dureste, réitéréelelendemainàMennevallui-même
en présence deDesgoutins.MaisPhippsn'eutpasplustôtdébar-
qué 450 hommes que, manquant à cette « parole de général »,
il désarme gouverneur et soldats, s'empare non seulement des
biens du Roy, mais encore de ceux de la Compagnie de l'Aca-
clie et même de 4.500 livres appartenant en propre à M. de Men-
ncval. Il convoque dans l'église les habitants de Port Royal et
des Mines, les y enferme et, sous la menace de brûler leurs mai-
sons et de les faire prisonniers de guerre, (c'étaient déjà les pro-
cédés du « grand dérangement»), il les force à prêter serment de
fidélité aux souverains d'Angleterre; puis, pendant douze jours,
après « plusieurs actions infâmes ». on « ruine l'église et le
presbytère », on abat la grande croix, on « tue les bestes à cor-
nes et les moutons ». on pille les habitations, on en brûle vingt-
huit, on s'empare des pelleteries et des marchandises de la
Compagnie; on prend jusqu'aux « nippes » des habitants,
« ne leur laissant presque rien ». Maigre opération commerciale,
si odieuse qu'elle soit; car l'un des marchands présents note
en son bilan que « les frais dépassèrent de 3.000 livres les pro-
fits du butin ». Il est vrai qu'un autre écrit le 22 mai qu'à
Boston on peut désormais boire de l'eau-de-vie à bon compte.
Fier d'un si beau succès, Phipps envoie son lieutenant prendre
la méchante bicoque de' Chedabouctou (Guysborough) que
défend(uit 14 soldats et un officier et ruiner la compagnie de
pêche sédentaire (50.000 écus de perte) ; lui-même, au mépris
de la parole donnée, ramène triomphalement à Boston, outre
le butin, le gouverneur français de l'Acadie, deux prêtres, un
sergent et 38 soldats qui furent pendant des mois maltraités et
livrés aux insultes de la canaille. Notre parvenu, perdant la
tête, voulut l'année suivante s'en prendre au Canada avec
GOUVERNEURS FRANÇAIS 147
2.000 hommes et 30 vaisseaux ; avec deux frégates « sous pa-
villon de France ». il surprend en août 1691 le poste de pêche
deBonaventure qu'il pille et incendie; mais, devant Québec, il
échoue piteusement. Par décision royale du 7 octobre 1691
l'Acadie ou Nouvelle Ecosse fut rattachée au Massachusetts et
un gouverneur anglais Tyng fut nommé.
Cependant, sur ordre du ministre Pontchartrain et du gou-
verneur Frontenac, le nouveau gouverneur français de l'Aca-
die, \^ilIebon. avec seulement cinq officiers et quarante hom-
mes, rentre inopinéfnent à Port Royal (14 juin), en délivre la
place des deux corsaires qui achevaient de tout ruiner, s'em-
pare du gouverneur anglais Tyng ainsi que de l'agitateur
John Nelson, de Boston, délie dûment les habitants du
serment arraché par contrainte; mais, incapable d'organiser la
défense avec de si faibles forces, il transporte en amont du vSaint-
Jean au fort .Jemseck ce qui restait utilisable : choses ou gens;
et, avec le secours des sauvages qui envahissent le Massachu-
setts, il résiste victorieusement à Nashouat à une dernière ten-
tative du malchanceux Phipps. Mieux encore, en juillet 1691,
venant de Québec sur un bon voilier, \'illebon s'en va réoccuper
et réorganiser Port Royal avec Desgoutins. En 1692, toute
l'Acadieétait redevenue française, sauf Pemquid.Là les Anglais
avaient construit, au prix de 20.000 livres st. leur solide fort
William-Henry de trois à cinq pieds d'épaisseur, flanqué de
quatre tours et défendu par 18 canons. « Quand la mer serait
toute couverte de vaisseaux français et les bois remplis de Fran-
çais etde sauvages, disait le commandant Chubb .je ne me ren-
drais pas». Le 14 août 1696, arrivent Iberville par mer avec
100 Français et Saint-Castin par terre avec 400 sauvages. Le
lendemain la garnison anglaise capitulait, cédant « 15 pièces
d'artillerie montée»; quelques jours plus tard, incendié et dé-
moli, le fameux boulevard des empiétements anglais n'exis-
tait plus. Iberville. aidé de Brouillan. continue ses exploits
en s'emparant de la plus grande partie de Terre-Neuve et de
la Baie d'IIudson. En octobre, le capitaine de Villieu se rend
à Boston pour un échange de prisonniers; afin de se venger de
148 LES ORIGINES
leurs déboires, les Bostonais l'arrêtent déloyalement et le
tiennent avec son détachement emprisonné dans leurs geôles
pendant deux ans ; il n'en sort qu'en faisant parvenir à Fronte-
nac une lettre écrite de son sang.
En août 1696. les Bostonais veulent prendre leur revanche :
ils envoient au fond de la Baie Française le colonel Church
■avec 5 vaisseaux et 500 hommes; il tombe à l'improviste sur
l?s paisibles gens de Beaubassin, auxquels Phipps avait pour-
tant par écrit promis toute sécurité ; ses soudards, logés chez les
habitants, détruisent bétail et digues, mettent tout à feu et à
sang; « bestiaux, moutons, porcs et chiens, dit-il, gisaient ha-
chés et éventrés devant les maisons »; les malheureuses vic-
times s'enfuient ruinées dans les bois. Mais le brave officier
s'en va, accompagné du commodore Hawthorne, trouver sa
récompense à Xaxouat sur le Saint-Jean : il est battu, déci-
mé et repoussé par Villebon (octobre 1696). Furieux, les Bos-
tonais menacent de capturer et de déporter tous les Français
d'Acadie. Le 25 septembre 1697, la paix de Ryswick ajoute à
l'Acadie et au Canada les conquêtes d'Iberville : Terre-Neuve
et la baie d'IIudson. Il était temps : Tannée suivante la famine
décima les villages saccagés; on n'y vivait plus que de viande
et de poisson. Des commissaires furent nommés pour la déli-
mitation des colonies françaises et anglaises; ils ne purent
s'entendre; en 1700, la frontière sud fut arbitrairement fixée
à la rivière mal déterminée de Saint-Georges ou de Sainte-
Croix, entre Kinibiqui et Pentagouët. Pendant dix ans (1690
à 1700) les gouverneurs de l'Acadie avaient trouvé plus sûr de
transporter le siège de leur gouvernement de Port Royal trop
exposé aux rivesdu Saint Jean où les défendaient également bien
la nature et les sauvages : à Jemseg(1700-2).aufort Saint-Joseph
de Nachouac (1692-8). au fort Saint-Jean près de l'embouchure
(1698-1700). Les Malécites avaient à Aukpagetà Méducticou
Médoctec leurs plus importants campements fortifiés.
La Nouvelle France n'était pas remise des maux de cette
guerre que, quatre ans plus tard, l'ambition de Louis XIV re-
GOUVERNEURS FRANÇAIS 149
mettait l'Amérique à feu et à sang à propos de la succession
d'Espagne. Vainement notre gouverneur de Port-Royal pro-
pose un traité de neutralité pour les colonies françaises et an-
glaises {Cal. SI. P. Am. andW. Ind. 1701, n^ 1015). La situa-
tion de l'Acadie reste tout aussi précaire avec ses forts en rui-
nes et ses ports sans vaisseaux. Le gouverneur, M. de Brouil-
lan, qui venait pourtant de faire ses preuves à Terre-Neuve,
demande qu'on organise Chibouctou et, à tout le moins, La
Hève, «déjà fortifiée par son heureuse situation » (on devrait
en faire immédiatement la capitale de la province) ; il réclame
la réfection en pierre du fort de Port Royal, dont le site abrupt,
entouré de marais, lui semble excellent, pour peu qu'une re-
doute soit construite à l'entrée du bassin; il sollicite, pour met-
tre les choses en état, 800 hommes au Canada et 68.635 li-
vres à la métropole (6 oct. 1701); on lui accorde 20.000 li-
vres (29 nov.1703). Avec ces maigres subsides, l'ingénieur La-
bat,dont la compétence est contestée, ne peut qu'en partie ré-
parer le fort de Port Royal, devenu depuis 1700 capitale de
l'Acadie, et le flanquer de trois bastions faits de terre et de
bois bien plus que de maçonnerie. En 1705, les Anglais atta-
({uent par surprise près dePentagoët le manoir fortifié de Saint-
(iastin : ils en sont repoussés et subissent sur leurs frontières
les terribles représailles des Abénakis qui s'emparent de Casco.
Epouvantés, ils mettent à prix les têtes de leurs ennemis. La
lutte s'annonce sans merci.
Le 10 octobre 1703, les Anglais conçoivent un |in)jet d'at-
taque contre Terre-Neuve et la Nouvelle Ecosse avec 2.500
liommes de troupes, 15 ou 16 navires, 36 canons, etc. L'année
suivante, les Bostonais se contentent de lancer contre l'Aca-
die une expédition forte de 3 vaisseaux de guerre, 14 trans-
ports, 36 barques et 1.300 hommes,dont 550 soldats et Indiens.
Le gouverneur Dudley donne expressément Tordre de brû-
ler et de détruire les habitations, de rompre les digues des
terres cultivées, de faire tout le butin possible et d'amener
les prisonniers. L'ancien ravageur de Beaubassin, le colonel
Ghurcîi se conforme strictement à ces ordres barbares : il
150 LES ORIGINES
prend et pille Pentagoët sans défense, détruit à Passamaquod-
dy les établissements de Saint-Aubin, de Chartier et de La-
treille, mais échoue totalement devant Port-Royal que dé-
fend Brouillan avec une poignée d'hommes résolus, habitants
et soldats. (2-20 juillet) Pour se venger, Ghurch ravage et in-
cendie à nouveaudes lieux sans défense, les Mines et Beaubassin.
oîi sontbrûlées70maisons, tuées 130 bêtes à cornes et capturés
une cinquantaine d'inoffensifs habitants, tant femmes qu'en-
fants. A l'exemple des Hollandais, les gens des Mines, avant de
se réfugier dans les bois, rompirent leurs digues (22 juillet)
pour chasser l'envahisseur. Piteusement rentré à Boston, le
colonel anglais se vante de n'avoir laissé « debout dans quatre
villages que le fort de Port Royal >. Belle gloire vraiment ! [Col.
doc. Nlle Fr. II. 424)
Nullement découragé, le gouverneur du Massachusetts Dud-
ley, le 26 novembre 1704 réclame des secours de la métropole
pour conquérir définitivement le Canada et l'Acadie et en
« extirper » à jamais les Français : une flotte est promise à
Londres, des troupes sont levées en Nouvelle Angleterre. In-
quiet, le gouverneur du Canada Vaudreuil propose à nouveau
(20 oct. 1705), entre la Nouvelle France et la Nouvelle Angle-
terre, un traité de neutralité; il est repoussé : il ne reste donc
plus qu'à s'armer. C'est alors qu'à Port-Royal le nouveau gou-
verneur Subercase se distingue : « bon officier, qlioique vio-
lent, » est-il dit, il alliait aux vertus militaires le désintéresse-
ment et l'intégrité du caractère; «ses manières obligeantes et
généreuses lui attachent tout le monde », dit Bonaventure. En
octobre 1706, prenant possession de son poste, il constate que
sa colonie « manque de tout, même de poudre et de plomb ■.
que « les habitants et la garnison sont en proie à un esprit di'
chicane))[sous l'influence de Desgoutins] ; il se plaint de la mau-
vaise qualité des armes et des farines envoyées de France,
d'être obligé de trafiquer avec les marchands de Boston; i
réclame comme Brouillan l'organisation de la défense dès l'en-
trée du goulet qui commande le bassin et aussi des croiseurs ar-
méspourécarterlescorsairesanglais.Fautede cette double pro-
GOUVERNEURS FRANÇAIS 151
tec tion, le 6 juin 1707, surgit inopinément envue du port une flot te
de24 bâtiments tant de guerre que de transport : elle porte 54
canons, 450 matelots et 1.076 miliciens; le colonel Mardi com-
mande. Subercase, avec 100 réguliers, 100 miliciens et 10 Ca-
nadiens, ne peut s'opposer au débarquement ni à l'investisse-
ment; Churcli brûle donc et détruit maisons et clôtures, s'em-
pare du bétail, a coupe les arbres fruitiers» [déjà!], mais le jeune
itaron Anselme de Saint-Castin survient avec 150 Abénakis
et des recrues des Mines. On harcèle l'ennemi, on lui tue 80
hommes; découragé, il rembarque (18 juin). Mais, renforcé de
-') navires et de 500 hommes, il reparaît le 20 août. Echec plus
décisif encore : après dix jours d'investissement, les troupes
anglaises, ayant failli, d'assiégeantes qu'elles étaient, devenir
assiégées, se rembarquent encore en toute hâte, laissant sur le
Icrrain plus de 200 morts et une cinquantaine de prisonniers.
Le roi accorde 2.000 livres à Subercase.
Sous les ordres de leur excellent chef, officiers et soldats
français, Acadiens et Indiens, se sont tous bien comportés. En
dt'cembre, Subercase propose hardiment de profiter de si bon-
nes dispositions pour attaquer rennenii chez lui; il signale les
chances d'une expédition à Rodellian (Rhode Island), « ce re-
[laire de pirates », idée nfillement présomptueuse : en 1710, le
lulonel Vetch se déclarait incapable de défendre Boston, tant
que les Français seraient à Port-Royal. L'actif gouverneur de-
mande qu'à tout le moins on organise au plus tôt la défense de
la Hève, de la rivière Saint-Georges, du Hàvre-à-l'Anglais, de
la baie des Espagnols. « Les Anglais feront toujours tous les
'Iforts pour chasser les Français de ce pays, dit-il : ils connais-
.>iat parfaitement que tôt ou tard l'Acadie fera périr Boston. »
Par malheur, nos affaires allairiil moins bien en Europe :
c'étaient les mauvais jours "de Ramillies et de Malplaquct, de
l'incapacité di^ \'illeroi devant l'acharnement de Marlborough.
Pontehartrain écrit à Subercase quil ne peul lui envoyer ni
hommes ni munitions ni allocations pour les habitants ruinés,
ni présents pour les sauvages lassés. NouveII(>s instances de
Subercase : en octobre 1708,débar({uenl <i cent jeunes Parisiens
152 LES ORIGINES
de 13 à 16 ans », les bleuets d'alors. « Il est de la dernière impor-
tance que nous soyons secourus au plus tard,» supplie Suber-
case qui sait quel formidable assaut se prépare contrr lui.
Abandonnée à son sort, la colonie ne peut plus se ravitailler
que par l'intermédiaire de ses corsaires Pierre Morpain,
Baptiste Maisonnct, Ricord, Delacroix, Robineaux. A vrai dire
ils firent merveille, capturant ou coulant en 1709 trente-cinq
navires anglais, faisant 470 prisonniers, ramenant force den-
rées ; les navires anglais, refusant l'abordage, préféraient se ren-
dre corps et biens. Mais que pouvaient ces vaillantsisoléscontre
une marine maîtresse de l'Océan? Depuis la bataille de la Hou-
gue, avait remarqué Saint-Simon, Louis XIV, passant de l'heu-
reuse influence de Colbert à la néfaste influence de Louvois,
avait renoncé à l'empire des mers dans l'espoir de mieux s'as-
surer l'empire sur terre : il n'eut naturellement ni l'un ni l'autre.
Son dédain de la marine ayant laissé se substituer aux puissan-
tes flottes de haut bord l'impuissante guerre de courses, l'A-
cadie se trouva, comme plus tard le Canada, abandonnée à
son malheureux sort.
Stimulés par le gouverneur Dudley, les Anglais, vainqueurs,
veulent en finir avec l'Acadie : « il faut que l'Acadie redevienne
la Nouvelle Ecosse ». La reine Anne permet en janvier 1710 à
la délégation que l'officier écossais, vétéran des guerres d'Amé-
rique, Samuel Vetch, amène de Nouvelle Angleterre six vais-
seaux, un régiment de marine, armes, munitions et fonds de
guerre. Avec le concours des quatre colonies de la Nouvelle An-
gleterre (Massachusetts, Connecticut,N ew-Hampshire et Rhode
Island) dont on enflamme le zèle par des promesses et des pré-
dications, le général Sir Francis Nicholson (1668-1728), ancien
gouverneur de New-York, du Maryland et de Virginie et futur
commandant en chef des forces britanniques en .Vmérique, or-
ganise en trois mois, au pri.x de 23.090 livres st., une expédition
encore plus disproportionnée que les précédentes : 36 voiles
et leurs marins, 3.500 hommes en 4 régiments. Les troupes an-
glaises étaient sept fois plus nombreuses que la population en-
tière de Port Royal, y compris femmes et enfants, quatorze fois
GOUVERNEURS FRANÇAIS 153
plus nombreuses que les troupes françaises : 258 hommes dont
100 miliciens. Il n'y avait plus de sauvages : faute de distribu-
tions depuis deux ans, ils étaient retournés à leurs wigwams;
il n'y avait plus de corsaires : une épidémie sévissait ; il n'y avait
plus rien à espérer de la France : vaincue et ruinée, elle était
elle-même en proie à la famine depuis le terrible hiver de 1709-
« Si nous ne recevons pas de secours, écrit Subercase le 1"
octobre, j'ai toutes raisons de redouter quelque chose de funeste
tant de la part dès habitants que des soldats. Les uns et les au-
tres désespèrent : car ils ne voient pas venir les choses nécessai-
res. Je ferai tout ce qui dépend de moi; mais, vraiment. Monsei-
gneur, je vous prie de croire que je ne puis faire l'impossible.
Je suis comme dans une prison où je ne puis rien apporter et
d'où je ne puis rien envoyer; et la récolte a été mauvaise à Port
Royal. En outre, je n'ai pas un sou, et mon crédit est épuisé.
Je me suis engagé pour des sommes considérables. J'ai trouvé
à force d'initiative le moyen d'emprunter de quoi faire vivre la
garnison depuis deux ans. J'ai payé tout ce que j'ai pu en ven-
dant tous mes meubles. Je donnerai jusc{u'à ma chemise.
Mais je crains bien qu'après tout j'en serai pour ma peine si nous
ne sommes pas secourus ».
Or, quatre jours après ce cri de détresse, le 5 octobre, devant
la petite place silencieuse, paraît l'armada anglaise; le 6, 3.500
soldats anglais investissent la méchante bicoque démunie et
délabrée. Nicholson envoie cette insolente et mensongère som-
mation :
« Vous êtes par la présente requis et mis en demeure de
me remettre au nom de la Reine d'Angleterre le fort qui est
maintenant entre vos mains, lequel appartient de droit à sa
dite Majesté, ainsi que tous les territoires soumis à votre com-
mandement, en vertu des droits incontestés de ses royaux
prédécesseurs, et de même tous les canons, mortiers, dépiMs de
guerre et troupes en votre pouvoir; sinon, je m'emploierai
avec diligence à m'en rendre maître par la force des armes
de Sa Majesté ».
Subercase ne trouve pas d'autre réponse que ses derniers
boulets. Avec prudence, non sans un recul, les Anglais pro-
154 LES ORIGINES
cèdent à un siège en règle : tranchées, batteries, etc. Suber-
case demande l'évacuation des femmes ; Nicholson refuse. Après
six jours de canonnade acharnée. Subercase, cédant aux sup-
pHcations des habitants affamés, terrorisés, épuisés par les
veilles (11 octobre), capitule le 13. Après un long débat, il ne se
rend qu'aux meilleures conditions : la garnison sortira avec
armes et bagages, drapeaux déployés et tambours battants; elle
sera transportée en France par la voie la plus courte; les habi-
tants, à portée des canons du fort (« trois milles », pré-
cisa Nicholson), resteront sur leurs terres avec blé, bétail et
meubles pendant deux ans, à moins qu'ils ne désirent s'en
aller plus tôt; en ce cas, un navire de course français leur
sera fourni pour se rendre, soit à Plaisance (Terre-Neuve), soit
au Canada. 481 habitants se trouvaient ainsi à trois milles à la
ronde du fort; ils préférèrent rester, attendant les événements;
car il ne s'agissait, en somme, que de la prise de la place et de
ses troupes. « Je vous livre les clefs du fort, avait dit Subercase,
avec l'espoir de vous faire visite au printemps prochain ».
150 soldats et une centaine de civils furent, le 24 octobre, em-
barqués pour la Rochelle et pour Nantes. Subercase dut ven-
dre son artillerie (7.500 livres) pour payer les dettes du roi.
Après avoir assisté au fier et lamentable défilé de la garnison
en guenilles, couleurs au vent, après lui avoir fourni les ali-
ments dont elle manquait totalement, le général Nicholson prit
possession du vieux fort de Poutrincourt et d'Aulnay un siècle
après sa construction, (« jamais je n'ai vu place plus miséra-
ble », dit un officier britannique), et il remit les clefs de cette
Annapolis anglaise au colonel \'etch. nommé par anticipation
gouverneur de la Nouvelle Ecosse. Si triste et si noble fin a
inspiré au père Brault une tragédie acadienne : Subercase.
C'est alors seulement, semble-t-il, qu'on s'aperçut en France
de l'importance de l'Acadie. Dès le 24 décembre 1710, le
ministre Pontchartrain, qui avait tant hésité et tant refusé,
écrivait à l'intendant de Rochefort : « Depuis que j'ai appris
la perte de l'Acadie, je ne cesse de songer aux moyens de re-
GOUVERNEURS FRANÇAIS 155
•coiivrer ce poste important, avant que les Anglais ne soient
solidement établis. La conservation de toute l'Amérique sep-
tentrionale et le commerce des pêches le' demandent égale-
ment. Ce sont deux objets qui me touchent vivement. » Pour
cette reprise, il donna au Canada u des ordres précis », et le Roi
promit enfin les 500 recrues, naguère refusées; peut-être eus-
sent-elles suffi à défendre la place. Mémoires et projets se suc-
cèdent hâtivement : projet de se fortifier à la Hève, projet
de s'établir à Chibouctou; projet d'armer les bateaux mar-
chands de Nantes et de la Rochelle, de Saint-Malo et de
Rayonne. Si les Malouins voulaient, avec deux frégates et sept
vaisseaux de 50 à 60 canons, entreprendre et recouvrer l'Aca-
die, on leur donnerait de grandes concessions de terre et des
droits de pêche spéciaux... Trop tard (10 janvier 1711). Le roi
ne peut et les marchands ne veulent se charger de la dépense
et courir les risques. Deux expéditions échouent successive-
ment; en juin 1711, Anselme de Saint-Castin, improvisé « lieu-
tenant en Acadie )>, attaque avec ses fidèles Abénakis à
10 milles de Port Royal un parti de 80 Anglais qui molestaient
les habitants; il en tue 30 et prend les autres, mais s'arrête
devant les canons du fort qu'occupent 450 soldats anglais (200
fusiliers de la marine et 250 miliciens de Nouvelle Angleterre).
L'abbé Gaulin avec ses 200 Acadiens se joint à lui; mais, faute
d'artillerie, malgré les secours promis de Terre-Neuve, ils ne
réussissent pas mieux à déloger la garnison anglaise du co-
lonel Vetch d'abord réduite à 150 hommes par la maladie et
les désertions, puis renforcée de 200 volontaires de New-York;
liés par le serment d'allégeance exigé d'eux (janvier 1711), les
57 chefs de famille de la banlieue ne purent aider les Iroupes
françaises. Ni \'audreuil ni Costebelle ne purent non plus en-
voyer du Canada ni de Terre-Neuve les renforts promis, alors
■qu'au contraire la Nouvelle Angleterre en fit parvenir dans la
place qu'investissaient mal nos corsaires. Nicholson organise
même contre le Canada une attaque par terre et par mer: les
Iroquois se joignent aux Néo-Anglais; Québec est menacé pai
l'escadre de l'amiral Walker forte de 68 vaisseaux et de 6.163
156 LES ORIGINES
hommes; au nomde prétendus droits de priorité «que l'Angle-
terre s'est toujours réservés », le gouvernement anglais lance un
impudent manifesté. réclamant toute l'Amérique du Nord et
particulièrement son « fief du Canada «; par bonheur l'expédi-
tion navale échoue lamentablement, sur les côtes du Labra-
dor Laurentien. Par malheur, cette double menace arrêta un
renfort de 200 Canadiens destinés à reprendre l'Acadie. Ce
fut la fin de la résistance militaire.
Alors il fallut sur une mauvaise carte de guerre entamer les
désastreuses négociations du traité d'Utrecht. On discuta
ferme à propos de l'Acadie : si seulement nous avions déployé
au point de vue militaire la moitié de l'habileté et de l'énergie
que nous apportâmes sur le terrain diplomatique, cette magni-
fique possession serait encore à nous; mais, faute de gages, la
partie était perdue. Pontchartrain eut beau insister auprès de-
ses plénipotentiaires sur « l'extrême importance » de « la resti-
tution de l'Acadie » : « Vous ne pouvez rien obtenir de plus
avantageux pour le service du Roi, disait-il; c'est le seul pays
qui puisse nous dédommager de la perte de Terre-Neuve et de
la Baie d'Hudson; » il eut beau offrir, en échange du nord de
la Péninsule, toute la côte atlantique, de la rivière Saint-Geor-
ges à la rivière Saint-Jean; le roi lui-même alla (10 sept. 1712)
jusqu'à offrir, outre les îles Saint-Martin et Saint-Barthé-
lémy aux Antilles, le droit de pêche à Terre-Neuve, (dont il
reconnaissait, cependant, toute l'importance pour le recrute-
ment de ses matelots comme pour le très lucratif commerce de
la morue) « pourvu qu'on lui rendît l'Acadie même bornée par
la susdite rivière Saint Georges.» N'abandonnez l'Acadie qu'à
la dernière extrémité, » ordonnait Pontchartrain. » Rien n'y fit.
« Nous avons des ordres exprès, insistaient les Anglais, de tout
rompre plutôt que de nous relâcher sur l'Acadie ou sur Terre-
Neuve. » Ils avaient, en effet, promis aux gens de la Nouvelle
Angleterre, qui en avaient fait presque tous les frais, de ne
pas lâcher cette précieuse conquête ; et eux-mêmes, du reste, en
appréciaient fort bien l'importance, tant au point de vue com-
mercial qu'au point de vue stratégique : bonnes rades, disait
GOUVERNEURS FRANÇAIS 157
un de leurs rapports, pêches abondantes, richesse en mines, en
bois, en pelleteries; « ce pays n'a besoin que décolonisation et
de culture pour acquérir une grande valeur. » Un gouverneur
anglaisdu Massachusetts, Shirley, ajoutera bientôt(avril 1749) :
« Tant que l'Angleterre possédera cette province, le Canada et
le Cap Breton n'auront pas pour la France le centième de
leur valeur, et Sa Majesté Britannique pourra les prendre
quand bon lui semblera. » Et puis, en quel temps et en quel
pays le léopard anglais a-t-il jamais lâché sa proie? Non, ni
les énergiques tentatives de Ramesay et de Duvivier ne réus-
sirent, quelques années plus tard, pas plus que la puissante
flotte d'Anville. Faute de prévoyance et d'énergie en temps
voulu, l'Acadie était à jamais perdue. Le funeste traité d'L-
trecht (11 avril 1713) livra à l'ennemi héréditaire, avec l'Aca-
die « en ses anciennes limites », avec Terre-Neuve et la Baie
d'Hudson, les clefs même de la Nouvelle France : c'était
l'humiliant abandon de la première et. par sa situation stra-
tégique et maritime, de la plus importante de nos possessions
d'Amérique. On devait, dans l'espace d'un an. en déterminer
les « anciennes limites »; on en discuta pendant cincjuante ans;
elles ne furent jamais tracées, ou plutôt la pointe du glaive
les supprima en une autre guerre encore plus désastreuse.
« Ali ! pourquoi les Acadiens, gémit leur historien Moreau,
n'ont-ilspas rencontré du côté de la mère-patrie une protectionet
une assistance égales à leur dévouement? Il est impossible de ne
pas se sentir saisi d'un regret amer en songeant aux douleurs
qu'elle leur aurait épargnées, à l'influence, à la grandeur, aux
richesses qu'elle se serait assurées à elle-même par une défense
énergique et mieux entendue de leurs établissements. Si nous
n'avions pas perdu l'Acadie en 1713, nous n'aurions pas eu à
abandonner le Canada en 1763, et, de cette Nouvelle France qui
s'étendait de la Baie d'Hudson au Golfe du Mexique, il demeu-
rerait aujourd'hui autre chose qu'un nom, glorifié sans doute
par de grands travaux et de grandes victoires, mais humilié par
de lamentables désastres ». « La Cour de \'ersailles, dit non moins
justement l'abbé Casgrain, a eu bien des torts envers la Nouvelle
France; mais nulle part l'ingratitude et l'impéritie de cette Cour
158 LES ORIGINES
ne furent plus sensibles que sur cette terre acadienne, toujours
fidèle et toujours sacrifiée. Si l'on y eut dépensé seulement la
moitié de ce que coûta le château de Versailles, on pourrait
compter aujourd'hui plus d'un million d'Acadiens richement
établis autour de la baie qui n'aurait pas perdu le nom de
« Baie Française ».
Oui, Canada et Acadie s'appelleraient toujours la Nouvelle
France.
Sources et autres références.
Arch. Nal. Colonies. — Acailie C"i>-
Vol. I. — Mém. sur Acadie par Chr. de Grandfontaine (1671) f. 139
Commission de commander en Acadie pour Sieur de Cham-
bly(5 mai 1673) f. 141.
Id. pour M. de la Vallière (1678), f. 148.
Requête de la veuve d'Emmanuel Le Borgne.
Concession à -Sieur Bergrier en Acadie (1682) f. 150.
Plaintes du Sieur Bergier contre M de la Vallière, f. 192.
Mém. sur état d' Acadie (1684) f. 181.
Mém. de Compagnie de poche sédentaire (1685), f. 193-8.
Vol. II — Mém. sur Acadie pêciie sédentaire. Beaubassin, Chibouc-
tou, Chedabouctou, etc. (1686), f. 3-78.
Instructions à Sieur de Menneval, (1688) f. 78; Mém. de
Menn. f. 96. 112....
Mém. de Nie. Denys sur Acadie (1689), f. 108.
Instructions à Goutin, juge et écrivain du Roi (1688) f. 88.
Plaintes de Menneval sur des Goutins (1689-90) f. 115-126.
Plaintes de Uesgoulins sur gouveriieur ef missionnaires
(1690), 147-158.
Mém. sur Acadie (1691-1692) f. 162-219, 230. 257.
Journal des événements en .\cadie (1695-1696), f. 260-280.
\ol. III — Journal du père Beaudoin (1690-7) f. 27-40.
Lettres sur Acadie (1698) f. 118-131.
Mém. de Villebon sur établiss. du fond de la Baie (1699)
f. 199-204.
Mém. du -susdit sur Acadie (1699), f. 208-214.
Vol. IV.— Lettres de M. de Villieu au Ministre (1700-1702), f. 17-2o,
f. 51-54, 186.
Lettres de M. de Brouillan à xMin. (1700-3). f. 50, 107, 119,
209, 222, 264.
Lettres du Sieuï des Goutins au Min. (1700-3) f. 15, 101,
176, 191.
Vol. V. — Lettres du Sieur des Goutins au Min. (1704-5) f. 31, 127, 229
Lettres de M. de Brouillan (1705), f. 164-78.
Requêtes des .\cadiens au Min. (1705), f. 95, 212.
Lettres de Subercase au Min. (1705), f. 248-300.
Vol. VI— Lettres de Subercase au Min. (1707-8). f. 4, 9/15, 72, 146,
159, 219.
Lettres de Sieur des Goustins (1707-8) f. 40, 279.
GOUVERNEURS FRANÇAIS 15^J
Vol. VII. — Lettres de Siihercase (1709) f. 32. 90, 135.
Articles de capitulation (13 oct. 1710), f. 94.
Requête des habitants de P. R. à \'audreuil (13 nov.
1710). f. 98.
Lettres du Min. (1710-11) f. 87,89, 100. _
Lettres et Mém. pour reprise de l'Acadie (1710-11) f. 100-185.
Carton X. — Mém. (non paginés) de Lamothe Cadillac et autres sur
Acadie.
Arch. Nal. Colonies. — Série F. Compagnies de commerce.
Arck. Nal. Col. — Collection Moreau de Saint-Méry (Mém. La Ches-
naye, 1697),
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Bibl. A'af. — Man. Franc. Fonds anc. 10.207, 23-203, f. 33-9. Coll.
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Cal. of St. P. Am. and W. Ind.— 1675-76. n" 1067, 1681-5, 1685-8;
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n»" 691, 1015; 1702-3, n o» 1131, 1539.
Coll. de Doc. rel. à hist. JWouv. Fr. I. 199-202, 208-11, 289-306, 338-43,
365-9, 396-9, 410-2, 421-5, 439-441, 469-475, 531-540. 11.39-49, 70, 76,
81-85, 95-99, 106-9, 112-16, 121-3. 1.34-43, 146-9. 157-62, 176-9, 185,-7,
200. 213-5, 225, 230, 240-6, 253-9. 280-6, 297. 305-8, 314, 330-4, 339,
348, 380-4, 400-8, 424, 460, 464, 472, 480-3, 490, 497, 500, 505-9, 527-30,
546-66, 559.
Charlevoix. — Hisi. ci descr. de Nouv. Fr.. t. IL 190, 321, 370;
t. III, liv. XVI, 75, 96-100, 108-125, 158-162, 171-2, 269-272, 300, 350-
375, 423.-442, IV, 17-21, 24-29, 60-73, 92-93.
Beamish Murdoch. — Hist. of Nova Scolia. I, 149-319.
Le Canada français. — Livre I, Montréal, 1888.
R. P. Le Jeune. — Tableaux synoptiques de rilist. de V Acadie, Mon-
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Count Frontenac and New France, Boston 1879.
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Ed. Richard. —Acadie (Ed. H. d'Arles), I. 50-110.
160 LES ORIGINES
HuTCiiiNSOx. — Hisl. of Massach. Boston, 1746-67. L 346-7; 389-397,
II, 82-9, 100-111, 134-190.
WiLLiAMSON. — Hisl. of Maine I, 595-7, 640-2, II, 40-42, 49-60,
Henri Lorin. — Le Comte de Frontenac, Paris, 1895, pp. 17-19,
-230-4, 313-5, 366-8, 381-3*, 402, 410-2, 450-2, 456-60.
Abbé Casgrain. — Sulpicierïs et prêtres des Missions étrangères en
Acadie {1676-1762) Québec, 1897.
C. DE RocHEMONTEix. — Les Jésuites et la Xoiivelle France, Paris, 1895
M. DE Meulles. ■ — Mémoire touchant le Canada et V Acadie. Collect.
Angrand.Bib. Nat. Paris.
CHAPITRE VI
LE PEUPLE ACÂDIEN
I. — Prospérité lente, mais continue.
CETTE fameuse capitale acadienne, pour laquelle on s'é-
tait tant battu, n'était, à vrai dire, qu'une pauvre bour-
gade éparse d'environ 500 âmes, d'aspect fort minable.
« Le Port Royal, dit Menneval en 1688, est un lieu qui n'a
presque pas encore de forme; et, quoiqu'il soit composé d'en-
viron vingt méchantes maisons de boue et de bois, il n'y a ce-
pendant que six habitants, le reste étant [depuis 1650] dis-
persé dans l'espace de six ou sept lieues le long de la rivière. »
Aussi le gouverneur réclame-t-il quinze à vingt mille briques,
des clous, du fer, etc.. Vingt ans plus tard, les choses n'avaient
guère changé en un lieu si fréquemment attaqué et pillé : car,
vers 1700, la prétendue cité fit une triste impression sur le
marchand français Dièreville cjui l'habita un an (octobre
1699-octobre 1700).
N'admirant guère que le bassin « parfaitement beau et d'un
bon mouillage » et la rivière navigable pour les petits navires
jusqu'à vingt milles en amont, il nous décrit avec commiséra-
tion ces maisons « fort mal bousillées, à cheminées d'argile »,
éparpillées en amont de la rivière. 11 s'a[)itoie sur le délabrement
de la pauvre église, aussi misérablement bàtic que les maisons :
« je l'aurais prise pour une grange », gémit-il; il se scandalise
de voir le curé, en dépit de tous les règlements ecclésiastiques,
<( habiter au bout de cette église une chambre fort mal meu-
blée ». 11 y avait bien un hôpital, ajoute-t-il; mais il ne conte-
LAUVRlfenE T. I s 6
162
LES
ORIGINES
nait que « huit lits très mauvais ». L'école, ouverte en 1701^
était meublée à l'avenant. La sœur Chausson, de la Congréga—
tion des Filles de la Croix, qui la tenait, a donné de la susdite-
église une lamentable description.
« Elle est dans une pauvreté affreuse; elle n'est couverte que
de paille; les murs ne sont faits que de colombage; les vitres ne-
sont que de papier; il n'y a point de cloche, et on appelle le
peuple à la sainte messe au son du tambour. A l'autel on est
obligé de se servir de chandelles; il n'y a ni gradin, ni chandelier,
ni crucifix, ni tableaux, ni encensoir. Il n'y a pas une armoire-
pour serrer deux ou trois chasubles de méchant camelot et deux
aubes presque usées. Mais, ce qui est plus déplorable, le Saint
Sacrement n'est conservé que dans une boîte de bois formée de
quatre planches... Les Anglais ont enlevé un tabernacle qui était
propre, les vases sacrés et tout le reste ».
Même pénurie de tout et partout. « Il n'y a dans le pays ni
faulx, ni faucilles, ni couteaux, ni fer, écrit en 1707 le commis-
de la marine Desgoutins; point de haches, point de couvertes
pour les sauvages, point de sel pour les habitants, parmi les-
quels quarante-trois familles n'ont même pas de marmites,
les ayant cassées en se réfugiant dans les bois à cause de l'en-
nemy ».
D'oîi vient tant de misère? une seule et même cause : le
voisinage hostile des Anglais; une dizaine d'attaques en moins-
de cent ans, une demi-douzaine dans les vingt dernières an-
nées. Devant ces pillards et ces incendiaires, qui mettaient tout
à feu et à sang, la population valide de Port Royal avait beau
fournir 100 à 140 miliciens à la garnison, (398 pour Port Royal,
les Mines et Beaubassin, dit Brouillan en 1701) ; le reste : fem-
mes, vieillards et enfants, n'avait qu'un refuge, la forêt. On
s'enfuyait en toute hâte vers les hautes terres avec bardes, ar-
mes, ustensiles, outils, volailles et troupeaux, on demandait
aux sauvages, moins barbares que ces blancs, un abri jus-
qu'à ce que la tourmente anglaise fût passée; puis on redes-
cendait au village; on réparait les ruines; on rebâtissait les-
maisons avec des poutres grossièrement équarries; on calf^u--
LE PEUPLE ACADIEN 163
trait tant bien que mal les fissures des parois avec herbes,
mousse ou torchis; on couvrait le toit de paille, de jonc, d'é-
■ corce ou de bardeaux; on s'installait ou plutôt on campait
avec tout le maigre confort que voulaient bien permettre ]\IM.
les Anglais jusqu'à leur prochaine piraterie. Dièreville eut une
preuve saisissante de ce perpétuel état d'alarme, dès que son
vaisseau parut en vue de Port Royal (octobre 1699) : « Aussi-
tôt, dit-il, chacun des habitants de se retirer dans les bois et.
d'y emporter ses effets les plus précieux. Quand nous fûmes
descendus à terre et cju'ils surent cjue nous étions leurs amis,
nous vîmes revenir les charettes toute chargées ». Et pourtant,
si fort qu'on détestât ces « couacres » [quakers), il fallait,avons-
nous vu, entre deux carnages, s'entendre avec eux pour répa-
rer le mal fait par eux; bien pire, il fallait même parfois, en
pleine guerre, se ravitailler par l'ennemi, faute d'être ravitaillé
par la mère-patrie. De là, la présence au pied du fort des en-
trepôts de John Nelson, de Boston, autant espion que mar-
chand d'un pays qu'il convoitait. Tant par ce commerce de
contrebande que par l'arrivage des vaisseaux de France,
Port Royal, malgré mainte longue évacuation temporaire,
restait, dit Villebon, le 27 octobre 1699, le « magasin général du
pays », un « bon centre pour secourir tous les autres forts » ;
Latour, La Hève, la rivière Saint- Jean, le Cap Breton et
Pentagoët.
En dépit de tant d'insécurité et de détresse, la colonie, chose
invraisemblable, prospérait tant par ses défrichements que
par son peuplement. Chaque année ou à peu près, de nouvelles
terres étaient acquises aux exploitations agricoles. On n'avait
pas oublié les leçons de drainage et d'endiguement qu'avaient
données les sauniers amenés de Saintonge par IVI. d'Aulnay.
Par un ingénieux système d'aboileaiix, (le mot venait aussi de
Saintonge, mais on le prononçait à la normande aboitiaux)
les Acadiens conquéraient sans cesse sur la mer les riches al-
luvions déposées par les fortes marées de ces régions (hautes de
'J m. 50 à l'entrée de la Baie Française et de 12 m. 50 au fond)
164 LES ORIGINES
« Ils iilaatent, dit Dièreville, 5 ou 6 rangs de gros arbres tout
entiers aux endroits par où la mer entre dans ces marais; et,
entre chaque rang, ils couchent d'autres arbres le long les uns
sur les autres et garnissent tous les vides si bien avec de la terre
glaise bien battue et gazonnée que l'eau n'y peut plus passer.
De distance en distance s'ouvrent ou se ferment vannes ou
esseaux. Des rangées de quatre ou cinq rangs forment ainsi des
chaussées d'exploitation. La moisson abondante qu'on en retire
dès la deuxième année, après que l'eau du ciel a lavé le sol de
ces terres, dédommage des frais qu'on a faits ».
Il suffisait parfois d'ouvrir les vannes tous les trois ou quatre
ans pour renouveler la fécondité du sol par le sol, les algues et
les alluvions de la mer. « Ce limon engraisse si prodigieusement
la terre, dit en 1748 une Geographical Ilistory of Nova Scoiia,
que, sans être à peine cultivée, toute la campagne se couvre
de riches moissons. Ainsi le fermier en ces marais trouve en
abondance du blé et du foin, tandis qu'un petit coin de terre
haute lui fournit des légumes et autres produits de jardin. »
Une fois seulement ces fortes digues furent emportées par un
raz de marée; une autre fois, en 1704, avons-nous vu, les
Acadiens, en dignes émules des Hollandais, les ouvrirent eux-
mêmes pour chasser l'envahisseur. Si l'on songe que ces tra-
vaux, parfois entrepris sur une vaste étendue, nécessitaient la
collaboration prolongée d'un grand nombre de travailleurs,
on avouera cjue ce mode d'exploitation agricole fait autant
d'honneur à l'esprit d'initiative et d'entr'aide des Acadiensqu'à
leur ingéniosité et à leur énergie. Si l'on songe, en outre, que,
plus tard, pour réparer ces mêmes digues, les Anglais incom-
pétents et impuissants, durent recourir à la main d'oeuvre aca-
dienne, on est en droit de mépriser les vains réciuisitoires de ces
derniers contre l'inertie et l'incapacité de leurs victimes.
Les Anglais sans gratitude se sont, en effet, permis d'ac-
cuser de « paresse » ces pionniers de leur colonie qui l'ont si
heureusement mise en valeur. « Ils ne daignent pas, dit un des
gouverneufs britanniques, cultiver les terres hautes, parce que
le travail y serait plus pénible; ils se bornent à de petites ex-
LE PEUPLE ACADIEN 165
ploitations, quoique leurs concessions soient très grandes. »
Perrot reconnaît, en effet, (mémoire de 1686) qu'ils « ont peu
défriché les terres hautes où ils récoltèrent un peu de seigle »;
mais il ajoute que « ces terres non fumées retournent en pâtu-
rages propres aux moutons qui s'y plaisent fort et s'y nour-
rissent bien ». Un autre obstacle est signalé par Menneval
(1688) : le voisinage des hôtes dangereux des forêts, bêtes et
sauvages. Pourquoi les Acadiens, du reste, auraient-ils culti-
vé de moins bonnes terres, puisque les meilleures suffisaient
à leurs besoins et leur fournissaient du surplus pour la vente
et même pour l'exportation, a Ils cueillent assez de blé, dit ce
même Perrot, pour se nourrir et pour avoir leurs autres néces-
sités ». «Ilsontensurabondance, confirme Villebon en 1699, des
grains, du lin et du chanvre qu'ils expédient au dehors. » En
1701, dit Brouillan, les seuls habitants des Mines exportèrent
800 barriques de blé. Quand le besoin les y poussa, toutefois,
ils surent entreprendre ces durs défrichements : ainsi, en 1689,
on comptait déjà 136 arpents défrichés dans les terres hautes
de la vallée de Port Royal; en 1706, à la suite du raz de marée,
qui inonda les basses terres, « ils reconnurent, dit Desgoutins,
la nécessité de s'attacjuer aux terres hautes;... ils connaissent
à présent qu'en abandonnant les marais, ils produiront du
foin qui leur donnerait lieu d'augmenter leurs bestiaux et
d'avoir du fumier ». Un agronome de la Nouvelle Ecosse,
M. Cumming, leur rend, d'ailleurs, pleine justice : « Il est re-
marquable que les Acadiens choisirent les terres cjui sont encore
de nos jours les plus appréciées dans les Provinces Maritimes :
la vallée d'Annapolis et les terres basses du fond de la Baie »,
« les meilleures terres de l'Amérique du Nord », dira plus
tard Lawrence.
Comme les Acadiens s'établissaicnl toujours dan^les vaUées,
ces terres que leur concédaient suzerains ou gouverneurs s'é-
tendaient d'ordinaire, sous forme de longs rectangles de 100
à 200 arpents en moyenne sur une longueur de 1000 à 2000
toises, du bord de la rivière au flanc des collines boisées; elles
présentaient ainsi à leur activité la phis grande variété pos
166
LES
ORIGINES
sible d'exploitation agricole : prés, eliamps, vergers et bois.
Comme en ces terres verdoyantes, ils plantaient force pom-
miers, poiriers, cerisiers et autres arbres fruitiers, le pays prit
vite, selon l'expression de Villebon (1699), l'aspect d'une u pe-
tite Normandie » qu'il conserve encore. Outre la mise en va-
leur des marais, le voisinage d'abondants cours d'eau leur of-
frait un autre avantage précieux : faute de chemins dans le
pays, (il n'existait qu'une piste forestière vers la Hève et les
projets de route entre Port Royal et les Mines n'aboutirent ja-
mais) c'étaient là des voies naturelles où rapidement, comme
les Indiens, sur la surface tour à tour liciuide et glacée, ils se
d('plaçaient à la pagaie en été et sur des raquettes en hiver.
La proximité des forêts en amont ne leur était pas moins utile.
De leur hache vigoureuse, ils abattaient sans compter tous les
arbres : chênes, hêtres, érables, pins, qu'exigeaient leurs mul-
tiples besoins de construction et de chauffage; on vante encore
les immenses flambées de leurs longues soirées d'hiver : hi-
vers de cinq mois, de décembre en avril. Avec le bois qu'ils
excellaient à travailler (ils n'ont pas d'égaux pour le manie-
ment de la hache, dit Brouillan), ils se bâtissaient en des sites
bien choisis (car ils n'étaient pas moins sensibles au charme
qu'à la commodité des lieux), de petites maisons, à hauts toits
de bouleau, qui, pour être de chétive apparence, n'en étaient
pas moins, de l'avis de certains Anglais, chaudes et conforta-
bles; ils se construisaient granges et étables couvertes de chau-
me; ils plantaient les solides palissades de leurs vastes enclos;
ils se confectionnaient de frustes mobiliers et de rudes instru-
ments aratoires, où n'^Mlt rait, et pour cause, que fort peu de
fer; ils se faisaient des canots d'écorce pour la rivière, des bar-
ques pontées pour la pêche en mer, voire des corvettes et
même, en 1704, une frégate la Biche, pour la défense du pays,
» bien qu'ils n'eussent, dit Dièreville, jamais vu faire ni barques
ni chaloupes ». Enfin, ils expédiaient vers les grands ports
de France un nombre toujours croissant de beaux grands
mâts bien francs pour lesquels leur pays se trouva justement
fameux : 101 en 1701 pour le prix de 5.665 livres. L'Acadie
LE PEUPLE ACADIEN 16V
pourrait en fournir quatre cargaisons par an, dit Desgoutins en
1702.
Derrière la ferme enclose de saules, arbre de marais dont les
souples ramures leur étaient précieuses, ils se réservaient un
« courtil aussi bien planté de poiriers et de pommiers que les
meilleurs de Normandie ». Le recensement de 1698 compte
1584 arbres fruitiers, dont 75 à 100 dans certains vergers. Le
cidre de la Nouvelle Ecosse, dont ils furent les premiers bu-
veurs, est encore fameux. Ils y ajoutaient le sirop d'érable,
dont la préparation était, comme au Canada, l'occasion d'une
fête printanière. « Ils faisaient même, nous dit Diéreville,
des sommités de sapins, du levain et de la mélasse, une sorte
de bière, qui n'est pas mauvaise [spruce-beer). Mais leur plus
ordinaire boisson est l'eau; et ceux qui ne boivent pas autre
chose ne laissent pas d'être vigoureux et résistants au travail ».
Sur les « prés salés » des basses terres paissaient leurs nom-
breux troupeaux : car les cjuelques vaches et taureaux impor-
tés par Aulnay avaient, en quelques générations, donné nais-
sance à un riche cheptel, parfaitement adapté aux conditions
alimentaires et climatériqucs de la région.
« Une partie de leur bétail, dit Perrot, provient de l'île de
Sable, où s'est autrefois perdu un vaisseau qui en contenait;
ils se sont beaucoup multipliés ». « On élève des bestiau^i autant
qu'on en veut, écrit un cadet de Gascogne, égaré en ces lieux,
Lamothe-Cadillac; le bœuf y est d'un goût merveilleux; les
moutons y sont aussi gros et grands que dans les Pyrénées;
on les mène sur la montagne, c'est-à-dire à une demi-lieue,
où ils s'engraissent extrêmement à cause de la quantité de ser-
polet qu'elle produit. Les chevaux y sont de belle taille, bien
traversés, forts, la jambe bonne, l'ongle dur, la teste un peu
grosse; mais on ne prend pas soin pour en élever, à cause (ju'ou
n'en trouve point le débit ».
Les recensements de Port Royal, indifférents au nombre de
ces chevaux et des porcs, donnent, du moins, pour les bêtes à
cornes les chiffres de 643 en 1686 et 982 en 1698, pour les bêtes
à laine 627 et 1136 pour ces même années, et cela malgré la
guerre qui sévissait alors.
168 LES ORIGINES
Par delà les pentes de leurs domaines se déployaient, plus
vastes chaque année, champs de blé. de seigle et de bled d'Inde
(maïs) et même chenevières : car « le chanvre et le lin réus-
sissent ». dit Villebon. A part deux ou trois années de disette
dues aux ravages anglais, en 1698 et 1707 entre autres, il n'y
avait guère, en effet, que des années d'abondance qui permet-
taient, outre la vente de l'excédent, de plus amples emblavures
à chaque saison suivante. De 1686 à 1698 et à 1701, la progres-
sion des nouvelles terres cultivées passe, d'après les recense-
ments officiels, de 460 à 1275 arpents, puis à 1315. Pour moudre
tant de grains tournèrent d'abord, sur les deux rivières de
Port Royal, les roues de trois moulins, dont un servait aussi de
« scierie à planches ». On en fit bien d'autres. « A l'exception
des artichaux et des asperges, dit Dièreville. ils ont en abon-
dance toutes sortes de légumes et tous excellents. » Aux topi-
nambours indigènes, ils avaient. en effet, ajouté nos vieux légu-
mes d'Europe qui réussissaient à merveille : entre autres, des
navets plus moelleux et sucrés que ceux de France; aussi les
mangeaient-ils, conwne des marrons, cuits dans les cendres », et
surtout des « choux cabus » qui atteignaient une prodigieuse
grosseur. « sans qu'on en prît soin ». « On fait de plantureuses
soupes avec ces deux légumes et de grosses pièces de lard ».
De l'aveu même des Anglais en 1751. « leurs racines surpassent
toutes celles de l'Amérique en grosseur et en goût ». Enfin, il
y avait « quantité de volailles, des oyes, des coqs d'Inde et
des pigeons francs ».
Ajoutez à tous ces produits de la ferme les innombrables
ressources naturelles du pays; gibier de poil : lapins et lièvres;
gibier de plume : perdrix « d'un fumet admirable »; « si elles
sont plus excellentes que les nôtres, dit l'amateur Dièreville,
elles sont encore quasi du double plus grosses »; ajoutez les
oiseaux de mer, de rivières et de marais : canards, oies, cré-
celles, outardes, dont les œufs aussi bien q\\(^ la cliair abon-
daient; ajoutez les maintes sortes de poisson qui, en eau douce
comme en eau salée, pullulaient : truites, anguilles, saumons,
éperlans, alozes, gaspareaux, esturgeons, sardines et morues,
LE PEUPLE ACADIEN 169
et VOUS ne serez pas surpris que certains de leurs villages aient
tôt pris le nom de Cocagne ou de C.hamps Elysées. Toutefois,
en vrais paysans français, à tous ces mets plus ou moins déli-
cats, « ils préféraient le lard dont ils mangeaient deux fois par
jour ». Quant au veau et à l'agneau, « on n'en voit jamais sur
leurs tables, ils les laissent devenir bœufs et moutons ». Or,
(i le plus grand et le plus gros de tous les bœufs, dit Dièreville,
ne vaut que 50 livres tout entier et 2 sols la livre ; c'est un prix
réglé, quoique la viande en soit merveilleuse... On les tue, d'or-
dinaire, au début de l'hiver et on les sale en morceaux pour
l'année. » En 1671, Talon acheta 6.000 livres de viande salée
à raison de deux sols la livre. Les moutons ont beau être admi-
rables, même de 100 livres, « les plus beaux ne valent que 8 li-
vres; mais, comme on les garde pour avoir la laine, on ne les
vend pas ». « Leur pays abondait tellement en provisions, con-
firme en 1750 Brmyn Watson, qu'on achetait, m'a-t on dit, un
bœuf pour cinquante shillings, un mouton pour cinq et un
minot de blé pour dix-huit deniers ». De même le lard se ven-
dait 2 à 3 sols la livre, les poulets 10 sols la paire, lièvres et per-
drix 4 ou 5 sous pièce, les œufs 5 sols la douzaine, le froment 40
sols le boisseau et le tout à l'avenant. « Heureux pays, heureux
temps ! » aurait-on pu dire, n'étaient les Anglais. « La discorde
de chefs ambitieux [ce n'est vrai que des Latour et des Le Bor-
gne] contribua sans aucun doute au fâcheux état de choses en
Acadie, avoue l'historien Beamish Murdoch, t. I. 177; mais les
incessantes interventions et incursions des Anglais de Boston
doivent être considérées comme les principales causes qui re-
tardèrent les progrès de la colonisation en Acadie. »
IL — Développement colonl\l
L'inévitable conséquence de tant de bien-être, c'est qu'en
dépit de tous les obstacles, fautes et malheurs, la colonie crois-
sait rapidement en nombre et s'organisait lentement. Des
170
LES
ORIGINES
quarante femmes de la première heure sortait le peuple aca-
dien qui s'implantait au sol et partout multipliait.
En 1671, le premier soin du premier gouverneur M. de Grand-
fontaine, en prenant possession de sa colonie, fut, sur l'ordre
de Colbert, d'en faire en quelque sorte l'inventaire en dénom-
brant tout à la fois la population, le cheptel et le rendement
agricole. \'oici cet important recensement mis en tableau d'a-
près les Archives du Ministère des Colonies (Carton 0^466).
FAMILLES
RÉCOLTES
I'OHT-l^iO\'AL
68,
savoir 63 hom. et au-
tant de femmes, plus
5 veuves
S->'J
399
3 hommes et 3 femmes
1
1 liommo et 1 femme
1
POBO.MKOU
I ^~
^ bestes à cura
12
I châtres
Cap N El GRE
417
arpens
6
arpens
r)25 barriques,
33 minots.
24 boisseaux.
5 barriques.
25.
o
bestes à corn.
^
2.5
chèires
en >rilin
Pentagolet
et 25 soldats II I i I
MOUSKADABOLET
13 personnes j | I ' I
Saint-Pierre dans l'Isle du cap Breton
1 famille | 5 | | | 4 arp. [
Le relevé des rôles présente des totaux plus élevés, savoir :
392 liommes, femmes et enfants, 482 bêtes à corne et 524 brebis.
Le recensement nominatif attribue à Port-Royal :
47 laboureurs, 4 tonneliers, 1 maçon, 2 charpentiers, 1 texier, 1 ma-
réchal, 1 taillandier, 1 matelot, 1 tailleur, 2 armuriers, I chirurgien
Voici les 50 noms des 63 familles : 2 Bourgeois, 3 Gaudet, Kuessy. de
Forcst, Babin, Daigre, Hébert, 2 Blanchard, Guérin, Dupont (ou Du-
LE PEUPLE ACADIEN 171
puis), 4 Terriau, Scavois, Corporon, 4 Martin, Pellerin, Morin, Brun,
Gautrot, Trahan, Sire, Thibaudeau, Petitpas, 4 Bourg, Boudrot
Guilbault, Labatte, Laurent, 2 Landry, Grange, .Salé, Doucet, 2 Girou-
ard, Balou. Mncent, Brault, Leblanc, Poirier, Gougeon, Commeaux,
Pitre, Bertrand, Belliveau, Cormier, Rimbault, Dugast, Ricliard,
2 Melanson, Robicliaud, Lanoue, Mieux d' Entremont. Mais ce recen-
sement est incomplet, puisqu'on n'y trouve les noms ni des Le Borgne,
ni des Latour, ni des Saint-Castin, ni des d'Amoiu's, seigneurs d'Acadit\
ni des Arsenault, ni des Aucoin dont les noms signalés dès 1632 vont
reparaître en 1686, ni celui du Gouverneur et des soldats, ni celui des
missionnaires, dont le père cordelier Laurent Molin qui le signa.
Enfin il n'est fait mention ni de La Hève ni du Saint-Jean ni de
Nepisiguit où vixait toujours Denys et son fils. L'année suivante vin-
rent sur le Miramichi quelques lamilles malouines qui s'établirent à la
Baie des Vents et, de là, passèrent sans doute à l'Ile Percée.
De ce recensement, il appert qu'il n'y avait guère alors qu'un
centre important de peuplement et d'exploitation agricole,
Port Royal, et qu'en cette contrée même, il n'y avait pas en-
core 70 femmes. En 1671, Colbert affecta bien 6.000 livres au
<( passage et nourriture de 30 garçons et 30 filles »; mais, en
fait, il ne vint l'année suivante que 5 femmes et 53 hommes.
Même insuccès à Pentagoët : pour les 22 hommes (soit 14 sol-
dats et8 engagés), Talon demanda en vain desufillesdeFrance».
Pendant les cent dix ans d'occupation française, la métro-
pole n'envoya donc en Acadie qu'une soixantaine de familles et
cent à deux cents célibataires; tous ne restèrent même pas.
Ceux-ci étaient, pour la plupart, des soldats libérés ou des en-
gagés volontaires. Sans doute, les jeunes engagés, une fois ex-
piré leur contrat de quatre ou cinq ans, restaient souvent dans
la famille qui les avait adoptés, épousaient même une fille de
la maison et, riches de quelques économies, devenaient à leur
tour de bons colons de la terre acadienne. Mais les soldats libé-
rés avaient beau recevoir, s'ils se mariaient, une dot pour leur
femme et une ration de vivres pour un an, ils ne formaient
qu'un médiocre appoint de colonisation, tant pour la qualité
que pour le nombre; de ces déclassés souvent malingres, une
vingtaine seulement se fixèrent de 1705 à 1710, donnant lieu
à douze mariages dûment enregistrés à Port Royal. En un
mémoire de 1778 concernant la période antérieure à 1755,
on parle bien d'un autre élément de population ;
172 LES ORIGINES
« Ils avaient accru leur poijulatioii en recevant tous les
malheureux que les naufrao'es, la misère ou la désertion leur
amenaient; ils les gardaient chez eux pendant trente mois;
après quoi, s'ils les reconnaissaient honnêtes et bons travailleurs,
ils leur donnaient leurs filles avec leurs bestiaux, leur bâtissaient
une maison et les aidaient à défricher leurs terres. Quant aux
fainéants et vauriens, ils les renvoyaient après trente mois,
munis de quelque secours ».
Comme ces apports d'occasion n'eurent, croyons-nous, ni
grande importance ni grande valeur, nous devons conclure
qu'à ce point de vue comme aux autres la colonie acadienne
vivait presque uniquement de ses seules ressources; sa popu-
lation ne s'accroissait guère que par sa fécondité naturelle,
par la natalité locale.
De quelle origine pouvait bien être cette population aca-
dienne? Assez variée, croyons-nous. Comme le Sieur de
Monts et Poutrincourt s'embarquèrent au Havre et à Dieppe,
il est vraisemblable que les cjuelques hommes qui restèrent
avec Biencourt et Lalour étaient surtout normands, comme le
chef de la milice de ce dernier, Mius d'Entremont; il est égale-
ment vraisemblable qu'à leurs compatriotes de Touraine Ra-
zilly et Aulnay s'adjoignirent à Auray des Bretons tels que les
Trahan. Aulnay fit également venir des Saintongeois par l'in-
termédiaire de son agent Le Borgne, de la Rochelle, qui fit éga-
lement souche en Acadie ; — les Saint-Castin, les Bastarache et
les O'bask n'étaient sans doute pas les seuls basques. Les Latour
et les d'Amours étaient parisiens. Enfin n'oublions pas que les
Pitre, les Quessy, les Melanson.les Colson et les Paisley étaient
Ecossais. Quant au.x engagés et aux démobilisés, ils devaient
venir un peu de toutes nos provinces, en particulier de celles
de l'Ouest. Bref, si bigarrée qu'elle fût. la race acadienne était
éminemment française et surtout, à notre avis, tourangelle,
bretonne, normande et saintongeoise.
Deux mémoires de 1684 {Collée. Margry, 9. 282, pp. 158-
162) nous donnent des descriptions, en partie statistiques, des
11
LE PEUPLE ACADIEN 173
■côtes de l'Acadie qui, bien qu'incomplètes, présentent un cer-
tain intérêt :
u A Ristigoukchi, rétablissement de Denys de France se
réduit à une petite habitation avec 9 ou 10 personnes et à un
petitdéfrichement; commerce du bois; — àChedabouctou, le fort
Saint-Louis et des bâtiments (appartenant à la Compagnie de
pêche sédentaire), 130 personnes et quelques femmes : pêche
sédentaire et tuerie de loups marins; construction de chaloupes ;
mine de charbon ; — à la Hève, 4 à 5 pauvres habitations dont la
plus forte n'a pas plus de 3 familles; pêche et traite; quelques
défrichements; — au port de La Tour, deux maisons; un Mius
d' Entremont et un Latour avec quelques valets et 6 à 7 per-
sonnes très pauvres; — au Cap de Sable, même nombre de per-
sonnes qui se retirent à Port-Royal en hiver; — à Port-Royal
500 à 600 âmes en 79 familles dispersées sur dix à douze lieues
de pays; — aux Mines, 120 à 150 personnes, « la jeunesse de Port-
Royal », dont les défrichements sont considérables; • — à Beau-
bassin, le Sieur de la Vallière a quelques habitations (120
personnes en 20 familles) sur des « prairies admirables »; — à
la Rivière Saint-Jean, une douzaine de personnes, en 3 famil-
les, se livrent surtout à la traite; — établissement à Gemsec; ^ —
à la Rivière-Sainte-Croix, vingt personnes, en 4 familles, se li-
vrent surtout à la traite; -à Megesse (plus tard INIachias), deux
personnes; - à l'Ile d'Archimagon, six personnes; - à Penta-
gouët, « beau pays « et « trois belles rivières », Saint-Castin
erre avec ses sauvages (environ 2.000).
En 168G, l'intendant M. de Meulles fait un nouveau recen-
sement; il attribue à Port Royal (non compris 30 soldats)
592 âmes (dont 218garçons et 177 filles, en 05 familles) ; à Beau-
bassin 127; aux Mines, 57; au Cap du Sable, 15, à la Hève, 19;
de la Rivière Saint-Jean à Pentagoët, 16; au nord de la Pénin-
sule et au golfe du Saint-Laurent 59 (dont G à Miramichi, 22 à
24 à Chedabouctou, 5 à Nipisiguit, 5 à l'Ile Percée), soit en
tout environ 885 âmes. Cette fois on signale à Port Royal
Alexandre le Borgne, « seigneur du lieu » et deux Latour. Char-
les et Jacques et on relève de nouveaux noms à Port Royal :
Arsenault, Barillot, Bastarache (nom basque), Benoît, Bros-
sard. Brian, Colson,Duuaron,Fardel, (iarault, Guillaume, Godin,
174 LES ORIGINES
Henry, Lort, Leuron, Margery. Peselet, Peltier, Prijean, Pel'erin^
Leprince, Joan. et Tourengeau ; à la Hève, Provost, Labat. X'e-
sin, Michel, .Gourdeaux; aux ÎNIines, Aucoin, Labove, La Roche^
Pinot, Rivet; à la rivière Saint-Jean, trois d'Amours; à Me-
gias ou Machias. Chesnet sieur du Breuil; à Pentagoët, Saint-
Castin;à Chignitou. Le Neuf de la Vallière, seigneur de Beau-
bassin, Mirande, Labarre, Mignault, Cochin, Cottard, Mercier
Blon, Haché-(iallant, Lavalle, Lagassé; à Miramichi^ Denys de
Fronsac et ses valets; à Chedabouctou, le sieur de la Boulais et
20 valets; àNépisiguy, Enaut (ou Hesnault) et 4 valets; à l'île
Percée, Boissel, Lamotte, Lépine, Legarçon avec femmes et
enfants (soit 52). En sa Nouvelle Relation de la Gaspésie, le
père récollet Le Clercq, qui fut en ces lieux missionnaire des
sauvages en 1678, ditquelesrécolletsde la Provinced'Aquitaine
avaient établi une mission à Nipisiguit dès 1620, c'est-à-dire au
temps de Nicolas Denys et que déjà les pères Jésuites de Mis-
cou rivalisaient de zèle avec les Récollets. Il ajoute qu'à Nipi-
siguit Philippe Hesnault.qui avait épousé une indienne, culti-
vait la terre avec succès et recueillait plus de froment qu'il n'en
fallait à son habitation; faisant la pêche en grand et la' traite
avec les Micmacs de la région, il obtint le 3 août 1689 une conces-
sion de deux lieues de front. En 1689, on estime à 11.249
âmes la population de la Nouvelle France, dont 803 en Acadie.
En 1693, un troisième recensement, incomplet, donne une po-
pulation de 1.068 âmes, ainsi réparties : 503 à Port Royal;
119 àBeaubassin;307 aux Mines; 50 au Cap de Sable; une ving-
taine à la Rivière Saint-Jean et à Sainte-Croix. Parmi les ha-
bitants du Cap de Sable on signale deux Latour dont un, de 38
ans, a trois enfants, un sieur de Poubomcoup et un sieur de
Plemazans qui ont épousé deux Latour et ont quatre et cinq
enfants. Vers cette date le père Rasle, S. J., fonda une mission
chez les sauvages de Nanrantsouak, près de Kennebec. Les
recensements suivants, de plus en plus incomplets, donnent en
1698 à Port Royal 575 habitants et à Beaubassin 178; en
1701, à Port Royal, à Beaubassin et aux ]\Iines, 1.134 habi-
tants; en 1703, 1.300; en 1707, 1.484; enfin, en 1714. encore en.
LE PEUPLE ACADIEN 175
.<"es trois localités prises ensemble, 1. 459 habitants, ou plutôt,
d'après le recensement du père Félix Pain (5 oct. 1714) 1.290
■dont 637 à Port Royal et 653 aux Mines (sous 99 noms de fa-
mille dont plusieurs disparaîtront). Des nouveaux noms qui
survivront nous ne remarquons guère que Guilbaut, Laurier,
Lapierre, Lavergne, Potier, Saunier, Véco.
Que conclure de ces chiffres qui semblent parfois se con-
tredire? Un fait important : si la population de Port Royal,
après s'être considérablement accrue de 1671 à 1686, diminue
sensiblement de cette dernière date à 1693 et si la population
de Beaubassin et des Mines s'accroît en des proportions encore
plus considérables, c'est que Port Royal, essaimant déjà, ré-
pandait au-dehors son surplus de jeunesse; trop à l'étroit sur
leurs deux rivières que défendaient mal un fort délabré et une
garnison insuffisante, ses habitants allaient chercher plus
loin des terres plus vastes, plus fertiles, moins accessibles à
l'ennemi; la petite colonie de 500 âmes se faisait métropole.
Au fond de la Baie française, Aulnay, en ses voyages d'ex-
ploration, avait, en effet, découvert d'immenses terres d'allu-
vion. Son chirurgien, Jacob Bourgeois ne les avait pas oubliées :
vers 1672, chargé de famille, (il avait une dizaine d'enfants),
il s'en fut, malgré son âge, après avoir réalisé une partie de ses
terres de Port Royal, tenter fortune avec ses deux aînés dans
le fond septentrional de cette Baie : là, en un lieu appelé Chi-
gnitou ou Chignecto, il fonda un établissement mi-agricole
mi-commercial; deux gendres suivirent; puis deux beaux-
frères de l'un d'eux; puis un autre colon; si bien qu'en 1676,
(24 oct.) quand le gendre de Nicolas Denys, le sieur Michel
Le Neuf de la Vallière, obtint en cette région le fief de Beau-
bassin de dix lieues de front, il dut reconnaître les droits de ces
premiers occupants, s'entendre avec eux, et, enfin, végétant,
leur céder la place (1687). « Depuis quinze ans, le sieur de la
Vallière n'y tient plus ni feu ni lieu, écrit Desgoutins. le 20 oct.
1702; ce fut feu Jacob Bourgeois qui y mena les premiers co-
ions, alors que le chevalier de Grandfontaine commandait à
176 LES ORIGINES
Pentagoët, et Pierre Arseneau en mena d'autres quelque temps ^
après ». Les colons canadiens de la Vallière épousant des Aca- .•
diennes, il en résulta un double lien entre l'Acadie et le Canada ; l
car c'est par là, par le court portage de Chédaïque, que, à ,■
défaut de la longue voie de terre du Saint-Jean, on commu-
niquait le plus souvent, en été surtout, d'un pays à l'autre.
C'est par cette voie qu'en 1686 l'intendant de Québec, M. de '
Meulles vint visiter Port Royal. Chemin faisant, il y constata t
la prospérité du nouvel établissement : « sur de petites émi--«
nences », il compta « 22 habitations, ayant chacune trois ou
quatre corps de logis,... douze à quinze bêles à cornes, autant
de porcs et de bêtes à laine )),le toutentouré d'immenses prai-
ries qu'on endiguait. « C'est un lieu pour y faire de grandes
nourritures de toutes sortes de bestes », dit Perrot à la même
date. Le recensement de 1686 attribue déjà à ces 127 habitants
426 arpents de terre cultivée, 236 bêtes à cornes. 189 porcs et
111 moutons; celui de 1698. (malgré les déprédations deChurch)
à 178 habitants, 352 bêtes à cornes, etc.. \'ers 1686 vint un
prêtre de Québec, le sulpicien Claude Trouvé, et fut bâtie la
première église. En 1707, la population s'élevait à 270 âmes.
Or, dès 1698, le vieux meunier Thibaudeau, de laPrée Ronde,
en amont de Port Royal, narguant ses 67 ans, était venu avec
ses quatre fils et un de leurs camarades fonder en face de Beau-
bassin, à Chipody, un établissement rival qui dès 1707 comp-
tait 57 habitants. Bien que « cette région, dira Mascarène en
1720, ait du blé en abondance et plus de bétail qu'aucune au-
tre, les habitants s'y adonnent plus que d'autres à la chasse et
au trafic, parce que leur situation près de l'isthme s'y prête
mieux. »
Vers l'Est, au fond de la Baie Française, à vingt-cinq lieues
de Port Royal s'ouvrait le vaste Bassin des Mines, ainsi dénom-
mé à cause de mines de cuivre qui servirent bientôt à faire cuil-
lers et outils. Vers 1680, un ancien tailleur de Port Royal, d'o-
rigine écossaise. Pierre Melanson, dit La Verdure, qui, né en
1632du tuteurdes enfants d'Aulnay et mari d'une Marguerite
d'Entremont, avait été major des troupes en 1694, s'en alla.
LE PEUPLE ACADIEN 177
lui aussi, avec sa femme, ses sept enfants et un engagé, s'éta-
blir au beau milieu des plus riches terres d'alluvion de tout le
pays, à la Grand'Prée, ce site devenu si fameux dans l'histoire
et dans la poésie. Bientôt, chef de la milice, il devint l'intermé-
diaire habituel entre le gouverneur et les habitants, vécut cen-
tenaire et y prospéra si bien qu'en 1732, son testament donna
lieu à force contestations. Puis vint, un peu plus tard, se fixer
dans une autre région du même bassin à la rivière Saint-
Antoine, un jeune homme de vingt-six ans, Pierre Terriau, en
compagnie de six ou sept parents ou amis, tous jeunes et ma-
riés, entre autres René Leblanc (le futur notaire), Claude et
Antoine Landry; en 1685, ils étaient déjà trente-cinq répar-
tis en sept familles.
Les habitants sont des jeunes gens bien faits et laborieux,
confirme Mgr de Saint- Vallier en juillet 1686, qui sont sortis de
Port-Royal comme ceux de Beaubassin pour dessécher leurs
marais. J'employai un jour entier à contenter leur dévotion;
le matin je fus occupé à les exhorter, à les confesser et à les com-
munier à ma messe, et l'après-midi à baptiser quelques en-
fants et à terminerdes divisions et des procès. Ils me pressèrent
en partant de leur donner un prêtre et ils me promirent non
seulement de le nourrir, mais encore de lui bâtir une église et un
presbytère dans une île appartenant à l'un d'eux «. « Le dit
Thériot, ajoute Desgoutins (9 sept. 1694) est le plus considérable
des Mines, dont il est comme le fondateur, ayant avancé presque
tous ceux qui y sont venus s'habituer, sa maison étant l'asile de
toutes les veuves et orphelins et gens nécessiteux ».
La Vallière émit sur ces terres des prétentions injustifiées;
l'intendant de Meulles intervint efficacement et les habitants
reconnurent pour suzerain Alexandre de Belle-Isle qui ne fit
rien, du reste, que percevoir ses redevances censitaires. Le
sol, une fois endigué, se montra tellement fertile, que les vieilles
familles de Port Royal ne purent plus retenir leurs enfants;
ils voulaient tous aller en ce pays de Cocagne; il y en eut bien-
tôt à la rivière aux Canards, à la rivière des Gaspereaux (nom
d'un poisson), à la rivière des Vieux Habitants, à Pisiquid.
178 LES ORIGINES
« Plus de quarante jeunes gens, dit un rapport de 1690, sont
allés s'établir à Beaubassin et aux .Mines : ce qui causait du
<^hagrin aux pères et mères de se voir abandonnés de leurs
enfants ». « Les marais étant tous occupés à Port Royal, dit
Perrot (1686), la jeunesse... s'en est allée comme essaim à tiois
lieues de là, en un lieu appelé les Mines. Un des nouveaux habi-
tants y a fait un moulin à eau de son propre génie.- Il y a com-
munication de là avec Port Royal en trois jours par terre. »
En 1702, sept cents toises de marais étaient déjà endiguées.
En 1686 il y avait aux Mines 10 familles comptant 57 âmes;
en 1689, 31 en comptant 164; en 1693. 57 en comptant 307:
en 1703, 61 en comptant 4"21 ; en 1707,88 en comptant481 ! Dès
1688. Tévêque de Québec envoya aux Mines le premier prêtre,
l'abbé Jean Baudoin, puis le sulpicien Louis Geoffroy qui, en
1689, bâtit la première église paroissiale Saint-Charles et fonda
la première école. Puis vinrent les abbés Buisson de Saint
Cosme et Guay,des missions étrangères. et en 1703 des récollets,
de la province de Saint Denis, en 1702 le père Bonaventure
Masson qui. après les dégradations de Church. reçut du roi de
France un ornement complet pour son église (calice, ciboire et
ostensoir en argent) et en 1715 le Père Félix Pain qui a ser-
vi à Longfellow de prototype pour son Père Félicien dans
Evangeline.. Enfin, au fond même du Bassin des Mines, s'éta-
blit en 1686 le tisserand Mathieu Martin ; son exploitation pros-
péra si bien, elle aussi, que, comme il était le « premier né en
Acadie ». on l'anoblit le 28 mars 1689; « tisserand par la
grâce de Dieu et seigneur par la grâce du Roy », il devint
ainsi Martin, sieur de Saint-Mathieu, en son fief d'Ouccobé-
gui (Cobeguid) de deux lieues de profondeur (en face de la ri_
vière Chicabénacadi) avec droits de chasse, de pêche et de
traite. Quand il mourut vers 1733, le sous-gouverneur Arm-
«trong contesta les clauses de son testament.parce qu'il s'était
montré hostile à la domination anglaise. En 1693, trois autres
familles s'étaient jointes à la sienne; en 1707, ils étaient 81;
en 1714, 175.
Dès lors, « les Mines, écrit Dièreville, fournirent plus de blé
LE PEUPLE A C A D I E N 179'
que tout le reste du pays; «« plus qu'il n'en fallait pour toute
la colonie, » ajoute un autre; « 700 à 800 barriques par an »
précise Brouillan en 1700. « Cet endroit, dira Mascarène en
1720, pourrait devenir le grenier, non seulement de cette
province, mais aussi des gouvernements voisins. Une prairie-
de près de quatre lieues y produit d'excellent blé ». Toute cette
riche région endiguée rappelait à l'ingénieur Jacau de Fiedmont
les polders de Flandre. Ainsi, l'équilibre se trouvait rompu en
Acadie : en 1707, alors que Port Royal n'avait plus que 554
habitants, le bassin des Mines en comptait 659 et Beaubassin
avec Chipody 325. Toute l'activité, en même temps que toute
la jeunesse, passait de l'entrée de la Baie Française en son
fond; Port Royal n'était plus qu'une vieille capitale officielle^
avec son gouverneur, sa garnison, son vieux fort et ses vieilles
familles. Très tôt Beaubassin et les Mines eurent, outre leurs
prêtres, leur milice. En 1690, après la prise de Port Royal.
« les Anglais, est-il dit, n'osèrent pas aller à Beaubassin et aux
Mines où domine la jeunesse. »
Dès la fin du régime français on dénombre à part les divers
groupements des Mines : à la Grand'Prée, 49 ménages (285
âmes), à Gaspareau, 5 (108 âmes), aux Habitants 25 (108),
aux Canards 11 (77 âmes), à Vieux Logis 5 (35 âmes)
goit 95 ménages et 540 âmes. Mais Piziquid, à 15 milles de la
Grand'Prée, comptait déjà 344 âmes en 53 ménages et Cobe-
guid 156 en 24, soit en tout 1.040 habitants en 172 ménages.
Bientôt furent érigés en paroisse, Piziquid, la Rivière aux-
Canards(Saint-Joseph), Cobeguid (Saint-Pierre et Saint-Paul) ;
et Piziquid dut même se subdiviser en Notre-Dame de l'As-
somption et la Sainte-Famille. Comme on estime en 1713 à
2.528 la population acadienne qui n'était en 1671 que de 392.
on constate qu'en 42 ans de régime français, malgré guerres
et disettes, cette population avait plus que sextuplé. Or, ce
fut une « loi d'accroissement », même sous la domination an-
glaise,qu'en dépit d'émigrations et de persécutions elle doubla
tous les seize ans. Peut-être n'est-il pas dans les temps moder-
nes de plus bel exemple de fécondité humaine, si ce n'est ce-
180 LES ORIGINES
lui des Boers avec lesquels nos Acadiens, ont du reste, plus
d'un trait de ressemblance. Les Acadiens ont donc éloquem-
ment démenti le faux et funeste adage de Montesquieu. « L'ef-
fet des colonies est d'affaiblir le pays d'où on les tire, sans peu-
pler ceux où on les envoie. » Les Acadiens ont peuplé leur Aca-
die sans affaiblir la France, et ils l'auraient, au contraire, agran-
die et enrichie si elle l'avait bien voulu.
A quel titre ces Acadiens possédaient-ils leurs terres? Ils
étaient ou seigneurs ou censitaires, tout le pays étant depuis
1674, déclaré « domaine du roi ». En reprenant possession de
l'Acadie, Colbert avait, avons-nous vu, renoncé au système
des grandes concessions territoriales, qui avait échoué tant par
l'incapacité des grandes compagnies que par l'impuissance
des particuliers, fussent-ils un Poutrincourt ou un Aulnay. Le
système des petites concessions de quelques lieues carrées,
mieux proportionnées aux efforts individuels, sembla plus
pratique. Ainsi, les Le Borgne, qui en 1657 avaient reçu « tou-
tes les terres situées depuis la Baie \'erte jusquà la Nouvelle
Angleterre ». durent en 1667 se contenter, « pour trois ans,
des terres situées de la rivière Verte à celle des Mines et dix
lieues de profondeur, l'ancienne concession étant reconnue trop
étendue. » Il est vrai que l'héritier direct d'Emmanuel Le Bor-
gne, qui prit le titre de sieur de Belle-Isle, resta le seigneur au
moins titulaire de Port Royal et des Mines (13 mai 1686) et
qu'au Cap de Sable les Miusd 'Entremont demeurèrent en posses-
sion de la baronnie de Pobomcouq que Latourleur avait con-
cédée.
Puis, sur l'initiative de Colbert, une vingtaine de petites
seigneuries furent constituées, dont les principales sont celles
de Lemoyne d'Iberville à Ristigouche (1690), de Louis d'A-
mours, sieur de Chauffour, à Ritchibouctou, (1684), de Denys
de Fronsac, petit-fils de Nicolas Denis, à Miramichi (1687), de
Leneuf de la Yallière à Chignitou ou Beaubassin (1676), de
Villieu à Chipody (1700), du baron de Saint-Castin à Penta-
goët, de Martin d'Arpentigny (mari de JeannedeLatourjàlari-
LE PEUPLE ACADIEN 181
vière Saint-Jean, (1672), de Joybert deSoulangesâ Nachouac
et au fort de Jemseck (1676), de Mathieu d'Amours, sieur de
Preneuse, entre Jemseck et Naxouat (1684), de René d'Amours,
sieur de Clignancourt à Médoctet sur les deux rives du Saint
Jean (1684), de Lotbinièresur la rivière de Sainte-Croix, (1695)
de Lamothe-Cadillac au>^ Monts Déserts (1690), etc.. Tous ces
fiefs en terre continentale étaient de la mouvance de Québec.
D'autres roturiers que Martin de Saint-Mathieu furent ano-
blis par l'octroi de pareils fiefs. Parmi les nombreuses censives,
il suffit de relever les noms de Pierre Chenest, sieur du Breuil,
sur le petit Naxouat (1689), de Vincent de Saint-Castin à Jem-
seck, (1689) de Desgoutins à la Rivière Saint-Jean (1695)...;
ils étaient légion. Les censitaires n'avaient pas d'autres char-
ges que de faibles redevances versées, soit aux seigneurs, soit
à la couronne, et des dîmes prélevées pour les frais du culte
( « le 27^ de leur récolte », dit Halibutron) Colbert. avait défen-
du d'augmenter ces dîmes et redevances, de troubler les ha-
bitants dans la possession de leurs terres, dans leur commerce
et dans leur pêche. Aussi, bien c[ue les'concessions fussent « trop
grandes « au gré de Perrot (16821 et « mal faites » au gré de
Menneval (1688'), ces paysans d'Acadie, moins tracassés et
moins obéré-^ que ceux de France, ne pouvaient, encore à ce
p^ùnt de vue, ([ue s'estimer heureux sur leurs bonnes et amples
terres et y largement prospérer.
III. — Mœlt.s acadiennes.
4'ous ces droits de possession p('nibl('ment acquis, tous ces
rudes labeurs de colonisation attachaient de plus en plus fer-
mement les Acadiens à une terre généreuse qui devenait la
patrie de leurs enfants. Mais, tout en se faisant de plus en plus
agriculteurs pendant la belle saison, bon nombre d'Acadiens
n'en redevenaient pas moins volontiers, pendant les quatre ou
cinq mois de gel et de neige, pêcheurs et chasseurs, comme au
temps des Biencourt et des Latour. Ce pays, qui est, avons-
182 LES ORIGINES
nous dit, lun des plus giboyeux et poissonneux qui soient ai/
monde, offrait tant d'attraits à leur humeur sportive 1 Pour
ne parler que du plus gros gibier, c'était, en octobre et novem-
bre la chasse au castor et à l'orignal, sorte d'élan; en novem-
bre, le massacre sur la glace des plioques alors appelés veaux
marins, ou l'affût pour l'ours et la loutre; en janvier, le loup-
de mer remontait les rivières; en février et mars on traquait
le caribou et autres cerfs; en mars, abondait festurgeon et le
saumon et, en toute saison, la morue. En 1701, un certain Pierre-
Landry' avait organisé une véritable entreprise de pêcheries qui
rivalisait avec celle des Entremont à Pobomcoup, et Port
Royal n"avait cessé d'être uncentre important de pelleteries que
ravitaillaient les Micmacs et les coureurs des bois. Il y avait, n
vrai dire, bien d'autres postes de traite, plus ou moins forti-
fiés, aux embouchures des fleuves, aux confluents des riviè-
res, aux croisements des pistes indiennes; tels, sur le conti-
nent, les établissements de Latour sur le Sain! -Jean, de iVico-
las Denys à Miscou et Nepisiguit, de Fronsac à Miramichi, de
la Vallière à Beaubassin.
Peu à peu, toutefois, avec les progrès naissants, s'imposa
l'inévitable loi de la division du travail : la sélection d'Abel le
chasseur et de Gain le laboureur. Alors que la plupart des co-
lons primitifs, sociables, sédentaires et laborieux, se plaisaient
au foyer de leur ferme devenue confortable, d'autres, (ceux
surtout des groupements isolés et lointains), plus instables,
plus indociles, plus avides de nouveauté que de sécurité, quit-
taient les villages,, s'en allaient en compagnie de « capitaines
des sauvages », les Saint-Castin, les Damours, les Chauffour,
vivre dans les forêts la vie d'aventures, se livrer dans les « ca-
barets rouges » à la troque des fourrures, cohabiter avec les
Peaux-Rouges, boire avec eux force rasades d'âpre eau-de-vie,
(bien que la vente en fût souvent interdite,) se délecter en de
fades « repas de chien » sans sel ni poivre. Quelques-uns. à
vrai dire, épousant des squaws, s'abandonnèrent encore plus
complètement à la vie sauvage, gaspillant ainsi leur rude éner-
gie en de vains efforts, finissant en déclassés, « enfants perdus >:
LE PEUPLE ACADIEN 183
pour toute civilisation. Aussi la « course dans les bois » fut-elle
de plus en plus déconseillée par les prêtres comme par les gou-
verneurs : « Mieux vaut moins s'occuper de chasse et de traite,
disait un rapport de 1696, et plus d'agriculture ». On dut donc
admonester tout concessionnaire qui, pour la troque, négli-
geait ses terres; bien des concessions, faute d'exploitation, fu-
rent annulées. Du reste, le temps travaillait contre cette dé-
perdition de forces sociales : car les profits de la traite ne ces-
saient d'aller en diminuant. Tandis qu'à l'origine le naïf sau-
vage échangeait une peau de castor contre une aiguille, un
grelot, un miroir de fer blanc, il devint à la longue plus exi-
geant; le castor finit même par n'être plus une avantageuse
« monnaie d'échange », lorsqu'en 1695 se trouva constituée une
réserve de quatre millions de livres qui ne pouvait plus s'écouler
qu'en dix ans. Ainsi déchut, en 1674, la Compagnie des Indes
Occidentales, dont les droits exclusifs ne persistèrent que sur
<îertains points. N'empêche qu'en temps de guerre, trappeurs
et métis nous rendirent de fiers services : intermédiaires et
même interprètes entre nos officiers et les sauvages, ils devin-
rent les chefs naturels des tribus auxquelles ils s'étaient joints
et, les encadrant, ils les menèrent hardiment et mainte fois
victorieusement au combat contre les Anglais; trop souvent
aussi ils les menèrent en territoire ennemi à des pillages sans
scrupules et à des massacres sans pitié qu'ils expièrent dure-
ment.
Quant à la grande pêche sur les bancs et le long de la côte
atlantique, elle était en quelque sorte réservée aux pêcheurs du
dehors qui en exportaient les produits aux populations ca-
tholiques de l'Europe et des Iles. Malheureusement, comme
nous l'avons mainte fois signalé, nos pêcheurs basques, bre-
tons et normands ne cessèrent d'être menacés en leur mono-
pole par l'àpre rivalité britannique; malgré nos droits ex-
clusifs,les navires bostonais venaient de plus en plus nombreux,
dès le petit printemps, jusqu'à Canseau rafler cette riche manne
demer qu'était la morue. Il n'en coûtait guère, en effet, à la
-conscience de ces trafiquants puritains des'enrichir par la vente
184 LES ORIGINES
aux papistes de cet odieux mets de carême. Et puis, il y eut
longtemps le gênant monopole de la Compagnie de Pêche Sé-
dentaire, dont le siège à Chedabouctou commandait le dé-
troit de Canseau. La mer n'en eut pas moins ses aventuriers
acadiens. D'aucuns, non moins flibustiers parfois que pêcheurs.
se risquaient fort loin sur leurs méchantes barques pontées.
Pendant la paix, ils allaient, frustes armateurs, vendre à Bos-
ton et jusqu'aux Antilles denrées, bestiaux, toisons, pellete-
ries, et s'en revenaient en contrebandiers troquer sous le
manteau métaux, outils, armes et munitions au grand dam
des fonctionnaires français, fort marris d'être ainsi « appro-
visionnés par nos amis les ennemis ». Pendant la guerre, ils
s'armaient en corsaires intrépides et, de leur repaire de Port
Royal, couraient sus à l'Anglais dont ils ruinaient le com-
merce en Nouvelle Angleterre. Ainsi, par le négoce, la course
ou l'exploitation de domaines grandissants, s'édifiaient quel-
ques fortunes, comme celles des Nicolas Gautier et des Joseph
Leblanc, qui devaient plus tard si énergiquement résister à la^
domination anglaise. A l'écart, en leur manoir fortifié de
Pobomcoup, le clan à demi-barbare des Entremont vivait de-
pêche et de chasse bien plus que de culture régulière.
En somme, c'étaient là. de rares exceptions. La plupart des
Acadiens restaient de simples paysans attachés à leur glèbe
féconde, non pas pauvres, à vrai dire, puisqu'ils ignoraient
presque l'usage de l'argent, mais sans fortune; ils se conten-
taient de vivre largement du fruit de leurs labeurs.
Là le riche était pauvre en son honnêteté,
Et le pauvre ignorait ce qu'est la pauvreté
I
« Pour l'argent, dit Perrot (1686), ils n'en ont point et le con-
naissent très peu : ce qui fait que ni l'avarice ni l'ambition n'ont
encore beaucoup d'entrée chez eux ». Ainsi, ajoute-t-il, « la
dot de mariage ne passe guère "20 à "2.0 livres en denrées. Quand
elle est plus forte, on y ajoute un lit de plume; ce sont là les
plus opulentes. Ils se mettent si peu en peine de toutes ces choses
LE PEUPLE ACADIEN 185
<jue leur contrat ne se fait guère que six mois ou un an après
la consommation du mariage ». De même, « quand père et mère
sont sur l'âge et qu'ils ont des enfants mariés, ils leur cèdent tout
l'héritage, à condition qu'ils soient nourris et entretenus
leur vie durant et qu'ils paient à leurs frères et sœurs leur part
qui n'est cju'à proportion du bien; quekiuefois, c'est l'aîné,
tantôt le cadet, ils n'y prennent pas garde; c'est d'ordinaire
■celui qui s'accommode le mieux avec le père et la mère ».
Ainsi, presque tous égaux entre eux, complaisants échan-
jgeurs de produits et de corvées agricoles, les Acadiens prati-
quaient une sorte de communisme spontané que seules ren-
■daient possible l'abondance de leurs terres et la solidité de
leurs vertus. Ayant mêmes mœurs et mêmes sentiments, ils
se trouvaient d'ordinaire unanimes. « L'intérêt de la postérité,
dit le pasteur Hugh Graham, l'emportait toujours chez eux
:sur l'intérêt personnel. » Sur l'ample concession censitaire qui
lui était octroyée, le chef de famille vivait, entouré de ses en-
fants et petits-enfants, en un groupement patriarcal qui du-
rait souvent plusieurs générations et s'appelait, par exem-
ple, le village des Héberts, le hameau des Richards, la Prée
■des Bourgs, le Pont aux Buots, la butte à Mirands, etc..
Là, « dit le Mémoire de 1762, ils vivaient comme les anciens
patriarches au milieu de leurs troupeaux dans l'innocence et
l'égalité des premiers siècles... Leur commerce restait proportion-
né à leurs besoins, et leurs besoins étaient aussi simples que leurs
mœurs frugales ». « Leur communauté ressemble à une grande
iamille, confirme un étranger, Moorson. Que parmi eux la veuve
reste seule, sans soutien, ses voisins s'unissent pour cultiver
son champ, récolter sa moisson, couper son bois. Les secondes
noces se voient rarement. Les orphelins sont. toujours reçus dans
les familles de leurs parents ou de leurs amis qui ne font aucune
différence entre eux et leurs propres enfants ». « Les pauvres
d'un village, dit un autre, étaient soutenus par le reste des habi-
tants : on se les passait comme du pain bénit ». Des jeunes gens
se mariaient-ils, ditBrooke Watson, « tout le village s'employait
à établir les nouveaux mariés : on leur bâtissait une maison,
•on défrichait un morceau de terre suffisant à leur entretien
immédiat, on leur fournissait du bétail, des porcs, des volailles,
186 LES
ORIGINE
et la nature, secondée par leur propre industrie. les mettait bien-
tôt à mèiiie d'aider les autres ». Ainsi « ils allaient au-devant des-
besoins les uns des autres avec une bienveillante libéralité :-
ilsn'exigeaient pointd'intérêt pour desprêts d'argent ou d'autres-
propriétés [Pierre Terriau, par exemple, fournit du blé sans-,
intérêt à ses associés des Mines]. Ils étaient humains et hospita-
liers à l'égard des étrangers ». {Arch. Aff. éir. Corr. pol. Angl.
vol. 448, f. 218-220).
Leur honnêteté foncière ignorait à tel point la méfiance
qu'ils ne faisaient usage ni de clefs ni de serrures et c[ue, pai
un temps chaud, ils déposaient leurs vêtements le long deiî
routes pour les reprendre au retour. « Gens d'un naturel doux]
dit en 1680 l'abbé Petit, curé de Port Royal, il n'y a parmi
eux ni jurements ni ivrognerie. » « On découvre rarement chei
eux, dit un autre, des idées de malice et de vengeance. »
Au cours de leurs longs loisirs d'hiver, Acadiens et AcaJ
diennes se livraient à tous les métiers que les dures nécessités
de l'isolement imposaient à leurs mains ingénieuses. En 1688J
par exemple, Menneval avait vainement demandé à la métro-
pole des ouvriers de toute sorte.
« Les habitants de l'Acadie sont fort industrieux et adroits
à toutes choses,dit Perrot ( 1686),la nécessité les ayant contraints
à le devenir. Ils font eux-mêmes ce qui leur est nécessaire dans
le domestique; chaque particulier qui avait quelque idée se
l'étant communiquée de l'un à l'autre, ils s'en sont utilement
servis dans l'occasion, assez pour se conserver et maintenir jus-
qu'à présent sans le secours de la France et pour pouvoir dans
la suite se fortifier pour peu qu'on les assiste. Ils sont tisserands,
maçons, charpentiers, menuisiers, taillandiers, font des bâti-
ments pour aller le long des côtes [une frégate même, avons-nous
vu], font des bas, des gants et des bonnets ».
En effet, ils se fabriquaient, à la façon indienne, des sortes
de mocassins de cuir; ils se façonnaient de rares outils avec le
fer troqué contre leurs denrées; ils se tissaient avec le lin de
leurs champs, (qui abondait surtout aux Mines), et avec la
jaine de leurs moutons de sombres « droguets» que leurs fem-
LE PEUPLE ACADIEN 187
wes teignaient en noir et en vert, les seules couleurs qu'ils
pussent obtenir, et qu'elles ornaient ensuite de fils rouges
.arrachés à des étoffes anglaises. « Ces objets, dit le capitaine
Brook Watson, avec les fourrures d'ours, de castor, de renard,
de loutre et de martre,leur donnaient,non-seulementle confort,
mais bien souvent de jolis vêtements ». En un temps, à vrai
dire, ils reçurent de la Gàtine du Poitou de grosses étoffes, en
échange de leurs pelleteries qu'on « chamoisait » à Niort.
Ainsi vêtus des mêmes gros draps, les hommes se distin-
guaient par leurs lisières aux jambes, leurs boucles de ruban,
leurs nœuds flottants, les femmes par leurs fichus bordés de
teintes vives qui enveloppaient leur tête et leurs épaules-
Il ne se mariait, disait un dicton, jeune fille qui ne sût tis-
ser paire de draps, ni jeune homme qui ne sût faire paire de
roues, « ces qualités étant jugées indispensables à leur établis-
; sèment. »
Et nous ne saurions trop vanter
Leur adresse et leur industrie;
Sans avoir appris de métiers.
Ils sont à tout bons ouvriers...
A voir seulement un modelle
Ils trouvent tout aisé pour V exécution;
Loin de les rebuter, Vouvrage les anime.
En présence de tous ces témoignages daclivité habile et
-variée, on se demande comment, en sa haine de renéf^at Mas-
•çarène a pu, en 1720, accuser les Acadiens d'être « peu labo-
rieux », de « mal améliorer leurs terres », de « vivre au jour
le jour ». Un historien anglais a, de même, adressé aux Aca-
riens le non moins absurde reproche de ne pas avoir de « vé-
ritables âmes de pionniers ». Toute leur histoire n'est-elle
pas la preuve du contraire? I\'étaient-ils donc [)as des pion-
nier, les premiers colons de Port Royal, de Beaubassin, des
Mines, de Cobeguid, de Piziquid, etc.? La vérité, toutefois,
■est que, si hardiment qu'ils s'élançassent dans rinconini, ces
créateurs de premières « habitations » ne se résignaient pas
188 LES ORIGINES
longtemps à l'isolement. Ils n'avaient pas rhum.eur sombre,
ombrageuse, intolérante des puritains de la Nouvelle Angle-
terre dont l'autocratie théocratique s'affirmait, plus farouche,
dans la solitude des lieux sauvages; non, ils avaient l'hu-
meur sociable des Latins, l'allégresse expansive des Français,
l'àme collective des catholiques : ils aimaient à unir leurs vies,
leurs travaux, leurs prières. Leur site choisi, ils appelaient
près d'eux leurs parents, amis, compatriotes, et défrichaient
ensemble, s'organisaient en commun, et, aussitôt le groupe
constitué, ils se bâtissaient une église et demandaient un prê-
tre. Ainsi, en 1703, les habitants de Port Royal souscrivirent
800 livres pour la construction d'une nouvelle église. Une fois
installés, ils devenaient tout naturellement sédentaires, s'é-
prenant des lieux qu'ils avaientadaptés à eux-mêmes, auxquels
s'associaient leurs vies, où grandissaient et pullulaient leurs
enfants. Or, notre susdit historien leur préfère le colon anglo-
saxon qui, n'ayant en vue que le gain, ne s'attache à rien,
passe d'une exploitation agricole à une autre, pourvu que la
dernière lui rapporte davantage, sème ses enfants au hasard
de ses déplacements et ne s'arrête quelque part, lorsque les
forces lui manquent, que pour jouir d'un confort opulent
peut-être, mais généralement de mauvais goût. De ces deux
conceptions de la vie, laquelle implique le plus de sentiment,
le plus d'affection, le plus de délicatesse, l'idéal le plus élevé?
N'y-a-t-il pas au fond de l'une d'elles un matérialisme vul-
gaire, une cupidité grossière, un morne égoïsme?
Le trait dominant de leur caractère fut, toutefois, dès l'o-
rigine, une énergie obstinée : « entêté comme un Acadien » est
resté dans l'Amérique du Nord un dicton populaire. Il leur;
fallait, en effet, une énergie peu commune pour fonder, en
pays neuf, leurs installations précaires, sans aucune aide dej
l'Etat en dépit même des entraves de l'administration et de-j
tous les obstacles de la nature; mais il leur en fallait plus en-
core peut-être, lorsqu 'après avoir fui dans la forêt devant lesl
incursions anglaises, ils retrouvaient au retour leurs moissons:]
incendiées, leurs troupeaux massacrés, leurs maisons en rui-i
LE PEUPLE A C A D I E N 189
nés, leurs digues rompues, tout à recommencer comme au pre-
mier jour; eh bien ! ils recommençaient.
A lutter ainsi contre les hommes et les choses, ils avaient na-
turellement appris à être « très indépendants de caractère», à
« dérider de tout par eux-mêmes ». On leur a même fait un
grief de « vivre en vrais républicains ». dit Brouillan (1700)
« impatients de toute autorité », d'être « à demi républicains »,
« ingouvernables », de préférer, comme les gens de la Hève
par exemple, métis mi-chasseurs mi-pêcheurs, « passer en pays
étranger plutôt que de se soumettre à leur nation ». La vérité
est que, trop souvent mal gouvernés ou nullement gou-
vernés, ou même lamentablement sacrifiés, ils développèrent,
jusqu'à l'excès peut-être, l'une des plus viriles qualités de
l'homme, la confiance en soi. l'art de se passer d"autrui. Com-
ment ne pas admirer, au lieu de blâmer, une vertu qui fit leur
force et, malgré les pires épreuves, assura leur vitalité natio-
nale? Les Anglais en surent quelque chose : « En cette popu-
ation entêtée, se plaint Wilmot (1764), les impressions sont
.profondes; il est impossible de les faire disparaître complè-
tement ».
De cette obstination naturelle provient, en effet, leur fidèle
attachement à leur race comme à leur religion : double base
solide d'un patriotisme que prouve toute leur histoire. Dès
1708, le bon Dièreville se fit un devoir de célébrer en vers cet
amour de la patrie, ce patriotisme qui. pour n'avoir pas encore
de nom français, n'en existait pas moins dans le cœur des Aca-
diens.
Cent fois la youvelle Angleterre....
A voulu les soumettre et ranger sous sa loy.
Ils ont plutôt souffert tous les maux de la guerre
Que de vouloir quitter le party de leur Roy.
De tous leurs bestiaux le carnage,
De leurs moissons le brûlemenl,
El de leurs meubles le pillage,
Celait des ennemis le commun traitement.
190 LES ORIGINES
Dans quel temps marquaienl-ils avoir lanl de conslancet
Dans le temps même que la France
ye pouvait pas les soulager.
Et qu'on leur promettait une entière assistance
S'ils avaient bien voulu changer.
Ils ne se laissaient pas aller à cette amorce;
Ils ne voulaient pas être Anglais,
Et de tout leur courage ils défendaient leurs droits;
Contraints de céder à la force.
Tous vaincus qu'ils étaient, ils demeuraient François...
Que de peuples réduits à leur extrémité,
Pour être plus heureux, auraient changé de maîtres !
Si. par la force des choses, ils changèrent de maîtres, eux
ne changèrent pas de cœur. « Au milieu des Anglais, dit le
Mémoire de 1762, leurs vœux furent toujours pour la France ».
« Louis XIV, disaient-ils, peut bien céder les champs où,
nous demeurons; mais l'amour de la patrie ne change pas
par les traités ».
La religion surtout leur fut une grande force. Leur catho-
licisme leur était d'autant plus cher qu'ils eurent davantage
à pâtir des violences d'ennemis protestants. Et cette religion,
par ses pratiques comme par sa doctrine, sut réprimer en leur
nature ce qu'il pouvait y avoir de rude à l'excès. En leur so-
ciété embryonnaire oîi la métropole n'intervenait guère que
pour les gêner, ils ne reconnaissaient pas d'autre autorité;
morale que celle du prêtre et la paroisse; mais celle-là était
pour eux toute-puissante.
A part les deux prêtres séculiers de Poutrincourt (abbésj
Nicolas Aubry et Jessé Fléché) et les jésuites de la marquise de
Ouercheville (PP. Biard. Ouentin et Massé), les Acadiens
<^urent pour pasteurs au début des Capucins, puis surtoui
<les Récollets des provinces d'Aquitaine, de Paris et d(j
Bretagne: Nicolas Denys en accueillit très tôt à Saint-Pieri
<le Népisiguit. Parmi eux se- distinguèrent les PP. Igna(
-4't Balthazar de Paris, au temi)5 d'Aulnay. puis le Père Félix
Pain (1702-1721) [prototype du Père Félicien, d'Ecangetine],
LE PEUPLE ACADIEN 191
Les Récollets ayant été chassés par Emmanuel Le Borgne, l'A-
cadie n'eut pas de 1652 à 1664 d'autres missionnaires que les-
jésuites qui, de 1657 à 1662, vinrent de temps à autre à Ché-
dabouctou et à la Baie des Chaleurs, en particulier à Saint
Charles de Miscou; en 1694,1e Père Vincent Bigot fonda la
mission de Pentagoët et le Père Rasle celle de Narantsouak;
en 1701, le Père Aubery celle de Méducti ou Médocktec. Sous
les gouverneurs français vinrent surtout, à part le père corde-
lier Laurent Molin qui fit le premier recensement, des prêtre?
de Saint-Sulpice et des Missions Etrangères; à Saint-Jean-
Baptiste de Port Royal, Louis Petit, M. E. (1676-1694), Abel
Mandoux, M. E. (1694-1702), le père récollet Ivélix Pain (1702-
1704), le père Justinien Durand (1704-1720); à Saint-Charles
de la Grand'Prée, Louis Geoffroy, P. S. S. (1687-1692), Buis-
son de Saint-Cosme, .M. E. (1692-1698), Guay, M. E. (1699-
1702), le père récollet Bonaventure Masson (1703-1715); à
Beaubassin, Claude Trouvé, P. S. S. (1686-1704) etc.. san?
parler des missionnaires fixés ou errant tout le long de l'im-
mense côte, de Pentagoët à la Baie des Chaleurs. Vers 1690,
les cures fixes de Port Royal et des Mines, dit le gouverneur
Villebon, rapportaient à leurs titulaires environ 1500 livres;
(la dîme étant le 27® des récoltes); somme relativement consi-
dérable, puisque le mieux rétribué des gouverneurs, M. de
Grandfontaine ne reçut- jamais que 2.400 livres; mais les vi-
caires et surtout les missionnaires eurent fort à pàtir : car,
si en 1701 le curé des Mines recevait 800 livres, en 1708 le
gouvernement ne donnait plus pour les missions que 500
livres en tout, dont 100 au curé des Mines, 100 au curé de Port
Royal, 100 au curé de Beaubassin, 100 au missionnaire des
Micmacs et 100 à la disposition de l'évêque. Il est vrai qu'en
1705, par exemple, le roi donna à la paroisse des Mines un or-
nement complet d'église dont <; un ostensoir, un calice et un
ciboire ». Qu'ils fussent réguliers ou séculiers, à quelque ordre
ou congrégation qu'ils appartinssent, ces pasteurs religieux
n'étaient pas pour leurs ouailles de simples directeurs de cons-
cience; ils furent aussi des instructeurs dans les écoles, de?
192 LES ORIGINES
guides politiques dans les difficultés avec les Anglais, des arbi-
tres dans les querelles litigieuses et les dissensions familiales,
si rares que fussent ces dernières. En 1703, fut fondée à Port
Royal par le Père Patrice René la première école régulière;
plus tôt encore, aux Mines, une autre par l'abbé Louis Geof-
froy. Il en résulte que les Acadiens ne furent pas aussi illettrés
qu'on a bien voulu le dire : beaucoup signèrent leurs noms en
<les actes divers iet surent, même en l'absence de leurs prêtres,
donner à leurs pétitions et doléances une forme intelligible
et quelquefois même oratoire à l'excès; à cet égard, ils ne le
cédaient guère aux gens de leur classe, à cette époque, en France
et même en Angleterre.
Sur la foi de Raynal et d'autres panégyristes qui affir-
ment que ces pasteurs religieux dressaient les actes, recevaient
les testaments et réglaient tous les litiges, on a peut-être exa-
géré le rôle judiciaire des prêtres et atténué les inévitables con-
flits d'intérêts. En 1688, Menneval constate : « Les concessions
•de terre, ayant été assez mal faites jusqu'ici, font la matière
(le beaucoup de contestations; je les règle du mieux que je
puis; mais il faudra dans la suite les confirmer ou rectifier ».
Ces contestations furent d'autant plus inévitables que les
Acadiens pullulèrent bientôt sur des terres trop étroites.
Nous savons, d'autre part, qu'il y eut de bonne heure des no-
taires à Port Royal, puisque Charles Latour et Louise Motin
signèrent leur contrat devant l'un d'eux; nous connaissons
même les noms de plusieurs tabellions de Port Royal : entre
autres. Me Conraud (1679), M^ Domanchin (1681), M^ Lopi-
not (1710); René Leblanc, notaire des Mines, est devenu fa-
meux. Nous nous rappelons que Desgoutins fut nommé juge
à Port Royal. Philippe Mius d'Entremont resta, jusqu'à son
extrême vieillesse, procureur du Roi. Dès 1651, Guillaume le
Bel, subrogé-tuteur des enfants d'Auhiay, fut grand prévost
de justice en Acadie. En 1699. M. de Brouillan demanda le
renouvellement annuel du syndic de Port Royal. Non; si
prêts qu'ils fussent à accepter l'autorité de leurs prêtres, les
Acadiens sentaient déjà, en des conflits complexes et des
contrats épineux, la nécessité de procédures régulières.
LE PEUPLE ACADIEN 193
En dépit de la vie licencieuse que menaient certains coureurs
des bois parmi les sauvages, les mœurs des Acadiens séden-
taires n'en restèrent pas moins pures, « remarquablement pu-
res », de l'avis même des Anglais. « Pendant quarante-deux ans,
•dit un Mémoire de 1778 {Aff. élr. Mém. et doc. Amer. XLVIII,
p. 18), ils n'ont pas eu un crime à punir ». « Les annales aca-
diennes, a-t-on dit, ne contiennent pas un cas de crime ni de
vol, de débauche ni de naissance illégitime. » « Nous savons
que vous n'êtes adonnés à aucun vice ni à aucune débauche,
déclare le gouverneur Cornwallis. » « Je n'ai jamais entendu
parler d'infidélité parmi eux », confirme un autre. « Je ne me
rappelle pas un seul exemple de naissance illégitime », ajoute
un troisième. « Nulles débauches de femmes », certifie l'abbé
Petit. Il va de soi que, la jeunesse étant aussi chaste que
robuste, les mariages étaient aussi précoces que féconds. Une
fille sur cinq se mariait à seize ans. « Les femmes acadiennes,
dit Lamothe Cadillac, sont presque toutes bonnes ménagè-
res, ayant un grand naturel pour les enfants. » « Les familles
acadiennes sont plantureuses en progéniture », constate un
voyageur. Et notre Dièreville de reprendre son dithyrambe:
De la veiiu c'est te séjour.
Les femmes n'ont rien pour les fwmmes
Si Vtiymen ne permet F amour...
Ne partageant point leurs tendresses,
Dès les premiers transports de la verte jeunesse.
Ils ont des enfants jusqu'à ce qu'ils soient vieux.
Sur ces terres fertiles où ne manquait que la main-d'œuvre,
ies naissances étaient, du reste, accueillies avec joie comme un
trésor de plus : « C'est la richesse du pays, dit Dièreville;
quand ils sont en état de travailler, ils le font de très bonne
heure ». Aussi, n'était-il pas rare de voir des familles de dix,
de quinze et même de vingt enfants. « Deux couples voisins
«t bien unis par l'amour et l'hymen ont fait à l'cnvy l'un
de l'autre chacun dix-huit enfants, tous vivants, constate
le narquois Dièreville; c'est être fort habile en ce métier; ce-
I.AUVRIÈRE T. I • 7
194 LES ORIGINES
pendant un autre couple a été jusqu'à vingt-deux et en pro^
duit encore davantage. » Si grande était, en outre, la longévité
de ces corps sains, en des milieux salubres. que plus d'un octo-
génaire en arrivait à coinpter'autour de lui jusqu'à cent reje-
tons, tant enfants que petits-enfants et arrière-petits-enfants.
Bref, « c'était un peuple fort et sain, avoue un de leurs spo-
liateurs Moïse de les Derniers, le peuple le plus innocent et le
plus vertueux que j'aie jamais connu ou dont j'aie lu le récit
en aucune histoire «; « un peuple honnête, actif, sobre et ver-
tueux », confirme le capitaine Brooke Watson. « La simpli-
cité et la bienveillance étaient leurs caractères prédominant s »,
conclut le pasteur Hugh Graham.
Ajoutons qu'en dépit de toutes les tribulations, c'était un
peuple heureux, aussi heureux qu'il le méritait. « Ils parais-
saient toujours joyeux et gais, dit Moïse de les Derniers, et
unanimes en presque toute occasion. » « Plus je considère ce
peuple, écrit en pleine guerre (1708) le dernier de ses gou-
verneurs français, plus je pense que ce sont les gens les plus
heureux du monde; les voilà presque entièrement relevés des-
pertes que leur avaient causées les invasions anglaises, il y a-
deux ans ».
Ils prennent le temps comme il vient :
S'il est Ijon, ils se réjouissent,
El, s'il est mauvais, ils pâlissent.
Chacun comme il peut se maintient
Sans amhilion, sans envie.
Nés Français, une gaîté spontanée, « avide de réjouissan-
ces », tempérait ce qu'il pouvait y avoir de rude en leurs la-
beurs et de fruste en leurs manières. Les travaux des champs et
des bois se faisaient en commun; les parties de canotage
n'étaient pas rares; mais, en hiver surtout, durant les longues
veillées du soir, devant les grandes flambées de bouleau et de
pin, on se livrait aux joies d'une cordiale hospitalité : on se réu-
nissait entre amis et voisins, tous un peu parents; on buvait
« le cidre doux » ou le sirop d'érable, ou même un peu de vin-
LE PEUPLE ACADIEN 195
.de France débarqué clandestinement de quelque barque de
pêche ; on racontait des histoires, — légendes, semblait-il, — du
vieux pays de là-bas qu'avaient seuls connu les ancêtres en
leur enfance; on chantait les vieilles chansons du temps jadis;
on dansait même; (« les chansons rustiques et la danse, dit
Watson, étaient leurs principaux amusements ») ; on entre-
tenait ainsi, sans trop le savoir, en ce coin perdu d'Amérique,
la flamme vive de la sociabilité française. « Ils paraissent tou-
jours heureux et gais, dit un témoin. » Et Dièreville de repren-
.dre son refrain :
De ce séj.our les Habitons,
Où chacun pour vivre travaille.
Ne laissent pas cVêtre conte ns...
Chacun sous un rustique toit
Vuide en repos la Huche et la Futaille
Et se chauffe bien en temps froid
Sans acheter le bois denier ni maille.
Où irouve-t-on des biens si doux'l
Ce pays pourrait être un pays de Cocagne :
S'il avait seulement un coteau de Champagne,
H serait le meilleur de tous.
« Avec leur disposition joyeuse et leurs habitudes morales, a
•dit un historien, ils jouissaient peut-être de tout le bonheur
■compatible avec la fragilité humaine. » « S'il est un peuple
qui ait rappelé l'âge d'or, reprend Moïse de les Derniers, c'é-
tait celui des anciens Acadiens. » « Avant l'intervention an-
glaise, dit le capitaine Brook Watson, ils jouissaient assuré-
ment de toutes les joies de la vie rurale, en une innocence et
une simplicité arcadiennes que ne corrompait pas le luxe, que
n'entravaient pas les tyranniques coutumes de la civilisation. »
« Tous ceux qui les ont connus, dit le Mémoire de 1762, par-
lent avec attendrissement de leurs verliis el «h- leur bon-
.lieur. »
Il n'y avait donc pas, dans la fameuse description de Raynal,
196
LES
ORIGINES
SOUS le ton déclamatoire du moraliste, autant d'exagératioit
qu'on s'est plu à le dire ;
« Les petits différends qui pouvaient s'élever de loin en loin étaient
toujours terminés à l'amiable... On ne connaissait pas la misère,
et la bienfaisance prévenait la mendicité. Les malheurs étaient,
pour ainsi dire, réparés avant d'être sentis... C'était une socicîé
de frères, également prêts à donner ou à recevoir ce qu'ils croyaient
commun à tous les hommes... On ne vit jamais dans cette Société
de commerce illicite entre les deux sexes... Oui est-ce qui ne sera
pas touché de l'innocence des moeurs et de la tranquillité de celte
heureuse peuplade '1 Qui est-ce qui ne fera pas des vœux pour son
bonheur ? ».
Or, déjà ce bonheur touchait à sa fin.
Sources et autres références.
Arch. Xal, Colonies. — Acadie r."D vol. I-VII, Carton X, 1686-1G88.
références déjà indiquées au chapitre précédent).
M. 203-5. — Missions étrangères.
M. 242. — Jésuites, etc
M.M. 501-3. — Missions étrangères, 1657-
1789.
MM. 648-55. — Jésuites au XVI^ siècle.
Arch. Minist. Colonies. — Gl carton 466 (Recens, de 1671, 1686,
1689, 1695, 1698, 1700, 1703, 1707,).
Arch. Min. Aff. étr. — Corr. pol. Angleterre, vol. 448 fol. 218-220.
Bibliolh. Nal. Mss. — Coll. Margry 9.282, p. 158-165.
Arch. Can. — Rapport 1905 11, 57-82.
Elal présent de VEglise el des Colonies en Nouvelle France, par l'Evê-
que de Québec [Mgr de Saint- Vallier] (1688).
Le Canada Français (1884-5). — Documents sur l'Acadie.
DiÈREViLLE. — Relation du voijaçje de V Acadie ou Nouvelle France,
Rouen 1708.
Le Père Chrétien Le Ci.ercq. — Nouvelle relation de la Gaspésie,
Paris, 1695.
B. Murdoch. — Hisl. of Nova Scotia. — I, 152, 156, 166, 169, 171,
182, 248-9, 251, 254, 259, 260, 280.
Rameau de Saint Père. — Une colonie féodale, 1, 142, 182, 205, 216,
275, 280, 313; II, 205, 212, 223, 262, 275, 313, 3.32-5.
Rameau de Saint-Pére. — La France aux colonies, Paris 1859, pp.
124, 128.
P. C. DE RocHEMONTEix. — Lcs jésuHes et la Nouvelle France, I.
W. F. Ganong. — Hisl. Sites in New Brun.'tw. Origins of Selllem. in
N. Br. — (Soc. roy. Can. V, 1889. pp. 213-357; X, 1904, pp. 3-185.
H. Lorin. — Comte de Frontenac, op. cit
R. P. Le Jeune. — Tabl. synopt. d'Hisl. de l'Acadie, pp. 57-82.
Abbé Casgrain. — Les Sulpiciens et les prêtres des Missions étran-
gères en Acadie, Québec, 1897.
DEUXIÈME PARTIE
LA CRISE
Chapitre VII. — Entraves (1710-1720)
Chapilre VIII.— Ruses (1720-1740)
Chapitre IX. — Fausse sécurité (1740-1748)
Chapitre X. — Alarmes (1748-1750)
Chapitre XI. — Hostilités (1750-1752)
CHAPITRE VII.
T
ENTRÂYES
(1710-1720)
^W^ouT le bonheur de ce peuple naissant devait être anéanti
par l'implacable acharnement de ses ennemis. Aussitôt
vainqueur, le général Xicholson, laisse pour le remplacer
à Annapolis l'officier écossais Samuel Vetch, qui en 1706 avait
été condamné à 200 livres d'amende pour contrebande; dès
le 11 octobre 1710, ce Vetch menace le gouverneur du Ca-
nada Vaudreuil de se venger sur les principaux habitants de
toute incursion indienne ou française en Nouvelle Angle-
terre et de réduire en esclavage ces mêmes habitants si les
prisonniers anglais ne sont pas rendus; iniques procédés
de violence et d'intimidation qu'on a justement reprochés
aux Allemands en cette dernière guerre et dans la pré-
cédente. Le 14, le conseil de guerre se réunit et décide
que, « les termes de la capitulation ne s'appliquant qu'aux
500 habitants de Port Royal et de sa banlieue, tous
les autres habitants se trouvent entièrement à la discrétion
des armes victorieuses de Sa Majesté », [étant libres, ils avaient,
au moins, le droit de se défendre les armes à la main], et il
déclare cjuc, « tant pour soumettre entièrement les Indiens à
Sa Majesté que pour les convertir à la religion protestante,
il faudra déporter ions les Fronçais hors du pays, sauf ceux
qui passeraient au protestantisme; il serait fort avantageux
pour la Couronne que l'on procédât à cette mesure avec toute
la célérité possible et qu'on les remplaçât par des familles pro-
testantes envovées de Grande-Bretagne et d'Irlande, tant
200 LA CRISE
pour cultiver et améliorer les terres que pour développer les
pêcheries et les constructions navales, lecommerce des fourrures
étant considérable ». La première pensée des Anglais vain-
queurs fut donc bien, comme antérieurement, la déportation
des Acadiens.
Dès 1710, les instructions royales pour la levée des troupes
en Nouvelle Angleterre avaient aussi prévu et encouragé l'éta-
blissement de sujets anglais en Nouvelle Ecosse. « Vous assu-
rerez en notre nom tous ceux d'entre eux qui contribueront
à la réduction de Port Royal et de tous autres lieux contigus
appartenant à l'ennemi, qu'ils bénéficieront, par rapport à
tous nos autres sujets, d'un droit de préférence en ce qui con-
cerne tant le sol que le commerce du pays, une fois qu'il sera
conquis ». Le 26 novembre, le gouverneur provisoire précise
son nouveau plan, en demandant « le transport gratuit de
^quatre ou cinq cents familles de colons protestants avec armes,
vivres et outils ». Il requiert, en outre, deux pasteurs parlant
le français afin de convertir au protestantisme beaucoup
d Acadiens. Voilà, sans parler de l'intolérance religieuse, un
projet d'expropriation et d'expulsion en parfait accord avec
ceux de 1623 et de 1666 (cf. p. 43 et 112) et ceux de 1750
à 1775. Afin de s'assurer pleine et entière possession de l'Aca-
die, la première et la dernière pensée des Anglais, on ne saurait
trop y insister, fut d"en cliasser les habitants sans le moindre
souci du droit et de Ihumanité, pour d'uniques raisons de lucre,
de conquête et de fanatisme. La permanence de cette politique
égoïste et violente prouve sa parfaite conformité avec la
mentalité anglaise pendant un siècle tt demi.
En attendant qu'il fût décidé de leur sort, les habitants des
Mines, tout comme ceux de Port Royal, sont traités en pri-
sonniers de guerre, bien qu'ils ne le fussent point. Par l'inter-
médiaire de son acolyte, le huguenot Mascarène qui, selon ses
habitudes, usera et de l'intimidation et de la persuasion,
le colonel Vetch, suppléant de Nii linison, impose aux premiers
(12 novembre-4 dccembre) une contribution de 6.C00 livres
en argent, castors ou autres pelleteries, plus 20 pistoles par
ENTRAVES 201
mois pour sa tab'e; inoyennant quoi ils ont le généreux droit
de ne trafiquer qu'avec les gens d'Annapolis à des prix qui
leur seront imposés; le vieux Pierre Mélanson fut avec Alexan-
dre Bourg et deux Landry chargé de se livrer à ces iniques
extorsions. Lui-même, Vetch, parcourt le pays, incendiant
les fermes de quiconque résiste; il jette en prison le père
Justinien et sept habitants, dont un y meurt; il menace d'ex-
porter aux Antilles quiconcjue se soulève. Des maisons sont
pillées, des habitants molestés. De pareilles menaces, de pa-
reilles exactions, de telles barbaries tiennent 16 pays dans un
état d'inquiétude et de fermentation qui bientôt alarme les
coupables eux-mêmes; d'autant que la maladie a réduit leur
garnison à cent hommes. Vite on demande des renforts pour
contenir les habitants et les sauvages qu'on a si sottement
surexcités; on demande des frégates pour éloigner les corsaires
qui gênent le ravitaillement par Boston. « Traités comme des
nègres », les habitants de Port Royal, s'autorisant de l'article
5 de la capitulation, adressent une supplique au gouverneur
du Canada : k Nous vous prions de bien vouloir nous donner
secours pour nous tirer de ce pays auprès de vous, ayant eu
le malheur d'être pris par les Anglais ».
Enfin, le 11 avril 1713 est signé le traité d'Utrecht qui,
apparemment, règle la situation. On ne saurait trop en lire
et en méditer le texte dont les termes, même les plus insigni-
fiants, eurent la plus grande influence sur les destinées de
l'Acadie et des Acadiens.
Arlicle 12. — Le Roi très chrétien devra livrer à la Reine de
Grande-Bretagne la Nouvelle Ecosse [c'était la première fois
qu'en un traité anglo-français paraissait cette expression
géographique qui fut imposée par la reine Anne] ou Acadie tout
entière, comprise en ses anciennes limites, [formule imposée par
le secrétaire d'Etat Saint-John, plus tard lord Bolingbroke]
et aussi la cité de Port-Royal maintenant Annapolis-Royal,
[addition imposée par la Reine Anne] ainsi que tout ce qui
dépend des dites terres et îles de ce pays. [Novam Scoliam sire
Acadiam iolam, limitibus suis anliquis comprehensain, iil eliam
^Porlus Regii nrbem, niinc Annapolim Regiam diclom, cœleraqiie
2Q2 LA CRISE
omnia in istis regionlbiis qiiœ ab iisdem terris el insiilis
pendent.]
Article 10. — Des commissaires seront nommés pour fixer
les limites entre les possessions anglaises et les possessions fran-
çaises.
Article \ A. — Dans toutes les dites places et colonies cé-
dées par le Roi très chrétien, les sujets du Roi auront la liberté
de se retirer ailleurs dans Vespacc d'un an avec tous leurs effets
mobiliers; ceux qui voudront néanmoins demeurer et rester sous
la domination de la Grande-Bretagne devront jouir du libre
exercice de leur religion conformément à F usage de l' Eglise ro-
maine, (lulanl que le permettent les lois de la Grande-Bretagne.
Ce dernier article ne semblant pas assez explicite, Louis XIV
consentit, sur la demande de la Reine Anne, à libérer des
prisonniers protestants condamnés aux galères : « Le Roi
a mis tout en usage, écrit le Ministre le l^'" juin 1713, pour ob-
tenir de la Reine que les Acadiens soient autorisés à vendre
leurs immeubles ». En effet, le 23 juin 1713. la Reine Anne en-
joint au gouverneur de la Nouvelle Ecosse, Nicholson, « de
permettre à ceux de nos sujets qui ont des terres ou des biens
en notre gouvernement d'Acadie et de Terre-Neuve et qui...
veulent devenir nos sujets de retenir et posséder les dites
terres, sans être molestés, aussi intégralement et librement
que nos autres sujets, ou bien de les vendre s'ils aiment mieux
se retirer ailleurs ». Le Roi propose même à la Reine, le 4 fé-
vrier suivant, de « nommer des commissaires pour l'estima-
tion de ces biens ». Cette lettre de la Reine Anne ajoutait
donc au traité le droit pour tous les Acadiens, tant ceux de
la banlieue que les autres, de disposer de leurs biens immeubles,
comme de leurs biens meubles, c'est-à-dire de vendre et d'a-
liéner les premiers comme d'emporter les seconds. En outre,
elle n'imposait plus de limite de temps pour le départ, ainsi
que le reconnaît l'un des pires, adversaires des Acadiens,
l'arcliiviste néo-écossais Thomas Akins (p. 12. note) : « La
lettre de la Reine Anne, dit-il, étendait aux habitants de
l'Acadie le droit de rester sans limite de temps ». Or, comment
se fait-il qu'à la différence des habitants de Plaisance qui tous,
ENTRAVES 203
sauf quatre, passèrent dans l'Ile Royale, les Acadiens qui tous,
sauf deux familles de Nouvelle Angleterre, voulaient partir.
ne purent quitter le territoire anglais? La faute n'en fut ni aux
habitants français ni aux autorités françaises; elle incombe
entièrement aux autorités anglaises.
Pour bien comprendre les événements qui vont suivre, il
est indispensable de connaître la situation territoriale déter-
minée par le traité d'Utrecht. Les « anciennes limites » de
l'Acadie n'ayant pas été fixées, les Français se croyaient en
possession du continent, de la rivière de Pentagouët au Golfe
du Saint-Laurent (c'est-à-dire tout le JNorenYbègue de Jacques
Cartier et de Nicolas Denys, y compris la côte des Etchemins).
Au pied de la lettre, ils étaient en droit de se considérer comme
n'étant dépossédés que de Port Royal et de V «ancienne Acadie»,
vraisemblablement celle de Latour, telle que l'avaient détermi-
née les conventions dudit Latour avec Sir William Alexander
en 1629 et les contestations de Sir William Temple en 1G68;
les unes et les autres ne comprenaient sous le nom de « pays
et côtes de l'Acadie « cjue les baronnies de la Hève et du Cap do
Sable.
Si les Français avaient perdu Terre-Neuve et cette partie
de l'Acadie péninsulaire, la possession de l'Ile Royale du Cap
Breton et de l'Ile Saint-Jean leur était à tout le moins
nettement confirmée. Que valaient ces Iles?
Séparée de la péninsule acadienne par le détroit ilc
Canseau à peine large d'une lieue, l'Ile du Cap Bn-lou
n'est, à vrai dire, cju'un prolongement de la côte atlantique
de la Nouvelle Ecosse vers le nord-est dans la direction
de Terre-Neuve. Au point de vue agricole, la valeur du pays
est médiocre: c'est une terre rocheuse, peu fertile, toute entre-
coupée de baies et de lacs salés, soumise à un rude climat si
brumeux et si froid que le' blé n'y mûrit guère. Encore toute
couverte de hêtres et de pins, elle n'était guère fréquentée en
été que par les pêcheurs qui y séchaient leur poisson et en
hiver que par des traitants qu'attirail lecommercedéclinniil des
204 LA CRISE
pelleteries. Ainsi, la Compagnie de Pêche Sédentaire et en parti-
culier le Sieur Gabriel Gautier qui, en mai 1686, en avaient reçu
concession de Colbert, continuaient la double œuvre d'exploi-
tation commerciale qu'avait commencée, dès le début de la
colonisation, le vieux Nicolas Denys en ses établissements de
Sainte-Anne et surtout de Saint-Pierre. Quant aux éphémères
établissements écossais de Gordon de Lochinvar avec sa ba-
ronnie de Galloway (1621) et de Lord Ochiltrie avec ses 50 co-
lons de Port-aux-Baleines (1629) dans les temps fastueux
du poète Sir William Alexander, il n'en restait trace. Vers 1672,
Colbert avait songé à tirer parti de son charbon pour le raffi-'
nage des mélasses des Antilles, et de ses superbes forêtsj
de chêne pour la construction des navires; il projetait tout uni
plan d'exploitation commerciale.
Dès le 30 novembre 1706, un remarquable rapport anonyme]
montrait à Pontchartrain l'importance du Cap Breton tant
au point de vue militaire qu'au point de vue commercial]
« L'Etablissement proposé, conchiait-il, {Arch. Nal. col. C ^ ^ "j
vol. VIII, f. 10-39) réunit toutes les pesches dans les mains des]
François, en donne l'exclusion absolue aux Anglois, deffent
les Colonies de Canada, de Terre-Neuve et de l'Acadie contre
tous leurs efforts, empeschent [sic] qu'ils ne se rendent maistresl
de tous ces grands pays et par là mesme de toutes les pesches;]
il ruine leur colonie de Boston en les excluant, et ce sans leur]
faire la guerre; il est le refuge des vaisseaux incommodés qui
fréquentent ces mers ou pour la pesche ou pour les voyages de
Canada ; il devient le rendez-vous et l'entrepôt des vaisseaux desl
Indes, des Isles de l'Amérique, de la Nouvelle Espagne; il]
augmente le nombre des matelots; il facilite le commerce def
Canada et favorise le débit de ses grains et de ses denrées;!
il fournira les arceneaux de Sa Majesté de mâts, de vergues, dej
bordages... de bray, de goldrons, d'huiles de poisson, de char-l
bon de terre, de piastre et mesme de molues pour les victuaillesj
de ses équipages; ...il augmente la domination de Sa Majesté,!
le commerce de ses sujets, les droits de ses fermes et la consom-
mation des sels et des denrées de Sa Majesté ».
En des projets très précis de 1709 et de 1710, les intendants]
Raudot père et fils, fonctionnaires actifs, zélés et précis, com-
ERNTAVES 205
prenaient le Cap Breton dans leur vaste plan de réorganisation
de la Nouvelle France : ils voulaient en faire le centre du com-
merce français, (bois, pêcheries et constructions navales)
non seulement avec l'Acadie, Terre-Neuve et le Canada, mais
encore avec la Nouvelle Angleterre, comme le lieu de transit
entre la Métropole, la Nouvelle France et même les Antilles;
ils y envisageaient même une sorte de libre échange. Il fallait
donc au plus tôt protéger ce point vital. A la suite du traité
d'Utrecht, il était évident qu'au seul point de vue stratégique,
la perte de Terre-Neuve et de l'Acadie donnait au Cap Breton
une importance capitale : cette dernière de nos provinces mari-
limes devenait le poste avancé du Canada, sa porte d'entrée
et de sortie, son unique rempart du côté des mers; sa perte,
au contraire, entraînait la perte de la Nouvelle France.
Le 16 mars 1713, le Conseil de la Marine décide donc d'éta-
blir solidement la pêche sédentaire au Cap Breton et d'y faire
passer du Canada et deTerre-Neuve des officiers, des ingénieurs
■et cent hommes de troupes. Le 10 avril, il songe à y faire venir
Saint-Castin et ses sauvages, des Acadiens et des Récollets.
Lorsque le 2 septembre 1713 le gouverneur de Terre-Neuve,
Saint-Ovide de Brouillan, prend possesssion d-e l 'Ile en com^pagnie
de l'ingénieur Lliermitte et de quelques officiers, il n'y trouve
■qu'un Français, 25 à 30 familles sauvages et les ruines (fosses
comblées, sillons aplanis et pommiers) des établissements de
Denys. Après de, longues hésitations, malgré l'avis du pilote
Guyon, de Québec, et du capitaine Denys de la Ronde (petit-
neveu de Nicolas Denys), on choisit pour résidence principale
le Hâvre-à-l'Anglais qu'on appelle d'abord Port Saint-Louis,
puis définitivement Louisbourg, et pour r<'sidence secomlaire
Sainte-Anne qu'on nomme Port Dauphin. De Louisbourg,
dont les terres sont mauvaises, mais la rade bonne, pntfonde,
bien abritée, capable de contenir plus de 300 bateaux, on décide
de faire une ville qui soit à la fois une forte place militaire et
un grand port de pêche et de commerce; de Port Dauphin, au
contraire, dont la rade est médiocre, mais les terres meilleures,
•on se propose de faire le prineipal rentre agricole. A Louisbourg
206 LA CRISE
on installe donc la garnison de Plaisance et la plupart des pê-
cheurs de Terre-Neuve et de l'île Saint-Pierre; d'autres s'éta-
blissent à Port-Dauphin, à Port-aux-Baleines, à Scatari et ail--
leurs encore. Il y eut bientôt, au dire de Vetch, 50 familles (150
personnes, écrit Lhermitte le 7 septembre 1713; en réalité-
20 familles, dont des Vigneau et des Daccarette d'après le
recensement de nov. 1714); elles reçurent dix-huit mois de
provisions, des bâtiments et du sel pour la pêche; elles dispo-
saient de 82 à 107 barques.
Au printemps. (20 mai-7 juin 1714). vinrent Vaudreuil et
Bégon, gouverneur et intendant du Canada. Avec Lhermitte
ils discutèrent les plans de la nouvelle ville et de ses forts;
mais on n'avait ni chaux, ni bonne pierre, ni clous, ni outils^
ni argent. On ne s'en préoccupa pas moins dès lors d'attirer"
dans la colonie en création des familles acadiennes :
70 chefs de famille vinrent en l'automne 1714 choisir des
terres pour eux et leurs compatriotes; mais 12 à 15 seu-
lement se fixèrent dans l'isthme de Saint-Pierre, où les
terres et les bois leur semblèrent de meilleure qualité
et la pêche plus abondante et plus facile. On dénomma
l'endroit Port Toulouze en l'honneur du fils naturel de Louis
XIV, alors président du Conseil de la Marine (président
intelligent et actif) ; on résolut d'y élever un fort, on se proposa
d'accorder 10.000 livres pour le transport des Acadiens; mais
l'établissement périclita. L'ancien gouverneur de Terre-Neuve,
I\I. de Costebelle, qui, gendre de Charles Latolir, avait fait ses
preuves, fut en 1714 nommé gouverneur de la nouvelle colonie
avec ordre de l'organiser au plus tôt. Un crédit de 800.000 li-
vres (à raison de 200.000 par saison de huit mois) fut ouvert
pour la création de Louisbourg ; et les travaux civils et mili-
raires, confiés à des ingénieurs de mérite, furent ap-
prouvés par le maréchal d'Asfeldt. Il y eut bientôt sept com-
pagnies, dit Vetch (27 nov. 1714).
« Les Anglois se doutent bien de l'importance de ce poste*
écrivait Pontchartrain en son rapport {Arch. Col. C^^^volr
ENTRAVES 207
.:37, fol. -^6). et ils en prennent ombrage. Ils voient qu'il portera
préjudice à leur commerce et qu'en temps de guerre il menacera
leur navigation. Aussi, dès les premières hostilités, ne manque-
ront-ils pas d'user de tous les moyens pour s'en emparer. Il
faut donc le fortifier solidement. Si la France perdait cette île,
pareille perte serait irréparable : car elle entraînerait la perte de
toutes ses possessions en Amérique septentrionale ».
On ne songea guère tout d'abord à l'Ile Saint- Jean dont la
valeur stratégique était nulle, mais dont la valeur agricole
était plus grande qu'on ne pensait. Si Cabot l'avait vraiment
aperçue en 1498 il l'avait bien mal décrite comme « stérile et
remplie d'ours blancs ». Jacques Cartier en sa Relation originale
(1534), tout en la prenant pour le continent, l'avait mieux
• dépeinte comme « la plus belle terre qui se puisse voir, pleine
de beaux arbres et de belles prairies., mais basse, sans havres,
toute bordée de sables... Les terres où il n'y a pas de bois sont
très belles, toutes pleines de pois, de groseilles rouges et
blanches, de fraises..., et d'un blé sauvage qui ressemble à du
seigle; il semble avoir été semé là et labouré. » Oui donc l'aurait
semé et labouré sinon nos pêcheurs basques, bretons ou nor-
mands qui depuis longtemps fréquentaient ces parages? En 1603,
dit-on, Champlain aurait baptisé du nom de .Saint-Jean celte
terre vierge où il aurait abordé le 24 juin. Cette longue île
plate, qui déploie son croissant déchiqueté le long de la côte
du Golfe Saint-Laurent, n'avait encore été guère exploi-
tée pour ses bois, ses fourrures et ses pêcheries que par l'en-
treprenant Nicolas Denys à qui la convention de 1653 l'a-
vait attribuée, par François Doublet, de Honfleur, qui, avec
ses associés, sur autorisation de la Compagnie de la Nou-
velle France, y aurait établi des pêcheries vers 1663, et par
cle négligents concessionnaires, comme ceux de la Compa-
gnie de Pêche Sédentaire à qui elle fut, ainsi que les Iles
-de la Madeleine, cédée en mai 1686; elle possédait pourtant de
vastes terrains fertiles où campaient quelques inoffensives
tribus de Micmacs. Ces terres arables attirèrent peu à peu
l'attention des gouverneurs de l'Ile Royale sur cette île
208 L A C R I s E
qui relevait de leur gouvernement. Dès 1712, M. de Coste-
belle l'avait en quelque sorte « prospectée ». En 1715,
les Acadiens manifestèrent leur préférence pour elle ;
en 1716, des Acadiens de Port Royal vinrent la visiter,
mais n'y restèrent pas. « Si l'Ile Saint-Jean s'établissait, déli-
béra le Conseil de Louisboug en août 1720, il y a apparence -
qu'il pourrait y passer nombre d'Acadiens, parce que la terre
est bonne; mais, pour l'Ile Royale, on n'y doit pas compter,
attendu qu'il y a peu de pâturages et que la plupart des terres-
ne valent rien ».
Naturellement, la politique du gouvernement français fut
d'amener vers ces colonies en formation, tout d'abord dans la
première. les colons expérimentés de l'Acadie. « Outre les
défrichements des terres de l'Ile Royale, dit un rapport du
temps, ils fourniraient à cette colonie un nombre considérable
de bons ouvriers qui contribueraient bien mieux à son établis-
sement que des personnes qui. envoyées de France, ne se-
raient faites ni au climat ni aux usages du pays ». Aussi, à
partir du mois de mars 1713, notre ministre Pontchartrain ne
cesse d'adresser lettre sur lettre à ses gouverneurs du Canada
et de l'Ile Royale et même aux missionnaires de l'Acadie,
pour les presser d'opérer ce transfert des Acadiens. « L'im-
portant, écrit-il, est que les Acadiens quittent l'Acadie ».
« Ce qui est sûr, ajoute un autre rapport (29 août 1714),
c'est qu'on ne doit rien épargner pour que les habitants sor-
tent. Il est sûr que, s'ils sortent, les Anglais ne peuvent garder
le pays. » « S'ils préfèrent l'Ile Saint-Jean ou la Baie des Cha-
leurs, ajoute-t-il, il ne faut pas les contrarier ». En loyaux
sujets de leur roi, en fidèles serviteurs de leur religion, ces éner-
giques paysans français ne demandaient pas mieux, ainsi
qu'ils le signifièrent dès la signature du traité, que de passer
sur les terres incultes des colonies françaises, dussent-ils
abandonner sans profit les riches terrains améliorés par leurs
soins.
ENTRAVES 209
«Nous ne prêterons jamais, déclarent-ils le ^S septembre 1713
au père récollet Félix Pain, le serment de fidélité à la reine
de Grande-Bretagne aux dépens de ce que nous devons à notre
pays et à notre religion; et, si l'on s'efforce d'attenter à l'un ou
à l'autre de ces deux articles de notre fidélité, nous sommes
prêts à tout quitter plutôt que de violer en quoi que ce soit l'un
de ces articles. En outre, nous ne savons pas comment les Anglais
nous traiteront. S'ils nous entravent quant à notre religion ou
s'ils morcellent nos établissements pour diviser nos terres entre
des gens de leur nation, nous les quitterons entièrement ».
« Quarante des habitants de l'Acadie, confirme un mémoire
de 1714, sont venus à l'Ile Royale pour prier AI. de Vaudreuil
[gouverneur du Canada] de représenter au Roy le zèle qu'ils ont
pour son service et la religion et supplier Sa Majesté de considé-
j rer que, malgré les propositions qui leur ont été faites par les
Anglais, il n'y en a pas un qui n'ait mieux aimé donner àSa Ma-
jesté des preuves de fidélité en abandonnant son bien pour venir
s'établir au Port Dauphin que rester en Angleterre où on leur
offre de leur laisser leurs maisons, leurs terres et leurs commodi-
tés dont ils jouissent ».
Voilà qui est net et péremptoire. Sans doute, certains Aca-
diens hésitèrent quelque temps lorsqu'en l'été de 1713 leurs
délégués apprirent l'insuffisance des terres de l'Ile Royale
tant pour leur alimentation que pour celle de leurs troupeaux.
« Il n'y a pas dans toute l'île, disent-ils le 23 septembre,
de terres propres à l'entretien de nos familles, puisqu'il
n'y a pas de prairies suffisantes pour la nourriture de notre
bétail, d'où nous tirons notre principale subsistance. ...Ce serait
nous exposer à mourir de faim, chargés de famille comme
nous le sommes, que de quitter nos demeures et nos défriche-
ments, sans autres ressources que de prendre de nouvelles terres
incultes dont le bois sur pied doit être enlevé sans aide ni
avances ».
Mais ces hésitations bien compréhensibles cédèrent vite
devant les rassurantes et généreuses propositions qui leur
furent faites au nom du roi : transport gratuit à l'Ile-Royale
des familles et de leurs biens, octroi de terres ne relevant que
de la Couronne, exemption de tous impôts pendant dix ans,
"210 LA CRISE
allocation de subsistances pendant un an. Rien ne s'opposait
donc plus à la transmigration des Acadiens en territoire fran-
çais : ni empêchement matériel, ni opposition légale. « Plu-
sieurs d'entre eux qui ont peu de bien sont déjà passés au
Cap Breton cet été, avoue Vetch le 24 novembre 1714; les
autres ont l'intention d"en faire autant l'été prochain, dès que
la moisson sera finie et le blé rentré ».
Seul le mauvais vouloir des Anglais s'opposa : les gouver-
neurs anglais, en effet, ne tenaient pas moins à garder les
Acadiens que les gouverneurs français à les attirer vers eux :
car eux aussi estimaient hautement les qualités coloniales de
ce petit peuple aguerri, dont ils portaient le nombre à 2.500
âmes' réparties en 500 familles.
'( Cent Français nés dans le pays, dit le sous-gouverneur
\'etch '•24 nov. 1714) parfaitement habitués aux forêts, ha-
biles à glisser sur des racjuettes et à manœuvrer des canots d'é-
coroe, sont de plus grande valeur et d'un plus grand service
que cinq cents hommes nouvellement arrivés d'Europe. Il faut
•en dire autant de leur habileté à la pêche et à la culture du sol ».
N'oublions pas les raisons mercantiles : « Le commerce des
fourrures qui est considérable, dit Vetch, passera avec les
Indiens au cap Breton ». « La disparition de leurs 5.000 bo-
vins, porcs et moutons, ajoute-t-il, ruinera entièrement la
colonie. » [Le 1®^ novembre 1715 son successeur Caulfeild
parle de 2.000 bovins, de 2.000 ovins, de 1.000 porcs et de
10.000 boisseaux de blé, à Annapolis; de 3.000 bovins, 4.000
ovins. 2.000 porcs et 20.000 boiss'^aux de blé, aux Mines].
La substitution du bétail de la Nouvelle Angleterre coû-
terait au bas mot 40.000 livres sterling. A défaut de colons,
la Nouvelle Ecosse n'avait reçu à Annapolis que cinq ou six
marchands de Boston qui, avec les officiers, constituaient le
seul élément anglais. Or. garnison et marchands avaient be-
soin, pour vivre et se maintenir, du bétail, des produits agr'-
■coles. de la clientèle et de la main-d'œuvre des Acadiens.
ENTRAVES 211
« Le passage des Acadiens et de leur bétail au Cap Breton,
continue Vetch. serait un grand renfort pour cette colonie, [qui
deviendrait ainsi la plus puissante colonie française d'Amérique
et la plus dangereuse pourle commerce et la sécurité britannique]
De même, ce serait pour la Nouvelle Ecosse la ruine totale,
à moins que celle-ci ne soit pourvue d'une colonie anglaise;
mais cela exigerait plusieurs années [et d'énormes dépenses].
Il est donc d'un grand avantage pour la Couronne que les ha-
bitants français restent ici avec leur cheptel, pourvu qu'on
trouve le moyen de les maintenir fidèles à leur allégeance en
casdeguerre avec la France»; «chose difficile, ajoute-t-il ailleurs,
tant que resteront parmi eux des prêtres dont ils acceptent
entièrement la direction ». [Il y a déjà là en germe toute
la politique future de Mascarène et de Shirley]. « Sans eux,
confirme le major Caulfeild en 1715, nous ne pourrions passer
l'hiver sans périr de misère; nous n'avons i>as d'autre moyen de
vivre que de nous adresser à eux ».
Bien pis : réduite à 3'2(l hommes (cinq compagnies à Anna-
polis et quatre à Canseau), cette même garnison était, en l'ab-
sence des Acadiens, exposée aux attaques des Indiens, qui ne
détestaient pas moins les Anglais qu'ils aimaient les Français.
« Quelques démarches qu'aient pu faire les Anglais pour se
concilier les nations, écrit le gouverneur de l'Ile Royale, ils
n'ont pu en venir à bout ». « Ce sont, dit Costebelle (9 septem-
bre 1715), des ennemis irréconciliables de la nation anglaise ».
« Il est certain, écrit l'intendant Bégon 25 septembre 1715.
que, si l'on pouvait parvenir à retirer de l'Acadie tous les
Français, les Anglais abandonneraient le Port Royal et même
toute l'Acadie, non seulement pour le défaut de secours, mais
encore par la crainte qu'ils ont des sauvages, qui est au delà
de ce qu'on peut dire, desquels les Français les mettent à
l'abri ». Si les Français nous quittent, avoue le lieutenant
gouverneur Caulfeild (l^r novembre 1715), nous ne pourrons
jamais faire subsister nos familles anglaises ni les protéger contre
les insultes des Indiens, nos pires ennemis; leur présence pour
nous est une sauvegarde contre ces barbares ». [11 s'inquiète
même de la présence de 900 à l.dOO Acadiens capables de
porter les armes (24 déc. 1716].
Voilà bien des raison? tant mercantiles que militaires qui
212 L A C R I s E
plaident auprès des Anglais, en faveur du maintien à tout
prix des habitants français : l'Acadie sans les Acadiens était
pour l'Angleterre vide, onéreuse, dangereuse même.
Aussi, les gouverneurs de la Nouvelle Ecosse employèrent-ils
tous les moyens, même les plus pdieux, pour s'opposer à la
loyale exécution du traité d'Utrecht. Tout d'abord, en l'ab-
sence du gouverneur Xicholson, son suppléant Vetch s'oppose
au départ des Acadiens sous prétexte qu'il fallait l'autorisation
du gouverneur lui-même; or, Xichoison eut bien soin de ne
venir qu'après l'expiration du délai réglementaire d'un an.
Mais Vetch avait déjà eu recours à des mesures d'opposition
plus énergiques que cette casuistique de diplomate aux abois.
« Les Acadiens ont fait connaître à M. de \'audreuit. dit le
mémoire français de 1 714, la grande nécessité où ils sont réduits
et l'impossibilité de pouvoir s'établir à l'Ile Royale si on ne leur
envoie pas quelques bâtiments et des agrès pour ceux qu'ils ont
à eux. Ils ont aussi fait connaître que le gouverneur anglais
({ui commande à l'Acadie veut empêcher qu'il y vienne aucun
bâtiment pour les en tirer [on se prévalait, en effet, du fameux
acte de navigation], ni qu'on leur apporte des agrès pour les
leurs; ce qui est tout à fait contraire au traité de paix ».
« Les Acadiens sont maltraités par les Anglais, écrit Pont-
chartrain le "28 février 1714; il faut faire tout le possible pour
attirer ces pauvres gens à l'Ile Royale ».
En l'absence du gouvernrnir français, son suppléant le major
Lhermitte, écrit donc de Louisbourg le 11 juillet 1714 au gou-
verneur anglais Nicholson :
« Ayant appris, Monsieur, par plusieurs des habitants de
Port Royal, des Mines et de Beaubassin.que celui qui commande
en votre absence [le colonel Vetch] leur a fait défense de sortir
et même en a refusé la permission à ceux qui lui ont demandé,
ceci fait que les habitants, qui seraient à présent établis sur les
terres du Roy, se trouvent la plupart hors d'état de se retirer
cette année, quoiqu'ils aient un an à le faire après que la per-
mission leur en sera accordée; ils ont paru n'avoir rien de plus
à cœur que d'obéir à leur Roy et de se retirer dans un endroit
ENTRAVES 213
((u'il n'a établi qu'en vue de leur donner les mêmes terres dont
ils jouissent à l'Acadie. C'est ce qui m'a déterminé, Monsieur,
suivant l'ordre que le Roy m'en donne, d'y envoyer M. de la
Ronde-Denys à qui j'ai remis en main les ordres de la Reine
Anne, il conférera avec vous des raisons pour lesquelles ils
sont détenus. J'espère, Monsieur que vous rendrez toute la jus-
tice due et que vous n'aurez d'autre vue que de suivre les volon-
tés de la Reine ». {Arch. Nat. Acadie Corr. géa. C^^d vol. 8).
Le 20 juillet arrive donc à Port Royal le capitaine M. de la
Ronde, en compagnie d'un autre officier M. de Pensens.
Les instructions du major Lhermitte au capitaine de la Ronde
portent :
« Qu'il soit permis à ceux qui ne pourront pas évacuer cette
année de rester jusqu'à l'année prochaine, vu qu'ils ont un an
pour se retirer et qu'on les en a empêchés jusqu'à présent; par
conséquent, l'année ne doit commencer que du jour que la per-
mission leur en sera donnée; [quoi de plus équitable?] en cas
qu'on lui fasse des objections sur ces articles, il a [entre ses
mains] les ordonnances de la Reine sur lesquelles il se doit
régler et demander à M. Nicholson de les faire exactes;
prendre garde de ne se relâcher sur aucun article », et d'organi-
ser incontinent « de concert avec les missionnaires l'évacua-
tion des habitants >>.
Ces Messieurs sont fort aimablement reçus par le gouverneur
Nicholson, enfin rentré dans son gouvernement : on s'accorde
pour consulter en commun les habitants, « afin de savoir leurs
intentions ». Deux assemblées ont lieu, qui permettent au capi-
taine Denys de la Ronde d'établir le dénombrement approxi-
matif des Acadiens (2.400, dont 910 à Annapolis, 874 aux Mi-
nes, 157 plus 351 à Cobeguid); on n'évalue qu'à 128, chiffre
notoirement insuffisant, le nombre des habitants de Beau-
bassin et de ('hipody, qu'on estimait être sûrement en terre
française. Plein d'égards, Nicholson autorise les deux officiers
français à s'adresser aux habitants.
« Ayant assemblé les habitants des Mines, dit Denys de la
Ronde (mémoire de 1717). je leur fis sentir [)ar un discours pa-
214 L A C R I s E
thétique les fortes raisons qu'ils avaient de se méfier du calme^
dont la Cour d'Angleterre les laissait jouir, les risques infinis
qu'ils couraient de s'endormir dans une si douce, mais trompeuse
situation... ; que je ne croyaispasqu'ilconvînt que le mouvement
fût universel pour le présent,... mais qu'il suffisait qu'une jeu-
nesse forte dont je connaissais la bonne volonté se disposât
à venir préparer les voies à l'Ile Royale;... que six familles dont
le chef fût jeune, fort et de bonne volonté, vinssent faire à Port
Toulouze l'épreuve des terres qui leur étaient destinées ».
De son côté, Nicholson promet à ceux« cjui voudraient rester
les mêmes avantages qu'aux sujets de la Reine » et que, « si
leurs prêtres ne voulaient pas rester, la Reine leur en enverrait
d'Irlande ». Nicholson en fut pour ses promesses et La Ronde
pour ses réserves : ce ne furent pas six jeunes chefs de famille
qui se décidèrent. Les trois cents chefs de famille de Port Royal,
des Mines et de Cobeguid « en présence de Nicholson » signèrent
le document suivant :
« En ce jour, fête de S^int Louis (13 août 1714), nous soussi-
gnés, avec toute la joie et la satisfaction dont nous sommes
capables, donnons par la présente la preuve éternelle que nous
voulons vivre et mourir en fidèles sujets de Sa Majesté très
Chrétienne, et nous engageons à nous rendre à l'Ile Royale et à
nous y établir, nous et nos descendants ».
Voilà qui est net : « Tous jusqu'au dernier optèrent pour le
départ, » confirme un officier huguenot de la garnison anglaise,
IMascarène. Cette unanimité n'eut pas, on le conçoit, Thcur
de plaire au général Nicholson ; au lieu de s'exécuter sur le
champ, il admet la prorogation du délai d'un an; mais, pour
gagner encore du temps, il prétend nécessaire d'en référer à
la Reine, tant au sujet de la construction des bateaux indis-
pensables aux Acadiens pour le transport de leurs bestiaux et
de leurs grains qu'au sujet de la vente même de leurs habita-
tions, pourtant dûment spécifiée dans la lettre de la dite Reine
dont il avait entre les mains le texte même adressé à lui per-
sonnellement. Or, la reine meurt sur ces entrefaites, le 17 août.-
ENTRAVES 215
î^es deux délégués n'ont pas plus tôt quitté Port Royal avec
une quinzaine d'Acadiens que Nicholson, sans demander de
nouvelles instructions, défend aux Acadiens de faire venir
de Boston ni de recevoir de l'Ile Royale les agrès et apparaux
nécessaires à leurs bateaux. Alors qu'ils voulaient tous partir,
■confirme en deux lettres d'avril 1748, Mascarène, officier an-
glais alors présent, ils en furent empêchés par Nicholson qui
leur interdit de partir sur des bateaux construits en territoire
anglais. Nicholson fait même saisir ces bateaux et ces cha-
loupes qu'ils avaient, en grand nombre, construits de leurs
mains, et les fait vendre à vil prix. (Il y en avait en 1715 « dix
de 20 à 50 tonneaux, tant au Port Royal qu'aux Mines »;
-<(40à 50 sloops», au dire deVetchj.Il avait promis une prompte
expédition des négociations en cours : en 1716, on l'attendait
encore; on l'attendit toujours. En 1715, les Acadiens, en leur
bonne foi, l'attendaient avec une telle confiance que la plu-
part n'ensemencèrent pas leurs terres, tant ils comptaient,
cette année-là-, manger leur pain en terre française. Le 4 ma
1715, le gouverneur suppléant Caulfeild confirme, en effet,
-que les Acadiens refusent le serment et veulent quitter la
colonie. (T/ï. .4 A'i/2s. Select. N . Se . Arch. p. 4).
Le 4 juin, M. de Pontchartrain s'étonne « de la manière dure
et injuste avec laquelle Te général Nicholson a traité les habi-
tants de l'Acadie et de l'opposition qu'il a formée à la sortie
de leurs biens meubles et à la vente des biens immobiliers :
ce qui est contraire non seulement aux ordres qu'il avait
reçus de la feue reine d'Angleterre, mais encore à ce dont il
avait convenu lui-même avec MM. de la Ronde et Pensens.
M J'ai écrit sur tout cela à M. d'Ibervilleà Londres [12 novem-
bre 1714] pour qu'il porte de vives plaintesau roid'Angleterre. »
Notre ambassadeur s'exécute : on lui répondit sans doute jiar
de belles paroles; mais d'acte point. Aussi M. de Pontchartrain
propose-t-il d'envoyer, pour le transport des Acadiens, des na-
vires du Cap Breton et même directement de France; il se
heurte au u refus absolu qu'ont toujours fait les gouverneurs
.anglais que les vaisseaux du Roi vinssent en Acadie. »
216 LA CRISE
Le 7 septembre 1715, sur les instances du Père Dominique
de la ]\Iarche, supérieur des Récollets de cette province,
parlant « au nom des Missionnaires et des pauvres peuples de
l'Acadie », pour « la gloire de Dieu et l'honneur du Prince »,
le Conseil de Louisbourg décide, afin de « répondre à Timpa-
tience où sont les Acadiens d'abandonner leurs terres, leurs
maisons et toutes les commodités dont ils jouissent pour venir
assurer leur religion et celle de leurs enfants », d'envoyer, dès
maintenant en cette fin de saison, une première frégate char-
gée de leur porter des agrès et de ramener de Port Royal et
autres lieux ceux des Acadiens qui se présenteraient ; mêmes
entraves, même impuissance; on prétextait toujours le fameux
Acte de Navigation.
Un précieux mémoire de Vetch en date du "24 novembre
1714 révèle, en même temps que cette cauteleuse politique an-
glaise, ses buts et ses moyens : Des 2.500 Acadiens, répartis en
500 familles, est-il dit, tous, (sauf deux qui venaient de Nou-
velle Angleterre), se sont engagés à partir; s'ils partent, le
pays sera désert, la garnison sans vivres, la place exposée
aux attaques des Indiens et, par contre, Louisbourg sera
renforcé, ravitaillé, doublé de valeur. Les 5.000 bêtes à cornes
et tout le petit bétail, représentant un appoint de 40.000
livres, seront irrémédiablement perdus pour la colonie anglaise
et définitivement acquis pour la colonie française; or. on
a promis de répartir entre les soldats et les officiers britan-
niques tous ces biens, toutes ces terres et tout le commerce
du pays conquis. Et puis, qui achèterait des terres acadiennes
en Nouvelle Ecosse quand on peu en avoir pour rien en d'au-
tres colonies? — Dès lors, on comprend pourquoi les Anglais
firent tout leur possible pour maintenir les Acadiens prison-
niers chez eux : il s'agissait de les exploiter d'abord et de les
dépouiller ensuite. Cette vile politique, dont la perfidie me-
nait à la violence, dura plus de quarante ans.
Les Acadiens changèrent-ils d'avis avec le temps'?Nullement.
« Tous les habitants de l'Acadie ont pris la résolution d'aller
s'établir à l'Ile Royale », écrit (10 juillet 1715) le père Justi-
ENTRAVES 217
iiien, de Port Royal. « Les peuples de l'Acadie sont déterminés
à tout abandonner pour sortir de la domination des Anglais »,
confirme le Père Dominique, en mars 1716. « Ilsrestent disposés
il une entière évacuation, lit-on encore, dès qu'ils auront des
bâtiments pour les transporter avec leurs familles et leurs
effets ». « Ils sont, dit un mémoire de 1717 signé Le Rond et
Pensens, inflexiblement disposés à abandonner tous leurs
biens et toutes leurs terres, si leurs missionnaires leur étaient
enlevés ou si les Anglais se mettaient en état d'exiger d'eux
rien qui leur parût ou contraire à la religion, ou opposé aux
sentiments qu'ils ont toujours eus pour leur légitime souverain »
Un rapport du Conseil de la Marine conclut, en mai 1719,
« qu'ils étaient dans la même résolution et prêts à se retirer sur
les terres de la domination de France ». Caulfeild espérait, du
moins, en l'avenir. « Bien que nous ne puissions espérer
d'eux grand profit, écrit-il le l^"" novembre 1715, peut-être
avec le temps leurs enfants s'adapteront-ils à notre consti-
tution )). Or, quarante ans plus tard, les Acadiens et leurs
enfants n'avaient pas changé de sentiments.
Malheureusement, ce qui ne changeait pas non plus, c'était
l'obstination des Anglais, quoique leurs procédés variassent
sans cesse. On se gardait toujours bien de contester le bon droit
par trop évident des Français, lequel se dégageait de conven-
tions écrites, fort explicites; on usait tour à tour de moyens
violents et de procédés dilatoires pour se dérober à l'exécution
de ces conventions. Nicholson était « énergique et plein de
ressources, dit Parkman, mais pervers, entêté et sans scru-
pules )). Il le prouva bien. Il avait tout d'abord interdit aux
Acadiens l'entrée du fort de Port Royal et toute relation tant
«ivec les soldats qu'avec les sauvages; il défend maintenant à
tout sujet anglais de leur acheter des terres ou des biens
-quelconques, les déclarant tous « des rebelles » qui « mérite-
raient qu'on allât leur couper la gorge dans leurs maisons «.
Jl s'oppose à ce que les missionnaires correspondent avec
J'évêque de Québec et même se mêlent des affaires de leurs
vOuailJes. « Si son dessein s'était réalisé, dit Caulfrild, il n'v
218 LA CRISE
aurait plus un seul habitant dans le pays, plus même de gar-
nison ». Voyant donc les funestes conséquences de ses excès^
notre maladroit général se ravise, puisque la nécessité l'y
oblige; il accueille les « prétendus rebelles ». trafique avec
eux, « les ménage » tout en « leur faisant entendre » que. « s'ils
partent, ils ne pourront disposer de leurs meubles et de leurs
bestiaux, mais seulement de quelques vivres ». Vetch et les
autres officiers blâment la conduite de leur supérieur, « ses
tracasseries », disent-ils, « son inconcevable méchanceté »;
mais, en fait, dès qu'ils en ont l'occasion, ils agissent comme
lui et pour les mêmes motifs.
« J'ose suggérer à vos Seigneuries, écrit ^'etch aux Lords
of Trade en mars 1715, d'expédier au plus tôt des ordres pour
empêcher une émigration des habitants français avec leurs ef-
fets et leurs bestiaux vers le Cap Breton : un pareil événement
aurait pour effet de causer en Nouvelle Ecosse une ruine qui
nous coûterait plus de 40.000 livres et de faire immédiatement
du Cap Breton une colonie plus populeuse et plus riche qu'elle
ne pourrait le devenir en bien des années ». « Si ces 2.500 Aca-
diens vont s'établir au Cap Breton, avait-il déjà dit en novem-
bre 1714, cette île deviendra, du jour au lendemain, la plus flo-
rissante colonie des Français en Amérique et un danger perma-
nent pour les postes britanniques et pour le commerce anglais
en général ». Et il ajoute le "21 février 1716 : « Comme un pays
sans habitants ne compte plus, le départ des Acadiens avec
leiirs bestiaux... entraînerait la ruine de la Nouvelle Ecosse ».
Cet ancien contrebandier qu'était Vetch n'aurait donc pas
été plus équitable pour les Acadiens que son chef brutal et
déloyal. « Il a déjà donné des preuves de mauvaise volonté et
de haine à l'égard des Acadiens », écrivait Pontchartrain dès
juin 1714. Le 3 mai 1715, le lieutenant-gouverneur Caulfeild
demande de nouvelles instructions pour retenir les habitants
des Mines; sinon «la garnison ne pourra subsister, l'hiver sui-
vant », car elle n'a plus ni blé, ni crédit. En présence de tant d(
témoignages tant anglais que français, on se demande com-
ment des historiens britanniques osent affirmer que les Aca-
ENTRAVES 219
■diens ne voulurent jamais partir, que les autorités françaises
ne firent rien pour faciliter leur départ, que les autorités an-
glaises ne firent rien pour gêner ce départ. De telles assertions
contredisent d'une manière flagrante la plus évidente vérité,
manifestée sous tant de formes, et mettent en doute la bonne
foi de ces auteurs.
Maintenant que ces indispensables Acadiens se trouvaient de
force retenus dans le pays, il fallait, par un lien moral, tâcher
-de les y attacherplus fermement encore : puisque ces « rebelles »
étaient en somme honnêtes et pieux, il fallait par un serment
asservir leur conscience. Ce fut le lieutenant-gouverneur
Thomas Caulfeild qui inaugura cette politique de contrain-
te morale. On profita de l'avènement du roi Georges pour
exiger des habitants français le serment d'allégeance à la
Couronne britannique : deux officiers anglais, le commissaire
P. Capoon et l'enseigne Th. Button, furent en janvier 1715
délégués auprès des divers groupements des Mines, de She-
kenecto, de la Rivière Saint-Jean, de Pasmacody et de Pe-
nopscot pour leur réclamer le serment d'allégeance, s'enqué-
rir de leurs sentiments à l'égard de la Couronne et les induire
à venir à Annapolis vendre leurs denrées. Résultats nuls :
• des quatre formules proposées, deux étaient contraires à la
foi catholique. « Les habitants de ce pays, qui sont pour la
plupart fTançais,\refusent de prêter serment, écrit Caulfeild
le 3 mai; d'autre part, ils se sont entièrement refusés à quit-
ter cette Colonie et à aller s'établir sous la ])r(ttection du gou-
vernement français ». La première de ces affirmations est
vraie; la seconde est fausse. En voici les preuves :
- « Nous avons l'honneur de vous dire, écrivent et signent le
12 mars 1715, les habitants des Mines, cjue l'on ne peut être plus
ireconnaissants que nous le sommes des bontés que le roi Georges,
que nous reconnaissons être légitime souverain de la Grande-
Bretagne, veut bien avoir pour nous, et sous la domination
duquel nous nous ferions une véritable joie de rester si nous
m'avions pris, dès Tété dernier, la résolution de retourner sous
220 LA CRISE
la domination de notre Prince, le Roy de France, ayant même
donné tous nos seings à l'officier envoyé de sa part, auquel nous
ne pouvons contrevenir jusqu'à ce que leurs Majestés de France
et d'Angleterre aient disposé autrement, quoique nous nous
obligions avec plaisir et par reconnaissance, pendant que nous
resterons ici à La Cadit, de ne rien faire ni entreprendre contre
Sa Majesté Britannique ».
A Beaubassin, même réponse (28 mars) : « Nous ne pou-
vons donner aucune décision... jusqu'à ce que Sa Majesté très
Chrétienne et Sa Majesté Britannique soient convenues en-
semble sur les articles qu'on leur a proposés ». A Port-Bk)yal,
où les habitants français vivaient sous la portée des canons
du fort anglais », un peu plus de précision apparente : trente-
cinq signatures suivent l'engagement suivant :
« Moy je promes sincerrement et jure que je veut estre fidelle
et tenir une véritable alégence à sa majesté le roi George,
tant que je sere à Lacadie et nouvel Ecosse, et qu'il me sera
permy de me retiré là où je jugeré à propos avec tous mais bien
meuble et effet, quand je le jugeré à propos sans que nulle per-
sone puisse men empesché. Annapolis Royal le 22^ janvier
171fi >) (.s/c).
On voit que les habitants de Port-Royal ne s'engageaient ]
strictement que jusqu'au jour de leur départ et que, les condi-
tions de ce proche départ, ils ne manquaient pas de les rappeler
avec la plus parfaite précision. En fait, tous les Acadiens n'at-
tendaient pour partir que le résultat des délibérations de Lon-
dres à leur sujet : « Les gens des Mines, avoue Caulfeild lui-
même le 16 mai 1716, attendent avec impatience les décisions
qui les concernent ». « Ils sont tous du même avis, confirme-t-il
le 24 octobre 1716, et l'on ne peut guère compter sur leur ami-
tié ». Le malheur est que ces décisions ne furent jamais prises :
« Il n'est arrivé aucuns nouveaux ordres de la Cour d'Angle-
terre pour lever les difficultés que le général Nicholson fit en
1714 », écrivait en mars 1716 le gouverneur du Cap Breton.
C'est ainsi que le délai d'un an se trouva indéfiniment pro-
longé pour le grand malheur des Acadiens.
ENTRAVES 221
Le gouverneur Costebelle avait beau dire (7 septembre 1715)
qu'il ne pouvait y avoir prescription puisque les Acadiens n'a-
vaient matériellement pu jouir des délais légalement consentis^
le temps n'en travaillait pas moins contre eux. « Il paraît à
craindre, prévoyait le père Dominique de la Marche dès 1715,
que ces peuples, se regardant comme abandonnés, ne se
butent. Les Anglais ne pourront que profiter de l'accablement
dans lequel les jetterait un tel abandon ». Forcés de rester en
Acadie, les Acadiens devaient, en effet, s'y créer des moyens
de subsistance et, par conséquent, labourer, semer, récolter,
bref améliorer leurs terres; et plus ils les amélioraient, plus
elles leur devenaient précieuses, plus ils s'y attachaient.
C'est bien ce que constate Caulfeild en mai 1716 :
« Ils font tous préparatifs d'amélioration; » et en octobre :
« Je suis convaincu qu'ils ne quitteront le pays qu'à regret >;.
« Il ne serait pas trop extraordinaire, craignent en effet MM. de
La Ronde et Pensens (mémoire de 1717), que des peuples, péné-
trés du repos et de l'abondance dont ils jouissent et d'ailleurs
peu instruits des ressorts politiques d'une puissance qui, sous
les apparences trompeuses d'une fausse douceur, ne cherche
qu'à les familiariser à son joug et se les assurer, se détermi-
nassent à préférer le bien réel aux avantages qu'on les flatte
qu'ils jouiraient à l'Ile Royale ». Ce n'était que trop bien com-
prendi'e la faiblesse humaine des Acadiens et « la fausse dou-
ceur des Anglais ).
En novembre 1717, nouvelle tentative du successeur de
Caulfeild, le capitaine John Doucette (apparemment, d'origine
huguenote). Ce nouveau lieutenant-gouverneur n'est pas plus
tôt arrivé à Annapolis (28 octobre) qu'il écrit au Secrétaire
d'Etat (5 nov.). « J'ai envoyé aux gens du voisinage somma-
tion de signer l'un des papiers ci-inclus; s'ils le font, je leur
promets la même protection et la même liberté qu'aux autres
sujets de Sa Majesté; sinon, je ne pourrai nullement autoriser
leurs bateaux à franchir ce fort, pour trafiquer ou pêcher sur
la côte. Sur quoi ils rédigèrent le papier ci-inclus ». A la
formule sans réserve de Doucette, « un petit nombre d'habi-
'Z.i'Z LA CRISE
tants » [de Port-Royal et de sa banlieue], réclamant « une
assemblée des députés des Mines, de Beaubassin et de Cobe-
guid », substituèrent les réserves suivantes :
« Pour le présent, nous ne pouvons que répondre que nous
sommes prêts à acquiescer aux demandes à nous proposées, dès
que Sa Majesté nous aura fait la faveur de pourvoir aux moyens
de nous protéger contre les triblis sauvages toujours prêtes à
nous molester... Sinon, nous ne saurions prêter le serment à
nous demandé sans nous exposer à être à tout moment égorgés
étiez nous par ces sauvages qui en font menace. Si l'on ne trouve
d'autres moyens, nous sommes prêts à jurer que nous ne pren-
drons les armes ni contre Sa Majesté Britannique, ni contre la
France, ni contre aucun de leurs sujets ou alliés ».
C'était là le fameux serment de neutralité militaire qui va
pendant près de quarant«'«ns être l'objet de difficultés, de
discussions et de dangers sans nombre. A moins qu'on ne
voulût armer les Acadiens contre les soldats de France ou
leurs frères de l'autre côté de la Baie, rien ne semblait plus
juste et plus sage que d'accepter dès maintenant ce libéral
engagement de neutralité qui. en fait, devait être accepté
quelques années plus tard et qui, en 1760, fut sans nulle hési-
tation octroyé aux Loyalistes de cette même province.
Mais alors on ne transigea pas avec les Acadiens.
« Si vous n'acceptez pas le serment d'allégeance, écrivait
Doucette aux habitants des Mines le 12 mars 1718,je serai obligé
-de vous faire interdire tout commerce tant avec les sujets bri-
tanniques qu'avec les sujets français du Canada et du Cap
Breton. [Il leur interdit de même la pêche]. Sachez sous quelle
domination vous vivez, et ne prétendez pas décliner ce qu'on
vous offre de signer. 11 vous faut ou devenir sujets du Roi de
<irande-Bretagne et rester en Nouvelle Ecosse ou devenir sujets
du Roi de France et vous retirer sous sa domination ».
Inquiets, les habitants de Port-Royal, des Mines et de Beau-
liassin écrivent en 1718 au gouverneur de l'île Royale :
« Aujourd'hui il semble qu'on veuille nous contraindre de
ENTRAVES 223"
prèter le serment de fidélité ou d'abandonner le pays. 11 nous
est absolument impossible de faire ni l'un ni l'autre. Nous som-
mes résolus à ne point faire de serment parce que nous sommes
de bons et vrais sujets du Roi très Chrétien, et nous ne pouvons-
abandonner sans des facilités convenables qui nous étaient pro-
mises de la part de la Cour de France et qui nous ont toujours
été refusées de la part de la Cour d'Angleterre. Comme notre
situation est très rude et que la conjoncture dans laquelle nous
nous trouvons est très épineuse, nous vous supplions de nous
honorer de vos charitables conseils au cas qu'il nous serait fait
de nouvelles instances ».
John Doucette voulut amener les missionnaires à exercer
une pression sur leurs ouailles; mais le Père Félix Pain, des
Mines, lui répondit en mars 1718 que, n'ayant pas à se mêler
des affaires temporelles, il refusait de s'occuper du serment
d'allégeance.
Or, l'année suivante, ce même Doucette ose se plaindre au
gouverneur de l'île Royale de la présence des habitants fran-
çais comme d'un « grand dommage pour le Roi George >\ vu
qu'elle empêche « de garnir les plantations avec des sujets de
8a Majesté »; M. Saint^Ovide de Brouillan lui répond verte-
ment que « ce retardement « était bel et bien dû « à l'impossi-
bilité dans laquelle Monsieur de Nicholson et autres comman-
dants de la Cadie les ont mis de pouvoir exécuter les conven-
tions que l'on avait faites »; et, en réponse à une demande d'in-
tervention française en faveur de la politique anglaise (15 avril
1718), le gouverneur du Canada, M. de Vaudreuil, reproche à ce
même Doucette « de refuser aux Acadiens leurs passeports
et la liberté d'emmener leurs bestiaux et leurs biens » (22 sept.
1718). Ainsi pris en flagrant délit de duplicité, John Doucette
se tint coi. Il se vengea plus tard : en 1724, un parti de sau-
vages ayant attaqué la garnison, Doucette, pour une maison
anglaise détruite, en fit brûler trois françaises; c'est là ce
qu'il appelait de «justes représailles ». Cependant; les autorités
de Londres conseillaient la patience : « Tant qu'il n'y a pas
de colons anglais, tant que les sauvages sont hostiles, disaient-
ils, ne punissez pas ces Français insoumis comme ils le méri-
tent ». Les malheureux ne perdirent rien à attendre.
'224 LA CRISE
Les Anglais, qui ont tant blâmé notre incurie en Acadie, la
surpassèrent pendant près de quarante ans. Alors que les gou-
verneurs Nicholson et Philipps dépensaient royalement en An-
gleterre ou ailleurs leurs gros traitements coloniaux,) avec ses
20,000 livres par an, Philipps se fit une fortune de 100.000 li-
vres), leurs suppléants Vetch, Caulfeild, Doucette, Armstrong,
Mascarène, mal rétribués, pas même remboursés de leurs frais
et avances, ne cessaient de s'endetter, incapables de tenir
leur rang, obligés de subvenir avec leurs propres ressources
aux dépenses les plus urgentes; aussi rien d'étonnant si l'un
d'eux, Armstrong, criblé de dettes, s'appropria les redevances
{quil-rents) des Acadiens et, pris en flagrant délit, se suicida
(décembre 1739). Leur correspondance à tous [celle d'Arm-
strong, en particulier, le 28 février 1716] déborde de plaintes
amères concernant le délabrement intérieur et extérieur du
fort exposé au moindre coup de main, (« par plusieurs larges
brèches, dit Philipps en avril 1720, dix hommes entreraient de
front ») concernant la détresse de la garnison (cinq compagnies
dé 200 hommes en tout) mal vêtue, mal nourrie, mal logée, mal
armée, sans couchages ni médecines, concernant la fréquence
des désertions et des mutineries, concernant l'exploitation
éhontée et même la contrebande des trafiquants de Boston.
« J'ai peine à voir, gémit Caulfeild (15 mai 1716), nos troupes
manquer de literie et de vêtements; malgré mes multiples
réclamations, leur état misérable inspire la pitié ». Quatre ou
cinq goélettes venaient bien de Boston trois fois par saison
vendre à Annapolis pour 10.000 livres sterling d'étoffes anglai-
ses et de denrées coloniales; mais elles prenaient, dit Philipps
(juillet 1720), « un bénéfice de 400 à 500 pour cent ». Aussi
était-ce vers Louisbourg que les Acadiens dirigeaient le com-
merce de leurs denrées et les Indiens celui de leurs plumes et
fourrures (Armstrong, 28 fév. 1716).
En 1718, un vague plan de colonisation à C.hibouctou
(200 habitants, pêche, culture, exploitation des bois) n'aboutit
[tas. « Comme on ne peut compter sur ces papistes acadiens,
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CANSEAU ET SES PARAGES
(Bibl. Nat. ; Cabinet des Estampes.)
n
ENTRAVES 225
^crit le gouverneur Philipps (11 mars 1718), la seule bonne
méthode de s'assurer leur allégeance est de coloniser le pays
avec des sujets de Sa Majesté et d'en organiser la défense
■en réparant les forts et en bâtissant de nouveaux »; aux
«inq compagnies d'Annapolis, il faut en ajouter trois de Terre-
Neuve. (3 janvier 1720).
« Les Français, ajoute-t-il en juillet 1720, ont si bien tiré
parti de notre négligence en ce pays que leur influence l'empor-
te sur la nôtre tant auprès des habitants qu'auprès des indi-
gènes: et l'autorité du Roi [d'Angleterre] est à certains égards
méprisée et raillée : car elle dépasse peu la portée de ce fprt
[d^'Annapolis], faute de moyens suffisants pour étendre notre
influence sur les diverses régions habitées ».
On a donc peur des sauvages, peur des Acadiens, peur des
Français, et la peur est mauvaise conseillère. On a beau
réclamer des forts, des troupes, des vaisseaux. Rien ne
vient : ni soldats, ni munitions, ni colons même. « Les
cinq ou six familles anglaises de la Nouvelle Ecosse, continue
Philipps (août 1734), sont pires qu'inutiles : car elles ne
veulent ni défricher ni cultiver ». Doucette, comme Philipps,
déplore que, par la traite avec les sauvages et le trafic de la Baie
Verte, (échange de viande et de blé acadien contre les pro-
duits français de Louisbourg), la France tire plus d'avantages
commerciaux de la Nouvelle Ecosse que l'Angleterre; grave
grief mercantile pour un peuple de marchands. Mascarène va
jusqu'à dire qu'on ne fait cju 'entretenir une colonie anglaise
pour le profit de la France.
Tous les projets d'exploitation et de colonisation venaient
•échouer contre l'inertie de la nouvelle organisation métropo-
litaine : car fort bureaucratiquement, the Board of Trade and
Plantations, se contentait d'enregistrer et de transmettre
plaintes et doléances, de prodiguer conseils vagues et timorés,
sans jamais rien faire. On ne fit, en effet, pas plus de fortifica-
'Cations sérieuses à Canseau à cause des Français qu'à Chignec-
itou à cause des sauvages; on n'établit ni la Hève, ni Chibouc-
LAfVRIKRF, t. I. 8
226 LA CRISE
tou, malgré les instances de ramiraiité anglaise. « C'est grand
dommage, gémissaitunfonctionnairede Port-Royal, H. Newton,
qu'une si belle et si riche province reste si longtemps négligée ».
Bref, sous l'indolent Walpole, les Anglais tiraient de la Nouvelle
Ecosse un moins bon parti encore que les Français de l'Aca-
die sous l'incapable Pontchartrain : car nous peuplions au
moins et défrichions, alors qu'eux ne faisaient que pêcher et
trafiquer. L'inerte John Bull s'endormait en sa traditionnelle
politique : the dog in ihe manger. On conçoit qu'en présence
d'un tel laisser-aller les Acadiens envisageassent comme inef-
fective et temporaire la précaire occupation de leur pays par
trois cents misérables soldats anglais qui, en 'somme, dépen-
daient d'eux, comme probable sa réoccupation par les Français
qui se fortifiaient et s'armaient à Louisbourg; ils ignoraient, à
vrai dire, la stupide anglophilie de Fleury et du Régent à Ver-
sailles, cette néfaste alliance anglaise que dès lors impliquait
la déchéance de la France.
La situation à cette époque se trouve assez bien résumée
dans l'extrait suivant d'une délibération de notre Conseil de
la Marine en 1719 :
« L'Acadie n'a été cédée par le traité d'Utrecht qu'à des con-
ditions qui n'ont pas été remplies par les Anglois. Par conven-
tion mutuelle entre les deux couronnes, le sort des liabitants de
Plaisance et de l'Acadie était égal : avec la permission de se
retirer, ils devaient avoir la liberté d'emporter leurs biens meu-
bles et de vendre les immeubles... Le refus sîbsolu qu'ont tou-
jours fait les gouverneurs anglais de souffrir que les vaisseaux
mêmes du roi vinssent à l'Acadie pour transporter ceux qui
étoient de bonne volonté, ou de prêter des agrès pour les bâti-
ments qu'ils avoient construits et qu'ils ont été obligés de vendre
aux Anglois, la défense qui leur a été faite depuis de transporter
avec eux aucuns bestiaux ni provisions de grains, la douleur
d'abandonner leurs biens, héritages de leurs pères, leur travail
et celui de leurs enfants, sans aucun remboursement ni dédom-
magement, toutes ces infractions sont les motifs principaux
de l'inaction dans laquelle ils sont demeurés, ce qui fait aujour-
d'hui leur seul crime ».«Les Acadiens, déclare le Conseil de Louis-
bourg (août 1720), n'ont jamais pu trouver personne qui voulût
ENTRAVES 227
acheter leurs terres et bâtiments, et les Gouverneurs anglais
se sont toujours opposés au passage des meubles, grains et bes-
tiaux ». « Les gouverneurs anglois ont toujours éludé Texécution
des ordres de la Reine Anne », confirme le comte de Toulouse en
1720.
Un conflit local vint toutefois révéler une différence dans l'o-
rientation des deux politicjues anglaise et française en Améri-
que. Les pêcheurs français, évincés des côtes atlantiques de
l'Acadie, s'étaient concentrés à l'entrée du détroit de Canseau
près de l'île de ce nom dont la situation restait indécise entre
la France et l'Angleterre; ils y avaient en 1717 six établisse-
ments,alors que les pêcheurs anglais en comptaient cinq. Les al-
tercations étaient inévitables. En septembre 1717 survient
è Louisbourg avec une frégate armée le capitaine Smart envoyé
par le gouverneur Shute, du Massachusetts. Par suite de
l'imprécision du traité on s'entend pour remettre à une déci-
sion arbitrale le sort de Canseau. Mais Smart a remarqué la
faiblesse de la place (140 hommes de troupes, pas de canons
montés, pas de navires de guerre) ; alors, nouvel Argali, il se
jette sur nos malheureux pêcheurs, s'empare de leurs bateaux,
rafle en quelques heures un butin de 200.000 livres et l'em-
porte triomphalement à Boston. Notre gouverneur Saint-
Ovide adresse de molles protestations à la Cour de Versailles
qui, pacifiste par principe, se contente de demander l'arbi-
trage d'une commission mixte; cette commission se réunit
•en 1718 et se sépara sans rien décider. D'où, en août 1720,
nouveaux conflits entre Anglais et Français soutenus par les
Indiens. Le gouverneur Philipps en profite pour envoyer à
Canseau une compagnie anglaise, puis deux, qu'il installe
finalement dans un fort pourvu de canons. En 1722, Arms-
trong propose même d'ériger en port franc cette rade où ve-
naient plus de 200 goélettes anglaises. C'est ainsi, dit le Séna-
teur Mac Lennan, en son Histoire de Louisbourg(17iy), Cjue par
la mollesse de la politique française et par l'audace de la poli-
tique anglaise, Canseau, iiuis tout le C-anada, changèrent de
mains. Ce fut là, en effet, l'un de ces Lpremiers coups de force
228 LA CRISE
britannique qui, lâchement subis par notre indifférence-
en amenèrent d'autres d'une gravité croissante.
La question des limites de l'Acadie restait donc toujours-
pendante. Les Français doutaient si peu que par « anciennes
limites » de l'Acadie on entendait logicfuement l'isthme qu'en
1714 les officiers de Louisbourg, La Ronde et Pensens, s'étaient
bien gardés d'aller dire aux gens de Chignectou et de Beau-
bassin de venir à Louisbourg pour quitter un territoire anglais;
de même, au cours d'une disette, Saint-Ovide avait songé à
établir ses troupes au milieu des établissements acadiens de
l'isthme qu'il estimait terre française. Les Anglais n'en exigèrent
pas moins le serment, avons-nous vu, des habitants de l'isthme
comme de ceux du Saint- Jean. Aussi dès 1717 le gouverneur
Vaudreuil et l'intendant Bégonavaient.conformémentautraité
d'Utrecht, insisté pour une solution définitive, tant au sujet de
ce grand centre de pêche Canseau qu'au sujet des autres
frontières; le 23 mai 1719, ils insistèrent à nouveau auprès du
roi : car 500 Anglais s'étaient établis au bas de la rivière de
Narantsouak. En 1720, le père Charleroix écrit au Régent à ce
sujet; d'importants mémoires sont .envoyés par Lamothe-
Cadillac et surtout par un prêtre des missions, l'abbé Bobet;
celui-ci concluait que de l'avis de « M. Nicholas Denys, qui
a demeuré quarante ans en ces quartiers », et conformément
à ses lettres patentes, la véritable Acadie s'étend du Cap Four-
chu (près du Gap de Sable) au cap de Canseau et, par consé-
quent, ne comprend ni l'Ile de Canseau, ni Beaubassin, ni les
Mines, ni la Baie Française, ni même Port Royal. En 1720
une commission de deux délégués français et de deux délégués-
anglais se réunit à Paris pour régler la question. Ayant été
forcés de reconnaître que le traité d'Utrecht donnait à la
France l'île de Canseau, les délégués anglais prétendirent,
mesure dilatoire connue, qu'il leur fallait attendre de
nouvelles instructions; sous ce prétexte, ils ne se représen-
tèient plus. La thèse de l'abbé Bobet, précisée en mars 1723,.
fut reprise, par les négociateurs français en 1753. En atten-
dant, sous le funeste ministère Dubois. les choses en restèrent-
ENTRAVES 229
là, et les Anglais, beati possidentes, demeurèrent sur les lieux,
bénéficiant des avantages déjà acquis ou faciles à acquérir.
{Aff. étr., Mém. et doc, Amer., vol. VI, f. 58, 74, 81-115, 154,
162, 172, 215; vol. IX, f. 13).
Vers la mi-avril 1720 arrive le nouveau gouverneur en per-
sonne, un hobereau gallois, de Pictou Castle, tout dévoué à la
dynastie régnante, le général Richard Philipps (1661-1751).
Il est muni de multiples instructions : éviter toute occasion de
conflit avec ces gêneursde Français, tout en les sui'veillant et en
tâchant d'obtenir d'eux le serment d'allégeance; ménager les
sauvages et favoriser leurs mariages avec les blancs; pourvoir
au peuplement et à l'exploitation du pays, etc. Pour mettre à
exécution un si beau programme, ce grand personnage, im-
périeux, obséquieux, hâbleur et rusé, commence dès son pas-
sage à Boston (3 janvier 1719) par réclamer des renforts et des
fortifications pour intimider ce peuple, « excessivement pro-
lifique, » (400 familles) que surexcitent, dit-il, « les prêtres et les
jésuites », nommément le père Vincent à Beaubassin et le père
Félix aux Mines. C'est là. selon lui, le meilleur argument »;
c'est-à-dire la manière forte ; mais, dès son arrivée à Annapolis,
il use de la manière douce. Le troisième jour se présente le père
Justinien avec 150 jeunes gens de cette rivière : il les reçoit
fort civilement et leur assure les faveurs de Sa Majesté. Mais,
aussitôt (29 avril), Philipps réunit les dix membres de son
Conseil (dont les majors Armstronget Mascarène) et convoque
six délégués de la rivière d'Annapolis, quatre des Mines
(qu'il prend la peine de désigner au choi.x des habitants) et
quatre de « Chegnecto », promettant, en échange du scrmenl de
fidélité, outre sa protection personnelle et le bon vouloir de
Sa Majesté, le libre exercice de leur religion et la possession
définitive de leurs terres. Voici, du reste, les termes de sa pro-
clamation en un français douteux ».
« Les habitants français, ayant par leur obstination ou négli-
gence écoulé le temps stipulé par le traité d'Utrecht pour prê
230 LA CRISE
serment ou se retirer de ce pays, avec leurs effets, Sa Majesté,
cependant, par la grande indulgence quil a pour eux, veut de sa
(irâce leur donner une autre occasion d'obtenir sa faveur royale
en leur accordant quatre mois de plus pour prendre ledit ser-
ment, promettant à tous ceux qui s'y conformeront, le libre
exercice de leur religion et qu'ils jouiront des droits et privilèges
civils comme s'ils étaient anglais...; mais il est positivement
défendu à ceuxcjui choisissent de sortir du pays de faire aucune
sorte de dégât ou dommage à leurs maisons ou possession
ou d'aliéner, disposer ou emporter avec eux aucun de leurs
effets >'.
Ce qui veut dire en bon français clair et loyal : si, d'ici quatre
mois, vous ne prêtez pas sans réserves le serment d'être de bons
Anglais, vous devrez déguerpir, les mains vides, aussi pauvres
que Job. et tous vos biens seront à nous. Le 28 avril, ce « bon
et sincère ami des Acadiens », comme il se désigne, ayant
donné « tant de preuves de la bonté et de la tendresse du gou-
vernement » britannique, renchérit sur ses mesures draco-
niennes, en leur défendant de transporter du grain et du bétail
■ hors de la province et en leur ordonnant de déposer tout l'excé-
dent de leurs denrées en des entrepôts appropriés et de ne le
vendre quà des négociants anglais, et ce. à un prix fixé. Voilà
le libéralisme politique et la tolérance commerciale des Anglais.
En présence d'injonctions si alarmantes, les habitants de
lAcadie s'empressent, le 6 mai, d'écrire au gouverneur de l'Ile
Rr.yair :
I' En cette conjoncture si pressante, nous avons gardé notre
fidélité au Roy de France... .Nous avons recours aux lumières,
aux conseils de votre prudence et aux secours effectifs que vous
pouvez nous donner si nous sommes obligés de quitter nos biens.
En attendant, nous vous prions instamment de nous envoyer
un officier de marque et d'expérience... avant la fin du terme de
quatre mois... pour qu'il puisse faire au Général Philipps les
représentations voulues ».
Nous voyons que, bien loin de consentir au serment,- les
Acadiens envisageaient toujours la possibilité de « quitter
ENTRAVES 231
leurs biens ». Sans même attendre la réponse de M. de Saint-
Ovide, le 20 mai les habitants d'Annapolis écrivent à Phi-
lipps avec une parfaite franchise :
« Nous ne pouvons absolument pas prendre le serment qu'on
nous demande : nous avons envoyé deux délégués à l'Ile Royale
pour demander aide et conseil ». [Cette délégation fut autorisée
par Philipps].Le26 mai, 135 autres Acadiens demandent à Philipps
un délai pour se retirer dans l'Ile Royale. « Sy votre Excellence
ne nous peut pas permettre de rester icy sur ce serment [sans
contrainte militaire], nous vous supplions très humblement de
vouloir bien accorder un peu plus longtemj^s pour nous retirer
nous et nos familles..., le pays estant dénué de vivres par les
semences que l'on a faites depuis peu... » « Cependant, disent
les habitants des Mines, nous nous engageons d'être avec la
même fidélité et ne ferons aucun acte d'hostilité contre aucun
droit de Sa Majesté tant que nous serons sur les terres de sa
dépendance ».
^Mécontents de celte résistance pourtant très correcte,
Philipps se plaint au Gouverneur de l'Ile Royale de son inter-
vention; en termes parfaitement mesurés, celui-ci lui rappelle
«le traité et la convention dont il ne peut ignorer les clauses n^
le poids, lequel traité a été exécuté en entier par la France et
seulement en partie par l'Angleterre ». et il en appelle à ses sen-
timents d'humanité et à la prétendue bienveillance de Sa Ma-
jesté Britannicpie. « Rien ne pourroit estre plus dur que l'Extré-
mité ou pour mieux dire l'Impossibilité à laquelle se trouve-
roient réduits ces pauvres Peuples, si vous ne vouliez vous re-
lâcher en rien du temps que vous leur accordez et de la manière
dont vous Exigez leur sortie ». En fia il invoque « cette sincère,
indissoluble et inviolable Union qui se trouve entre les Rois nos
maîtres et leurs Etats ».
Inquiets de tant d'indécision, les A<'a(liens se mettent, faute
de bateaux, à frayer à travers les bois un chemin (}ui permette
l'évacuation des habitants de Port Royal vers la Baie Verte;
c'était le projet de Brouillan (1701) en vue d'une autre fin-
Tout comme ses prédécesseurs, Philip|3s en son fort délabré
'^ÔZ LA CRISE
s'alarme de cet exode qui va ruiner le pays : il interdit l'acliè-
vement de ce chemin; et,ne se sentant qu'une « ombre de pou-
voir )), feint de redouter tant la destruction des digues qu'une
attaque conjointe des sauvages et des Acadiens.
« Forméaen un corps, écrit-il en substance au Secrétaire d'Etat
Craggs, (mai, juillet et septembre 1720), favorisés en leur re-
traite par le renfort des Indiens, ils peuvent à leur gré exécuter
cotte retraite par la Baie \'erte, emportant tous leurs effets et
détruisant tout ce cjui reste derrière eux, sans courir le danger
d'être molestés par la garnison : car celle-ci suffit à peine à
défendre le fort en son état actuel..." Les terres des Mines, qui
fournissent tous les ans de grandes ffuantités de blé..., peuvent
être toutes inondées par la rupture d'une digue : en partant, les
habitants ne se priveront pas de le faire. Quel dommage si
ces fermes, [les meilleures du pays, dit-il] allaient manquer
d'habitants une fois abandonnées par les Français,et quelle gène
pour la Garnison qu'elles ravitaillent de cjuantité de denrées
fraîches ! ».
Pour se tirer de ce mauvais pas où la mis sa brutalité,
Philipps annonce donc d'une part au gouverneur français que,
dans un but de « conciliation ». il renonce pour le moment à
toute exigence à l'égard des Acadiens et, d'autre part, au Secré-
taire Craggs que. de concert avec son Conseil :
« \'u({u"iln"a ni ordre ni foreessuflisantespourchassercesgens
et les empêcher dendornmager leurs demeures et leurs biens,
.dans le but de gagner du temps et de maintenir la paix, il renvoie
les députés avec de bonnes paroles et la promesse d'un délai.
S'ils sont autorisés à demeurer aux conditions qu'ils proposent,
ils resteront, sans doute, obéissants envers le gouvernement,
tant que durera l'alliance des deux couronnes; mais, en cas de
rupture, ils seront autant d'ennemis en notre sein. J'espère,
ajoute-t-il en juillet, qu'on dresse en Angleterre des plans pour
la colonisation de ce pays avec des sujets britanniques au
printemps procliain:d'icilà les habitantsne songeront pas à par-
tir : car ils bénéficient du délai que je leur ai accordé, tant
que je naurai pas reçu d'autres ordres ».
ENTRAVES )iôà
Ainsi tolérés par impuissance d'une manière si précaire, les
Acadiens restèrent donc et même améliorèrent leurs terres, ne se
doutant guère du projet d'expulsion qu'on préparait contre
eux.
Or, en cette même année 1720, le rapport d'un de ses pro-
pres officiers était venu éclairer la religion du Gouverneur
anglais aussi mal informé que mal disposé. Cet officier, Paul
IMascarène, était un huguenot de Castres (1684) qui, élevé à
Genève, s'était fait naturaliser Anglais en 1706, et avec le
grade de capitaine avait pris part sous Nicholson à la prise de
Port-Royal ;il y avait montélapremière garde. Nulhommepeut-
être n'eut sa vie plus longuement associée à celle du peuple
acadien; et, il est triste de l'avouer, ce fut pour le malheur de
ce dernier : car, pendant son séjour de quarante -années en
Acadie (1710-1750), ce Français de naissance necessa, ouverte-
ment ou insidieusement, au Conseil dont il fut toujours un
membre influent comme pendant deux guerres, de desservir
sa patrie d'origine en sacrifiant sans scrupule ni remords ses
frères de sang à ses coreligionnaires de sang étranger.
En son long et minutieux rapport, le major ^lascarène
réclame pour frontières de l'Acadie le golfe du Saint-Laurent
(depuis le Cap des Roziers), la rive sud du fleuve et l'Atlan-
tique (jusqu'au Kénébec). Il vante les richesses minérales et
végétales (bois et céréales) de cette immense région; il vante
surtout la pêche de la morue dont l'Angleterre pourrait à peu
près s'assurer le monopole. Il reproche aux habitants de re-
cevoir, par l'intermédiaire de leurs prêtres auxquels ils sont
aveuglément dé\-t)ués, le mot d'ordre des gouverneurs du Cap
Breton et du C-anada et de le transmettre aux Indiens qu'ils
maintiennent sans cesse dans un état de rébellion plus ou moins
ouverte. Il ne faut garder ces habitants, dit-il, que pour les
empêcher de renforcer les colonies françaises voisines et que
pour les exploiter jusqu'au jour où l'on pourra, se passant
d'eux, les remplacer par un nombre suffisant de colons anglais;
alors, s'ils sont dépouillés, en faveur de ces colons anglais, de
Jeurs terres, de leur bétail, de leurs grains et de leurs aulrcs
234 LA CRISE
biens, ces Français seront une bien piètre acquisition pour le
Gap Breton.
« II faut donc, précise-t-il, dans l'intérêt de la Grande-Breta-
gne et pour tirer parti de l'acquisition de ce pays, ne plus tarder
à le coloniser, mais s'y mettre pour tout de bon. Nous propo-
sons donc humblement qu'on ne laisse pas plus longtemps les
habitants français dans leur état de non-allégeance, mais qu'on
leur impose le serment sans plus de délai. Dans le but de les
contraindre aux termes prescrits, il faut une force suffisante
d'au moins 60U hommes répartis dans les diverses régions habi-
tées par les Français et les Indiens. Les frais de cette opération
seront compensés par les bénéfices ».
Des 600 soldats réclamés, en établir dans le vieux fort d'An-
napolis refait et agrandi 200 pour contenir les 200 famille^ de
la rivière voisine qui en vingt-quatre heures pourraient lever
400 hommes; clans un forl neuf à construire àManis(les Mines),
d'abord 300 ou 400, puis 150 soldats, pour résister à une popu-
lation plus nombreuse et « moins maniable « qu'aident les In-
diens et que peuvent aider les 50 familles de Cobequid; dans-
un autre fort neuf à construire dans l'isthme de Chignecto
(Beaubassin) 150 soldats pour intimider les 60 à 80 familles qui
sont « de toutes, les moins soumises au gouvernement anglais »,
étant le plus souvent en relations d'affaires et autres par la
Baie Verte avec le Cap Breton ; en outre, avoir, dans les parages
contestés de Canso, en été un vaisseau armé et en hiver
une garnison pour s'assurer, à l'exclusion des Français, en ce
centre de pêche éminemment favorable, [la meilleure pêcherie
du monde, dit Philipps] le commerce annu'el de 20.000 quih-
taux de morues; enfin fixer le siège du gouvernement dans le
site le plus central de la côte atlantique à Port Roseway
(Shelburne) ou à la Hève, ou à Marligash (Lunenburg) ou à
(Ihiboucto (Halifax).» Tant queces mesures ne serontpas prises,
les Anglais ne seront que de nom les possesseurs du pays ».
Ce plan d'occupation brutale, de politique cauteleuse, d'ex-
ploitation mercantile, qui déshonore un renégat français, fut
tout de suite accepté comme « parfait » par le gouverneur Phi-
lipps.
ENTRAVES 235
'( Il faut, écrit-il au Secrétaire d'Etat (26 septembre 17'20),
(|ue le Gouvernement fasse quelque effort et quelque dépense
supplémentaire : car on n'a encore eu ici qu'une ombre de gou-
vernement dont l'autorité ne dépasse pas la portée des canons
du fort. J'espérais que les cent hommes de Plaisance [Terre-
Neuve] suffiraient; mais je suis maintenant convaincu qu'une
plus grande force est nécessaire... Dans l'état actuel des choses,
mieux vaudrait pour l'honneur de la Couronne, et son profit
aussi, rendre le pays aux Français que se contenter d'un pou-
voir nominal et des charges qui en résultent ».
Même opinion du Conseil d'Annapolis assemblé dès le len-
demain (27 septembre).
« Attendu que les habitants français se refusent à prêter le
serment d'allégeance, cju'ils continuent de labourer et cultiver
leurs terres, de bâtir de nouvelles maisons et de se livrer à
d'autres améliorations sans... aucune idée de partir..., que les
hal»itants et les Indiens subissent entièrement l'influence des
gouverneurs du Cap Breton et des missionnaires qui résident
parmi eux..., nous sommes d'avis cju'un nombre suffisant de
troupes (600 au moins, avec officiers, provisions, munitions,
forts, etc.) est absolument nécessaire... pour contraindre l'hu-
meur insolente des habitants, s'ils sont admis à rester, ou pour
les obliger à quitter le pays selon les conditions prescrites et
pour protéger ceux des sujets de Sa Majesté qui viendront
prendre leur place... Ces troupes... devraient en mars partir de
Grande-Bretagne pour arrivei- ici en avril ou mai ».
Eafin, le 28 décembre, lettre concordante des Lords du
commerce :
« Les haiùtants français de la Nouvelle Ecosse, si hésitants en
leurs dispositions, ne seront jamais, nous le craignons, de bons
sujets de Sa Majesté, tant que les gouverneurs français et
leurs prêtres auront sur eux tant d'influence. Nous sommes
donc d'avis qu'ils devraient être éloignés de ces lieux [removed]
dès qu'arriveront en Nouvelle Ecosse les forces que nous avons
proposé d'y envoyer pour la protection de votre province et sa
meilleure colonisation; mais, comme vous ne devez pas tenter
de les déporter [removal] >:ans un ordre positif de Sa Majesté
236 LA CRISE
à ce sujet, vous ferez bien, en attendant, de persister en votre
conduite prudente et circonspecte à leur égard, de tâcher de
les détromper en ce qui concerne l'exercice de leur religion qui
leur sera sûrement accordé si Ion juge à propos de les laisser
encore là où ils se trouvent ».
Ne sent-on pas déjà là, en ce mot équivociue « renioval »,
le froid couperet de rexécution?
Tous ces textes et bien d'autres montrent comment, depuis
la prise de Port Royal, l'idée de déportation prenait de plus en
plus corps dans l'esprit des gouvernants de la métropole
comme dans celui du gouverneur colonial et de ses conseillers.
Ainsi s'affirme de plus en plus le machiavélisme anglais à
l'égard des Acadiens : tolérer en apparence ces gêneurs utiles,
les ménager et les exploiter habilement tant qu'ils sont dange-
reux ou indispensables; mais, dès qu'on pourra se passer d'eux
sans péril, les chasser brutalement et, au besoin, les supprimer
en tant que peuple à l'encontre de tout droit, de toute justice,
de toute humanité. Ainsi, pendant que, bernés et rassurés par
de fallacieuses promesses de tolérance religieuse, de libre pos-
session terrienne, nos braves paysans français, en gens qui s'ac-
commodent de ce bienheureux séjour du libéralisme britanni-
cjue, se remettent vaillamment à l'œuvre, défrichent de
nouvelles terres, refont leurs digues détruites par un récent
raz-de-marée, offrent même de payer les dommages causés par
les Indiens sur des bateaux anglais, leurs nouveaux seigneurs
et maîtres, leur vantant des « privilèges plus grands que ceux
dont jouissent tout autre peuple de la terre », s'apprêtent tout
bonnement en silence, à Annapolis comme à Londres, à les
spolier, à les chasser, à les déporter même. Inutile d'insister sur
tout ce qu'il y a-d'odieux en ce cynique mélange de froide four-
berie et de violence longuement préméditée. « Il y a huit ans
qu'on aurait dû faire cela, écrit le 26 septembre 1720 Philipps,
insoucieux du caractère sacré de tout pacte dûment signé;
mais il n'est pas trop tard encore. J'espère que voici une occa-
sion propice pour assurer au Roi la possession dé ce pays;
c'est une opération à faire une fois pour toutes; plus on tardera.
ENTRAVES 237
plus ce sera difficile ». Avec aussi peu de scrupule, le pire enne-
mi de la France en ces lieux, le gouverneur Shirley du Massa-
chusetts écrira en 1746 :
« Il est fort à regretter que le général Nicholson n'ait pas, dès
la soumission de la colonie, éloigné les habitants français,
alors qu'ils n'étaient que peu nombreux, pour les remplacer
pendant la paix par des sujets protestants; maintenant qu'ils
sont depuis si longtemps restés dans le pays, sur le même pied
que les sujets britanniques, conformément au traité d'Utrecht,
maintenant qu ils ont amélioré leurs terres pendant une ou deux
générations, maintenant que le nombre de leurs familles s'est
tellement développé, les chasser de leurs établissements sans
plus ample enquête, c'est s'exposer à bien des critiques, entre
-autres, au doute que ce soit là une conduite honnête ».
Non, un crime accompli contre deux ou trois mille innocents
n'est pas plus « honnête » qu'un crime accompli contre dix
mille; seulement, son énormité apparaît moins aux yeux du
monde.
En tout cas à partir de- cette date de 1720, le monstrueux
projet de spoliation, d'expulsion et d'anéantissement de tout
un peuple ne cessera plus de hanter la tête de tous ces politi-
ciens anglais à courte vue, mais au poing brutal et au cœur
féroce; pour accomplir le crime, ils n'attendent plus qu'une
occasion favorable. Tels étaient à notre égard les sentiments
intimes d'une nation soi-disant alliée, dont le lâche gouverne-
ment de la Régence cultivait la faveur par des flagorneries et
des abdications toujours plus honteuses et plus périlleuses,
Saint Simon n'avait-il pas raison d'écrire au Régent en
1717 : « Sous les trompeuses apparences d'une feinte amitié,
l'Angleterre et le Roi Georges sont nos plus anciens et nos
plus naturels ennemis ».
Sources et autres références.
Arch. nal. Colonies. — Acadie CIId vol. VI II. Précis des négociations
de paix (1711-13) f. 3-27. Mém. sur habit, de
l'Acadie(1713) f. 40-44.
238 LA CRISE
Amér.du Nord Règlem' deslimites C 11e vol. 11^
f. 6, 10, 16, 38, 59, 63, 75. 90, 139. 144, 158.
Ile Royale Cl 1b vol. I-IV, vol. VIII f. 10-39,
40-59, 63-8, 82-91. Série F». Moreau de Saint-
Méry. années 1716-18, pp. 498-500.
BibluAh. nai. — Mss. fr., CoÙect. Margry, 9-280.
Arch. Affaires étrangères. — Corresp. polit. Angleterre, vol. 450-1.
Suppl. vol. IV, V. f. 163-168. VI et VII, Mém. et doc. Amer. vol. II
(11-21) vol. VII, Mém. et doc. suppl., XXI (27) XXII (17) XXIV XXV
(34-172). Corr. pol. Amérique vol. 7, f. 58. 72-215.
Arch. Min. Colonies. — Série G' Recen:<ements vol. 466, série G' vol.
406.
Public Record Office. — Colonial. \'ol. 58 pp. 1 18-134.
Archives du Canada. — Rapports (1894 doc. anglais rel. à Xouv.
Ecosse) pp. 10-42). Rapport 1899 p. 499-517.
Thomas Akins. — Sélections front the Public documents of Nova Scolia
Halifax. 1869, pp. 1-62.
Mac Mechax. — A calendar of Iwo Letler-boôks and one Commission
book of the Government of Nova Scotia, (17 13- 1741) Halifax, 1900,
pp. 14-71.
Collect. de Doc. relatifs à hisl. de Nouv. Franc- 111,8, 13, 28,30, 34, 38, 49.
Canada Français 1889 vol II. — Délibération du Conseil de Louis-
bourg 1719-1720. Early Engli^h period (\'etch, John. Doucette, St-
Ovide, PP. Féli.x Pain et Justinien...
Charlevoix. — Hisl. de Nouv. Fr. t. iV, 72.
Garxeai-. — Hisl. du Canada, VI, 470 fjt suiv.
Lettres édifiantes écrites des Missions étrangères, tomes XI\'-XVIII,
Paris, 1717-1758.
Beamish Murdoch. — Hist. of Nova Scotia. I. 320-387.
Hvrcmsios. — Hist. of Mass. Il, 192-200, 218-225, 240.
Mac Len'nan. — Loaisbourg from ils foundalion ta ils /«// (1713-1758)
London, 1918, Ch. I, II, III.
Parkmax.^^ a Half-Century of Conflicl. Boston, 1892.
Richard Brown. — History of the Island of Cape Breton, London
1869.
Ed. Richard. — Acadie (éd. H. d'.\rles) I, 110-209.
Rameau de Saixt-Père. — Colonie féoil., I. 70.
Abbé Casgraix. — Sulp. et pr. des Miss. élr. Québec, 1897.
Voyage au Pays d'Evangeline, Paris 1890.
Haliburton. — Hislory of Nova Scotia, op. cit., II, 87-88.
Rev. W. O. Raymond. — New Scolland under English Rule, I7I0-
1760 (Soc. Roy. Can. I9I0, II, pp. 55-85).
CHAPITRE VIII.
RUSES
(1720-1740)
CETTE occasion favorable tarda à venir. D'abord éclata
une terrible guerre de quatre ans (1722-1726) entre les
Abénakis et les Anglo-Américains qui voulaient
s'emparer de leurs terres. Les Anglais s'étaient aliéné les
Abénakis en capturant par surprise leur chef, le jeune baron
de Saint-Castin (1722), et surtout en massacrant sur le Ken-
nebec leur prêtre vénéré, le Père Sébastien Rasle (24 août
1724).
Ce crime fut la cause initiale delà guerre. A Nanransouak,
près du Kennebec, se trouvait en 1693 un campement des
Abénakis que desservait ce père jésuite. Pendant l'hiver
1694, un officier bostonais March et sa bande s'étaient em-
parés par trahison du chef Bornasen et de quatre Abénakis;
pareil méfait était aussi maladroit qu'injustifiable, comme le
reconnaît l'historien Hutchinson : car, dans l'âme farouche des
sauvages, ce crime inexpiable avait engendré une haine
durable. Le 20 juin 1703, le gouverneur Dudley n'en convie
pas moins les Abénakis à une réunion destinée à assurer leur
neutralité, la guerre étant imminente. Par mesure de prudence
les Abénakis exigent cette fois la présence de leur conseiller
temporel et spirituel. Les débats peuvent se résumer ainsi
sur le ton indien : « Demeurez neutres », disent les Anglais
aux Abénakis. « Ne les incitez pas à la guerre », disent-ils
au père Rasle. « Ma religion et mon caractère de prêtre me
l'interdisent », répond le missionnaire. « Les Français sont nos
240 L A C R I s E
frères, répondent les Indiens; nous avons, même foi et mêmes
prières ; si tu ne fais pas de mal à mon frère, je ne t'en ferai pas ;.
mais, si tu l'attaques, je te tue ». Dudley part mécontent. Une
première guerre éclata en 1704; 250 guerriers abénakis atta-
quent les villages des Anglais, en tuent 200. en capturent 150.
Alors, pendant rhiverde 1705, le colonel Hilton et 275 miliciens
tombent sur Xanransouak déserté et en brûlent Téglise et les
cabanes. Après le traité d'Utrecht, les Anglais, voulant s'as-
surer le territoire et l'alliance des Abénakis, confèrent à nou-
veau. « Oublions le passé, disent-ils, vivons en paix. — Soit !
répondent les Indiens; mais à condition que je garde la terre
que le Grand Génie a donnée à mes ancêtres ». Comme les
Anglais ne l'entendent pas ainsi, ils délèguent un pasteur
protestant qui se contente d'entrer en discussion théologique
avec le père Rasle; un maître d'école ne réussit pas mieux.
Alors ils envoient des marchands qui, non contents d'exploi-
_ter les Indiens, fortifient leurs postes et y capturent, toujours
par surprise, quatre Abénakis qu'ils envoient à Boston mal-
gré une rançon de 400 livres de peaux de castor. Déclaration
de guerre indienne. C'est alors que le gouverneur Dudley
s'empara de la personne du jeune Baron de Saint-Castin,
fils d'une Abénaki, et c[u'ils mirent la tête du père Rasles au
prix de 10.000 livres sterling. Le missionnaire n'en reste pas
moins parmi ses fidèles et loyaux Indiens. En 1722. le chef
milicien Westbrook et 200Bostonais attaquent encore Nanran-
souak par surprise, mais Sébastien Rasle leur échappe;
même échec le 4 mars 1723. Enfin, le 24 mars 1724. le prêtre
sortant de son église, est criblé de balles anglaises, scalpé,
mutile; c'était un vieillard de 67 ans. Dès lors, les Abénakis,
désolés et désespérés, quittent la terre de leurs maîtres et
vont se réfugier parmi leurs alliés français; ils n'attendent et
ne recherchent plus qu'un prétexte de guerre.
A propos de ces « guerres de sauvages », on a beaucoup accusé
les Français de barbarie : ils les encourageaient, dit-on, aux
cruautés, surtout au «scalpage » des têtes. Un historien anglais,
^lac Lennan, s'est chargé de mettre les choses au point. La-
RUSES 241
plupart des colonies anglaises, dit-il [Louishourg. App. X)
approuvèrent et encouragèrent le « scalpage » des Indiens
et même des Français. En 1694, le gouvernement du Massa-
chusetts payait 50 livres pour chaque Indien, enfant ou adulte.
tué ou capturé, et cette prime fut à nouveau promise en 1695,
1697, 1703, 1706, 1707, 1712, 1723. Pour l'obtenir on tuait
dans le New- Jersey même des Indiens amis [New Jcrs. Ar-
chives^ vol. 20, p. 40). On lit dans le journal de Boston, News
Leiler, d'avril 1729 :
« James Cochrane le jeune, qui entra avec deux scalps au
fort de Brunswick, est venu en ville lundi et a présenté mardi
lesdits scalps à l'honorable lieutenant-gouverneur et au Conseill-
ée pourquoi il a reçu une prime de '200 livres. Pour encourager
les jeunes gens et autres habitants de ce pays à accompUr en
cette guerre indienne des actions hardies et audacieuses, l'ho-
norable Lieutenant-gouvf rncur s'est fait un plaisir de le nom-
mer sergent des forces combattantes».
De 1744 à 1747, le gouvernement du Xew-Hampshire en-
courage le système des primes et enrôle même vingt hommes
pour lever les chevelures. Le 25 octobre 1744, sur la proposi-
tion de Shirley, fut proposée et aussitôt votée une loi fixant
le tarif des chevelures et captures d'Indiens. «Je crois de la plus
haute importance pour le service de Sa Majesté, écrivait-il
à Newcastle (9nov. 1744), que les Indiens et autres auxiliaires
de la Nouvelle Angleterre enrôlés pour Annapolis aient des
primes pour les chevelures et les captures des Indiens ennemis
comme ils en ont en cette province «. Il y revient le 7 janvier
1745. En 1746 le Connecticut porta à 150 livres lé prix de tou-
te chevelure d'Indien ayant plus de seize ans et à la moitié
le prix des chevelures de femmes et d'enfants; cette province
\)orta même le tarif à 175 livres et à 350 pour les susdits ».
On voit qu'en Nouvelle Angleterre le « scalpage » était un
métier d'autant plus lucratif qu'il était fort encouragé.
Pendant cette période critique, on se garda bien d'inquiéter
les Acadiens, et leurs amis les Micmacs; tout au contraire,
242 LA CRISE
en 1723, l'agent anglais Dummer, du Massachusetts, sollicita
l'aide des Français contre les sauvages. Le mot d'ordre donné
au lieutenant-gouverneur John Doucett (1722-1725) fut de
gagner du temps en laissant les habitants en paix à propos
de tout serment d'allégeance et de toute autre exigence; les
documents officiels sont à ce sujet étonnamment muets
en cette période. Toutefois, une cinquantaine de Peaux-
Rouges ayant,- en 1724, attaqué la garnison, ordre fut
donné d'incendier par représailles trois maisons françaises
pour une anglaise qui avait brûlé. Le 5 septembre 1725,
le lieutenant-gouverneur Arsmtrong ayant accusé le
gouverneur de l'Ile Royale de favoriser la contrebande
de guerre, M. de Saint-Ovide s'empressa de lui répondre
que, son plus vif désir étant de punir les coupables, il
demandait leurs noms et offrait de faire visiter à Canseau par
les autorités anglaises tout navire faisant le commerce entre
Louisbourg et l'Acadie. Les insinuations et les accusations des
Anglais n'en continuèrent pas moins.
Par ailleurs, on laissa fonctionner le système embryonnaire
de gouvernement qu'avait inauguré Philipps. Le gouverneur
était d'ordinaire un grand personnage, bien en cour, qui se
contentait de dépenser en Angleterre ou ailleurs son gros traite-
ment de 20.000 livres ; ainsi Philipps, qui fut officiellement gou-
verneur de 1717 à 1749, ne séjourna en Nouvelle Ecosse que de
1720 à 1722 et d'avril 1729 à août 1731. Son lieutenant, le
doyen d'âge parmi les officiers, tout à la peine, jamais à l'hon-
neur, ne recevait aucun traitement supplémentaire; aussi,
comme Vetch, Caulfeild et Armstrong, s'endettait-il d'ordi-
naire et s'irritait-il en son poste ingrat. Nommé par le Cabinet
de Londres, le gouverneur autocrate disposait de pouvoirs
discrétionnaires, tant au point de vue civil qu'au point de vue
militaire ; il constituait à Annapolis un Conseil de dix officiers
(quorum, 5) qu'en son absence présidait le doyen d'âge, d'ordi-
naire suppléant du gouverneur; ce Conseil n'avait que voix
consultative. Comme il n'y avait que deux ou trois familles
RUSES 243
anglaises, le 5 octobre 1731 et le 15 novembre 1732 Arms-
trong proposa bien d'organiser une sorte d'assemblée législa-
tive où entrerait un certain nombre d'Acadiens, et une orga-
sation judiciaire dont les magistrats seraient autant espions
qu'arbitres; pareille idée fut rejetée. Les ordres étaient trans-
mis aux habitants par message affiché aux portes des églises
ou par l'intermédiaire des délégués. Un « constable » attitré
portait ces messages.
« Pour organiser une sorte de gouvernement parmi les habi-
tants, dit Mascarène {avril 1748), le gouverneur Phihpps leur
ordonna de choisir parmi eux un certain nombre de députés qui
publieraient ses ordres et, en cas de nécessité, transmettraient
les pétitions, ce qui fut fait. Cette rivière (d'Annapolis), étant
divisée en huit districts ou hameaux, a huit députés; les autres
établissements, pour la plupart, quatre; en tout, j'en compte
vingt-quatre. [En fait, le nombre des députés fut le 12 avril
17"21 porté de un à cjuatre pour Cobequid et de trois à douze
pour les Mines. ] Ils sont à nouveau choisis chaque année le 10
octobre, anniversaire du couronnement du roi et de la prise de
Port Pioyal. Ils ne sont investis d'aucun pouvoir judiciaire, mais
sont souvent nommés arbitres en de petites affaires; si les par-
ties ne sont pas satisfaites, on en appelle au Gouverneur et au
Conseil. »
« Nous n'en sommes pas d'un iota plus près d'aucune forme
régulière de gouvernement, disait-il en sept. 1730, puisque
leur religion leur interdit toute participation au gouverne-
ment législatif «. Comme on le verra, en effet, Mascarène,
s'efforça d'enlever aux prêtres toute autorité judiciaire au
profit de son Conseil d'Annapolis, qui, quatre fois par an
(les premiers mardis de février, mai, août et novembre),
siégeait en Cour de justice. Les décisions du Conseil pa-
rurent si peu satisfaisantes que les intéressés préféraient re-
courir à .'arbitrage de leurs prêtres : en janvier 1738, une pro-
clamât on fut « nécessitée par la négligence que mettaient les
p'aignants à citer les accusés en justice ».
Le 10 dé(^embre 1730, Philipps avait ordonné que toutes re-
'244 LA CRISE
devances censitaires {qait-renls) et autres droits seigneuriaux
fussent désormais payés par les habitants des Mines et autres
lieux du fond de la Baie, non plus aux seigneurs respectifs,
mais à Sa Majesté Britannique; dans lecjuel but il réclama le
24 décembre tous actes, baux et concessions. Le 4 janvier
1732-3 Armstrong encore une fois réclame, en même temps que
la remise des contrats, le paiement de tous arrérages depuis
1731, entre les mains d'Alexandre Bourg pour les Mines,
de Prudent Robicheau pour Port Royal, de Jean Duon pour ia
banlieue; le 15 décembre 1736, un certain James O'Neal est,
de même, nommé à Chignectou tabellion et collecteur des
impôts, pour laquelle charge il reçoit une concession de cent
acres à l'Ile de la Vallière; d'où, plaintes des habitants;
vers 1740 lui succède Pierre Bergereau. Si l'on songe que ces
notaires-percepteurs étaient chargés non seulement d'enre-
gistrer les actes de vente, donation, hypothèques et testa-
ments, mais encore de renseigner les gouverneurs sur la pré-
sence et les intentions de tout nouveau venu, on conçoit que
ces postes de surveillance, si bien rétribués qu'ils fussent
(3 shillings par livre), aient été assez ingrats; Alexandre
Bourg fut en décernbre 1737 remplacé pour deux ans par
François Mangeant, puis par le fameux René Le Blanc.
Enfin les habitants étaient constamment requis d'avoir à
entretenir, outre les digues, les routes (Mines à Piziquid,
Arinapolis au Cap de Sable) et même le fort d'Annapolis
ou la maison forte des Mines destinée tant à l'emmagasinage
des denrées qu'au logement de troupes en cas de besoin.
On voit qu'à part l'élection de ces délégués impuissants,
les habitants étaient, sous prétexte de catholicisme, dépourvus
•de tout droit politique ou autre; ils étaient livrés à la merci
du Gouverneur et de son Conseil. Tel était le régime libéral
qu'octroya à sa colonie de Nouvelle Ecosse la grande monarchie
<îonstitutionnelIe tant admirée de l'Europe.
L'importune guerre des sauvages ne fut pas plus tôt finie
que complots et tracasseries recommencèrent. « Cette guerre
RUSES 245
iiyant mal fini pour les Indiens, dit le lieutenant-gouverneur,
je crus l'occasion bonne pour contraindre les habitants fran-
çais à une soumission absolue à Sa Majesté ». En février 1727,
le Roi en son Conseil ordonna aux Lords du Commerce de
dresser un plan pour la colonisation de la Nouvelle Ecosse,
'Ceux-ci lui soumettent les propositions suivantes : bâtir des
forts et les munir d'hommes et de matériel; transporter gra-
tuitement des colons; leur octroyer au moins 50 acres dès leur
.arrivée et autant aux soldats démobilisés; encourager les ma-
riages avec les Indiens (qu'était alors la fameuse supériorité
de race tant vantée depuis?); accorder des concessions de 1.000
acres exemptes d'impôt pendant dix ans... le pouvoir législa-
tif remis aux mains du Gouverneur et de son Conseil. En
présence de cette double menace, les Acadiens n'avaient qu'à
se bien tenir. On le leur fit bientôt comprendre. Le suppléant
de Philipps, le major Amstrong, homme violent et mal équi-
libré, menaça de parcourir tout le pays avec une bande
armée pour mettre les habitants à la raison. Or il tremblait
lui-même en son fort délabré.
« Les Français sont fortifiés [à Louisbourg, écrivait-il le
27 juillet 1726, et nous sommes nus : au moindre différend entre
les deux Couronnes, nous serons infailliblement détruits, alors
qu'ils resteront sains et saufs à l'abri de leurs forts ». « A Port
Royal, dit Armstrong, le 18 janvier 1726, la garnison sera sans
logement ni défense si l'on ne répare le fort au plus tôt ", ;< Si
les habitants français ne jurent pas de devenir de loyaux sujets
du Roi, déclare- t-il donc, qu'ils soient tous forcés de quitter le
pays : car on ne peut être en sûreté tant qu'on entretient en
son sein de ces serpents qui vous prendront à la gorsre à la pre-
mière occasion )\
Toutefois, voyant les Acadiens «toujours résolus à quitter
la province plutôt qu'à se soumettre au serment d'allé-
-geance », Armstrong revient à la manière douce; il a recours
-au procédé suivant. — Le 25 septembre 172G, sur un ton de
l)onhomie, il promet, aux habitants français de la Rivière
246 LA CRISE
de Port Royal, en échange du serment d'allégeance, le libre
exercice de leur religion, la libre possession de leurs terres,
la libre disposition de leurs biens, bref « les mêmes droits et
privilèges qu'aux sujets naturels de la Grande Bretagne »
« . ..Nous promettons, lui déclarent-ils. de nous conduire avec
une entière soumission et une entière obéissance envers un si
bon roi..., et nous protestons que ni les menaces, ni les pro-
messes d'aucune puissance, ni l'espoir d'être relevés de notre
engagement par une absolution obtenue d aucune personne
dans les ordres religieux, quel que soit son rang, ne parvien-
dront à nous faire violer ce serment solennel... » Quelques
assistants insistent, toutefois, sur l'exemption militaire.
A quoi bon cette crainte ? dit l'honnête officier : « Les lois an-
glaises interdisent le service militaire aux catholiques, et
Sa Majesté Britannique a, du reste, plus de recrues protestan-
tes qu'il ne lui en faut ». ^lais, entêtés et méfiants, nos Aca-
diens n'en veulent pas démordre. Qu'à cela ne tienne ! L'ac-
commodant gouverneur, de concert avec son Conseil, inscrit
en marge du texte français la clause exigée; alors les Acadiens
signent les deux textes; seulement, Armstrong n'envoie à
Londres que le texte anglais, lequel ne contenait pas la dite
clause. « Les Acadiens, dira plus tard le major Mascarène
(28 avril 1748), se plaignirent que ce serment leur avait été
extorqué par des moyens illégitimes. » Quoi de plus vrai?
Pour le présent le tour était joué. Fier d'avoir réussi une si
belle fourberie dont il se vante, le gouverneur faussaire invite
ces nouveaux sujets à boire à la santé de Sa Majesté et de toute
la famille royale ; et, au départ, il leursouhaite à tous une bonne
nuit. \'oilà ce que le galant officier appelait fièrement « ga-
gner par degrés les Acadiens », « résultat qui m'a coûté et me
coûtera encore, avoue-t-il, beaucoup d'argent et bien des
peines », ajoutons : et peu d'honneur. Depuis lors, Armstrong
ne cessa de se vanter d "avoir le premier obtenu des Acadiens
le serment de fidélité.
Plus avisés toutefois, les habitants des Mines et de Beau-
bassin, ne se prêtèrent pas à pareille duperie, lorsqu'un mois
RUSES 247
plus tard vinrent les trouver deux premiers délégués d'Arms-
trong. Non seulement leurs prêtres, mais encore un ancien
lieutenant de l'armée britannique et trois ou quatre marchands
de Boston les en détournèrent.
« Nous prenons tous, disent les gens de Beaubassin, la liberté
de vous assurer de nos très humbles respects et en même temps
\ous faire la Réponce (sic) sur le Serment que vous Exigez de
Nous. Nous prenons toute la Liberté de vous dire que nous ne
pouvons faire ce serment par rapport aux Sauvages qui nous
ont menacés et aussi que nousvoulons toujours estre fidèles à
notre bon Roy de France. Nous nous soumettons cependant
sous l'obéissance de votre gouvernement sans prester aucun
Serment et payant les Droits comme nous avons fait dans le
temps que nous étions sous la Puissance Française. »
Pour empêcher toutes représailles violentes, les habitants
des Mines refusent d'achever le chemin qui les relie à Port
Royal. Avaient-ils tort ?
Vexé d'un refus si catégorique, l'irascible Armstrong se pro-
met d'en venir à bout coûte que coiite. Le 25 juillet 1727,
il commence par interdire tout commerce anglais avec les
habitants du fond de la Baie : c'était le blocus péninsulaire
dont les Anglais durent plus pâtir que les Français. Profitant
de la mort de Georges I^'", il somme, le 16 septembre, trois
députés d'Annapolis et d'autres habitants de prêter un serment
mitigé : ils s'y refusent, bien qu'appelés séparément; ils soumet-
tent les objections de leurs commettants en une pétition que
le Conseil d'Annapolis déclare « insolente, rebelle et irrespec-
tueuse ». Ces malheureux sont incontinent jetés en prison et
mis aux fers. Le plus âgé d'entre eux Abraham Bourg est,
à cause de sa vieillesse, autorisé à quitter la province, mais en
y laissant ses biens. (17 sept. 1727J
A son enseigne Wroth, Armstrong confie la délicate mission
d'assermenter les Acadiens des Mines et de Beaubassin :
« Vous vous présenterez à ces gens avec tout le décorum et
toute la solennité voulue; vous ferez les choses avec eux le mieux
248 LA CRISE
du monde. Puis, quand vous les aurez bien régalés, qu'ils au-
ront bien bu, Ijien acclamé Sa Majesté, vous leur direz qu'ils ne-
peuvent faire autrement que de prêter le serment de fidélité-
envers ce roi qu'ils viennent d'acclamer. Alors, d'un air négli-
gent, vous leur proposerez le nouveau serment, en leur disant que
la divine Providence, par des voies imprévues, leur offre l'oc-
casion de réparer leurs erreurs du printemps dernier et leur per-
met ainsi de se réconcilier avec Sa Majesté et d'échaf)per à une
ruine imminente, comme il convient, du reste, non seulement
à de loyaux sujets, mais à d'honnêtes gens ».
Honnête façon vraiment d'exploiter l'honnêteté et la piété
d'ignorants que l'on croit inintelligents! Ainsi stylé, notre jeune
enseigne, sur un navire nolisé à raison de 100 livres ster-
ling, arrive à Beaubassin avec toute une escorte de soldats un
beau dimanche d'octobre 1727; « il se présente avec tout le
décorum et toute la solennité voulue »; «il fait les choses le
mieux du monde », invite « tous les chefs et députés » à dîner
en sa noble compagnie, porte toast sur toast, à la santé du
Roi, à la santé de la Reine, à la santé de toutes les Royales
Altesses, et finalement, leur tient ce beau langage, conforme
aux formules prescrites :
« Je ne doute pas, mes amis, que vous ne soyez dûment aver-
tis de ce qui m'amène ici, à savoir que, par la mort du roi, mon
maître, de glorieuse mémoire, la divine Providence vous a mi-
raculeusement donné l'occasion de sortir de la mauvaise voie
où vous vous êtes égarés, et vous devez vous estimer fort heu-
reux d'avoir une si belle occasion d'échapper à la ruine qui vous
menaçait ». «Alors, mon visage exprimant toute ma satisfaction,
continue ce mauvais comédien, je leur dis tous les privilèges
dont ils jouiraient s'ils se comportaient ainsi, non seulement en
loyaux sujets, mais encore en honnêtes gens ».
On devine, en dépit des libations préalables, l'étonnement
sur les visages, surtout quand l'aimable parleur conclut son
discours en faisant allusion au petit serment à prêter : c'était
le cou pelé de notre chien. Alors l'un des députés qui
connaissait peut-être la fable de La Fontaine, « Pierre Hébert
RUSES 249
me demanda de bien vouloir, vu la distance des habitations,
remettre jusqu'au mardi l'assemblée générale et, en attendant,
de leur communiquer la formule de ce serment qu'ils avaient à
prêter. J'y consentis; sur quoi ils me remercièrent de ma pa-
tience, et me promirent d'être tous présents le mardi, et pri-
rent congé )).
Vient ce mardi. Dès le matin arrivent cent habitants, dé-
putés en tête. Wroth donne l'aubade pour commencer la fête :
feux de joie, salves, hourrahs et, derechef, toasts à toutes leurs
royales santés. Alors s'avance un certain Veco (corruption de
Vescot), lequel avait précisément dés 1717 déjoué les mêmes
manœuvres de John Doucette. Il lit le texte, le commente, le
conteste, et finit par demander l'insertion de certaines petites
réserves, précisément les mêmes qu'en 1717. Colère de Wroth,
([ui le traite de misérable, de chicanier, de coquin sans feu ni
lieu, d'envieux, de mécontent, etc.. N'empêche qu'inquiet du
sort de sa déclaration, Wroth reprend son papier et réinvite
notables et députés à dîner; et, derechef, on mange, on boit, on
porte encore et toujours « les santés royales » etc.. Et le bon
Wroth s'étend de nouveau sur tous « les avantages qu'ils
auraient à devenir sujets britanniques ». Mais, avoue-t-il,
<( les députés me prièrent de leur permettre de rentrer chez eux
aussitôt que possible pour se consulter... Vers le opucher du
soleil ils revinrent; mais, au lieu de se soumettre,... Véco, au
nom de tous les habitants, me présenta une copie du serment...
contenant au-dessous une addition de trois articles ». Ce pré-
cieux document, soigneusement supprimé des archives de la
Nouvelle Ecosse, eût infailliblement péri, ainsi que la note
marginale antérieure, — et c'eut été vraiment dommage, — si
l'on n'en avait par bonheur retrouvé deux copies; l'une dans
les Archives coloniales de Londres, et l'autre dans celles de
notre Ministère des Affaires Etrangères. En voici le texte :
« Je promets et jure sincèremenl que je seraij fidèle et obéiraij
vérilablemenl à S. M. le roij Georges Second; ainsi Dieu nie soit
.in aide ;;
250 L A C R I s E
Je Robert Wrolh, Enseigne adjutanf de S. M. le Roy Georges-
Second, promets et accorde au nom du Roy mon maître et de Vho-
norable Lawrence Armstrong, son lieutenant Gouverneur, Com-
mandant en clief de cette province aux habitants de Chignitou et
villages dépendans qui auraient signé le serment de fidélité au Roy
Georges Second, les articles cy-dessous qu'ils m'ont demandés,
sçavoir :
1 ° qu'ils seront exempts de prendre les armes contre qui que ce
soit, tandis qu'ils seront sous la domination du Roy d' Angleterre;
2° qu'ils seront libres de se retirer où bon leur semblera, et qu'ils
seront déchargés du seing qu'ils auront fait aussitôt qu'ils seront
hors la domination du Roy de la Grande Bretagne:
3° qu'ils auront la pleine et entière liberté de leur religion et d'a-
voir des prêtres catholiques, apostoliques et romains.
Fait et donné, à Messagoueche, Chignitou en la première année
du reigne de S. M. le Roy Georges Second, ce vingtième octobre
1727.
' Robert ^^'R0TH.
C'était bel et bien ce que les Acadiens avaient toujours de-
mandé : la ratification des clauses du traité, des privilèges
accordés par la Reine et une reconnaissance de neutralité
militaire.
« Immédiatement, dit le pauvre Wroth qui ne méritait que
trop son nom, je leur montrai tout le ressentiment dont j'étais
capable... je leur tournai les talons, leur disant que ce que je
pouvais imaginer de mieux, c'était de croire que les boissons
avaient excité leur impudence, [et qui donc leur en avait prodi-
gué? et dans quel but ?] que j'espérais que la nuit leur porterait
conseil et que j'attendrai leur réponse jusqu'au lendemain. Ils
vinrent, en effet, le lendemain; mais ils maintinrent leurs deman-
des. Après les avoir sérieusement pesées, je ne les jugeai pas in-
compatibles avec les traités [en effet ; alors pourquoi l'irritation ?
pourquoi les avoir repoussées? pourquoi avoir demandé autre
chose?]. Je les leur accordai donc comme une concession. Mais,
en raison de leur méfiance à l'égard de mon autorité personnelle,
[il y avait de quoi] je fus obligé de certifier la chose dans le
corps du serment [est-il rien de plus piteux que pareille défaite ?
et vit-on jamais bravache dupeur plus justement dupé par des
paysans illettrés?] »
RUSES 251
Le diplomate improvisé ne se contenta pas de cet échec :
il fut aux Mines en chercher un autre. Le 17 octobre, il arrive.
Mêmes ruses grossières : grand dîner c{ui « termine la journée
avec toute la gaieté possible ». Rendez-vous pour le lendemain ;
mêmes objections au serment de fidélité. Le surlendemain,
nouvelles agapes; présentation, néanmoins, des mêmes réser-
ves ciu'à Beaubassin.
« Je m'y refusai avec de grandes protestations de colère contre
leur ingratitude envers le Roi. Ils s'obstinèrent, et cette discus-
sion dura plusieurs jours. Enfin, le 26 octobre, après m'être con-
certé avec ceux qui m'entouraient, je leur annonçai c{ue je pre-
nais sur moi d'accepter leurs propositions. [On devine riiumilia-
tion intime ! Or, voici la belle revanche]. Comme la plupart
des habitants faisaient, en outre, des objections au mot « j'obéi-
rai )) je ne m'en troublai pas : car, n'ayant à tenir compte que
du texte anglais, je trouvai, après consultation, que la chose
pouvait se traduire d'une manière plus agréable pour eux, tout
en restant conforme à l'anglais; je jugeai donc à propos d'al-
j térer la copie comme cela se voit dans le sermer^t qu'ils prê-
I tèrent ».
Que pense-t-on d'une si vile fourberie, cyniquement racon-
tée par le fourbe lui-même? Ce procédé de faussaire n'était-il
pas le digne pendant de la suppression frauduleuse de la clause
marginale par le Major Armstrong. A Pesiguid, le 20 octobre,
même comédie, même engagement provisoire, mêmes réserves.
Tromper ainsi des ignorants, exploiter sans vergogne les fai-
bles ! pareilles mœurs politiques ne déshonorent-elles pas
un peuple ?
Enfin, notre habile chargé de mission rentre à Annapolis,
aussi fier de son succès, sans doute, qu'un renard qu'une poule
aurait pris. Le texte imposé par les habitants des Mines conte-
nait des réserves encore plus catégoriques que celui de Beau-
bassin. Fureur du colérique Armstrong et du Conseil colonial :
le 13 novembre, on déclare ces actes « inacceptables et
déshonorants pourSa Majesté », et, par conséquent, nuls et sans
k valeur. Or, ce même Conseil n'en décide pas moins que, « com-
252 LA CRISE
me les dits habitants ont signé ces actes, proclamé Sa Majesté"
et par là reconnu son titre et son autorité sur toute la province,
ils jouiront de tous les droits et privilèges des sujets anglais «.
On ne comprend pas d'abord : quoi? des privilèges à des colons
récalcitrants ! Mais, en réfléchissant, on se rappelle réternel
mobile de la politique anglaise en ces lieux : l'intérêt ; puisqu'on
ne peut encore se passer des Acadiens assermentés ou non, eh
bien ! il faut les endormir, pour les mieux retenir. Le commerce,
précédemment interdit, est même à nouveau autorisé, et pour
cause. La colère a donc vite fait place au calcul ; c'est là ce que
les Anglais appellent l'empire sur soi, l'absence de toute mépri-
sable nervosité, en réalité, la froide estimation des profits et
pertes. Malheureusement, rien n'est pire qu'une colère ren-
trée; les pauvres Acadiens en sauront bientôt cjnelque chose.
Armstrong commence par se venger en interdisant aux Aca-
diens la pêche sur leurs propres côtes et le commerce des vian-
des et des grains avec Louisbourg. « Les Français, gémit-il.
ont une insurmontable aversion pour la nation anglaise ».
On ne saurait s'en étonner.
De son côté, le Conseil des Plantations élabora à Londres
en 1729 tout un nouveau plan de colonisation avec 500
familles protestantes du Palatinat. Ce plan, à vrai dire,
échoua, non pas. il est vrai, par la faute des Acadiens, mais par
celle desBostonais. «J'apprends, écrit Philipps le 26 novembre
1730, que les gens de Boston se font un devoir d'entraver la
colonisation de cette province en la dénigrant : ainsi, l'été
dernier, ils ont fait changer d'avis une cinquantaine de fa-
milles [du Palatinat] destinées à cette province; les plus riches
d'entre elles se sont transportées en Caroline et les plus pauvres
mendient maintenant dans les rues de Boston... D'autres
Palatins devront désormais venir droit ici sans passer à
Boston où on les détournerait ». C'est, en effet, ce que l'on fit
en 1750.
Pour réparer, du moins, tant de bévues ou, selon l'euphé-
misme officiel, « pour établir la paix et la concorde dans la^
RUSES 253^
province », le gouvernement anglais trouva opportun de ren-
voyer en son poste le vieux gouverneur Philipps qui ne con-
naissait de sa charge que la grosse prébende. Ce Sir Richard
Philipps, phraseur, flagorneur, plein de suffisance, serait un
personnage bien amusant, si derrière sa fatuité et sa solennité
ridicules ne se cachaient une duplicité et une lâcheté inquié-
tantes. Dès son arrivée à Annapolis (25 novembre 1729), il
parle de « la joyeuse réception dont il a été l'objet surtout de
la part des habitants français » : « La joie et la satisfaction
apparaissent sur tous les visages ».I1 est vrai qu'il s'était fait
rédiger par le curé de Port Royal, M. de Breslay, qu'il avait
délivré des persécutions d'Armstrong, une dithyrambique
adresse que les habitants français eurent lanaïvetéde signer:
on n'y parlait que « de cœurs pénétrés de joye », que de « la
différence entrevotre douce et justeadministration et celledont
nous sortons », que du consentement à « paraître devant Votre
Excellence pour donner les dernières preuves de notre obéis-
sance à Sa Majesté Britannique pour le serment de fidélité ».
Il semble vraiment que ce grand homme populaire n'avait
qu'à paraître pour séduire et conquérir tous les cœurs. Veni,
vidi, vici ! Aussi, en rusé politicien, se promet-il bien, en ré-
compense de tant de confiance empressée, d'arracher à ces
braves gens le fameux serment « de la manière la plus solennelle
qui soit »; il propose même à ses supérieurs de « les faire con-
tribuer aux dépenses du gouvernement », de ne leur « accorder
de nouvelles concessions de terres » qu'en « annulant les an-
ciennes » et de leur adjoindre cent familles protestantes fran-
çaises. «Bien qu'il ne soit pas mauvais qu'ils renouvellent leurs
titres de possession, disent les Lords of Trade (20 mai 1730)
il n'y a pas de raisons apparentes pour qu'en ce cas ils ne
paient point les mêmes redevances que les autres sujets de
Sa Majesté ». Alors à quoi bon le serment?... Ah ! si les Aca-
diens avaient lu la correspondance secrète de leur « bon
Gouverneur » Philipps !... Mais rapports secrets ne sont-ils
pas toujours mensonges et lâchetés ?
D3s le 3 janvier 1730, ce maître homme se vante d'avoir fait
254 LA CRISE
monts et merveilles : il a, dit-il, « en trois semaines » obtenu
le serment d'allégeance de « tous les habitants sans exception
de cette rivière [d'Annapolis] à partir de l'âge de seize ans ».
« Ils se plaisent à dire que c'est le bon souvenir qu'ils ont
conservé de mon administration qui a décidé de leur adhésion
et qu'ils me réservaient l'honneur de recevoir leur soumission.
Aussi n'ai-je eu besoin d'user ni de menace ni de contrainte, ni
de prostituer la Majesté royale en de honteuses capitulations,...
comme l'a fait mon enseigne Wroth... Quant aux autres établis-
sements français du fond de la Baie, je m'attends tous les jours
à voir les délégués arriver à travers les bois pour m'annoncer
l'empressement de leur peuple à se soumettre de même; mais
je tiens à leur faire prêter serment moi-même en grande solen-
nité ».
Hélas ! le zèle de ces lointains habitants ne répondit pas à
si candide attente : car, « pour terminer une tâche aussi
bien commencée », Son Excellence, en dépit de ses cinquante-
neuf ans, dut elle-même se mettre en route pour aller jusqu'aux
^lines trouver des subordonnés si irrespectueusement séden-
taires. « Je suis harassé des voyages que j'ai dû faire d'un bout
ta l'autre de la province », gémit le pauvre gouverneur, (26 no-
vembre 1730); mais quel succès ! « Votre Grâce n'ignore pas
que, pendant les vingt dernières années, ils avaient refusé avec
opiniâtreté de prêter le serment qui leur fut proposé. Or, après
avoir eu la satisfaction de terminer entièrementcetteopération,
j'ai l'honneur d'apprendre aujourd'hui (2 septembre 1730)
à Votre Grâce la soumission complète [sauf dix-sept habitants
de Beaubasssin] de ce peuple si longtemps réfractaire, et à Sa
Majesté l'annexion d'un grand nombre de sujets ». Le 26 no-
vembre, il se vante encore d'obtenir au printemps l'allé-
geance des cinq ou six familles éparses sur la côte Est.
Pourtant derrière toutes les ronflantes périodes de cette
éloquence gouvernementale, voyons d'un peu plus près les
faits, les formules, les actes. Aussi bien, les bons Seigneurs du
Commerce se méfièrent eux-mêmes d'une telle emphase : un
RUSES 255
grain de mil eût mieux fait leur affaire. Nous eussions voulu,
avouent-ils le 20 mai, que les habitants français d'Annapolis
prêtassent le serment en termes plus explicites, et ils ergotent
sur les mots employés. Quels étaient donc ces mots? Les voici:
« Je Promets et Jure sincèrement ma Foi de Chrétien que Je
serai entièrement Fidelle et Obeyrai N'rayment Sa Majesté le
Roy George le Second, que je reconnoi pour le Souverain Sei-
gneur de la Nouvelle Ecosse ou de l'Accadie. Ainsi Dieu me soit
en aide ».
Or, cette formule que les Lords of Trade trouvaient trop
peu explicite, Philipps l'avait encore davantage atténuée pour
la faire accepter des habitants des Mines. « Vos Seigneuries,
écrit-il, remarqueront que la formule du serment que j'ai
fait prêter aux habitants du fond de la Baie a été modifiée,
parce qu'ils trouvaient la première trop rigide ». Et ce n'est
pas tout encore. « Malgré cette soumission, disent les Lords of
Trade (20 mai 1730), il est à craindre que nous ne puissions
guère compter sur les habitants français en cas de rupture avec
la France ». Philipps dut l'avouer. « Juscju'ici la paix est assurée
dans cette province, et elle durera sans doute aussi longtemps
que l'union des deux couronnes; une fois celle-ci rompue, la
colonie deviendra une proie facile pour nos voisins ». Le bon
billet alors : une neutralitéqui ne se rtqu'en temps de paix, alors
qu'on n'en a que faire ! Philipps se méfiait si bien de cette neu-
tralité précaire cju'il estima « d'autres précautions nécessaires
pour assurer la sécurité » : il proposa la création de deux postes
militaires : l'un, de deux compagnies, aux Mines, et l'autre, de-
50 hommes à Chignectou, « afin de tenir les habitants en res-
pect, de les empêcher de commercer avec Louisbourg et
le Canada, et de permetttre à des colons anglais de s'établir
et de leur faire échec ».
D'où vient donc tant d'inquiétude, après tant de si belles
promesses? Le serment d'allégeance n'était-il donc pas désor-
mais pur de toute réserve suspecte? et les Acadiens ne s'étaient-
256 LA CRISE
ilspas enfin définitivementdétachés de laFrance etentièrement
liés à l'Angleterre? Un magistrat anglais de la Nouvelle Ecosse,
Haliburton, étudiant en 1829 cette question si controversée
du serment sans réserve, déclare péremptoirement, bien qu'il
n'eût pas en main tous les documents : « Il y a toute raison de
croire que le général Philipps promit aux Acadiens, au nom de
Sa Majesté, Ve.xemplion du service jnilitaire contre les Français
el contre tes Indiens ». Paul Mascarène écrit en avril 1748 :
«Bien que la réserve de ne point prendre les armes n'ait pas été
insérée par Philipps en 1730, les habitants français ont toujours
soutenu que cette promesse leur avait été faite, et je tiens de "
ceux qui ont assisté aux Mines à la prestation du serment qu'en
effet une telle promesse leur a été consentie ». Les Acadiens
déportés à Philadelphie l'affirmaient encore, après qu'on leur
avait volé leur plus précieux document, en même temps que
leurs autres archives. Deux de leurs plus hostiles gouverneurs
l'avouaient, puisqu'en septembre 1749 Cornwallis leur re-
prochait : « Vous avez toujours refusé de prêter serment sans
une réserve expresse » et que, le 18 juillet 1755, Lawrence les
accusait : « Jamais en aucun temps, les habitants français
n'ont prêté le serment d'allégeance sans réserve [unqualified)».
Enfin, avec plus de précision encore, un des membres du Con-
seil d'Halifax W. Cotterel, ergotant sur la question, écrit
le l^'" octobre 1753 au gouverneur Hopson : « Il ressort [des
Archives du Conseil du Commerce et des Colonies] que., ceux
cjui ont consenti à prêter le serment ne l'ont jamais fait que sur
la garantie d'être exempts de tout service militaire ou lors-
qu'on leur a fait croire que cette garantie leur était accordée ».
Ce dernier membre de phrase n'est-il pas une allusion évidente
à la tromperie de Philipps? Qu'après cela, on vienne nous dire
que les Acadiens n'avaient pas le droit de s'appeler Français
neutres, ou, selon la double expression anglaise : Frencli
?\eiitrats, Neutral French !
Or, de cette promesse verbale de Philipps, nous avons main-
tenant la preuve écrite, comme toujours soigneusement sup-
primée dans les Archives de la Nouvelle Ecosse, mais heureu-
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RUSES 257
sèment préservée clans celles de notre ÎNIinistère des Affaires
Etrangères. La voici :
« Nous, Charles de la Goudalie, prêtre, curé missionnaire de
la paroisse des Mines, et Noël Alexandre Noiville, prêtre, bache-
lier de la Sacrée Faculté de Théologie de Sorbonne, missionnaire
apostolique et curé de l'Assomption de Pigiguit, certifions à qui
il appartient que Son Excellence le seigneur Richard Philipps,
écuyer, capitaine en chef et gouverneur général de la province
de la Nouvelle Ecosse ou Acadie, a promis aux habitants des
Mines et autres rivières qui en dépendent qu'il les exempte du
fait des armes et de la guerre contre les Français et les sauvages
et que les dits habitants se sont engagés uniciuement et ont
promis de ne jamais prendre les armes dans le fait de la guerre
contre le royaume d'Angleterre et son gouvernement.
Le présent certificat, fait et donné et signé par nous cy-nom-
més, le '2d avril 1 730, pour être mis dans les mains des habitants
-et leur valoir et servir partout où besoin sera ou que de raison
en est
de la Goudalie, curé.
Noël Noiville, prêtre et missionnaire.
■collationné par Bourg Belle-Humeur, le 25 avril 1730.
[Cet Alexandre Bourg, dit Belle-Humeur, étaitun personnage
•officiel, puisqu'il avait été, avons-nous dit, nommé percepteur
•des impôts et, plus tard, notaire public par le gouverneur lui-
même].
Autres preuves : dans une pétition adressée au gouverneur
en 1755 par les habitants de Misagouesh, près de Beaubassin,
se trouve le procès-verbal du serment prêté en 1730 à Philipps,
y compris les susdites réserves. ^lention est encore faite de ces
réserves xlans les lettres de deux gouverneurs postérieurs :
•Cornwallis en septembre 1749 et Lawrence, le 18 juillet, le
11 août et le 30 novembre 1755. « Le général Philipps, dit ce
-dernier, promit aux Acadiens qu'ils n'auraient pas à prendre
ies armes pour défendre la province ». Dans une brochure
-officieuse de 1751 {The Importance of llie Settling and Forii-
jljinq of Nova Scolia), il est dit que, jouissant du libre exercice
■<le leur religion et n'ayant à payer que de faibles redevances
i.AUViiii:uK T. I 9
258 LA CRISE
{quil-renls), « les habitants français sont autorisés à rester
neutres en temps de guerre sans être obligés de prendre les
armes ni pour les Anglais ni pour les Français. Ainsi nous fû-
mes pendant quarante ans maîtres de ce vaste pays, sans
qu'il y eût en dehors de la garnison dix familles anglaises ».
Enfin, il est encore fait allusion à ce document, dans un
mémoire français de juin 1778 (Min. des Aff. Etr. Mém. et
Doc. Angleterre, vol. 47, fo 20:)
« Les Acadiens reçurent du gouverneur, sir Richard Philipps,
l'assurance de l'exemption du fait des armes contre la France
et contre les sauvages; mais ils ne lui demandèrent que d'en
faire dresser devant lui une attestation signée seulement de
leurs prêtres, témoins de la parole qu'il venait de leur donner...
Leur droiture, leur bonne foi les empêchèrent de voir que cette
pièce sans la signature du gouverneur serait sans aucune va-
leur; ils s'en contentèrent et la présentèrent à la nation qui n'en
vit pas mieux qu'eux l'inutilité. Cette promesse verbale pa-
raissait suffisante à un peuple simple, loyal et par conséquent
confiant, pour qui une parole donnée était l'engagement le plus
sacré ».
Concluons : quand Son Excellence le Seigneur Philipps,
écuyer, capitaine en chef et gouverneur général, etc.. (ce fat
aimait fort à faire parade de tous ses titres), se vantait d'avoir
obtenu des Acadiens un serment d'allégeance « sans modifi-
cation importante », Son Excellence mentait. Il avait accordé
de vive voix, sur son honneur de gentleman, avec son autorité
de gouverneur et de général, une promesse qu'il cachait et qu'il
ne tenait pas, trompant ainsi des deux côtés à la fois ses subor-
donnés et ses supérieurs. Toute la politique de Philipps a,
du reste, été sévèrement jugée par son successeur même,
Cornwallis, (11 septembre 1749)
« L'administration entière de cette province, tant en ce qui
concerne leshabitants qu'eu égard aux compagnies [de soldats]
a été scandaleuse... Voilà trente-quatre ans qu'on appelle la
Nouvelle Ecosse une province anglaise, et je crois bien cjue le
roi n'y a pas un seul vrai sujet en dehors du fort d'Annapolis-
RUSES 259
»
Je ne puis trouver la moindre trace de gouvernement anglais.
11 me faut bien dire que le général Philipps a mérité les plus
grands châtiments pour sa conduite : // a admis une réserve dans
le serment d'obligeance, il a reçu pour les travaux publics des
fonds dont il n'a pas dépensé un sou, il n'a jamais donné à son
régiment la moitié des vêtements, les simples soldats de Canso
•ont dû à leurs frais pourvoir à l'emmagasinage des réserves, etc..»
Que les historiens anglais ne viennent donc pas accuser de
•duplicité nos prêtres, no^ gouverneurs et nos ministres, quand
ils ont par devers eux un si bel exemple de mauvaise foi ! Par
malheur, ce meijsonge, destiné à servir tout ensemble les inté-
rêts du grand fonctionnaire et ceux de son pays, devait singu-
lièrement aggraver et hâter la ruine du pauvre peuple dont
l'honnêteté prenait papiers et paroles britanniques pour ar-
gent comptant. Fides piinica !
Ainsi, depuis la prise de Port-Royal en 1710 jusqu'à cette
date de 1730, c'est-à-dire pendant vingt ans, les Acadiens
n'avaient guère cessé, sauf pendant l'accalmie de 1720 à
1726, de vivre dans la plus grande incertitude au sujet de leur
sort. Campés plutôt que fixés sur des terres dont la possession
leur était contestée et qu'ils n'osaient léguer à leurs descen-
dants, ils s'attendaient chaque année à partir après la moisson
prochaine. Aussi, dès que leur situation politique de Neutres
[French Neidrals, comme on les appela depuis lors) leur eut
été officiellement, croyaient-ils, confirmée par leur gouverneur,
ils s'empressèrent de faire établir leur statut civil, ainsi qu'ils
l'avaient tenté dès 1727.
« Les habitants des Mines et autres rivières qui en dépendent
supplient très humblement Son Excellence que les dits habitants
qui aui'ont prêté serment de fidélité à S. M. le roy George II,
de les assurer de la grâce du libre exercice de leur religion et
demeurer des missionnaires pour les instruire, de leur accorder
l'entière possession de leurs biens à eux et leurs hoirs en payant
les droits accoutumés dans ce pays...
260 LA CRISE
Et le gouverneur Philipps de leur répondre :
« Sous condition que les susdits habitants se comporteront
avec s(yuniission et fidélité au Roy, je leur accorde et à tous
ceux au nom desquels ils se présentent de l'étendue des Mines,
de la part du Roy, tout ce qu'ils ont demandé dans la présente
requête. Donné à la Grandprais, aux Mines, ce 25 avril 1730.
Philipps.
a Sous la garantie de cet engagement solennel, dit la pétition
de Philadelphie (1756), nous restions en possession de nosterres,
nous en acquîmes de nouvelles, nous payâmes nos redevances
annuelles, etc., et nous avions les meilleures raisons de conclure
que \'otre Majesté ne désapprouvait pas cet engagement, et que
notre conduite au cours de nombreuses années ne cessait pas
de mériter votre bienveillante protection. »
La situation semble, en effet, bien nette désormais : pour peu
qu'ils restent neutres, sans plus prendre parti pour le roi de
France que contre le roi d'Angleterre, à condition qu'ils payent
non plus à Louisbourg entre les mains de leurs anciens suze-
rains, mais au gouvernement d'Annapolis. par rintermédiaire
de leurs tabellions, leurs redevances seigneuriales désormais
appelées qail-rents, les Acadiens et leurs descendants se trou-
vent assurés de la pleine possession de leurs terres. Dès lors,
à quoi bon émigrer? Ne restaient-ils pas catholiques et à demi-
Français sur leurs propres terres en cette colonie britannique,
qui, faute de colons anglais, n'avait guère d'anglais que le nom?
Oui, mais il fallait y vivre, et, par conséquent, acquérir
des terres nouvelles; car avec leur fécondité croissante, les
Acadiens étaient maintenant à l'étroit sur leurs anciennes-
terres : à Port Royal, 900; aux Mines, 1718; à Cobeguid, 442;
à Beaubassin, 840; à Chipody, 170; à Pobomcoup, 80; à la
Rivière Saint-Jean, 75; sur les côtes de lEst, 180; soit près de
5.000, si l'on tient compte des localités voisines. En 1732,
Philipps estime leur nombre à 800 familles; « leur chiffre a
doublé en dix ans », dit-il; cependant, l'infime colonie an-
glaise diminuait en nombre. Un recensement de 1737 donne
RUSES 261
le chiffre de 7.598 : c'était le triplement en trente ans. Le
pï" septembre 1743, le préposé des douanes à Canso, Hebbert
Newton, estime à 5.000 le nombre des Acadiens « capables
de porter les armes »; et ils ont, ajoute-t-il, « beaucoup
d'enfants en pleine croissance ». « L'accroissement des habi-
tants est tel, dit ]\lascarène le 15 novembre 1740, qu'ils ont
divisé et subdivisé entre leurs enfants les terres qu'ils pos-
sédaient ». Donc, comptant sur les engagements pris et sur les
promesses faites, les Français neutres, dès la fin de décembre
1730, commencent à remettre leurs titres de possession, en
demandant, surtout à partir de 1731, de nouvelles conces-
sions de terres de tous côtés, près d'Annapolis, vers le Cap de
Sable et vers Chipoudy. Or, on les refusa presque toutes. Le
contrat n'était-il donc qu'une duperie?
Le 30 août 1730, le lieutenant-gouverneur Armstrong lance
une proclamation de Philipps concernant l'arpentage des terres
et le règlement des litiges. Méfiants cette fois, les Acadiens ne
répondent pas. Le 18 décembre, Armstrong insiste. Le 5 oc-
tobre, il explique aux Lords of Trade que, si on laisse les terres
aux mains des Acadiens et de leurs anciens seigneurs résidant
à Louisbourg, la province restera en grande partie inculte.
à charge à la Couronne et inaccessible aux sujets protestants.
En présence d'une telle attitude, les Acadiens, plus méfiants
encore, gardent prudemment leurs titres de possession ; avec
une nouvelle insistance, Philipps le 22 août 1731 en réclame
la remise avant le 30 avril 1732; le 15 octobre 1731, Armstrong
insiste sur l'arpentage des terres. Pour intimider les gens des
Mines, Armstrong propose en 1732 d'installer au milieu d'eux
une garnison dans un prétendu magasin à vivres : Indiens et
Acadiens s'agitant, il s'abstient. Alors, en septembre 1732,
son subalterne le commandant Mascarene est envoyé à Boston
pour proposer à des colons protestants des concessions de
40 à 200 acres; nul succès. Mais le 21 juin 1732 on s'avise
d'accorder à trois marchands de Boston une vaste concession
de 4.000 acres, à l'ouest de Chickcnecto à charge pour eux
de la répartir; ces terres ne furent, à vrai dire, jamais ni
262 LA CRISE
payées ni cultivées; d'où prescription ultérieure. En 1736,
le Conseil d'Annapolis octroie à ses membres ou à ses amis
(Philipps, Armstrong, A. Robinson, Iv. Gould, deux Popple,
etc..) rien de moins que 100.000 acres des meilleures terres
aux Mines et à Beaubassin. Or ces terres, ou plutôt une
minime partie de ces terres, on les refusait aux Acadiens
sous prétexte, qu'ils étaient catholiques. « Ni Philipps ni
Armstrong ne se croient autorisés à leur en accorder, dit
Mascarène (15 novembre 1740) : car les Instructions de
Sa Majesté n'en accordent qu'aux seuls protestants ». Ceux
des Acadiens, qui, en prêtant le serment, avaient espéré
jouir des avantages de la nationalité anglaise, étaient donc
bel et bien joués.
Alarmés, les Acadiens d'Annapolis en 1731 refusèrent de
laisser borner leurs terres par l'arpenteur du gouvernement;
mais, de guerre las, y consentirent en 1734; l'arpentage de la
rivière d'Annapolis fini, l'on se prépara à commencer celui des
Mines, de Pisiguid, de Cobeguid, de Chignectou et de Chipody
jusqu'à la Baie Verte. Mais, toujours, de nouvelles concessions
point. Mascarène ne cesse d'interdire ce quil appelle des empié-
tements sur les terres de la Couronne. « On nous a promis,
arguaient les malheureux évincés, en échange du serment de
fidélité que nous ne serions inquiétés en aucune manière dans
la jouissance et possession de nos biens, tant civils que reli-
gieux ». Oui, pour obtenir le serment d'allégeance; mais,
maintenant qu'il était acquis, foin des promesses ! De
cette insécurité de possession, de ce morcellement infini
de vieilles concessions, de cette imprécision des bornages
résultèrent fatalement des litiges; les Anglais ont mauvaise
grâce à les reprocher à ce « peuple chicanier » des Acadiens,
puisqu'ils en sont eux-mêmes les principaux auteurs.
Faute de pouvoir s'étendre dans l'intérieur du pays, les
Acadiens qui étouffaient en leurs villages surpeuplés,
durent, bon gré, mal gré s'étendre sur les confins de
la Province, dans l'isthme surtout, dit Mascarène (15
nov. 1740), malgré les ordres contraires. « Du côté de
RUSES 263
la Baie Verte, dit un de leurs historiens anglais, ils
s'établirent en des sites charmants avec de bonnes maisons,
des jardins et autres dépendances ». Les noms de ces nouveaux
villages chantent, en même temps que le charme des lieux, la
joie, l'espérance : Beauséjour, Bel-Air, Joli-Cœur, Tintamare,
Paradis, Cocagne, («J'y trouvai tant dequoy fairebonne chère »,
avait dit Denys dès 1672) etc.. Beaucoup se croyaient à
jamais évadés du joug anglais, là en ce qu'ils appelaient.
« l'Acadie Française. « Il y en a qui se déclarent sujets
français, dit H. Newton, de Canseau (l^"" septembre 1743),
vu que les frontières du territoire anglais n'ont jamais t'tè
fixées ». ]\Ialgré duperies et brimades, en cette période d'ac-
calmie relative, la prospérité générale des Acadiens allait
de pair avec leur natalité. Le 28 novembre 1731, un Eiaf
de VAcadie pour le goiivernemenl ecclésiastique constate que,
dans les deux paroisst.: des Mines (la Grande Prairie et la
Rivière aux Canards), « il y a 168 familles nombreuses, gens
riches... Ces deux paroisses valent en dîme) au moins
2.500 livres... Les deux missiorinaires peuvent se passer de la
pension de 400 livres ».
En présence de cette rapide expansion acadienne, on conçoit
l'inquiétude des Anglais qui ne comptaient pas encore en Nour
velle Ecosse un seul colon de leur race.
« Ces habitants français se multiplient si vite, déplore en 1732
l'officier arpenteur Dunbar chargé d'établir des protestants ir-
landais, qu'il n'y aura bientôt plus de terres pour d'autres co-
lons. » (( Tous mariés et chaque famille se composant en moyen-
ne de cinq membres, déclare Philipps ("2 septembre 1730), ils
constituent une population formidable qui se répand comme la
progéniture de Noé sur toute la surface de la province et menace
de nous submerger »... « Ce peuple fier, entêté, ingouvernable
continue-t-il le 3 août 1730, est une peste plutôt qu'un avantage
j)our le pays ».... « Depuis plus de vingt ans qu'ils sOnt sous l'au-
torité anglaise, dit Armstrong (15 nov. 1 73-2), ces Français ca-
tholifjues sont bien plutôt sujets de nos Noisins de Québec et du
Gap Breton que de Sa Majesté dont, à leur façon de faire, ils
semblent mépriser le Gouvernement ». « Si on leur refuse de nou-
264 L A C R I s E
velles concessions, avoue Mascarène, (15nov. 1740), ils en se-
ront réduits à vivre ici misérablement et, par suite causeront
des troubles; ou bien, ils continueront de s'approprier des ter-
rains qui leur sont interdits; sinon, lisseront forcés de se retirer
dans les colonies françaises du voisinage, au Cap Breton et au
Canada... En cas de guerre avec les Français, ils prendront vite
parti contre nous; et, comme ils sont au moins dix contre un, ils
auront tôt fait de réduire notre garnison à la détresse en nous
réfusant les vivres nécessaires, en nous tenant en un état d'alar-
me continuelle, si même ils ne s'emparent pas du fort qui tombe
en ruines ».
Mascarène n'en conseillait pas moins de fermer les yeux
sur ces prétendus empiétements des Acadiens comme sur leur
commerce clandestin avec Louisbourg; (le 11 mars 1731,
Philipps avait lancé une proclamation entravant ce commerce
qui, de l'avis d'Armstrong, s'élevait à 300 ou 400 têtes de
bétail par an, sans parler des autres produits). A ce propos,
les édifiantes raisons qu'il donne montrent jusqu'à quel point
la mentalité de ce Français d'origine était devenue anglaise.
La garnison d'Annapolis ne pouvant consommer tous les pro-
duits des Acadiens, argue-t-il, il ne faut pas par des interdic-
tions entraver leur exploitation agricole qui est, après tout,
utile au pays; et puis, mieux vaut que cet argent français de
Louisbourg vienne en pays anglais que de passer au Canada ou
en d'autres colonies françaises. Du reste, en 1725, quatorze
navires de Nouvelle Angleterre ne trafiquaient-ils pas eux-
mêmes avec cet odieux Louisbourg? En somme, on tolérait
cette maudite engeance acadienne qui pullulait; mais on
la redoutait et l'on ne désirait que s'en défaire. « Le principal
obstacle au développement de la colonie, dit Armstrong
le 10 juin 1738, c'est la présence de ces habitants français qui
possèdent les meilleures terres de la province ». Impossible
d'amener des colons dans la province, constate Mascarène;
nécessité d'occuper cette province avec de plus grandes forces
militaires, conclut le Conseil d'Annapolis le 10 juin 1738,
RUSES 265
N'oublions pas qu'en ces temps de fanatisme, toutes ces
vexations politiques et autres s'aggravaient de persécutions
religieuses. Une clause formelle du traité d'Utreclit, ratifiée
dans les diverses formules du serment d'allégeance, assurait
aux Acadiens qu'ils pourraient « jouir du libre exercice de la
religion catholique ». Aussi continuaient-ils à recevoir de Louis-
bourg des Récollets de la province de Paris, et surtout de
Québec des prêtres de Saint Sulpice, des Missions Etrangères
et de la nouvelle Congrégation du Saint-Esprit. .Mais
ces prêtres devaient être autorisés par le gouverneur de
la Nouvelle Ecosse ou son remplaçant, comme le rappela
Armstrong au gouverneur de l'Ile-Royale en 1725. «M. de
Saint-Ovide, disait le ministre en 1727, doit veiller à ce
qu'il y ait toujours en Acadie un nombre suffisant de mission-
naires et envoyer aux habitants des séculiers, s'ils les préfèrent
aux réguliers ». [En 1705, les Acadiens avaient, en effet, mani-
festé cette préférence]. Par contre, les Lords du Commerce
écrivaient à Armstrong (2 nov. 1732). « Veillez à ce qu'il n'y
ait pas plus de missionnaires qu'il n'en faut pour les besoins du
culte ». Les gouverneurs anglais y veillèrent si bien qu'en dépit
du constant accroissement de la population, le nombre des
paroisses ne dépassa jamais six : deux à Port-Royal, dont
Saint-Jean-Baptiste ; deux à Piziquid, l'Assomption et la Sainte
Famille, une, Saint-Charles, à la Grand 'Prée des Mines, une
Saint-Pierre et Saint-Paul à Cobequid ; une, Saint-Joseph, à
la Rivière aux Canards. « Il faudrait, au moins, dix prêtres
pour desservir les missions de l 'Acadie, disaient en 1732 les
autorités ecclésiastiques; mais le gouvernement anglais ne
veut recevoir aucun nouveau missionnaire de Québec et sou-
met les anciens à des violences inouïes ». Il y avait bien deux
« missionnaires des sauvages »; l'un dans la péninsule, l'autre
dans l'isthme; mais ceux-ci avaient déjà fort à faire avec leurs
tribus errantes dont ils devaient apprendre la langue. « Quand
quelque cure [ou mission] se trouvait vacante par suite de la
mort ou du départ de son titulaire, dit IIaliburton,leshal)ilants
de la paroisse devaient demander au gouvernement anglais
266 LA CRISE
l'autorisation de solliciter un remplaçant; et, lorsqu 'après
autorisation venait ce remplaçant, il ne pouvait entrer en
fonction ni même changer de paroisse qu'après approbation
du gouverneur ». (Cf. lettres de Mascarène, 16 juin et 2 déc.
1742, et Règlements du lermars 1742; Akins, 124). C'est ainsi
que le fameux « missionnaire des sauvages «, l'abbé Le Loutre,
dut en octobre 1738 venir demander à Annapolis l'agrément
d'Armstrong qui, de même que l\Iascarène en janvier 1741,
l'accueillit fort bien; c'est ainsi que le 17 juin 1732 ce même
Armstrong dut demander au . gouverneur de l'Ile-Royale
^I. de Saint-Ovide deux prêtres pour remplacer à Annapolis
et aux Mines les abbés de Breslay et de la Goudalie auxquels
il avait rendu le séjour impossible; cette même année il refusa
la construction d'une église à Cobecjuid et d'une autre en amont
de Port Royal.
On conçoit qu'un pareil mode de nomination, aggravé
de l'antagonisme des deux nations, rendit fort délicate la
situation des prêtres en Acadie. Alors même qu'ils voulaient
le plus sincèrement du monde prêcher à leurs ouailles la neu-
-tralité qui apparemment assurait le mieux leur bonheur
terrestre, ils étaient souvent des deux côtés accusés de trahison.
Au début surtout, les autorités françaises de Québec, de Louis-
bourg et de Versailles leur reprochaient de ne pas assez entre-
tenir le patriotisme de ces Français neutres; ainsi, le 30 juin
1717, le roi les menaça de son ressentiment : «ils ne fontpastout
leur possible pour secouer l'inertie des habitants »; mais par
la suite (22 mai 1729, mai 1733, 16 avril 1737, 7 mai et 18 sept.
1740), gouverneurs de Louisbourg et ministres de France prê-
chèrent la modération et les ménagements; en 1730 et même
en mai 1743, il fut recommandé aux missionnaires de « ne se
mêler en rien au gouvernement et aux affaires temporelles
des habitants ». Du côté anglais, au contraire, l'intolérance
et l'ingérence furent presque continues. Dès le 29 mars 1718,
le Père Félix Pain, des Mines, dut répondre par une fin de
non-recevoir aux sollicitations de John Doucette en faveur
du gouvernement anglais. En juin 1732, le curé des Mines,
RUSES 267
M. de la Goudalie fut expulsé pour avoir osé contrarier le gou-
verneur, bâtir une église sans autorisation et assumer le titre
de vicaire-général en Acadie. Le 29 mai 1736, requête au Roi
des habitants de Saint-Jean-Baptiste de Port Royal en faveur
des missionnaires Claude Chauvreulx et Claude de Saint-
Poney emprisonnés et interdits par Armstrong pour n'avoir
pas voulu « relever une brigantine «.
« Contrairement aux articles du traité d'Utrecht et à toutes
les promesses à nous faites, porte cette requête, le gouverneur
Lawrence Armstrong a fait défense à MM. de Poney et Chau-
vreulx, nos deux missionnaires, aussi dignes que nous en ayons
jamais eus. a fait défense, disions-nous, de dire la Sainte ^Nlesse,
entrer dans l'église, entendre nos confessions, nous administrer
les sacrements et faire aucune de leurs fonctions ecclésiastiques».
En octobre 1726, arrestation de l'abbé Gaulin, curé des
Mines, accusé d'exciter à la révolte Indiens et Français.
Puis, nomination par Armstrong d'un prêtre interdit, le père
Isidore; d'où refus des habitants de se rendre à son église.
En 1728, fait plus grave : le vieil abbé de Breslay, curé de
Port-Royal, ayant refusé au major Armstrong perdu de dettes
de lui prêter de l'argent et de renoncer aux dîmes, ce colérique
ieutenant-gouverneur le fit insulter dans son église à l'autel
pendant la messe par l'adjudant Wroth, par son propre
jardinier et par des paroissiens ameutés, lui extorqua six pis-
toles sous prétexte d'un chemin à faire, le dépouilla d'une cas-
sette à lui confiée et l'aurait fait emprisonner si celui-ci ne
s'était pendant quatorze mois réfugié dans les bois, « privé
de tous secours nécessaires à la vie ». Or, ce vieux prêtre,
«malfaisant et incendiaire», selon les expressions d 'Armstrong,
avait soixante-dix ans. Armstrong lui substitua un prêtre
interdit. « Le traitement tout à fait inhumain que notre bon
pasteur a souffert, disent les habitants d'Annapolis, jusqu'à
nous être défendu de le voir et de lui donner aucun refuge
ni la moindre assistance, nous avait mis dans la dernière cons-
ternât ion, voyant que nous ne pouvions plus exercer notre
268 LA CRISE
Religion ni même prier Dieu deux ou trois ensemble ». En
1741 et 1742. Mascarène força de se retirer trois missionnaires,
dont deu.x venaient d'être envoyés par l'évêque de Québec;
congédié des Mines en 1740, M. de Poney eut grand peine
à se maintenir à Chignectou.
Défense de bâtir de nouvelles églises, à Cobequid, par exem-
ple en 1732, défense de correspondre avec l'évêque de Québec,
expulsions ou menaces d'expulsion, achats de conscience,
toutes sortes d'entraves furent ainsi, à l'encontre du traité,
mises au libre exercice de la religion catholique. Convaincus
qu'on voulait leur faire perdre, en même temps que leur foi,
leur nationalité, les victimes de cette double persécution tant
religieuse que politique en vinrent plus que jamais à confon-
dre en leurs cœurs de Français catholicisme et patriotisme, ce
qu'ils appelaient d'une seule expression « la fidélité à notre
prince et à notre religion ». Le juge néo-écossais Savary a su
rendre pleine justice à ces prêtres acadiens : que certains
d'eux aient trop mêlé à leurs fonctions ecclésiastiques leur
zèle patriotique pour la France, il ne le nie pas ; mais« la grande
majorité, dit-il, rendit avant tout hommage au Roi des Rois.
Nous ne pouvons pas même blâmer durement ceux qui con-
seillèrent à leur peuple de ne pas prêter de serment sans réser-
ve, si nous nous rappelons que ce peuple tenait du traité le
droit complémentaire de quitter le pays ».
Pendant toute cette période, les gouverneurs du Canada et
de l'Ile Royale n'avaient pas tout à fait perdu leur temps. Dès
le 21 septembre 1718, Vaudreuil, écrivant à John Doucette,
avait interdit « aux vaisseaux anglais d'aller dans la rivière
Saint-Jean qui est toujours, disait-il, possession française »
et, au contraire, avait autorisé à y venir les Acadiens de Port
Royal qui en avaient fait la demande : ils étaient, avons-nous
vu, 75; sur son ordre, le père jésuite Loyard leur répartit des
terres. Mais, en 1731, Armstrong se plaignit qu'il y eût là un
« établissement français ne tenant aucun compte des lois an-
glaises »; et, l'année suivante, il réclama de son gouvernement
RUSES 269
l'expulsion de ces Français qui « n'ont pas droit, dit-il, aux
privilèges du traité d'Utrecht » et la création d'un fort et d'un
poste de traite capables de les éloigner à jamais. Mais, faute de
forces suffisantes il dut s'abstenir, redoutant, comme aux
Mines, l'hostilité des sauvages. Le 28 mars 1732, toutefois, il
convoque à Annapolis quelques-uns de leurs délégués qui, dans
la crainte de perdre possession de leurs terres, prêtent serment
(4 sept. 1732); «comme aux habitants de l'isthme, dit La Ga-
lissonnière, on leur faisait croire qu'ayant été autrefois sujets
des gouverneurs français de Port Royal, ils devaient la même
obéissance aux gouverneurs anglais d 'Annapolis ». Ils étaient
77 en 1736.
Le 10 octobre 1731 le gouverneur du Canada Beauharnois
•et son intendant Hocquart se plaignent des incessants empié-
tements des Anglais :
« Ils ont continué de bâtir des forts dans la Baie de Fundy, de
la rivière Saint-Georges jusque vers Beaubassin, qu'ils préten-
dent appartenir à l'Acadie. Néanmoins, l'Acadie, selon les an-
ciennes limites, telle qu'elle a été cédée par le traité d'Utrecht,
ne devrait être qu'une partie de la grande péninsule comprise et
limitée par une ligne droite allant du cap Canceaux au cap Four-
chu, à laquelle le dit traité ajoute la ville de Port Royal, preuve
certaine que cette ville n'est pas dans l'Acadie cédée et que Sa
Majesté ne voulait pas céder les autres terres et possessions en
dehors de ces limites, lesquelles étaient habitées par les Français
comme les côtes des Mines, de Beaubassin, la rivière de Saint-
Jean et jusqu'à la rivière de Sainte-Croix... Les manœuvres des
Anglais prouvent qu'ils cherchent par tous les moyens à s'é-
tendre de plus en plus... Si cette affaire [de la délimitation] était
réglée, nous aurions le droit de nous 0|)poser ouvertement aux
établissements qu'ils ont faits et ont l'intention de faire sur nos
terres
Le 29 octobre 1733, Armstrong se plaint que les Français
-^e fortifient à l'île Saint-Jean, à la Baie Verte et à Saint-
Pierre (Ile-Royale). Conformément à la politique française,
ie nouveau gouverneurVaudreuil s'efforça d'attirer les habi-
270
L A
CRISE
tants français de son côté de l'isthme, réputé, pour le moins,
terre neutre; et, pour mettre fin à une situation intolérable et
périlleuse, il réclamait, tout comme ses collègues anglais, une
prompte et définitive délimitation des frontières.
Le grand malheur de l'Ile Royale fut son sol stérile : le
blé n'y mûrissait pas. Les Acadiens ne purent donc s'y établir
comme colons que sur quelques points moins froids et moins
pierreux; en mars 1722, il y en avait 54 à Port-Toulouze.
Bons ouvriers du bois, un certain nombre s'employaient
comme charpentiers pour les constructions navales. Il n'en
fallut pas moins, pendant tout le temps de l'occupation,
nourrir soldats et habitants avec des vivres, à grands frais
importés d'Acadie, du Canada et même de France; quand
le ravitaillement cessait, la disette régnait. Pareille situation
était ruineuse, en certains cas désastreuse. Nos Archives
nationales (F. 2 B vol. 11) offrent un état sommaire des pro-
duits de l'Acadie entrés à Louisbourg en 1740 :
155 bœufs à 75 livres, soit 11 .625 livres
20 vaches à 50 » » 1 . 000 »
60 moutons à 10 » » 600 »
246 poules à 1 » » 246 »
349 bar. d'avoine ... à 12 » » 4.188 »
95 quint, de farine. . . à 12 » » 1.146 »
322 peaux d'orignal ... à 15 » » 4.832 »
On voit que ce commerce était considérable, malgré les
défenses réitérées de Philipps (1731). d'Armstrong (1735) et
de Mascarène (1740-2) qui menaçaient de prison et d'amende.
Ce fructueux trafic se pratiquait principalement sur de petits
bateaux de 18 à 30 tonneaux que des propriétaires acadiens
gouvernaient eux-mêmes : Maugean, Gautier et Laffon, de
Port Royal; René Le Blanc, Jean Le Blanc et Belle-Isle,
des Mines ; Dugas, de Beaubassin, et Vignaux, de la Baie Verte ;
ces deux derniers embarquaient aussi à Tatmagouche près de
cette dernière baie. Le 23 novembre 1741, Mascarène se plaint
RUSES 271
que « les marchands anglais, attirés par l'appàt'du gain, se
livrent eux-mêmes à cette contrebande si funeste en cette
conjoncture »; dès 1725, en effet, quatorze navires de Nouvelle
Angleterre trafiquaient avec Louisbourg. Mais il venait bien
d'autres marchandises et denrées même de Québec et de la
métropole .
Si coûteuse qu'elle semblât tant par son ravitaillement,
que par son organisation militaire, l'Ile Royale n'en était
pas moins aussi florissante par son commerce que par ses
pêcheries. Exclus des côtes de l'Acadie, Normands, Bretons
et Basques péchaient dans la Grande Baie au large de l'Ile-
Royale. Ils partaient de Granville, de Saint-Malo et de sa
région, de Nantes et des Sables d'Olonne fin février et
arrivaient fin avril; ceux de la Rochelle, de Bordeaux et de
Bayonne, qui ajoutaient le commerce à la pêche, n'arrivaient
qu'en mai; tous rentraient en novembre ou décembre. A
Louisbourg ou dans le voisinage, ils se rencontraient avec
les pêcheurs de Nouvelle Angleterre dont ils achetaient le
poisson; ce poisson, ils l'emportaient jusqu'à Marseille, d'où
on le réexpédiait dans toute la Méditerranée : en Espagne, en
Italie et jusque dans le Levant.
Un Espagnol d'Ulloa, qui séjourna à Louisbourg en 1754, dé-
crit ce genre de pêche locale et de commerce, tel qu'il se pra-
tiquait au Cap Breton :
« Le principal, sinon l'unique, commerce de Louisbourg est la
pêche à la morue : il en résulte d'énormes profits pour les ha-
bitants, non seulement par suite de l'abondance du poisson,
mais parce que les mers voisines offrent le meilleur de toute la
région de Terre-Neuve. Leur richesse (et quelques-uns sont
dans une situation très prospère) se compose d'entrepôts, dont
certains se trouvent à l'intérieur de la place forte et d'autres
sont disséminés le long du rivage, et de barques de pêche; plus
d'un habitant possède de quarante à cinquante i)arques qui
vont chaffue jour à la pêche [à cinq ou sixlieuesdu rivage], em-
menant trois ou quatre hommes; ceux-ci reçoivent un salaire
fixe en échange duquel ils doiventfournir une quantité détermi-
née de poisson. [Cette pêche locale rapportait à Louisbourg
272 LA CRISE
jusqu'à 150.000 quintaux de poisson par an; les principaux ar-
mateurs qui, comme Rodrigue et Daccarette, employaient 2C'0
à 300 pêcheurs, en tiraient, dit l'intendant Prévost, un revenu de
25 à 30 %]. Les entrej)ôts sont toujours remplis de poisson, quand
viennent les vaisseaux de France chargés de provisions et autres
marchandises; les habitants les échangent contre leur poisson
ou envoient celui-ci en France pour qy'il soit vendu à leur profit.
De même, des navires des colonies françaises de Saint-Domingue
et de la Martinique apportent du sucre, du tabac, du café, du
rhum, etc, et s'en retournent chargés de morue. Une fois que
Louisbourg a été approvisionné, le surplus est envoyé au
Canada, où on l'échange contre des peaux de castors et d'autres
belles sortes de fourrures. Ainsi Louisbourg, sans autres ressour-
ces que sa pêche, pratique un grand commerce régulier, tant avec
l'Europe qu'avec l'Amérique ».
En 1727, aux bateaux de l'Ile Royale s'ajoutèrent 100 na-
vires de pêche venus de France. Dans les dix premiers mois de
1738, la pêche de la morue rapporta 3.239.000 livres pour
143.660 quintaux de poisson et 1.711 barriques d'huile.
En 1740 le capitaine Smith, de Canseau, qui estimait à
2.445 le nombre des pêcheurs, envoya aux Lords du Commerce
le tableau suivant :
Louisbourg 42 goélettes o
Louisbourg 200 chaloupes
Niganiche ....... 54 chaloupes
Scatari 6 goélettes
Scatari 18 chaloupes
Baleine 30 chaloupes
Lorambec 12 chaloupes
Fourchu 1*.) chaloupes
Saint-Esprit 23 chaloupes
Isle Michaux 5 chaloupes
Petit Dégras 18 chaloupes
l'Indienne 14 chaloupes
Total
Le commerce avec la Nouvelle Angleterre était, on le voit,-
considérable. Le traité de neutralité du 1 6 novembre lôSG»
ris
25.200 quint.-
»
40 . 000 »
»
13.500 »
»
3 . 600 »
»
4 . 500 »
»
6 . 000 »
»
2.400 »
»
5 . 700 »
»
6.900 »
»
1.250 »
»
4 . 500 »
»
3 . 500 »
117.050
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Q 3
D -
RUSES Z/d
avait beau interdire tout commerce avec les colonies fran-
çaises, les Bostonais, tout en déblatérant bruyamment contre
cette odieuse et menaçante colonie de papistes, n'en commer-
çaient pas moins clandestinement avec la Nouvelle Babylone
américaine. Le 5 mars 1721, le gouverneur du Massachusetts,
Shute rappela à la législature de Boston qu'un projet de loi
interdisant tout commerce avec le Cap Breton attendait
toujours le bon vouloir des législateurs; « s'il est encore rejeté
à cette session, disait-il, le gouvernement de la métropole en
conclura que nous avons plus d'égards pour les intérêts
privés de quelques personnes que pour le bien public et pour
les traités de Sa Majesté ». Les législateurs puritains, dont bon
nombre étaient précisément des trafiquants de Louisbourg,
affirmèrent avec ostentation qu'ignorant pareil trafic ils es-
timaient que « nulle loi provinciale n'ajouterait de force au
traité de Neutralité pour lequel ils avaient la plus grande défé-
rence ». Ainsi couverts, ils laissèrent ce profitable négoce croî-
tre et embellir. En août 1 725 le capitaine Bradstreet et le
marchand Newton, envoyés à Louisbourg par le gouverne-
ment de la Nouvelle Ecosse, constatèrent dans le port la pré-
sence de quatorze navires de la Nouvelle Angleterre y déchar-
geant briques, bois et autres matériaux de construction.
Les Bostonais avaient donc bien mauvaise grâce à se plaindre,
comme d'un « péril national » [nalional nuisance) de ces forti
fications de Louisbourg auxquelles ils contribuaient si active-
ment pour leur profit immédiat. En 1 738, on comptait à
Louisbourg 73 navires de France, 42 de Nouvelle Angleterre,
39 du Canada et des Antilles, 60 goélettes de pêche, 50 ba-
teaux se livrant tant à la pêche qu'au cabotage et lOOchaloupes;
ces trois dernières séries appartenaient aux seuls habitants de
l'Ile, qui construisaient leurs embarcations tant à Méré qu'à
Louisbourg. « Dans une rivière de Nouvelle Ecosse appelée
Pictou, ajoute le surveillant anglais de Canso Patrick Héron
au capitaine Robert Young (2 sept. 1743), viennent en autom-
ne, pour hiverner, des Français de Louisbourg, de [l'Ile]
Saint Jean et autres lieux; ils y construisent des bateaux,
274 LA CRISE
abattent des chênes et quantité de beaux grands mats et les
emportent avant qu'au printemps n'arrive le vaisseau de
guerre. Sans ce bois d 'œuvre ils ne pourraient guère construire
ni continuer leurs fortifications et leurs pêcheries » (Mac
Lennan, p. 465). En 1739, on construisit douze bateaux à l'Ile-
Fioyale. En 1738 on estimait le chiffre des affaires à peu près
égal pour la pêche et pour le commerce : à Louisbourg l'entrée
des marchandises s'éleva à 1.277.881 livres, dont 770.029
de la France, 288.870 des Iles, 142.452 du Canada, 25.865 de
l'Acadie et 50.478 de la Nouvelle Angleterre; mais en 1740 le
chiffre des sorties l'emporte de près de 400.000 livres .
Or, en dépit de très sévères règlements douaniers, tant du
côté de la France que du côté de l'Angleterre, une active contre-
bande se faisait en dehors de Louisbourg, dans toutes les rades
voisines de l'île et de la presqu'île, en particulier dans le dé-
t roit de Canseau .
'< Pour l'entraver, écrit le collecteur des douanes de ce lieu,
(fer sept. 1743), il faudrait qu'en hiver même une goélette an-
glaise prît la place du vaisseau de guerre chargé de la surveil-
lance en été. Autrement, plus de 80 à 90 navires, tant anglais
que français viennent là échanger briques, bois, bétail, etc.,
contre le fer, le vin, l'eau-de-vie, le rhum, la mélasse et les au-
tres i)roduits de la France et de ses colonies [jusqu'à 6.000 muids
de rhum et de mélasse par an] Le poisson même de Canseau y
est monnaie d'échange ». (Mac Lennan, 403).
Naturellement, si riche trafic attire les flibustiers qui, pour
la plupart anglais, désertent les mers du Sud et viennent
infester les parages du Nord ; ils y prennent pour quartier
général le Cap Ray. Ainsi, parla force des choses, en vertu de
nécessités économiques plus fortes que toutes les entraves
légales et les antagonismes de race, Louisbourg devenait le
grand centre de commerce entre l'Europe et l'Amérique,
particidiérement entre la France, le Canada, la Nouvelle
Angleterre et les Antilles.
En proportion de ce négoce s'accroissait la population de
RUSES 275
rile Royale, en dépit de la peste de Marseille qui y sévit cruelle-
ment en 1733. Aux 140 premiers colons, fonctionnaires et
soldats venus en 1713 de France, de Terre-Neuve etd'Acadie
avaient succédé :
1718 568 habitants à Louisbourg et 815 en d'autres lieux
1720 733 habitants à Louisbourg et 1 .181 en d'autres lieux
1723 795 habitants à Louisbourg et 1 . 102 en d'autres lieux
1726 051 habitants à Louisbourg et 2.180 en d'autres lieux.
Ces autres lieux étaient Scatary (405 hab. en 1716, 234 en
1737), Port-aux Baleines (193 habit, en 1746, 335 en 1737),
Petit Degrat (173 habit, en 1716, 218 en 1737), Port-Toulouse,
(109 hab. en 1716et 182 en 1737), Lorembec (32 hab. en 1716,
243 en 1737), Saint-Esprit (26 hab. en 1716, 546 en 1737); puis
d'autres groupements s'étaient formés : 13 en 1726, 18 en
1730. Bref la population était passée de 938 âmes en 1716 à
3.800 en 1738.
Malheureusement l'organisation civile et militaire de la colo-
nie ne s'était pas développée en proportion de cette superbe
prospérité coloniale. A la tête de la colonie se trouvait l'indo-
lent gouverneur Saint-Ovide qui, paralysé par le mauvais vou-
loir de son ordonnateur M. de M ézy,montraitaussi peu d'énergie
avec ses administrés qu'avec ses voisins les Anglais. On dé-
pensait d'énormes sommes à construire avec de mauvais
matériaux des fortifications, bastions, contrescarpes, etc., qui
n'étaient guère formidables que sur le papier. Les troupes
étaient trop peu nombreuses, mal recrutées, mal entraînées,
plus occupées à toutes sortes de travaux qu'aux exercices
de la parade. Les officiers eux-mêmes s'intéressaient plus au
commerce, f ùt-il de contrebande, à la pêche où ils employaient
leurs hommes, à la chasse qu'à leur profession militaire. Parmi
les habitants comme parmi les soldats sévissait un terrible
fléau, l'alcoolisme, qui, alimenté parla surabondance du rhum
des Antilles, « ruinait la colonie », dit Saint-Ovide; les deux-
tiers des habitants étant caljareliers, il fallut interdire d'où
■276 LA CRISE
vrir un cabaret à quiconque pouvait autrement gagner sa vie.
Lorsqu'en 1738 fut enfin remercié l'incapable Saint-Ovide,
son successeur le capitaine de vaisseau Forant constata en
1739 toute l'étendue du mal. A propos des huit compagnies
de marine et de la demi-compagnie de Suisses (Régiment de
Karrer, venu en 1719), il écrit au ministre :
« En toute sincérité, je puis dire que ne n'ai jamais vu de si
mauvaises troupes. Nous ne pourrions garder cent hommes, si
nous écartions tous ceux qui n'ont pas la taille réglementaire.
Mais, sans tenir compte de la taihe ni de l'aspect physique, je
4:rois qu'il vaudrait mieux libérer des malades qui, toujours à
l'hôpital, causent beaucoup de dépenses sans jamais rendre ser-
vice, et des gredins qui ne sont pas seulement incorrigibles,
mais capables d'entraîner les autres en de mauvaises voies...
Mieux vaut avoir moins d'hommes f{ue des hommes de ce genre »
.{Arch. nal. Col. G. 11. B. vol. v>l p. 26)
Toutes les troupes ne figurent pas sur les registres, ajoute-t-
il; des congés sont donnés aux hommes à tel point qu'en 12 ou
15 ans certains n'ont jamais monté une garde; les cantines,
tenues pour le profit des officiers, encouragent les hommes à
boire; les officiers tirent trop des magasins du Roi. Dans les
belles casernes monumentales la vermine grouille à tel point
que les soldats préfèrent en été coucher sur les remparts.
Tout de suite Forant se met à son œuvre de réforme.
Prêchant d'exemple, il cède sa résidence gouvernementale
pour y loger des soldats et va lui-même habiter une maison
particulière; il exige un entraînement méthodique des troupes,
impose le tir au canon chaque dimanche, « vu que les hommes
ne savent pas tirer»; et, pour ce faire, il remonte sur des affûts
neufs les canonstombés de leurs affûts pourris. Il réclame deux
compagnies nouvelles (200 hommes), 2.000 mousquets (il n'y
en avait que 500). Il proclame ce principe toujours oublié :
« Dans la situation où nous nous trouvons ici, il faut moins de
forts et moins de dépense pour attaquer que pour nous dé-
pendre ». Grâce à son zèle, à son intelligence, à son énergique
RUSES 277
impulsion, l'organisation militaire et civile de la colonie va
bientôt être conforme à son importance, à son récent déve-
îoppement. Non : il meurt soudain, le 10 mai 1740, d'une pneu-
monie, léguant sa fortune pour l'éducation des filles d'officiers
pauvres.
N'empêche qu'en dépit de ces vices intérieurs, la nouvelle
colonie avait belle apparence avec ses imposants remparts et
ses belles casernes à grands frais bâties de pierre de France,
son ample résidence gouvernementale, sa grouillante popula-
tion de soldats, de marins, de pêcheurs, sa vaste rade si ani-
mée pendant la belle saison, son paisible couvent de la Congré-
gation où cinq sœurs enseignaient aux enfants, son hôpi-
tal tenu par cinq Frères de la Charité, son église que
desservaient trois récollets de Bretagne, son Conseil d'offi-
ciers et de fonctionnaires qui administrait gravement
les trois bailliages de l'Ile et, aux jours de la traite
-des pelleteries, son pittoresque afflux de Micmacs qu'évan-
gélisait un Spiritin breton, l'abbé Maillard. On pourrait
croire qu'en ce pays perdu sous un climat brumeux et froid,
la vie fût morne au point de donner aux officiers, fonc-
tionnaires et marchands la nostalgie du retour au pays
natal. Non pas : d'une génération à l'autre, les mêmes
familles se succédaient en cette colonie prospère : des huit
officiers qui signèrent en 1713 la prise de possession, six se
retrouvent en 1745 et leurs fils ou petits-fils en 1758. Sans
craindre de déroger, les officiers et leurs frères d'armes, plus
tard venus, épousaient des filles de riches marchands : un
Rousseau de Souvigny,une Jeannne Latour; un Baron de l'Es-
pérance, une Rodrigue ; un sieur du Bois-Berthelot, une Des-
goutins. La vie sociale se manifestait dans les parties de
«hasse, dans les promenades sur les remparts, dans les réu-
nions du soir où l'on dansait, où l'on jouait aux cartes et au
trictrac. Bref, aux abords de la Nouvelle France, Louisbourg
rivalisait d'élégance avec Québec et Montréal. En même temps
que l'envie, l'inquiétude et la haine chez les Anglais qui esti-
maient l'Ile Royale imprenable (rapport de Philipps, 1732),
278 LA CRISE
Louisbourg entretenait le courage et l'espoir de la déli-
vrance dans le cœur des Acadiens: c'était j^our eux le proche
et vivant symbole d'une France amie et foi te.
Outre les Acadiens qui. surtout laboureurs, exploitaient
les bellesinstallations agricolesde Saint-Ovideet du marchand
Milly sur la route de Miré et bien d'autres à eux-mêmes ap-
partenant, en particulier à Port Toulouse, outre ces Acadiens
résidents, on voyait à Louisbourg ceux qui venaient des
Mines ou de Port Royal, par Tatmagouche ou la Baie Verte,
pour trafiquer, pour échanger contre leur bétail et les produits
de leurs fermes les articles de France, outils, toiles et draps.
« Ils fournissent secrètement à Louisbourg et à l'Ile St-Jean
six à sept cents têtes de bétail, dit amèrement le percepteur
H. Newton, de Canso (1^^ septembre 1743) et environ
2.000 moutons par an. Sans eux Louisbourg périrait de faim;
pendant ce temps Annapolis et Canso sont dans le besoin et
ne peuvent se procurer de viande qu'en Nouvelle Angleterre...
Dans les ports français leurs bateaux arborent les couleurs
françaises. » (Mac Lennan. p. 404).
En bons agriculteurs, les Acadiens n'en préféraient pas moill^
pour leurs établissements les bonnes terres de l'Ile Saint-Jean.
On songea même sérieusement à faire de cette île le grenier di-
Louisbourg qui ne pouvait vivre des seuls produits de ITI''
Royale. Comme en 1714 elle ne possédait encore qu'une fa-
mille acadienne, à vrai dire, étonnamment prolifique, celle
des Haché-Gaillard, on dressa un vaste plan de colonisation.
En 1719. au temps de Law. la compagnie financière du Conili'
de Saint-Pierre, premier écuyer de la duchesse d'Orléans,
fut chargée de le réaliser : elle s'engagea à installer dc.~
la première année 100 personnes et les années suivantes 50.
(,4rc/j./ia/.Co/.Cllcvol.VIII.f. 128-139). Pourcefaire,elleobtint
enaoûtl7191eprivilège exclusifdelapêchesurles côtes de Tile,
et en 17201a concession desIlesMiscouet delà Madeleine (Brion.
Ramées), ce qui amena un fâcheux conflit avec les pêcheurs
de Saint-Malo et de Saint-Jean-de-Luz (7 nov. 1724-13 oct.
RUSES 279
1725). En 1719, l'Ile Madame fut également concédée au pro-
cureur général du Conseil supérieur de Québec, ^I. d'Auteuil,
qui amena 66 personnes sur quatre navires; mais son entre-
prise échoua en 1726. Dès 1716. un représentant de l'autorité
royale le capitaine Denys de la Ronde, petit-neveu de Nicolas
Denys, avait été nommé commandant militaire de l'île Saint-
Jean ; il le fut également, en 1722, pour les autres îles, au trai-
tement de 4.000 livres. En 1720, on lui adjoignit le lieutenant
de vaisseau de Gottenville Belisle pour organiser l'établisse-
ment des Acadiens. Comme toujours, les débuts furent péni-
bles. Le gouverneur de Louisbourg avait beau annoncer que
« les Acadiens trouveraient là une terre et des pâturages nul-
lement inférieurs aux leurs et où ils pourraient vivre en plus
grande paix et sécurité, » le comte de Saint Pierre en 1720 ne
comptait guère sur son vaste fief que deux familles de pêcheurs
l'une au Havre Saint-Pierre, et l'autre à la Pointe de l'Est.
En l'été 1720, dit Mascarène, les Français envoyèrent sur
quatre vaisseaux 200 familles (exagération évidente) avec den-
rées, provisions et matériaux pour l'érection d'un fort et la
création d'un établissement; en septembre Philipps s'inquiète
de voir ainsi menacés le commerce anglais et sa propre auto-
rité dans la région voisine de l'isthme. En 1722, sous l'in-
fluence du deuxième commandant, M. de Pensens, descen-
dant de Le Borgne de Belle -Isle. qui vint avec une garnison
de 25 à 30 hommes, la colonie compte une centaine d'habitants :
*5 familles au Port La Joie, sa résidence en face la Baie Verte,
10 au Havre Saint-Pierre, 3 à la Piivière du Nord-Est, 2 à la
Pointe de l'Est. C'étaient pour la plupart (sauf quelques nau-
fragés), des Acadiens qui, plus agriculteurs que pêcheurs, for-
maient, ce qu'on voulait avant tout, une population stable
qui défrichât le sol, de vrais colons. Pour les retenir, le comte
de Saint-Pierre ne manqua pas de faire venir des prêtres, d'abord
des Sulpiciens, un vieux missionnaire M. de Breslay et
son jeune vicaire, ^L Métivier, puis des Récollets de Louis-
bourg; la comtesse, qui eut la curiosité de visiter ce lointain
domaine, ne dédaigna pas non plus de tenir aux fonds bap-
280
LA CRISE
tismaux de petits filleuls acadiens, cependant que le noblt-
commandant de l'Ile lui servait de compère. En 1722, l'éta
blissement de Port La Joie se composait de la maison du dit
gouverneur (un seul étage en bois), d'une longue bâtisse pour
une compagnie de troupes de la marine détachée de Louis-
bourg, de magasins, de hangars et de quelques maisons, le
tout dominé par le modeste clocher d'une petite église égale-
ment en bois. Dans le voisinage se dressaient quelques huttes
coniques de sauvages, récemment convertis au catholicisme.
Malheureusement, dès novembre 1724, bon nombre des ha-
bitantsdurentseretireràl'IleRoyale.fautederecevoirducomte
de Saint-Pierre les secours promis; lui et ses associés avaient
déjà dépensé plus de 1.200.000 livres. Le 13 octobre 1725. les
lettres patentes portant privilège exclusif de pêche dans les
Iles du Golfe, qui avaient été confirmées en mars 1722, fu-
rent rapportées par arrêt du Conseil du Roy (Bibl. Nat. Mss. Fr.
11. 332, f. 165-9, 285-97). Enfin, en 1730, il fut lui-même dé-
claré déchu de ses droits et sa compagnie fut dissoute; l'Ile
Saint-Jean, l'île Miscou et les îles de la Madeleine retournèrent
au domaine royal, tout comme Ille Madame en 1726.
Patronnée par le gouverneur de Louisbourg (10 nov. 1727 et
1728), la colonie n'en prospéra pas moins par ses seules res-
sources : en 1 728. sur les terres réparties par M . de Saint-Ovide,
la population avait plus que triplé (336 habitants) tant par
suite du pullulement des enfants que par l'arrivée de 25 co-
lons nouveaux, dont 18 mariés. Dès le 27 juillet 1726, le lieu-
tenant Gouverneur Armstrong s'inquiétait de l'exode des
Français neutres. L'immigration se trouva malheureusement
entravée par la difficultédesubsisterpendant lesdouzepremiers
mois; et la culture du blé était compromise par les fréquents
ravages des rats. Ce ne fut qu'en 1730 que, pour la première
fois, deux navires venus de France purent repartir chargés.
En 1731, par suite de la venue de 60 Acadiens, on comptait
84 familles divisées en sept groupes, soit près de 400 habitants.-
La même année, une concession de 3.500 arpents de front sur
40 de profondeur fut encore accordée dans l'est de l'Ile à trois-
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RUSES 281
inarchandsdeRouen.duHavreetde Paris; ils dépensèrent plus
de 100.000 écus en travaux d'aménagement et de voirie, d'or-
ganisation commerciale : le Port Lajoie fut amélioré, la gar-
nison renforcée (60 soldats en 1739), En 1735, à la suite de nou-
velles concessions, la population s'élève à 550 habitants, dont
57 familles cultivent les terres. En 1742, viennent huit autres
familles d'Acadie, et l'on se propose d'aménager le Havre
Saint-Pierre, dont les terres et les pêcheries sont meilleures
qu'au Port Lajoie, et de fortifier le Havre des Trois Rivières
qu'avait aménagé la Compagnie de l'Est. L'œuvre de colonisa-
tion est donc en bonne voie; l'Ile Saint-Jean, librement ouver-
te aux Acadiens et dûment cultivée, pourra bientôt dispenser
l'Ile Royale de recourir pour sa subsistance à la France, au
Canada et même à l'Acadie.
Il va sans dire que les Anglais de Nouvelle Ecosse et de Nou-
velle Angleterre, encore plus que ceux d'Europe, voyaient
d'un mauvais œil cette menace militaire de Louisbourg et
cette concurrence coloniale de l'Ile Saint-Jean. Aussi, avec
une mauvaise foi caractéristique, les nobles Lords du Commer-
ce écrivirent le 14 mars 1721 : « De l'article 13 du traité d'U-
trecht, il appert que l'Ile Saint-Jean appartient à la France;
mais, vu la difficulté que les Français opposent à la délimi-
tation des frontières et leurs empiétements sur les terres et
les Iles de Sa Majesté, ne conviendrait-il pas de s'attacher aux
termes généraux de l'article 12 pour prétendre que l'Ile Saint-
Jean est une dépendance de la Nouvelle Ecosse? » Evidem-
ment, pour des mentalités ainsi faites, il n'y avait à la ques-
tion acadienne que deux solutions : ou l'asservissement ou la
suppression des Acadiens, et à toutes les difficultés améri-
caines qu'une seule solution, bien plus simple encore : l'évic-
tion totale de la race française par la ruse ou par la force.
282 LA CRISE
Sources et autres références.
Arcli. liai. Col. ■ — Acadie. CIId vol. \\\\. Proclam. du gouverneur
R. Philips (1720) f. 45-52
Lettresetrequèlesdeshabitants{1720-30) f 5.3-55,75
Rapport du père Félix, (1724) f. 65
Ile Royale C 11b Corr. gén. vol. \-XX ;
Amer." nord C 11 vol. VIII-IX. Ile St-Jean, Ile
Royale, etc. i° 128-139-, 140. 146-154, etc.
Série B. vol. 44-74, en particulier les années 1722
(19juillet)I724(ll avril. 9 mai) 1725, 25 et 29 juillet)
1729 (22 mai). 1730 (27 juin) 1731,(3 et 10 juillet}
1732(19 juin) 1735 (25 avril), 1738 (30 oct). 1739
(22 juin). F 2b, vol. II.
C 11a vol. 107 (Etat d? l'Ac. fr. sousiegouv. ecclés).
Arch. Min. Aff. élr. — Corr. pol. Amer, voir VII-VIII. - Suppl. vol. XI
.. Angl. vol. XVII.
Arch. Min. Colonies. — Cartons 5 et 6 (Etats civils de l'Isle St-Jean, de
l'Ile Royale. Série G» Recensements, vol. 406-
410. vol.' 466; vol. 467
Arch. Min. Aff. etr. — Mém. et Doc. Angleterre XLVII, 20
— — Amérique VII, f" 72, 200-7, 226,
240, 264.
Bibl. nal. Mss. Fonds français 11.332 f. 165-9, 285-97.
Brilish Muséum. — Mss. Add. 19.071. D^ Andrew Brown's Collection.
(Mascarene's Diary and letters, 1720-5)
I
Arch. Canada. — Rapport 1894 (doc. ansrl. relat. à Nouv. Ecosse) pp. 40-99
— 1905 II, 123-138.
— 1904 App. K. p. 21-269.
Coll. (le doc. rel. à N. Fr. — III, p, 150 et suiv.
Canada français. — vol. I 1888 pp. 404-443 Serment d'allégeance; gou-
vernement ecclésiastique (23 nov. 1731)
Lettres de l'abbé Maillard (1735-39) pp. 53-70
Vol. II; Early Englisli Period (Armstrong, ^^'^olll.
Philipps).
B. MuRDOCH. — Hùst. o) yova Scolia I 386-532.
Richard Brown. — A Hislorijof tlie Island of Cape Breton, London 1869
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Mac Lennan. — Louisbourg, ch. III-V.
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Mac Méhan. — A Calendar of Iwo Lelier-books. pp. 72-249.
GiLMARV Shea. — Cath. Church in Col. Days, op. cit. Vol. I liv. ^', ch. II
Haliburton. — Hist. and Stat. Ace. of JS'ova Se. op. cit.
N. E. DiONNE. — Le père .Séba.'ilien Basles (Soc. roy du Can., 1903, I, 120)
Ed. Richard. — Acadie (éd. H. d'Arlesi 211-295. '
ABiiÉ Casgrain. • — \'oy. au Pays d'Evang. Paris, 1890.
Sulp. et prêtres des Miss. étr. Québec 1897.
Rev. W. O. Raymond. — New Scotland under Engl. Rule, op. cit.
Calneck.a..ndSavary. — H istorij ofihe Counlyof Annapolis. ToTonlo^l897 .
CHAPITRE IX
FAUSSE SECURITE
(1740-1748)
SI nous ne reprenons pas l'Acadie, écrivait le ministre au
gouverneur du Canada Beauharnais (24 déc. 1716), il ne
restera plus aucun endroit où nous puissions soutenir
quelque pêche; d'ailleurs, ce pays est si proche du Canada
qu'il y aurait tout lieu de craindre qu'il n'en entraînât la perte
si les Anglais en restaient possesseurs ». Telle fut, sans doute,
notre dernière velléité de reprendre l'Acadie avant cette
funeste alliance anglaise qu'à partir du 4 janvier 1717 nous
imposèrent le vénal Dubois et le sénile Fleury.
Lorsqu'en 1734, cette alliance se trouve menacée,
« on demande à M. de Saint-Ovide des éclaircissements sur
ces deux entreprises [reprise de l'Acadie et reprise de Terre-
Neuve]; il répondit [en octobre] qu'il n'était pas difficile de
réussir. Il demande pour leur exécution deux vaisseaux de force
et une frégate avec 600 hommes de troupes régulières. Il ob-
serva qu'il conviendrait de commencer par l'Acadie en attaquant
Port Royal, le seul port que les Anglais eussent fortifié en cette
province, et que, Port Royal une fois pris, on serait maître
de toute cette colonie. M. de Forant, qui avait succédé à M. de
Saint-Ovide, avait proposé, en cas de rupture avec l'Angleterre,
de commencer les opérations par l'Acadie : il n'avait demandé
pour cette opération que deux frégates avec 200 hommes de
débarquement qu'il se proposait de joindre à des tr»upes
détachées de l'Ile Royale ».
284 LA CRISE
Mais rien ne fut fait : berné par son faux ami Horace Wal'
pôle, Fleury s'entêta jusqu'à sa chute (1742) en sa dérisoire
«entente cordiale », si fatale à la dignité et aux intérêts de notre
pays.
Enfin, quand s'ouvrit la succession d'Autriche, la guerre
s'imposa à une France lasse des sacrifices, des humiliations
et des déboires que lui faisait subir sa perfide alliée. On de-
manda donc au gouverneur de l'Ile Royale son plan d'action
militaire.
a M. Duquesnel propose, dit un mémoire d'avril 1741, de
prendre Port Royal par terre [nous avions stupidement sacrifié
notre marine aux exigences de la grande puissance navale] avec
200 hommes de troupes, 800 fusils à bayonette, et 4.000 livres
en argent pour gagner les habitants et bien payer les vivres....
Toutes les fortifications de Port Royal consistent en un petit
fort de terre de trois à quatre bastions, revêtus de palissades.
La garnison est de deux compagnies de 100 hommes chacune,
mais qui ne sont jamais complètes. A Canseau, deux compa-
gnies de même force qui ont ordre de passer à Port Royal dès
la rupture. Quant aux habitants, toutes les relations annoncent
qu'ils ne demandent pas mieux que de repasser sous la domi-
nation française ». L'optimisme de ce rapport était en partie
confirmé par le pessimisme anglais en Nouvelle Ecosse :« que
dans l'espace de trente ans les intérêts britanniques n'aient pas
été mieux assis en cette province, écrit Mascarène dès 1740,
n'est pas un mince sujet d'inquiétude ». « Comment disposer du
surplus de la population, voilà une autre cause d'anxiété » quil
signale le 23 novembre 1741 : car «nous sommes trop faibles
pourles empêcherde s'établirsurdes terres vacantes, et la licence
ne fait que croître. Cette province, continue-t-il le 1" décembre
1 743, se trouve dans une pire condition de défense que les autres
colonies américaines : car celles-ci ont des hommes pour les
protéger, tandis que nous, loin de pouvoir nous reposer de ce
soin sur les habitants, nous devons nous méfier d'eux ». « Le
méchant fort d'Annapolis, confirme le futur gouverneur Archi-
bald, n'était qu'un camp sur la côte d'un pays hostile, et le
gouvernement n'y avait de pouvoir que dans le chami» de
portée de ses canons et, là même, un pouvoir contesté. Le vieux
fort était d'autant plus délabré qu'on se préparait à en bâtir
un neuf. Aussi, dès le 18 mai, sur une fausse alarme, la panic^uc-
s'empara de la ville basse et d'une partie de la garnison».
I
FAUSSE SÉCURITÉ 28&-
La reprise de l'Acadie eût donc été facile, si les opérations
militaires avaient été bien menées et si le moral des habitants
avait été bien soutenu.
Il n'en fut rien. Dès 1735, en un rapport au Ministre, un
certain capitaine Duvivier, mari d'une Mius d'Entremont et
soi-disant petit-fils de Latour, se faisait fort, grâce à ses
alliances avec mainte famille acadienne, de soulever contre
les Anglais les populations des Mines et d'Annapolis. « Les
Français avaient préparé de telles forces, dit Mascarène non
sans exagération (décembre 1744), que, de l'avis de tous, étant
donné le mauvais état du fort, nous n'aurions pu résister». En
réalité, Duvivier part le 15 mai 1744 avec 315 hommes dont
22 officiers, 80 soldats français, 37 suisses et 218 matelots, le
tout mal armé et mal discipliné. Il n'a pas de peine à surpren-
dre dans le bastion de bois de Canseau la garnison anglaise-
de 80 hommes qui ignorait encore la déclaration de guerre du
18 mars. Le commandant Héron capitule le 24 mai, livrant,
avec une goélette armée, 120 hommes, tant civils que mili-
taires, dont le lieutenant Bradstreet; ils doivent être prison-
niers de guerre pendant un an.
Après ce médiocre fait d'armes, Duvivier reçoit l'ordre de
marcher sur Annapolis, ordre timoré : n'assiéger la ville que
s'il est possible et, dans ce cas, attendre des bateaux
envoyés de Louisbourg; pas d'imprudence : ne pas contrain-
dre ni compromettre les Acadiens, chemin faisant ; les laisser
en paix rentrer leurs récoltes. Duvivier ne part qu'en août
avec 30 soldats de Louisbourg et 20 de l'Ile Saint-Jean;
il n'a que 250 mousquets pour armer, au besoin, les habitants ;
faute de i»ateaux, il s'attarde à Beaubassin et n'atteint les
Mines que le 24 août. Or, dès juin 300 Micmacs s'étaient soule-
vés à l'appel de l'abbé Le Loutre et portés dès le 17 juillet
contre les remparts, hâtivement réparés, d'Annapolis où ne se
trouvaient, officiers compris,que 100 hommes valides. Pris de
peur, les civils s'embarquent sur trois navires et s'enfuient à
Boston avec les familles des officiers. Mascarène, qui commande
la place, organise la défense avec des renforts (70 hommes^
286 LA CRISE
puis 40) et des munitions expédiés du Massachusetts; les
Indiens, découragés et privés de direction, se retirent aux
Mines.
Ce n'est que fin août que Du vivier, n'ayant que des
troupes mal vêtues, mal armées, mal nourries, arrive, les ra-
menant. Il réclame à Duquesnel les deux vaisseaux promis.
Inquiet, pressé par ses officiers, manquant de vivres (huit
j ours de provisions) , Mascarène, après de vaines sorties, accepte
le 14 de négocier, pour gagner du temps; mais, recevant deux
vaisseaux de secours et un troisième renfort de 50 hommes
(Goreham's Rangers) il rompt les négociations et menace
d'attaquer. Le gouverneur Duquesnel meurt sur ces entre-
faites et est remplacé par l'incapable Duchambon; Duvivier
est lui-même remplacé par le médiocre Sieur de Gannes. Celui-
ci, dès le surlendemain de son arrivée, ramène ses troupes aux
Mines où les habitants s'alarment également de leur présence;
puis à Beaubassin; pour se couvrir, il leur fait signer une
pétition dont l'abbé Maillard et Duvivier contredirent la te-
neur. Duchambon blâme de Gannes, si piteusement rentré à
Louisbourg ; njais il ne sévit pas. Or, le 25 octobre arrivaient en
vue de Port Royal une frégate et deux bateaux français en-
voyés de Louisbourg avec renforts et ravitaillements : leur
artillerie de 75 canons suffisait pour réduire la place ; ne voyant
pas de troupes françaises à terre, cette expédition navale ||
se retire le 29, emmenant les deux vaisseaux britanniques. Les
Anglais, qui se croyaient perdus, font un feu de joie avec les
échelles et fascines destinées à l'assaut. Quatre jours après, ils
reçoivent du gouverneur Shirley renforts et ravitaillements
sur quatre navires. Trois conseils de guerre adressèrent au
sieur de Gannes le reproche mérité d'avoir, par son départ
luUif. fait échouer la campagne; il n"en eut pas moins de Tavan-
cement. A propos de cette première campagne, Mascarène
écrivit en décembre 1744 : « Nous devons notre salut à l'échec
des plans français, aux secours opportuns du gouvernement du
Massachusetts, au refus des habitants français de prendre les
armes contre nous. » Au printemps suivant, un autre officier
FAUSSE SÉCURITÉ 287
français, Paul Marin, parti de Québec le 15 janvier, recom-
mence l'expédition de Beaubassin, avec 120 Canadiens et
400 sauvages: il marche sur Annapolis qu'il investit. Masca-
rène, qui l'attendait, est prêt cette fois. Au bout de trois
semaines. Marin est rappelé à Louisbourg par les plus graves
nouvelles.
Le bel essor de Louisbourg s'était apparemment arrêté.
Dès 1734 le ministre écrivait au gouverneur : « Le Roy, qui a
tout fait pour développer sa colonie de l'Ile Royale, voit avec
peine que le commerce y est en diminution. Il faut en chercher
les causes, supprimer les obstacles, laisser toute liberté aux
commerçants du Canada et de France.» En réalité il n'en
était rien. Induit en erreur par les renseignements douaniers
auxquels échappait l'énorme trafic clandestin de la contre-
bande, le ministre ne se rendait pas compte que pêcheries
et commerce ne cessaient de prospérer. En moyenne 190
vaisseaux de commerce fréquentèrent Louisbourg chaque
année de 1733 à 1743 : il en venait 70 de France, 20 du
Canada, 22 des Antilles, 40 de la Nouvelle Ecosse et sur-
tout de la Nouvelle Angleterre; ils apportaient en moyenne
de 7.000 à 8.000 tonnes de marchandises. Bien qu'on échangeât
toujours vins, draps et toiles de France contre rhum, tabac et
sucre des Antilles, le poisson restait le principal article d'é-
change : un quintal de poisson se troquait couramment contre
un baril de sel ou un baril de farine. Or, les pêcheurs fran-
çais de l'Ile Royale évinçaient de plus en plus les pêcheurs de
Nouvelle Angleterre : ciu'ils vinssent de Boston, de Plymouth,
de Salem, de Barnstaple, de Marblehead ou du Cap Anne,
leurs bateaux avaient beau faire trois allées et venues par
saison avec 200 à 300 quintaux valant de 1 7.000 à 18.000 livres ;
les"15.000 à 20.000 pêcheurs de France (sans parler des 2.000
mousses) sur leurs centaines de navires (55 à 60 de Granville,
65 à 80 de St-Malo et environs, 55 à 60 de Nantes et des Sables,
60 à 80 de la Rochelle et de Rayonne) non seulement prenaient
plus de poisson qu'eux, mais encore emportaient le leur en
*^00 LA CRISE
Europe; d'où une double perte pour la Nouvelle Angleterre et
dans l'industrie de la pêche et dans le commerce d'exportation ;
l'un et l'autre n'avaient cessé de décroître depuis la fonda-
tion de Louisbourg. Du commerce des pêcheries que Shirley
estimait à un million de livres par an, la Nouvelle Angleterre
ne retirait plus que 138.000 livres. Boston n'avait donc plus
qu'à dépendre la morue d'or de son Parlement; ses marchands
exécraient une colonie française qui les ruinait; ils en vou-
laient la conquête ou la destruction.
Et, pendant ce temps-là, insoucieux et presque ignorant de
notre prospérité commerciale, notre gouvernement ne faisait
rien pour la protéger. Une réforme apparut pourtant néces-
saire. A cette œuvre de réforme se consacra, avons-nous vu. au
point de vue militaire le successeur de l'indolent Saint-Ovide,
le capitaine de Forant, mort à la tâche (10 mai 1740). Il eut au
point de vue administratif un zélé collaborateur en la personne
d'un jeune intendant François Bigotdela Motte, qui jouera plus
tard, hélas ! dans l'histoire de la Nouvelle France un rôle aussi
funeste qu'important. Issu d'une vieille famille de robe du
Parlementde Bordeaux, parent du marquis de Puysieux. du ma-
réchal d'Estrées et du ministre ^laurepas. Bigot disposait à la
-Cour de \>rsailles et dans les bureaux du gouvernement d'une
grande influence dont il abusa. Actif et intelligent, mais joueur
et dissolu, il pervertit par sonexempleetses conseils toute l'ad-
ministration de la colonie et par ses exactions et ses malversa-
tions ruina le pays en une période de détresse financière où la
plus stricte économie était un devoir impérieux. Ses débuts à
Louisbourg furent brillants. Avec le concours de Forant, -il
réorganise le service d'intendance et obtient des officiers et
des fonctionnaires, des coniinerçants et des habitants une
plus honnête soumission aux lois et règlements; il développe
en particulier l'exportation du charbon en France, au point
([ue ce produit de la terre jusqu'alors dédaigné prit le second
rang après celui de la mer. le poisson.
Mais le 20 novembre 1740 arrive un lamentable gouverneur
J-B. Le Prévost, sieur du Quesnel. Ce vieillard, infirme (il
L'ISLE ROYALE
en 1758
d'après le Qievalier de la Rigaudière.
FAUSSE SÉCURITÉ 289
n'avait qu'une jambe), « capricieux et changeant, » « adonné à
la boisson ». manquait d'autant plus d'autorité que, « une fois
écliauffé, il n'avait plus ni réserve ni décence »; il eut bientôt,
continue la lettre anonyme d'un « habitant », offensé presque
tous les officiers de Louisbourg et ruiné leur autorité auprès
des soldats ». Il trouva même le moyen de se rendre aussi
<( impopulaire » parmi les civils que parmi la troupe. Bigot, qui
avait sur cet incapable une grande influence, le louait en haut
lieu et obtenait des faveurs, dont la plus appréciée et la plus
funeste était «carte blanche » pour son administration malhon-
nête. Alors commencent ou plutôt recommencent l'incurie, le
gaspillage, les malversations de toute nature. En 1742, la
disette de farine menace la population d'une famine analogue
à celle de 1737; en 1743 ce sont les renforts et les munitions qui
font défaut : 77 canons manquent sur les remparts. Quand
éclate la guerre, il n'y a de vivres que pour trois ou quatre
semaines; aussi envisage-t-on la nécessité d'envoyer les habi-
tants en France ou ailleurs; heureusement de Québec vinrent
quelques provisions. Au défaut d'équipement, d'armement,
d'organisation opportune fut en partie dû l'échec de l'expédi-
tion d'Acadie.
Bientôt, il y eut pire encore. Lorsqu'un jour le gouverneur
ordonna au capitaine Cailly d'assembler les compagnies suisses,
celui-ci n'osa et refusa, les sachant mécontentes; l'intervention
de sa femme lui épargna une disgrâce méritée. Le mécontente-
ment de ces troupes avait pour cause le manque de tout, vivres,
vêtements, confort, et surtout le refus de la paye supplémen-
taire promise pour les travaux de fortification. L'esprit d'insu-
bordination avait été habilement entretenu par les prisonniers
anglais de Canseau qui fraternisaient avec ces coreligionnaires
protestants. Un matin d'octobre 1741, les troupes suisses se
rassemblent sur la parade, crosse en l'air, et refusent d'obéir
à leurs chefs; elles entraînent en leur rébellion les troupes
françaises qui, elles aussi, recevaient plus d'alcool que de
pain; toutes ensemble elles réquisitionnent des marchands
.bois, vêlements, aliments au prix qu'elles imposent. Le gou-
LAL'VRIÈIU:, t. I. 10
*290 LA CRISE
verneur et les officiers s'enferment dans la citadelle avec la-
compagnie d'artillerie et les sous-officiers qui leur sont restés
fidèles. Duquesnel, craignant que les rebelles ne s'emparent
du trésor et des réserves, qu'ils ne livrent la place à l'ennemi,
parlemente et pardonne. Tout ceci en temps de guerre !
Or. avant même que n'eût éclaté cette mutinerie, le mauvais
esprit de la garnison était connu des Anglais: car, dès le 15 sep-
tembre, Duquesnel, faute de vivres pour les nourrir, avait
rendu les prisonniers de Canseau. Ils étaient 170, y compris
de malheureuses Irlandaises qu'un capitaine de la marine
marchande allait vendre comme esclaves dans les colories
du Sud. Duquesnel a, du moins, imposé comme condition cjue
es prisonniers militaires ne reprendraient pas les armes avant
le 1^' septembre 1755. Le 27 octobre le gouverneur du Mas-
sachusetts, Shirley, ne rendit en échange que 100 prisonniers
français; et, le 11 avril, de concert avec soh Conseil, il auto-
risa les prisonniers militaires à reprendre les armes. Voilà 1 -s
engagements d'honneur.
Parmi les prisonniers français renvoyés à Louisbourg'se
trouvait l'armateur Doloboratz qui, avec le fameux Morpain et
d'autres corsaires, avait jusqu'alors assuré la défense maritime
de la place. Puisque Louisbourg n'est pas en état de subir un
siège, il conseille l'offensive contre les villes non fortifiées de la
Nouvelle Angleterre qui se préparent à l'attaque : elles pro-
mettent à la métropole, dit son Mémoire, 600 miliciens et
800.000 livres si elle leur envoie quinze vaisseaux de guerre.
En effet, tandis qu'à Louisbourg rien n'est prêt, ni hommes,
ni armes, ni munitions, ni remparts, malgré une dépense de
vingt-cinq millions en trente ans, en Nouvelle Angleterre tout
se prépare hâtivement contre l'odieux Dunkerqued'Amérique.
La première idée d'une telle expédition était venue en 174"
au gouverneur Crosby de New- York; elle avait été reprise en
1743 par son lieutenant gouverneur Clarke : «Cette place forte,
disait-il au duc de Newcastle, est une telle épine dans le flanc
de la Nouvelle Angleterre que celle-ci n'aura pas de peine à
FAUSSE SÉCURITÉ 291
Jever de nombreuses troupes pour s'en débarrasser. De bons
officiers envoyés d'Angleterre les prépareront pour le prin-
temps, époque à laquelle la place, encore dépourvue dès ren-
forts et des ravitaillements de la métropole, peut être facile-
ment bloquée et forcée ». En 1744 un juge de l'amirauté de
Boston, Auchmuty, signale le mauvais état des fortifications
désagrégées par les gels de l'hiver. Les prisonniers de Canseau,
autorisés à écrire dès juin de cette année et libérés en septem-
bre, répandent en Nouvelle Angleterre le bruit c[ue les troupes
révoltées, tant françaises c{ue suisses, sont prêtes à livrer la
place ;• l'ennemi. En présence d'un tel désarroi, Tentreprenant
gouverneur du Massachusetts, Shirley, qui dès l'année précé-
dente entretenait de ce sujet son agent de Londres îvilby, pro-
pose au duc de Newcastle (10 novembre 1744). de forcer la rade
avec le concours métropolitain de six ou sept vaisseaux de
guerre et de 1 .o*)0 à 2.000 hommes de troupes. Sans plus
attendre, le 6 janvier 174."). en une séance secrète, Shirley pro-
pose à l'Assemblée législative de lever 2.000 hommes, de les
débarquer dans l'Ile Royale dès le petit printemps, d'investir
la place et, si l'on ne peut la surprendre, de détruire au moins
tous les autres établissements de l'Ile. Le 12 janvier, le comité
■désigné pour l'étude du projet approuve, tout en déclarant le
succès impossible sans l'aide de la. métropole. Le 14, Shirley
ri-nouvelle se» instances auprès de Newcastle. Le 25, un ncui-
veau comité nomme Shirley capitaine général de l'expédition
et rtM'ommande la levée de 3.000 hommes pour six mois et un
appel au concours des autres colonies. Le 26, par une très petite
majorité, l'Assembléelégislative se range à cet avis audacieux.
C'étaient surtout, avons-nous vu. les armateursdepêche et de
commerce (pii en voulaient à Louisbourg dont la prospérité
récente menaçait leurs intérêts. Mais il fallait entraîner la foule
indifférente : on n'y manqua pas. On rappela aux fermiers de
l.'arrière-pays les incursions des sauvages suscitées et dirigées
par les Français; on rappela aux artisans et aux pêcheurs
l'insécurité de leurs gains causée par une concurrence déloyale ;
■on en appela surtout au fanatisme religieux des masses puri-
292 LA CRISE
taines. Sur un mot d'ordre, les pasteurs des villes et des villages^
exaltèrent leurs ouailles dociles contre la Nouvelle Babylone
moderne, l'Armageddon du papisme; le fameux créateur du
méthodisme, George Whitfield, alors en mission de propagande,
fit adopter la devise : Nil desperandum, Chrislo duce. Et ainsi
la rivalité agressive des marchands dont le lucre était le but
prit rapidement l!aspect d'une noble croisade défensive contre
le prétendu despotisme catholique de la France coloniale.
En quelques semaines, grâce à l'appât supplémentaire de
25 shillings par mois et à la promesse d'un abondant butin,
une horde de 4.070 hommes fut levée dont 3.250 dans le Massa-
chusetts, 51 6 dans le Connecticut, 304 dans leNew-Hamsphire.
Rhode Island en promit 300, qui ne furent pas prêts à temps.
New-York fournit dix canons; la Pensylvanie, des denrées. On
rassembla 90 bateaux de transport et une escorte de 10 vais-
seaux armés de 200 canons. Un démagogue populaire, le mar-
chand Pepperell, prit le commandement de cette bande impro-
visée de fermiers, d'artisans, de pêcheurs, de chômeurs de
toute espèce qu'on répartit en huit régiments.
Des différents points de départ on se rend en avril au rendez-
vous de Ganseau comme à une partie de plaisir. Gomme la
banquise, très tenace cette année-là, bloque Louisbourg
jusqu'au 29, on en profite pour s'entraîner militairement, pour
réparer le bastion démoli, pour incendier les maisons de la
Baie-Verte, pour détruire et piller les habitations de St-Pierre
où l'on n'ose à peine débarquer. Les vivres vont bientôt man-
quer, car on n'en a plus que pour un mois; or, à point nommé
arrivent deux navires des Antilles qu'on capture. Ge qui man-
que le plus, toutefois, c'est la discipline, l'expérience, la grosse
artillerie, des forces régulières. Voilà que le 22 et 23 avril, sur
l'ordre de l'hésitant Newcastle, survient enfin des Antilles le
Commodore Warren avec une escadre de quatre vaisseaux de
ligne et de six frégates armés de 180 canons. « KSi la flotte de
Warren n'était pas venue, dit Hutchinson, (iv, 414), on aurait
allégué quelque bonne raison pour ne pas dépasser Ganseau et
se contenter de détruire des pêcheries françaises »: car, « cette-
FAUSSE SÉCURITÉ 293
entreprise téméraire, ajoute Douglass (il, 336) était bien au
dessus de nos forces ».
Cependantnotre insouciant gouverneur, vainement prévenu
par Duvivier et Doloboratz, ne se renseigne même pas sur ce
puissant rassemblement qui se constitue en vue de l'Ile
Madame. En automne 1744 il avait décliné les renforts offerts
par son collègue du Canada ; en avril il refuse l'aide de Marin
qui, par suite, avons-nous vu, diriga ses forces contre Annapolis ;
lorsqu'il le rappellera le 5 mai, il sera trop tard : des croiseurs
anglais l'arrêteront au passage. Avant même que la débâcle
des glaces se fût produite, ces mêmes corsaires interdirent le
ravitaillement de la place à un convoi de sept navires français ;
notre frégate la Renommée, cap. Kersaint, qui rencontra au
large du cap de Sable une partie de l'armada américaine, se
déroba à une si formidable menace sans même toucher Louis-
bourg. Disons dès maintenant que plus tard, le 20 mai, en vue
de Louisbourg arriva de Brest un vaisseau de guerre leVigilani,
comm. Maisonfort. Bien qu'il ait ordre de secourir la place, en
évitant soigneusement toute attaque, il s'en va stupidement
donner la chasse à une frégate anglaise la Mermaid qui l'attire
au beau milieu de l'escadre de Warren embossée dans la baie
de Gabarrus : il livre ainsi à l'ennemi, ovitre 500 hommes et
64 canons, tout un ravitaillement en munitions et en provisions
dont Louisbourg avait le plus grand besoin et dont l'ennemi,
déjà à court, fit son profit. Ainsi la place se trouva réduite à
ses seules forces qui étaient chétives : 1.490 hommes dont
590 soldats, ainsi répartis : 500 soldats et 762 miliciens dans la
ville, 90 soldats et 138 miliciens dans l'Ile de l'Entrée. Le
gouverneur intérimaire, du Chambon n'avait aucune expé-
rience de la guerre. Soldats et officiers ne valaient guère
mieux que les miliciens : comme ceux de Nouvelle Angle-
terre, ils n'avaient jamais vu le feu. N'étaient les matelots
aguerris de Warren, ce fut une guerre de novices.
Lorsqu'à l'aube du 30 avril, sur la mer enfin libre de glace,
se déployèrent les voiles de cent vaisseaux ennemis, ce fut une
stupeur dans la ville mal éveillée. Après un hàtif conseil de
294 LA CRISE
guerre, le gouverneur inquiet eut beau haranguer ses troupes
encore hier mutinées, elles eurent beau promettre fidélité
et patriotisme, la confiance mutuelle ne régna jamais entre
officiers et soldats. Pour empêcher le débarquement dans la
baie de Cabarrus, le gouverneur dépêche son fils avec 27 soldats,
et le corsaire Morpain avec 55 civils; après la feinte habituelle,
l'ennemi, menaçant un point, atterrit sur l'autre; croyant
avoir affaire à 1.500 hommes, Morpain lâche pied avec ses
civils et douze soldats et se retire, en brûlant tout sur son pas-
sage; le lieutenant de la Boularderie, blessé, se laisse prendre;
sept de ses hommes sont tués; les Anglais n'ont que deux ou
trois blessés. Le soir, ils avaient sans difficulté débarqué
2.000 hommes, dont quelques-uns s'en vont à travers bois
insulter les assiégés sur leurs remparts. Le lendemain, lors-
cju'un détachement de 400 hommes eut incendié au fond de la
rade un entrepôt dedenrées et d'alcool qu'on n'avait pas encore
déménagé, les 200 hommes de la Grande Batterie (à l'est de la
ville), pris de panique, s'enfuient la nuit sans coup férir, sans
même détruire ni emporter les 28 gros canons et les deux
petits, leurs munitions ni la plus grande partie de leurs provi-
sions; le conseil de guerre les approuve. Lorsque le surlende-
main un détachement ennemi s'approche de ce fort en tirant
des coups de fusil, il s'étonne de ne pas recevoir de réponse :
il le trouve vide, tourne les canons contre la cité, mais charge
si mal que ces canons en tirant éclatent. Le 3 mai, l'inves-
tissement est complet ; toutes les maisons hors la ville sont brû-
h'cs; des navires sont coulés à l'entrée du port; une batterie, a
grand peine amenée de l'escadre à travers bois et marais, tire
tant bien que mal sur la place. Le général improvisé des assié-
geants somme de se rendre le gouverneur improvisé delà ville:
celui-ci refuse fièrement.
Alors commence une misérable petite guerre d'escarmou-
ches : les assiégeants n'osent attaquer; les assiégés n'osent
sortir. Les premiers, toutefois, se répandent dans tout le
N'oisinage, tuent et capturent ceux des pêcheurs et des colons
quin'ont pas eu le lempsde rentrcren ville, pillent etincendicnt
FAUSSE SÉCURITÉ 205
leurs maisons, emmènent leur bétail; le 10 mai, une bande de
CCS pillards est surprise par un parti de Français et d'Indiens :
cinq sur vingt-cinq sont tués; au bout de trois semaines, il ne
reste plus rien à détruire. Le commodore Warren, le général
en chef Pepperell, le général de brigade Waldo, tous se plai-
gnent de l 'indiscipline, de la lâcheté, de l'ivrognerie de leurs trou-
pes de terre. « Ces miliciens, écrivit Warren à lord Sand\vi( h,
étaient la plus fameuse bande de couards et de fanfarons qu'on
eût jamais vus : vantards, tapageurs, propres à rien ». (.Mac
Lennan, 172). Quatre attaques sont successivement ou aban-
données ou repoussées; une cinquième, dirigée contre la bat-
terie de l'Ile par 400 « hommes d'élite )',échoue devant la ré.^is-
tance de 60 soldats et de 140 miliciens. Découragement géné-
ral des assiégeants, d Pour la grâce de Dieu, dit Warren, faisons
quelcfue chose au lieu de gaspiller notre temps dans l'inertie ».
Il propose à Pepperell d'attaquer par terre pendant qu'avec
1.000 hommes sur ses vaisseaux et 600 sur le Viqilanl il for-
cera l'entrée du port. Pepperell refuse : il a trop de malades, ses
gens valides sont impropres au service sur mer, une division
de Français et d'Indiens peut survenir. Alors on se tient dans
l'expectative : les assiégés attendent les renforts de France; les
assiégeants, ceux d'Angleterre et de Nouvelle Angleterre; ceux-
ci réclament à Shirley 1.000 nouvelles recrues. Le temps, tou-
tefois, travaillait contre les assiégés: provisions et munitions
allaient manquer; il n'y avait plus que 47 barils de poudre; les
remparts mal bâtis croulaient sous l'ébranlement du tir des ca-
nons bien plus que sous les boulets mal dirigés de l'ennemi; par-
tout s'ouvraient des brèches. En cette saison chaude, les mai
sons, presque toutes de bois, flambaient comme des allumet-
tes; il n'y en eut bientôt plus qu'une seule intacte. A l'effet dé-
sastreux d'une batterie de sept canons installée près du Bas-
tion du Roy s'ajouta celui d'une autre hissée le 21 juin sur
la Pointe du Phare (bâti en 1734). Alors, le gouverneur, les
officiers, les soldats, et surtout les habitants, perdirent litut
espoir. Sur la menace d'une attaque générale, Chambon capi-
tula le 3 juillet, s'assurant, du mr)iii?, les honneurs de la guerre.
296 LA CRISE
« L'incertitude de nos affaires, dit Pepperell, dépend tellement
du vent et du temps qu'on ne peut s'attacher à de telles baga"
telles ». En effet, quelques jours plus tard, arrivait Marin avec
ses 200 Indiens et ses Canadiens, et serait arrivée l'escadre de
Brest; mais le commandant de Salvert, ayant appris en route
la chute de Louisbourg, rentra en France avec ses quatre vais-
seaux de ligne' et ses trois frégates. « Si le détachement était
arrivé quinze ou vingt jours plus tôt, dit Chambon, je suis plus
que persuadé que l'ennemi aurait été contraint de lever le
siège par la terreur qu'il avait de ce détachement ». Ainsi, tant
par l'incapacité de ses chefs que par le mauvais moral de ses
hommes, « l'imprenable Louisbourg » tomba en huit semaines
, aux mains d'une présomptue.use armée de miliciens qui déses-
péraient d'un tel succès.
Les pertes furent aussi faibles d'un côté que de l'autre. Les
Anglais ne perdirent que 130 hommes, presque tous de la
dysenterie; les Français n'eurent que 50 tués et 90 blessés. En
tête des troupes anglaises défilèrent dans la ville le colonel
Bradstrcet et les prisonniers de Canseau qui avaient, en
re])renant les armes, violé leur parole d'honneur. Une double
infidélité aux engagements pris suivit celle-ci. La capi-
tulation stipulait (article L) que les habitants resteraient en
possession de leurs biens et pourraient les emporter en France,
et (article II) qu'au cas où les navires du port appartenant aux
Français ne suffiraient pas, il leur en serait fourni le nombre
. nécessaire aux frais de Sa Majesté Britannique. Trois ou qua-
tre cents habitants furent bien déportés inconlinent à Brest
avec la garnison. Mais les Anglais, s'étant emparés de la plu-
part des bateaux français, firent payer à bon nombre d'habi-
tants le prix de leur passage, en dirigèrent cinq à six cents sur
Boston et pillèrent la plupart des biens restés à terre. « Ils ont
agi ainsi afin de disperser la colonie )>, dit le rapport français.
Ceux ({ui restèrent dans l'île furent employés à l'épuisant la-
beur des mines de charbon et du ravitaillement en bois. On
adressa à Londres des réclamations. Les honnêtes vainqueurs
firent mieux encore : sur les remparts de la ville prise, ils
FAUSSE SÉCURITÉ 297
arborèrent le drapeau aux fleurs de lis et ainsi attirèrent sous
le feu de leurs deux cents canons les vaisseaux français de
ravitaillement; deux navires de la Compagnie des Indes Occi-
dentales leur apportèrent 175.000 livres sterling, un autre
8')0.000 en or du Pérou ; on se partagea, non sans querelle entre
marins et soldats, cet énorme butin. « Jamais expédition ne
nous coûta si peu et ne nous rapporta davantage », dirent les
marchands bostonais, enrichis par cette belleopération. Outre
ces prises, les colonies de la Nouvelle Angleterre reçurent
de la métropole 235.750 livres (dont 183.650 pour le Massachu-
setts, 16.355 pour le New Hamsphire, 28 .861 pour le Connecticut,
6.332 pour le Rhode Island). Le général-négociant Pepperell
fut nommé baronet; le commodore Warren, promu amiral.
Pareil succès si inespéré exalta l'enthousiasme des Anglais
tant en Europe qu'en Amérique. En Angleterre se succédèrent
articles et brochures proclamant l'importance de la nouvelle
conquête et la nécessité de s'en assurer à jamais la possession,
« A nous tout ce pays, plus précieux par ses pêcheries et ses
fourrures que le Pérou et le Mexique avec leurs mines d'or, écri-
vaient les Bostonais; hors d'Amérique tous ces Français qui
n'ont plus ni marine ni colonies !». Dans toutes les églises de
Nouvelle Angleterre on chanta le 18 juillet des hymnes
d'action de grâce, et les pasteurs, comme les révérends Ch.
Prince et Ch. Chauncey, prêchèrent sur les «extraordinaires
événements accomplis par 'Dieu », sur « les choses merveilleu-
ses exécutées par le bras droit et par la sainte main de Dieu ».
a Si chacune des circonstances ne s'était trouvée favorable aux
Anglais, écrit plus justement l'historien William Douglass,
si chacune ne s'était trouvée défavorable aux Français, l'expé-
dition aurait échoué ».
En même temps que l'Ile Royale, avait été livrée l'Ile Saint-
Jean qui en dépendait; mais, sans plus attendre, le jeune Duvi-
vier, qui avait su résister à une attaque de croiseurs, emmena
le 7 août la petite garnison de quinze hommes et un officier :
le 18, elle arriva à Québec sans poudre ni munitions. Dès
le 22 septembre l'implacable Shirley demanda que tous leshabi-
298 LA CRISE
taiits fussent chassés de l'Ile ; le nouveau gouverneur de Louis-
bourg, Pepperell. insista sur la « nécessité de déporter ces habi-
tants qui peuvent, avec le temps, devenir très nuisibles ». En
octobre débarque aux Trois-Rivières un détachement de
300 Anglais; il occupe le Port Lajoye et ravage tout le pays;
mais, « trouvant impossible, dit le commodore Warren (30 oc-
tobre 1745), de transporter en France cet automne les habi-
tants de l'Ile Saint-Jean qui se trouvent compris dans la capi-
tulation, [ils étaient 600 environ ou, au dire de Warren, 1.000],
nous avons fait un arrangement avec eux pour qu'ils soient
neutres et restent là selon notre bon plaisir. J'espère qu'ils
.seront déportés au printemps prochain : car la permission de
rester sur notre territoire aurait des conséquences défavorables
pour la Nouvelle Ecosse ». On voit jusqu'à quel point l'idée
dextirpation était conforme à la mentalité britannique tant
en Angleterre qu'en Amérique. L'évacuation n'étant pas en-
core possible l'été suivant, le Conseil de guerre dut se contenter
d'une douzaine d'otages et de la moitié du cheptel à un prix
« raisonnable ». A peine Louisbourg fut-il pris que les vain-
cjueurs songèrent à chasser les Français du reste de l'Amérique
et, par conséquent, à attaquer le Canada par terre et par mer :
la métropole promit des vaisseaux et du matériel de guerre;
la Nouvelle Angleterre enrôla 5.000 hommes et souleva les
sauvages.
Aussitôt conquise, l'Ile Royale coûta cher aux Anglais. Ils
dépensèrent 9.000 livres à en réparer les fortifications et les
habitations. Le nouveau gouverneur, le commodore Knowles
déclara qu'avec son climat brumeux et malsain elle ne valait
pas tant de dépenses. Les deu.x tiers des troupes étaient mala-
des : 2.000 hommes moururent après le siège. Il est vrai qu'ils
se livraient à d'effroyables abus d'alcool; plus de 1.000 hom-
mes étaient ivres chaque jour. Les troupes se mutinèrent,
voulant rentrer en Nouvelle Angleterre; Shirley dut venir leur
promettre une paye de 40 shillings par mois. Alors on fit venir
de Gibraltar, en mai 1746,deLix régiments de troupes régulières,
soit 2.015 hommes avec 266 canons; mais, comme toujours,
J
FAUSSE SÉCURITÉ 299
de colons peu ou point. Ainsi qu'en Acadie, les Anglais ne
comprenaient pas qu'en vidant de sa population une colonie
prospère ils tuaient la poule aux œufs d'or.
La chute de Louisbourg était venue humilier la France au
lendemain de Fontenoy (11 mai). L'honneur national, alors
exalté, voulut une réparation immédiate. Le gouverneur et
l'intendant du Canada, Beauharnois et Hocquart, insistèrent,
du reste, pour des représailles hâtives. En toute hâte, à la
Rochelle, on équipe donc une puissante flotte de 18 vaisseaux
de ligne, 8 frégates, 4 brûlots, 2 galiotes et une cinquantaine
de navires transportant 3.150 soldats (non compris les marins),
en tout plus de 800 canons. Le commandement en est confié
au jeune La Rochefoucauld, duc d'Anville; à bord se trouvent
La Motte-Pic quet, alors enseigne, et Suffren, garde-marine.
Le triple objectif était : commencer par l'Acadie dont la
conquête semble assurée; puis, s'il n'est pas trop tard, repren-
dre Louisbourg; sinon, prendre Plaisance ou attaquer Boston.
« S'il ne peut reprendre Louisbourg, disait le roi à son « cher
cousin )), (8 avril 1746), il doit accomplir au moins l'équivalent
et prendre sur lui toutes responsabilités; ne pas revenir sans
avoir tout mis en usage pour faire des opérations c|ui répon-
dent aux dépenses de l'armement ». Tout semblait devoir
réussir : « L'Angleterre ne s'alarma pas plus de l'approche de
l'Armada, dit Hutchinson, que Boston et l'Amérique du Nord
de l'arrivée d'Anvilk et de sa flotte ». 6.000 hommes se levè-
rent pour la défense de la cité; 6.000 autres pour celle de la
région; on réparait les vieux forts, on en bâtissait d'autres;
tout le long de la côte on postait des vigies,
Mascarène, en son fort délabré, réclamait des secours à cor et
à cri; avec ses faibles effectifs réduits par la maladie de 4.000
à 1.000 hommes, Warren tremblait pour sa récente con({uêle;
on le renforça de miliciens. L'un et l'autre redoutaient, outre
l'intervention française et l'intervention canadienne, le sou-
lèvement des Acadiens de la Nouvelle Ecosse, de l'Ile Saint-
Jean et de l'Ile Royale. Or, tout échoua, moins par la faute
300 LA CRISE
des hommes, à vrai dire, que par celle des éléments. Le départ,
qui devait avoir lieu au printemps, fut retardé jusqu'au 22 juin
par des vents contraires; on échappa ainsi au blocus de l'esca-
dre anglaise; mais, au large, des calmes plats survinrent,
accompagnés d'une chaleur torride : relâche aux Açores. Eau
et vivres commencent à manquer; la peste se déclare à bord;
50 hommes meurent chaque jour : il y a bientôt plus de ma'lades
que de gens valides. Alors s'élève une violente tempête qui
disperse la flotte; des navires sont poussés aux Antilles,d'autres
ramenés en France (10 octobre), d'autres échouent sur l'Ile de
Sable, d'autres disparaissent; trois vaisseaux, venus par Cuba
dès août, repartent, las d'attendre. Les brumes d'automne
cachent déjà la côte, lorsqu'en septembre la moitié seulement
de la flotte atteint l'iVcadie, après une traversée de 80 à 100
jours. On arrive, mourant de faim, de soif, de maladie; (faut-il
voir dans le mauvais ravitaillement de la flotte l'œuvre né-
faste de Bigot qui en fut l'intendant?) Pour se refaire, on dut
rester 42 jours dans la rade déserte de Chibouctou; les Aca-
diens, atterrés, y amenèrent quelques troupeaux et des denrées
fraîches. 1.200 hommes avaient péri en mer, tant marins que
soldats; il en mourut 1.100 à terre. L'amiral d'Anville mourut
aussi, le 16 septembre; son successeur, le vice-amiral d'Es-
tournelles, désespéré, se suicida en un accès de fièvre chaude,
(18 septembre). Le contre-amiral de la Jonquière, assumant
le commandement, essaya vers la mi-octobre, avec les débris
de la flotte (4 vaisseaux et quelques transports) de surprendre
Port Royal. Une nouvelle tempête assaillit l'escadre au large
du Cap de Sable; seules, quelques unités cinglèrent dans la
Baie Française, sans pouvoir rallier les troupes de terre. Le
reste de la flotte, six vaisseaux et un brûlot, dut lamentable-
ment rentrer en France; il restait à peine assez de matelots
pour faire la manœuvre à bord. Ainsi succomba cette autre
Armada, victime de la maladie, des vents, du désarroi des
chefs, de la négligence des intendants. L'amiral anglais Tovvn-
shend, ravitaillé dès le mois d'août, n'eut pas même à quitter
son refuge de Louisbourg; il eût pu, en sortant avec ses neuf
FAUSSE SÉCURITÉ 301
vaisseaux, achever l'escadre française. Anglais et Bostonais
triomphèrent sans gloire; les Acadiens désespérèrent.
Cependant, un gros effort avait aussi été fait au Canada
pour seconder sur terre la flotte française. En juillet 1746. à
Beaubassin, s'étaient joints aux troupes du capitaine Marin
300 Abénakis commandés par le lieutenant, de Saint-Pierre
€t 600 Français venus de Québec sous les ordres du comman-
dant de Ramezay, en tout 1.500 hommes; on enlève à Port
Lajoie la garnison anglaise de l'Ile St-Jean. En août, Rame-
say marchait déjà sur Annapolis, lorsqu'il fut arrêté aux Mines
par un rappel du gouverneur du Canada et la défection de l'a-
vant-garde d'Anville. En septembre, contre-ordre : Ramezay
vient avec 700 hommes camper sous les murs d 'Annapolis,
Si La Joncjuière y était alors venu avec ses derniers vaisseaux
de haut bord, il aurait eu facilement raison du misérable for-
tin où tremblait Mascarène; mais il ne parut qu'en novembre ;
las d'attendre, la rage au cœur, Ramezay et ses Canadiens
venaient de se retirer aux Mines, puis à Beaubassin. Soudain,
le '23 janvier 1747, partent de ce lieu 240 Canadiens et 60 In-
diens commandés par le capitaine Coulon de Villiers; la terre
est gelée; ils glissent sur des raquettes, traînent sur des clisses
leurs vivres et leurs munitions, affrontent les poudreries
(blizzards), cabanent la nuit dans la neige et, par le long dé-
tour de Cobeguid, atteignent les ^lines où ils surprennent en
pleine nuit (11 février) un détachement de 470 Anglais qu'y
avait posté Mascarène; en un combat de douze heures, ils en
tuent plus de 140, en prennent 92 et capturent leur goélette.
Audacieuse randonnée qui n'eut pas de lendemain : la der-
nière flotte française qui, forte de 18 vaisseaux de ligne et de
22 transports, sous le commandement de l'amiral de
La Jonquiére, allait ravitailler Québec et préparer une des-
cente à la Baie Verte pour la reprise de l'Acadie. fut, le 3 mai
1747, capturée par l'amiral Anson qui fit4.000 prisonniers et
prit un butin d'un million de livres. Le Canada, nouvel objec-
tif des Anglais, se trouvait donc sans ravitaillement ni ren-
forts. Les Mines furent successivement occupées par le capi-
302 L A C R I s E
taine Rous et par le capitaine Morris. En vain Marin et Coste-
harcèlent les Anglais de l'Ile Royale. Heureusement, le
18 octobre 1748, le traité d'Aix-la-Chapelle mot fin à celte
désastreuse guerre coloniale, en « restituant départ et d'autre
toutes conquêtes faites depuis le commencement de la pré-
sente guerre » : ce n'était que rendre à la France l'Ile Royale
et l'Ile Saint-Jean. Vainqueur en Europe, le frivole Louis XV,
qui « faisait la guerre en roi et non en marchand », ne daigne pas
même réclamer aux vaincus de Fontenoy l'Acadie, ne songe
pas même à en délimiter à son avantage les frontières contes-
tées. En son sincère désir de paix durable, la France victo-
rieuse renonçait à ses conquêtes de Flandre jDour se contenter
de ses possessions antérieures d'Amérique. « Bête comme la
paix», disaient justement les harengères des halles et pouvaient
répéter les malheureux Acadiens à propos de ce traité dont la
« bêtise » n'a été surpassée qu'en notre temps. « Bêtise » d'au-
tant plus grande que, comme de nos jours encore, l'ennemi
vaincu n'acceptait cette paix que comme une trêve opportune.
Tous ces grands événements, tout ce déploiement de forces
navales, toutes ces allées et venues de troupes françaises au
milieu de leurs campagnes et jusque dans leurs villages n'a-
vaient pas été sans émouvoir singulièrement les Acadiens dont
le sort en dépendait. « Tous, sauf un très petit nombre, dési-
rent revenir sous la domination de la France », écritBeauhar-
nais à Maurepas, le 12 septembre 1745. Ils étaient si bien de
cœur avec la France dont ils souhaitaientintimement le succès
et, par suite, l'empire sur eux qu'à la nouvelle, fausse, hélas !
delà prise de Port Royal par Duvivier, ils chantèrent le Te
Deiim et qu'à la nouvelle, vraie, hélas ! de la prise de Louis-
bourg par Warren, ils versèrent des larmes. Et qui donc ose-
rait les blâmer d'entretenir au fond de leurs cœurs de pareils
sentiments?
« Si l'on envisage toutes les circonstances, dit justement
John Fr. Herbin en son excellente Hislory of Grand Pré (p. 49),-
FAUSSE SÉCURITÉ 303
les Acadiens furent d'une fidélité remarquable à l'égard du
gouvernement qui leur était imposé. On les retenait dans le
pays pour qu'ils y servissent leurs maîtres. Si parfois s'exerçait
à faux l'influence de leurs compatriotes, tout mouvement
spontané de la part de gens si harcelés était naturel et parfaite-
ment excusable. Leur activité et leur habileté faisait de leur
poijulation une partie intégrante du pays. Presque invraisem-
blable fut la patience avec laquelle ils tolérèrent les brutalités,
les ruses, la tyrannie dont ils furent -les victimes. Ils étaient de
na.lure calme et paisible. Oui donc les blâmera d'avoir tourné
des regards de regret vers le drapeau de leur patrie et vers le
pays de. leur religion, puisque de mesquins oppresseurs, qui
n'avaient pour eux que soupçons, les traitaient en esclaves et
en ennemis? ».
Et pourtant, en dépit de tout ce patriotisme latent, malgré
toutes les belles espérances de Duvivier exprimées dès 1735,
les Acadiens ne se soulevèrent pas en masse contre les Anglais.
Leur zèle patriotique fut paralysé par leur fidélité au serment,
par les conseils contradictoires de leurs prêtres, par les ruses
des Anglais, par les fautes des Français. Eux-mêmes, en une
requête de leur notaire Ch. Préjean en 1749, donnent trois rai-
sons : « Nous étions liés d'un serment; nous nous exposions
à toute la fureur des Bostonais enragés contre nous; nous ne
pouvions voir aucune sûreté, tandis que nous ne voyons pas
de vaisseaux dans le bassin ... C'est un crève-cœur pour nous
de voir tant de démarches cjue l'on faisait dans ce pays réus-
sir si mal ».
Il n'est pas douteux que, pour un peuple aussi religieux, le
sermenL d'allégeance fut une puissanle entrave morale cjue les
])rêtres fortifièrent. Mais ces prêtres eux-mêmes avaient, pon-
dant les vingt-quatre années des ministères Dubois et Fleury,
tant de fois reçu l'ordre de s'abstenir de toute intervention
4ans les affaires temporelles que la neutralité leur semblait
un strict devoir. Le 8 mai t743, le Président du Conseil de la
Marine écrivait encore à l'évêque de Québec : « Il est essentiel
pour le bien (h- la religion ([ue les missionnaires de l'Acadie
,se conduisent bien avec le gou\'erneur anglais et les autres
304 LA CRISE
officiers de la colonie ». Or, quand la guerre éclata, on compta
sur ce même clergé, au contraire, pour soulever Jes Acadiens;
on ne prévit pas le désarroi de ces quelques prêtres, ainsi pris
au dépourvu en leur isolement, en leur ignorance des événe-
ments. Aussi, le 1*2 mai 1745. après l'échec de la première cam-
pagne, le Président du Conseil de la Marine se plaint-il à Té-
vêque de Québec : « Il n'y a eu que les Sieurs Maillard, de la
Goudalie, Laboret et Le Loutre qui se soient portés à procurer
des secours aux troupes françaises. M. Desenclaves, curé de
Port Royal, exhortait ses paroissiens à la fidélité envers l'An-
gleterre. M. Chauvreulx menaça d'excommunier quiconque
prendrait les armes contre les Anglais. Le grand vicaire M. Mi-
niac agit pour faire échouer l'entreprise française. » De cette
fausse situation en laquelle ils se trouvaient, l'habile Masca-
rène, alors lieutenant-gouverneur, sut tirer ample parti.
« Les affaires d'Europe sont très embrouillées, écrivait-il à
l'abbé Desenclaves avant la déclaration de guerre (5 sept. 1741);
s'il advient une rupture avec la France, les missionnaires doi-
vent naturellement s'attendre à être tenus pour suspects : leur
devoir est donc de montrer beaucoup de circonspection en leur
conduite personnelle, ainsi qu'à l'égard des habitants français;
ils mèneraient ceux-ci, en effet, à une perte certaine, s'ils leur
donnaient le moindre encouragement à résister ou à désobéir
aux ordres de ce gouvernement». «Laconduite desmissionnaires,
ajoute-t-i) en décembre 1744, fut en cette occasion bien meil-
leure qu'on ne pou\ ait s'y attendre ».
Usant ainsi de menaces et de nK'nagements. le rusé hugue-
not sut attacher à la cause anglaise la plupart de ces prêtres
d'une religion cju'il abhorrait; et, par eux, il tint en respect
les Acadiens.
Il employa bien d'autres moyens, « les meilleurs qui soient
en mon pouvoir », écrit-il (1^^ décembre 1743); c'est-à-dire, à
défaut de la force, la ruse, une feinte bonhomie, les apparences
temporaires de la justice. « Il faudra Ijicii du tcnqjs, répète-t-
il le 8 septembre 1748,, et une attention constante pour faire
de ces Français de loyaux sujets et les guérir de leur penchant
FAUSSE SÉCURITÉ 305"
naturel pour ceux qui sont de leur religion et de leur
sang ». « On ne peut compter sur leur aide en cas de rupture
avec la France, ajoùte-t-il.Tout ce qu'on peut maintenant es-
pérer d'eux, c'est de les empêcher de se révolter* et de se join-
dre à l'ennemi.» Il n'y réussit que trop. Dès les premières mena-
ces de rupture (25 mars 1740), il annonce aux habitants com-
bien il est de leur intérêt de ne pas se rendre suspects : « caries
habitants de la Nouvelle Angleterre ne demandent qu'à s'em-
parer de terres défrichées toutes prêtes à les recevoir. « Pour
calmer les habitants de Chignectou « d'humeur réfractaire », il
leur promet des terres au Lac (11 janvier 1742). Aussi, à la
veille de la guerre (28 juin 1742), il constate chez les habitants
une bonne disposition à rester fidèles au serment et à se sou-
mettre aux ordres et règlements destinés à maintenir la paix ».
D'une part, proclamant « tout le péril de leur situation », il les
rassure dès le début (21 octobre 1743), en leur promettant que
« cette guerre n'aurait pas plus de conséquence pour les habi-
tants que pour les sauvages, s'ils restaient en paix avec les
Anglais ». « Quel bonheur pour ces habitants, écrit-il à l'abbé
de la Goudalie, curé des Mines (14 nov. 1743), de pouvoir,
s'ils le veulent bien, jouir des douceurs de la paix, tandis que
tant d'autres sont affligés par les calamités de la guerre !
Quelle responsabilité en ce monde et dans l'autre pour ceux
qui, en excitant ces habitants au désordre, attireront sur eux
le châtiment que mérite un peuple rebelle !... M. Laboret est
le seul [missionnaire] dont j'aie mauvaise opinion : je crains
bien d'avoir à procéder à son égard d'une manière qui lui fera
sentir que sa conduite ne plaît nullement ici ». Quel savant art
en toute cette lettre de mêler à la menace la persuasion et la
flagornerie même !
D'autre part, il se pri'Mxenpc (]('» intérêls matériels des Aca-
diens : il trouve légitime, vu la subdix isimi des terres, de leur
accorder des concessions nouv(>lles, surtout, comme à C.hipou-
dy (11 janvier 1742) et à (".higncctou (12 juillet 1742), à ceux
•pii l'ont {ucuve d'obéissance ; lesaulrrs, il les menace. Il re-
connaît dans les paroisses l'aiiloril i' (lcs(im[ou six nolair(\'^
o')G L A C R I s E
qui, désignés par les habitants, dressaient les actes civils et
recueillaient l'impôt du cens et les droits sur les ventes et alié-
nations de biens; par leur intermédiaire, (entre autres, par
René Leblanc, des Mines, )ir répartit entre les prétendues vic-
times des réquisitions françaises 10.000 livres obtenues du
gouverneur Shirley, Il accueille avec empressement (janvier-
juin 1745) des délégations qui viennent lui exprimer leurs
excuses ou leurs doléances et les rassure au sujet d'incessants
bruits de représailles, d'expropriations et d'évictions immi-
nentes; par contre, il obtient d'elles le renouvellement de leurs
promesses de rieutralité et l'engagement de ne plus ravitailler
Louisbourg. En août 1745. il va jusqu'à renouveler aux trois
frères Mius dEntremont. de Pobomcoup. le certificat de loya-
lisme qu il leur avait déjà délivré dèsjuillet 1740, ainsi qu'à huit
autres co-habitants. « Jamais ces délégués n'ont été si bien
reçus des Anglais qu'à leur dernier voyage, déclare non sans
dépit le Gouverneur du Canada en 1745. Cette politique iious
paraît extraordinaire. Nous n'en voyons pas les motifs. à moins
que le Sieur Mascaréne ne compte que les voies de la douceur
sont plus efficaces que toute autre pour détacher les Acadiens
de l'affection qu'ils ont pour la France ». Cette « extraordi-
naire » politique, dont I'k indulgence )» semblait excessive à
Shirley lui-même et au Conseil d'Annapolis, n'était en réalité
<{ue fort adroite, celle d'un transfuge qui ne connaissait que
trop bien la mentalité de-ses frères de sang. La preuve en est
son succès non moins « extraordinaire » : car cette habileté
française obtint plus que n'eût jamais obtenu la brutalité
anglaise. Pendant huit années de guerre, en effet. ^lascarène
réussit ce tour d'adresse : il maintint dans la neutralité une
population foncièrement française et, dans les pires circons-
tances, assura à l'Angleterre la possession dune colonie vide
de colons anglais. Ainsi, ce Français, au service de l'Angle-
terre, consomma pour la France la perte de l'Acadie et, par
suite, prépara à courte échéance la perte même des Acadiens.
Ainsi dupés, égarés par de fâcheux conseils, tiraillés par des
sentiments contradictoires, liés par le serment de neutralité,
FAUSSE SÉCURITÉ 307
les malheureux Acadiens s'abstinrent en cette guerre entre-
prise pour leur délivrance. Les troupes françaises, qui comp-
taient sur leur soulèvement immédiat, en furent stupéfaites et
irritées : on eut beau user tour à tour de prières et de menaces,
rien n'y fit. Bien qu'intimement désireux du succès français,
ils ne cédèrent, comme en pays conquis, comme aux Anglais
eux-mêmes, leurs denrées qu'aux réquisitions et leur assis-
tance qu'à la force, « sous peine d'exécution militaire » dit la
pétition de Philadelphie. « Quant aux dispositions des habi-
tants envers nous, disent (2 sept. 1745) MM. de Beauharnais
et Hocquart en une lettre traduite dans les Documents colo-
niaux de New-York (vol. X), tous, sauf un très petit nombre,
désirent revenir sous la domination française. Le Sieur Marin
et ses officiers, ainsi que les missionnaires, nous l'ont assuré;
ils n'hésiteront pas à prendre les armes, dès qu'ils seront à
même de le faire... M. Marin nous dit que le jour où il quitta
Port Royal tous les habitants étaient accablés de douleur.
La capitulation de Louisbourg les a déconcertés. » Mascarène
profita même de ce désarroi et de promesses faites offi-
ciellement par lui et par Shirley pour arracher une fois de plus
aux Acadiens le serment d'allégeance, mais « sans aucune
mention d'assistance militaire », dit la pétition de Philadel-
phie de 1756.
Ah ! si seulement les Français avaient été victorieux, si
Port Royal avait été pris, si Louisbourg n'avait pas succom-
bé, si l'amiral d'Anville avait occupé le pays, si, en somme,
l'Acadie fût redevenue française, ils se fussent sentis délivrés
de tout lien à l'égard d'un })ouvoir défaillant, d'une Angle-
terre absente; mais non, les fautes des chefs français, les len-
teurs de Duvivier, la précipitation de Gannes, la mésentente
des officiers de terre et de mer les firent désespérer de la Fran-
ce : « On craint, dit un rapport français de 1745, que, par la fa-
çon dont s'est terminée l'expédition [de 1744], on ne trouve
plus les mêmes dispositions chez les habitants ». Elles furent,
en effet, meilleures au début qu'à la fin : quelques-uns en vin-
rent même à renseigner les Anglais et à se prêter à leurs tra-
308 LA CRISE
vaux militaires. Le 13 octobre 1744. Mascarène félicite de
leur allégeance les habitants des Mines, de Piziquid et de la
rivière aux Canards.
Seuls, saffranchissant de tout lien et de toute sujétion,
n'écoutant que la voix du patriotisme, une douzaine. « une
vingtaine » d'Acadiens, dit Mascarène qui ne s'en étonne pas
(15 mars 1745), — à vrai dire, les plus notables, et partant
les plus conscients de la gravité de l'heure. — ■ prirent ouverte-
ment parti pour la France : entre autres, un gros fermier de la
Grand 'Prée, Joseph Le Blanc dit le Maigre, qui, pour avoir
renseigné le gouverneur de Louisbourg et voulu ravitailler en
viande fraîche la flotte d'Anville, fut dépouillé, condamné et
emprisonné par les Anglais, et un. certain Nicolas Louis Gau-
tier et ses deux fils, riche et audacieux armateur de Port
Royal dont le vaste établissement de Bel Air en amont de la
rivière fut le quartier général de Duvivier et de Marin lors
de leurs sièges d'Annapolis. Les têtes de «douze rebelles» fu-
rent mises à prix : (outre les précédents, les deux frères Ray-
mond, les deux frères Le Roy, Joseph Brossard ditBeausokil,
Pierre Guédry dit le Grivois. Louis Hébert et Amand Bu-
geau. Ces Acadiens eurent -ils tort de violer leur serment
d'allégeance? Non, dit nettement Tabbé Casgrain [Pvhr.. eu
pays d'Evangeline ). « Les Acadiens qui avaient été soumis à
des tromperies et à des persécutions de tout genre auraient
pu. s'ils l'eussent voulu, secouer le joug lorsqu'éclata laguerre
de la succession d'Autriche. Ils auraient pu dire aux autorités
d'Annapolis : « Depuis que vous avez mis le pied dans notre
« pays, vous nous avez trompés: vous nous tromperez encore.
« C'est vous-mêmes ({ui, par vos continuels manijues de parole.
« nous avez déliés de la nôtres. Or, si. à l'exemple de ces hardis
patriotes, les huit à dix mille Acadiens d'alors (dont 200 fa-
milles à Port Royal) s'étaient soulevés ou avaient seulement fa-
vorisé l'avance des troupes françaises, c'en eût été fait de la
petite garnison anglaise de trois compagnies régulières, mal «U-
fendue par 40 mauvais canons derrière ses remparts de terre
^ roulante; l'Acadie eût été sauvée et les Acadiens se fussent
FAUSSE SÉCURITÉ 309
-évités de bien grands malheurs. C'est l'avis même de Masca-
rène exprimé trois ou quatre fois : « En dépit des moyens em-
ployés par les Français pour amener ou contraindre à la révol-
te les habitants qui sont tous français d'origine et papistes,
écrit Mascarène le 15 juin 1748, ils n'ont pu réussir qu'auprès
d'un très petit nombre; trois fois entrés en cette province,
trois fois assiégeants de ce fort avec des forces bien supérieures
aux nôtres, ils ont dû finalement,il y a un an, se retirer à Qué-
bec». «C'est au refus des habitant s français de prendre les armes
contre nous que nous devons la conservation de la Nouvelle
Ecosse, écrit-il dès décembre 1744. Si les habitants avaient
pris les armes, ils auraient pu fournir contre nous trois ou
quatre mille hommes qui, augmentant nos fatigues et mainte-
nant l'ennemi sur les lieux, auraient rendu impossible les répa-
rations et le ravitaillement ». « Ils auraient pu détruire notre
garnison et s'emparer du fort en ruines ». Mais non ! fidèles à
leur parole, ils restèrent obstinément neutres; le serment les
lia à l'heure de la délivrance; leur candide loyalisme laissa
échapper une occasion d'émancipation qui ne revint jamais.
Quel bénéfice les Acadiens retirèrent-ils de tant d'abnéga-
tion? quelle récompense pour tant d'attachement au devoir?
Ces mêmes Anglais, auxquels ils se sacrifiaient, les accusèrent
précisément de manque de parole; ils tramèrent dès lors leur
perte plus que jamais et leur préparèrent le pire et le plus im-
mérité de tous les châtiments. Ici éclate la duplicité anglaise,
si bassement réaliste. Pendant toute cette période critique, le
danger est-il menaçant, l'Anglais se fait bénin, bénin à l'égard
•de ces pauvres Acadiens dont il a si grand besoin ; le danger
€st-ii pass('', il sapprête sournoisement à exterminer un peuple
maudit qu'il redoute encore; car, qu'il menace ou qu'il
flagorne, l'Anglais ne cesse de détesteretde vouloir supprimer
quiconque le gêne. « Les temps étaient mauvais, a-t-on dit; il
fallait baisser la tête, biaiser, temporiser, feindre de céder; on
n'y manqua pas. » Ainsi bernés, les naïfs Acadiens perdirent la
dernière occasion (|u'il.s aient jamais eue de redevenir Fran-
çais; neuf ans plus tard, les Anglais les récompensèrent à leur
façon d'un loyalisme si généreux.
310
L A
CRISE
Trois maîtres fourbes dominent ce temps de crise : ]\Iasca--
rène, ^^'arren et surtout Shirley. De Mascarène, nous avons-
déjà signalé la duplicité dans ses relations avec ces Acadiens
et avec leurs prêtres. Même l'historien néo-écossais B. Mur-
doch qui "loue sa courtoisie ne peut s'empêcher de dire :
« Si distingué et si honorable qu'il fût, il était parfois subtil
et astucieux en ses raisonnements. » (II. 11) Dès le
15 novembre 1740, ce ci-devant Français qui connaissait
bien l'âme des Acadiens écrivait : « Depuis que j'ai l'hon-
neur de présider ici, je me suis toujours efforcé de faire sentir
à ces habitants français la différence qu'il y a entre le gouver-
nement britannique et le gouvernement français en leur ad-
ministrant la justice avec impartialité et en les traitant en
toutes circonstances avec douceur et humanité, sans rien cé-
der toutefois quand l'honneur ou l'intérêt de Sa Majesté était
en jeu. » N'empêche que l'année suivante, sa correspondance
avec Tabbé Desenclaves, curé de Port Royal, (29 juin, 20 juil-
let, 5 septembrej nous le montre, au nom de la distinction du
spirituel et du temporel, dépossédant les prêtres acadiens de
cette justice patriarcale dont leurs ouailles s'étaient jusqu'alors
bien trouvés. N'empêche que le 23 novembre 1741, il écrit aux
Lords of Trade : « Les missionnaires nous causent bien des en-
nuis, malgré toute la peine que nous nous donnons pour les
maintenir dans l'ordre en les obligeant à se conformer aux rè-
gles prescrites et en les empêchant d'exercer aucune autorité
ecclésiastique ». Bien caractéristique est la différence de ton
entre sa lettre à l'évêque de Québec (2 déc. 1742) et son
compte-rendu au Secrétaire d'Etat le lendemain (Akins,
124-6).
D'autre part, la guerre finie, notre huguenot anglicisé écrit
à son compatriote Ladevèze : « En toutes ces terribles
conjonctures, j'ai traité les habitants français avec tant
de douceur, administré la justice si impartialement, usé
à leur égard de tant de bons procédés qu'encore que l'en-
nemi ait amené au milieu deux 2.000 hommes armés pour
les soulever contre nous, il n'a réussi à en joindre à sa
FAUSSE SÉCURITÉ 311
<?ause qu'une vingtaine au plus.» Oui; mais, ce que ce bon apô-
tre ne dit pas, c'est le sort qu'il réserve à ces milliers de dupes
xle sa feinte clémence. « Nous proposons humblement, signc-t-il
avec son Conseil en décembre 1745, que les dits habitants fran-
çais soient transportés hors de la province de Nouvelle Ecosse
et remplacés par de bons sujets protestants. » Ah ! si les Aca-
diens avaient su..., mais ils ne savaient pas « Rien ne peut être
plus avantageux, confirme-t-il à son complice Shirley, qur l'é-
viction de ces habitants et leur remplacement par de bons
sujets protestants; « seulement, lui confie-t-il tout bas, il faut
que les préparatifs soient faits « à leur insu et dans le plus grand
secret, même à Boston; » autrement, en quelle fâcheuse pos-
ture se fut trouvé vis-à-vis de ses victimes ce doucereux hy-
pocrite?
Une fois les dangers de la guerre, passés, Mascarène
ne se gêne plus... En août 1748, il rabroue les habitants des
]\Iines à propos de prétendus actes de désobéissance et d'hos-
tilité sournoise; le 28 septembre, avec son conseil, il repou.sse
toute demande des réfugiés de l'Ile Royale et autres lieux
tendant à leur séjour en Nouvelle Ecosse; bien mieux, le 17 oc-
tobre, il recommande, pour faire contrepoids à ces irréconci-
liables Français, d'établir et de fortifier sur la côte atlantique
une colonie de pêcheurs anglais, afin de contenir la popula-
tion, et de construire un fort auxMines et un fort à Chignectou .
En guise de reconnaissance aux prêtres qu'il a si bien bernés,
il les recommande en ces termes à la faveur royale : « Tant
qu'on laissera les missionnaires français au milieu des habi-
tants, on ne pourra transformer ceux-ci en bons sujets bri-
tanniques ». C'est donc l'expulsion des prêtres aussi qu'il pré-
conise, en particulier celle de ce pauvre abbé Desenclaves
qui se croyait le meilleur ami de Mascarène et qui sera l'une
des plus misérables victimes de son successeur Lawroncc,
Avrai dire, cette politique déloyale n'assura pas même au
transfuge français le respect de ses collègues anglais. « Le
âieutenant colonel a eu tort, dit son jeune successeur Corn-
wallis (11 sept. 1749) de souffrir tant d'abus; mais il est usé
312 ], A CRISE
et tous les officiers du port ont abusé de lui depuis le capitaine
jusqu'à l'enseigne. Disons tout de suite que le vieux renégat,
ainsi méprisé et tenu en suspicion, privé d'honneurs et de
fortune, réduit à sa demi-paye de major, finit tristement ses
jours (22 janvier 1760) à Boston où il avait pris femme; lors
du grand dérangement, il fut le témoin, peut-être ému.
après tout, des tragiques conséquences de sa funeste politique
anti-française. Son fils dut, le 30 juillet 1764, solliciter une
concession de 20.000 acres de terre en récompense des ser^
vices méconnus du rusé vétéran néo-écossais.
Voici un autre compère. En 1745, le contre-amiral Warren
tolère au Cap Breton les 287 habitants français, tant qu'il en
a besoin « pour fournir à sa garnison du bois, etc;... » mais i^
se promet bien ensuite, dit-il, « de les emprisonner et de les
expédier en France le plus tôt possible. » A l'égard des 1.000
habitants de l'Ile Saint-Jean, son projet est, en mai 1746, « de
les expulser de l'Ile, de brûler leurs étal)lissements et de les-
transporter en France avec leurs biens meubles »; mais, le
7 juin, le Conseil de guerre décide pour des raisons d'économie
(6 à 8.000 livres) et de stratégie (transports de troupes au Ca-
nada) de les tolérer encore moyennant la remise de 12 otages
et la cession de la moitié de leur bétail « à un prix raisonnable ».
Cette mesure de nécessité est présentée à la « pauvre popula-
tion inoffensive » comme une « faveur » de Sa Majesté qui
« daigne » ainsi lui permettre la récolte des blés qu'elle a semés.
En octobre 1745, le susdit Warren écrit au duc de Newcastle
combien « il serait avantageux de déporter ceux des Aca-
diens qui résident à Annapolis ". « J'ai exprimé cette idée à
l'Amirauté, et je crois que M. Shirley vous exprime le même
avis ». Shirley comprend que Warren estime « nécessaire de
chasser tous les habitants français hors de l'Acadie dès le
printemps prochain. » Aussitôt, dès le 8 novembre, le commo-
dore Knowles, ravi d'un si beau projet, sollicite « l'honneurtle
commander pareille expédition »; bel honneur, vraiment, di-
gne d'un pacha turc, que d'expulser ainsi un malheureux
peuple aussi ^inoffensifs qu'innocent. A cette occasion se-
FAUSSE SÉCURITÉ 313
manifeste, de plus en plus intense chez tous ces Anglais, le
.désir de déporter ces naïfs Acadiens qui venaient précisé
nient, en leur faveur, d'étouffer sous la dure loi du ser-
ment leurs sentiments patriotiques.
De ce trio de fourbes, le pire fut assurément ^^'illiam Shir-
ley. Ce misérable et ambitieux homme de loi (1694-1771), qui
en 1736 était venu de Londres à quarante ans chercher fortune
en Amérique, avait, à force d'intrigues, d'audace et de fana-
tisme politique et religieux, réussi à se faire nommer dès 1741
gouverneur du Massachusetts. La France n'eut guère en ces
régions d'ennemis plus implacables et plus dénués de scrupule
que ce farouche sectaire dont le delenda Carihago était la ruine
de toute puissance française en Amérique; « delenda est Cana-
da », concluait-il en un discours du 28 juin 1746. Aussi la guerre
coloniale, qui résulta de la Succession d'Autriche en Europe,
a-t-flle justement pris en Amérique le nom de Shirley's War.
Ame damnée de l'impérialisme britannique, il ne cessa en sa
correspondance d'insister tout particulièrement sur l'impor-
tance capitale de la Nouvelle Ecosse tant pour l'Angleterre
que pour la. France et, par conséquent, sur la nécessité pour
son pays de s'assurer par tous les moyens aux dépens du voisin
exécré cette « clef » de l'empire américain. Dès le début, dit
-Mascarène (déc. 1744). l'une des trois causes qui sauvèrent An-
napolis, ce furent « les prompts secours envoyés par le gouver-
neur de Massachusetts; grâce à eux fut soulagé le service cons-
lant de nos hommes sur des remparts en ruine »; et tout cela,
non sans « grands frais «. Ce fut Shirley, avons-nous vu, qui
en cette même année entraîna toute la Nouvelle Angleterre
dans une alliance armée contre le boulevard français de Louis-
bourg, si envié et si redouté. L'éclatant succès de sa témé-
raire entreprise conféra à ce « guerrier exalté » un réel pres-
tige : de colonel qu'il était, notre simple civil fut promu gé-
néral et, profitant de l'indolence du ministère Newcastle, il
s'arrogea en son vague empire colonial une autorité de vice-roi
omnipotent, se substituant hardiment à la métropole en ini-
tiatives qui dépassaient les limites mêmes de la Nouvelle An-
314 LA CRISE
gltorre. Ainsi, pourvu d'une voix consultative au ConseiF
d'Annapolis, il prend tout de suite la haute main dans l'ad-
ministration tant civile que militaire de la Nouvelle Ecosse :
« -M. .Mascarène et tout son Conseil s'en remettent à moi, écril-il
fièrement le 11 février 1746; ils n'adopteront pas une mesure
sans mon avis ni mon approbation, comme c'est le cas depuis
deux ans ». C'est donc sur Shirley que pèse la plus lourde
r^'sponsabilité pour toute la politique coloniale de l'Angle-
terre en cette région et en ce temps.
Or, ce satrape puritain détestait par-dessus tout les Aca-
diens : son humeur despotique, n'admettant pas de résistance,
s'offensait de la présence en territoire anglais de ce blo,c catho-
lique et français qui le gênait et l'inquiétait. « Je suis désolé
de ne pas avoir à ma disposition une troupe de 500 hommes,
écrit-il au lendemain de la chute de Louisbourg; je l'em-
mènerais aux Mines et à Grandpré; j'ouvrirais toutes les éclu-
ses ; je dévasterais tout le pays ; je noierais toute cette engeance
de vipères. » Redoutant les « excès de tendresse » de Masca-
rène à leur égard, il réclame dès le 11 février 1746 « de promp-
tes mesures pour s'assurer des habitants >>. En voici une, in-
diquée dans ses lettres du 10 mai et du 18 juin : « L'ennemi
trouvera bientôt moyen de nous arracher brusquement l'A-
cadie, si nous n'enlevons pas les plus dangereux habitants
français pour les remplacer par des familles anglaises.» En voici
une autre, en date du 28 juillet : « La province de la Nouvelle
Ecosse ne sera jamais hors de danger tant que les habitants
français y seront tolérés dans le mode actuel de soumission. «
En voici une troisième, en date du 15 août : « chasser de la
Nouvelle Ecosse les prêtres catholiques, leur substituer des
ministres protestants français, ouvrir des écoles écossaises et
accorder des faveurs à tous ceux des habitants qui passeront
au protestantisme et feront apprendre l'anglais à leurs en-
fants... Ainsi, la génération suivante se composera de vrais
sujets protestants. » Que les prêtres acadiens que trompait
Mascarène ne connaissaient-ils ces invites à l'apostasie, ces
violations de la conscience !... Ajoutons que, dès le 3 octobre
FAUSSE SÉCURITÉ 315
IT-l.'). Shirley avait déjà osé dire cyniquement : « Il faut les
expulser et, naturellement, préparer ce coup-là dans l'ombre. »
Informés de ces monstrueux projets, le gouverneur Beau-
harnais et l'intendant Hocquart écrivirent dès le 12 septem-
bre 1745 au comte de Maurepas. « Nous ne pouvons nous ima-
giner qu'ils envisagent l'idée d'expulser les Acadiens pour leur
substituer des Anglais, à moins que la désertion des Indiens
ne leur donne l'audace d'adopter un plan si inhumain ». « Plan
si inhumain », on le voit, ne répugnait pas plus aux Anglais
de la métropole qu'à ceux d'Amérique.
Les Acadiens, qui venaient justement de tant sacrifiera
leur loyalisme envers l'Angleterre, eurent vent de toutes ces
intentions hostiles à leur égard; les autorités françaises ne
manquèrent pas, du reste, de leur en montrer les conséquences,
si graves pour leurs intérêts. En thésaurisant les pièces d'or
et d'argent de Louisbourg dont ils sont «extrêmement avides »,
(( quel but peuvent-ils bien avoir, se demandent Hocquart* et
Beauharnais dans la susdite lettre, sinon celui de s'assurer des
ressources en vue d'un jour de malheur? Beaucoup d'entre
eux se sont déjà enquis, pour savoir s'ils pourraient trouver ici
au ('-anada] des terres où s'établir et s'ils seraient autorisés
à y venir ». Se méfiant de la bonne foi anglaise, les Acadiens,
en effet, songeaient toujours à partir. Inquiets, ils envoient
des délégués à leur bon Mascarène, qui, naturellement, feint
de n'y rien comprendre, mais ne s'en empresse pas moins
d'informer son puissant acolyte. Il était d'autant plus urgent
de calmer ces gens-là c[ue la puissante flotte d'Anville appro-
chait alors. Ou'à cela ne tienne ! de la même plume qui mena-
rail hier, limpudent Shirley rassure maintenant :
'( Ayant été informé, çcrit-il à Mascarène le 16 septembre 1746,
que les habitants de la Nouvelle Ecosse prêtent au gouverne-
mont ansîlais le dessein de les chasser de leurs terres, eux et
leurs familles, pour les déporter en France ou ailleurs, je vous
]irie lie leur liiii-c saxolr (ju'au cas où sa Majesté aurait eu une
pareille intention, il est probatile ({ue j'en aurais été informé;
.or, rien de semblable ne m'a été communiqué, cl je reste con-
316 LA CRISE
vaincu que leurs appréhensions sont sans fondement. \'euillez^
donc les persuader que je m'efforcerai de mon mieux auprès de
Sa Majesté pour qu'elle continue d'accorder sa faveur royale
et sa protection à tous ceux qui se sont conduits loyalement
et n'ont pas eu de relations avec l'ennemi ».
Si ce n'est pas là mentir au sens exact du mot, ce n'en est
pas moins parler avec l'intention de tromper : car, si ce n'est
pas, à vrai dire, le « gouvernement anglais de Sa Majesté » qui
avait en ces circonstances exprimé l'intention de « chasser les
Acadiens de leurs terres » et de les « déporter » non pas en Fran-
ce, mais « ailleurs », c'était Shirley lui-même qui avait dans ce
but insisté auprès de ce gouvernement; et, si cette idée ou
plutôt la réalisation de cette idée est pour un moment écar-
tée, ce n'est que pour des raisons d'opportunité; car on se pro-
met bien d'y revenir, dès que les circonstances le permettront.
On voit à quelle misérable casuistique, à quelles équivoques
a recours ce pur des purs pour mieux tromper, quand il a be-
soin de tromper. Pour qu'il n'y ait pas de doute sur cette vile
manœuvre, trois jours plus tard, le 19, Shirley informe le
duc de Newcastle :
i( Comme en un moment si critique, [la flotte française à Chi-
bouctou, les troupes acadiennes près d'Annapolis]. cette crainte
[qu'ont les Acadiens d'être expulsés] peut être exploitée contre
nous par nos ennemis, j'ai écrit à M. Mascarène une lettre [la
susdite lettre] qui a été traduite en français et imprimée pour
être distribuée aux colons ». « Quant à la crainte dont vous souf-
frez d'être chassés du pays, dit un extrait de cette lettre de Mas-
carène {2\) juin 1747) citée plus tard par les Acadiens de Phi-
ladeljihie, vous avez entre les mains une lettre imprimée de
Son Excellence William Shirley qui vous délivre de toute appré-
hension; vous savez les promesses que je vous ai faites et dont
vous avez déjà ressenti les effets : à savoir que je vous proté-
gerais tant que votre conduite et votre fidélité à la couronne
britannique me le permettront; eh bien ! cette promesse je
vous la renouvelle ».
Ah ! le bon billet !... tant que la guerre durera ! c'est-à-dire
tant que nous aurons besoin de vous et peur de vous !
FAUSSE SÉCURITÉ 317
La fidélité des Acadiens en « ce moment si critique » a-t-elle
du moins guéri Shirley de ses criminelles intentions à leur
égard? Nullement : le double danger français et canadien sur
terre et sur mer ne s'est pas plus tôt évanoui que le l^'" novem-
bre il reproche à Mascarène de ne pas profiter d'une situation
si avantageuse et il lui propose des renforts pour détruire les
établissements français; oui, «détruire les établissements » de
ceux-là même à qui, un mois et demi plus tôt, il promettait
par écrit la protection et la faveur royales. D'autres nécessi-
tés plus urgentes (campagne du Canada) l'obligent, toutefois,
à temporiser à nouveau. Aussi, se sentant, selon l'expression
courante, « brûlé >> il écrit le 21 novembre au duc de Newcastle
pour obtenir l'autorisation solennelle de Sa Majesté Britanni-
' que : « Je me permets de proposer que Sa Majesté veuille bien
le plus tôt possible informer les habitants français que les
assurances de sa faveur royale qui leur ont été données par
moi ont reçu son approbation et seront mises à exécution :
l'intervention de Sa Majesté dissiperait les craintes qu'ils ont
d'être bannis de la Nouvelle Ecosse, eux et leurs familles ».
Or, si en cette même lettre il s'oppose encore, à vrai dire, à
« l'expulsion en masse de tous les habitants français», tant pour
des motifs intéressés (renforcement du Canada et difficulté
de repeuplement) que pour des raisons morales (clause du
traité d'Utrechtet serment accepté par Armstrong), Shirley
insiste sur l'urgence de ses mesures anti-catholiques, à l'heure
même où le pauvre clergé canadien ne faisait que trop naïve-
ment le jeu de sa politique anglaise. Shirley a-t-il donc renoncé
à ses plans d'expulsion totale? Pas le moins de monde; il ne
fait encore que les n.-niettre à la première occasion favorable :
il faudra les chasser tous le printemps suivant. Ce n'est
pas l'horreur d'une pareille opération qui l'arrête le moins-
du monde; c'est uniquement la peur et l'intérêt; il craint qu'ai-
dés de sauvages, les plus hardis ne se retirent dans les bois, ne
harcèlent les troupes anglaises et n'en empêchent le ravitail-
lement; il se demande, pure raison d'opportunité, s'il ne
serait pas « extrêmement difficile de combler le vide que leur
éviction créerait dans le pays.»
318 LA CRISE
A mesure que passe le temps et que s'évanouissent les dan-
gers, toutes les objections matérielles et morales de Shirley
se dissipent également; le sinistre projet d'expulsion brutale,
lui devenant de plus en plus cher, prend corps en son esprit et
mûrit davantage. Dès le 11 décembre 1746, il songe à recourir
à l'aide de ces mêmes sauvages qu'il redoutait encore si fort
naguère; le l^'^ février 1747. il parle de mettre à prix les cheve-
lures acadiennes; et. le 21 octobre et le "28 décembre 1747. il
se complaît en cette idée macabre. Dès le 8 juillet 1747. il
s'arrête au plan suivant qui! propose au duc de Xewcastle
comme étant le plus pratique :
« M. Knowles [le commodore], avec mille hommes de Louis-
bourg, renforcés de deux mille hommes de Nouvelle Angleterre,
marcherait sur Chignectou (Beaubassin), en chasserait l'ennemij
ef se rendrait maître des habitants de la région; tout le canton'
serait ensuite divisé entre ces deux mille hommes de la Nouvelle
Anjrleterre, à condition qu'ils s'y établissent avec leurs fHmilles
ef en assurent la défense: quant aux habitants qui résident là,
on les transplanterait en Nouvelle Angleterre et on les réparti-j
rait entre les quatre gouvernements qui régissent ce pays.
Ainsi les groupes acadiens des Mines et d'Annapolis se trouve-
raient bloqués dans la presqu'île et épouvantés par la dépor-
tation de leurs frères; les protestants pourraient s'installer
et se répandre dans toute la province et les dépenses militaires
-de Sa Majesté se trouveraient allégées ».
Voilà, en son ignoble mélange de froide cruauté, de terro-
risme calculé et de basse mesquinerie, la première esquisse
nette du « grand dérangement ». tel qu'il . sera quelques
années plus tard exécuté sur une plus grande échelle par le
collègue et ami de ce criminel homme d'Etat anglais, par
t'.harles Lawrence.
Le malheur pour ce beau plan machiavélique, c'est qu'il se
croisa en mer avec l'ordre de Sa Majesté (en réponse précisé-
ment aux demandes antérieures du dit Shirley) d'avoir à
" rassurer... les habitants de la Nouvelle Ecosse qui s'imagi-
jient [bien à tort, on le voit] qu'on a l'intention de les chasser
FAUSSE SÉCURITÉ 319
de leurs foyers et de leurs terres » [comme si pareille abominai ion
pouvait jamais entrer en une âme anglaise.] « Sa Majesté croit
urgent (30 mai 1747) que des mesures soient prises pour dissiper
ces vaines appréhensions; [combien vaines, en effet!] et. à
cette fin, vous êtes prié, conformément au bon plaisir du Roi.
de bien vouloir déclarer publiquement et péremptoirement
aux sujets britanniques de cette province que de telles alarmes
n'ont pas le moindre fondement [en vérité!] C'est au con-
traire, la ferme intention de Sa Majesté de protéger tous ceux
qui continueront à se montrer fidèles à leur devoir d'allé-
geance et de les maintenir dans la paisible possession de leurs
biens; Sa Majesté désire également les assurer qu'ils jouiront,
comme par le passé, du libre exercice de leur relligion ».
Peut-on se contredire plus cyniquement.'* En une situation
si fausse, un honnête homme simple et droit se fût pour le
moins abstenu ; mais notre puritain au pouvoir avait la cons-
cience aussi souple que la décision rapide. De la même encre
qui venait de révéler à leur égard ses plus noirs desseins, Shir-
ley rédige donc une belle proclamation qui « touche tous les
sujets sur lesquels il fallait rassurer les Acadiens et calmer au
plus tôt leurs appréhensions. » (18 août 1747). En voici le
texte daté de Boston le 21 octobre 1747 et préservé par les
Acadiens de Philadelphie :
« Sur l'ordre de Sa Majesté,
Déclaration de William Shirley, Esq., Capitaine Général et
Gouverneur en chef de la province de la Baie de Massachusetts.
etc., etc.
Aux sujets de Sa Majesté, les habitants français de sa pro-
vince de Nouvelle Ecosse,
Informé qu'on avait répandu parmi les sujets de Sa Ma-
jesté le bruit qu'on avait l'intention de les arracher de leurs
établissements en Nouvelle Ecosse, je leur ai, en ma déclaration
du 16 septembre 1746, signifié que ce bruit était sans fondement
et que j'étais, au contraire, persuadé que Sa Majesté se plairait
gracieusement à étendre sa protection sur tous ceux d'entre
eux qui persisteraient en leur fidélité et allégeance et n'au-
raient aucune relation ni ne pactiseraient avec l'ennemi de la
Couronne; je les ai assurés que je ferai à Sa Majesté un rapport
favorable sur leur état et situation (peut-on mentir i)lus et-
320 LA CRISE
frontément ■?) J'ai en conséquence transmis ledit rajjport pour
être soumis et ai en retour obtenu l'expression de son boii
plaisir concernant ses susdits sujets de Nouvelle Ecosse avec
ordre exprès de la leur communiquer en son nom. En vertu de
quoi et en exécution des ordres de Sa Majesté, je déclare par
les présentes, au nom de sa Majesté, qu'il n'y a pas le moindre
fondement d'appréhension concernant l'intention qu'aurait
Sa Majesté d'éloigner les dits habitants de la Nouvelle Ecosse
de leurs dits établissements dans ladite province; mais que
c'est, au contraire, la résolution de Sa Majesté de protéger et de
maintenir tous ceux d'entre eux qui sont et seront restés fidèles
à leur devoir et à leur allégeance envers lui dans la paisible et
tranquille possession de leurs habitations et établisscMnents et?
dans la jouissance de leurs droits et ]Mi\ilèges en tant que sujets,
etc., etc.. ».
Cette belle proclamation royale où sont huit fois invoqués
le nom et l'autorité de « Sa Majesté », Mascaréne s'empresse
de la répandre, dûment imprimée, dans toute la province. Nos
bons paysans l'accueillent avec une joie reconnaissante :
ils renoncent à prendre parti pour les Français qui veulen
les sauver; ils se fient aux Anglais qui veulent les perdre?
Ils poussent même la naïveté jusqu'à thésauriser ce pré-
cieux document comme une des meilleures chartes de leur
constitution civile; ils l'emporteront plus tard jusqu'en leur
exil de Pensylvanie. On verra quel cas en feront auparavant
les dignes successeurs de Mascaréne, Cornwallis et Lawrence,
ces futurs complices de Shirley.
Il est un point, toutefois, sur lequel notre obéissant fonc-
tionnaire de Boston néglige d'obéir à son seigneur et maître :
« Je me suis permis, dit-il en cette même lettre du '^0 octobre
à Newcastle, d'omettre en cette déclaration ce qui concerne 1 •
libre exercice de la religion romaine. Le traité d'Ltrecht ne
met pas Sa Majesté dans l'obligation de laisser les habitants
français libresde pratiquer la religion catholique; [Shirley pèche-
t-il ici par une ignorance ou par une impudence également
étranges?] et, comme Sa Majesté n'a encore fait aucune promesse
«n cette matière, j'espère que nous pourrons trouver des moyens
efficaces pour altérer les liens de consanguinité et de religion
s
i
FAUSSE SÉCURITÉ 321
rcjui rattachent les habitants français de la Nouvele Ecosse à
ceux du Canada, en les forçant à des relations avec les sujets
britanniques d'ici et en exerçant un sévère contrôle sur le
pouvoir pernicieux que les prêtres romains ont sur eux et sur
les Indiens; mais nos efforts en ce sens seraient stériles ou du
moins fort ^ênés si Sa Majesté promettait à ces habitants toute
liberté dans la pratique de leur religion ».
Le 10 mai 1748, le Roi approuve cette omission contraire au
traité d'Utrecht. On peut deviner tout ce que cette réticence,
en apparence anodine, de la fastueuse proclamation allait bien
pouvoir impliquer de persécutions ouvertes ou sournoises, si
l'on songe qu'aux moyens efficaces déjà mentionnés le 15 août
1746 (substitution de pasteurs protestants aux prêtres catho-
liques, etc.) Shirley allait ajouter le 18 février 1749 : « dissé-
miner parmi la population française des colons protestants
auxquels on attribuera une partie des terres acadiennes »; rem-
placer les prêtres catholiques d'alors par d'autres dévoués aux
intérêts anglais et leur adjoindre des ministres protestants
français; « encourager par l'octroi de privilèges et d'immuni-
tés ceux qui passeraient à la religion protestante et feraient
apprendre l'anglais à leurs enfants ». N'oublions pas non plus
que la formule « altérer les liens de consanguinité » ne peut vou-
loir dire qu'intermariage forcé d'Anglais et de Français, de
catholiques et de protestants. «On ne peut guère approuver de
nos jours cette façon d'encourager l'apostasie par l'offre d'a-
vantages matériels ». ne peut s'empêcher de conclure l'his-
torien Beamish Murdoch.
L'attitude du gouvernement anglais en pareille circonstance
est des plus édifiantes. On pourrait croire que la seule idée de
préparer la ruine des Acadiens, au moment même où on leur
promettait aide et protection, eût dû révolter la conscience
de ces hommes d'Etat. Or il n'en est rien. Au plan cynique de
Shirley (8 juillet 1747) de « déporter en Nouvelle Angleterre
les habitants de Chignectou, de les disperser en quatre pro-
vinces... et de partager leurs terres entre 2.000 hommes de
.troupes néo-anglaises », le secrétaire d'Etat, conseillé par les
LAUVRlilRE, t. I. 11
322 L A C R I s E
amiraux Anson et Warren, se contente de répondre avec le-
plus grand calme (14 octobre 1747) :
« Bien qu'un tel déplacement des habitants de cette partie de
la province qui est la plus exposée à l'ennemi soit, à vrai dire,
très désirable, il est pourtant à craindre que ce projet ne puisse
être exécuté sans grande difficulté ni sans danger dans ce mo-
ment-ci où les émissaires français tentent de faire renoncer les
habitants à leur serment d'allégeance. Sans aucun doute pa-
reille mesure serait interprétée comme une preuve incontestable
qu'on veut enlever aux habitants de cette province la possession
de leurs biens [évidemment, puisque ce serait le commencement
de la spoliation]; comme vous le savez, cette rumeur a déjà
circulé parmi les habitants, et ma dépêche du 30 mai vous en-
joignait de la contredire de la manière la plus solennelle au nom
de Sa Majesté. Mais on ne peut espérer que les habitants de la
Xouvelle Ecosse ajoutent foi aux déclarations que vous pourrez
faire à ce sujet s'ils voient une partie de ce projet réalisée par
la déportation des habitants d'une partie de la province. Il
est donc fort à craindre qu'un tel acte n'amène une révolution
générale dans toute la province; aussi, toute chose considérée.
Sa Majesté juge bon d'ajourner pour le présent l'exécution dun
tel projet. Toutefois, Sa Majesté vous prie d'étudier comment
ce projet pourrait être exécuté en temps opportun et quelles pré-
cautions il faudrait prendre pour évilcr les inconvénients que Ton
redoute ».
Il est donc bien évident que la monstrueuse déportation de
ce peuple innocent qu'on endort ne choque pas le moins du
monde la souple conscience du gouvernement anglais, pas plus
celle de ses hommes d'Etat que celle de ses hommes de mer;
non seulement on remet à plus tard, à un temps plus propice
où il y aura moins de « difficultés » et moins de «dangers», l'exé-
cution de ce projet criminel, mais on prie dès maintenant
l'auteur même du projet d'en préparer soigneusement l'exé-
cution pour le beau jour où les « inconvénients » seront réduits
au minimum. Et dire qu'on ose affirmer que le gouvernement
anglais fut ignorant et innocent de ce crime de la déporta-
tion acadienne, alors que nous trouvons ici dès 1747 une
preuve indéniable que, sciemment complice, il en approuve-
l'idée, en encourage le plan, en fait préparer l'exécution !
FAUSSE SÉCURITÉ 323
En tout cas, à défaut de la brutale suppression immédiate,
-jc'était la dénationalisation lente, l'apostasie plus ou moins
imposée, l'expropriation graduelle qu'on préparait dès mainte-
nant, en attendant les possibilités de l'expulsion totale; voilà
ce que complotent gouvernement et gouverneurs anglais contre
le peuple acadien, à l'heure même où ce peuple, en sa confiance
et en son innocence, se livrait à lui aveuglément et lui sacri-
f ait ses dernières chances de salut. On peut se demander com-
ment ces fiers gentlemen anglais, tant amiraux qu'hommes po-
litiques, qui, en leur for intérieur, s'enorgueillissaient de si
bien duper de pauvres paysans françaiss, ne sentaient pas tout
ce qu'il y avait de déshonorant en leur basse astuce; car, en
sonmie, abuser de la crédulité d'honnêtes gens ignorants est
aussi méprisable et aussi lâche que de tromper des enfants;
mais non; ils étaient, au sens ironique d'Antoine, a//, ail ho no u-
rable men.
Sources et autres réfé.-ence;. — Arch. nul. Cnlunies. — Acadie
C 11 1), \ III, f. 83-146 (Projets et rapp. sur expéd. de terre et de mer en
A:;,idii', 1743-7.) C. II a; vol. 78, f. 413; vol. 87, f. 1 10, 363. vol. 91 ; Série
C II u. Corr. gén. vol. 26-7; Série B, vol. 76, f. 74; Ile Royale, f. 1-44:
V. 78 r. 74; v. 81. f. 65: Ile Roy., f. lO-l I ; v. 82. f. 138-40; v^ 84, f. 127-8.
S.'fie F. vol. 133; vol. 50, p. 282-448.
Arch. Min. Aff. élr. — Corr. pol. Amer. VIII (p. 251-261, 323-7.354-6.
Corr. pol. Anarlet. vol. 448, f. 218-220.
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290; IV, f. 1-247; Massach. vol. 63-65, f. 8; 65-58.
Brilish Muséum. — Mss. Addenda 19.071. Browne's C()lI(>i:E. (Siiirley'
Doc. 1746, Mascarene's Letters, 1742-53)
Aveh. Can. — Rapport 1883, pp. 28-36.
— 1894, pp. 100-136 ,'doc rel. à N. Kcosse).
— 1904, App. K. 269-309.
— 1905-6, I, 3-106; II. 95-105.
C'dkcl. Doc. sur N. France .— III 201-7, 218-226, 314-7, 326-70.
Canada Français. — 1888, vol. I, pp. 41-45 (descr. d'.A.c.);pp. 70-108
(Journ. d'Anvillo).
1889, vol. II pp. 16-75. .lourn. de Camp, en Ac.
1746-7; relat. du combat des Mines; Corresp. de
Mascarène (1744-8)
Th. Akins. — Nova Scolia. Pub. Doc. p. 104-164.
'^'."U. of hist. Soc. of Massachusetts : vol. I et X.
.Lrs Campntjnes de Lnuisboun/, 1745 et 1758 fSon.Iill. el liisî. de Oiiéhee
1868).
324 LA CRISE
Charlevoix. — Hisl. de .\i)uv. France; XVI. 269-71.
Samuel Drake. — A partie. Hi.<i. of ihe French and Indian War iri;-
Neœ-England. 1744-9. Albany, 1870.
B. MuRDCocH. — Hist. of Nuva Sr(jlia, II. 1-127.
Richard Browne. — Hislonj of Vie Island of Cape Breton; London,.
1869, pp. 187-264.
Mac Lennan . — Loiiisboiirg; ch. XII-X
Ed. Richard. — Acadie (éd. H. d'Arles), I, 297-363.
Placide Gaudet. — Le Grand Dérangement; Ottawa, 1922. pp. 1-5^-
John F. Herbin. — The Hislor/ of Grand Pré; Saint Jean, 1905
Lacour-G.vyet. — La marine française sous Louis XV.
CHAPITRE X
ALARMES
(1748-1750)
SI Louis XV n'avait pas été si frivole, il eût vite compris
quelle faute il avait commise en traitant en roi^etjion en
marchand un peuple de marchands, pour qui^toute'géné-
rosité est sottise et dont la rapacité ne connaît ni scrupules
ni gratitude. Cette stupide paix d'Aix-la-Chapelle,|qui en
Europe ne fut qu'une trêve, ne fut pas même un armistice en
Amérique.
Dès le 26 juin 1749, le gouverneur du Canada, le ^larquis
de la Galissonnière, estimant comme ses piédécesseurs que la
Nouvelle Ecosse comprenait tout au plus l'Acadie péninsu-
laire, se plaignit à son ministre des «mouvements » des Anglais,
qui, avant même la signature du traité (30 avril), tentèrent
de s'assurer « des terrains qui sont indubitablement du Ca-
nada », et il précise « du continent du Canada ». Mas-
carène avait, en effet, dès le 30 octobre, envoyé à la
Rivière Saint-Jean le colonel Goreham et ses Rangers,
pour exiger des habitants français, « quinze à vingt
familles », — « demi-sauvages », tant ils avaient été aban-
donnés, — « un serment de fidélité qu'ils n'ont jamais dû {irê-
ter », puisqu'ils tenaient leurs concessions du gouvernement
du Canada. Goreham enleva même deux Indiens qu'il emmenaà
Boston. «En conséquence, écrit la Galissonnière, j'ai envoyé^au
bas de la rivière Saint-Jeati le sieur de Boishébert avec un dé-
tachement [de 20 à 30 hommes] pour rassurer les habilanls
3'2'3 LA CRISE
contre les menaces du Sieur Goreham. «Les sauvages, égale-
ment molestés, sommes de faire acte de soumission à Port
Royal, voulurent reprendre les armes; la Galissonnière les en
détourna. Le 31 juillet arrive d'Halifax le capitaine John
Rous (de descendance huguenote, apparemment) pour « sa-
voir })ar quelle autorité et à quel dessein « le sieur de Boishé-
bert est là « avec un détachement du Roy de France »; celui-
ci répond qu'il a «ordre d'y tenir et de n'y point bâtir, mais
de n'y point souffrir qu'on y bâtisse ». Les Anglais voulurent
également faire évacuer un autre établissement français, à
trente lieues en amont du fleuve. Ce n'était là que préludes :
mêmes prétentions anglaises à Chignectou dans l'isthme, à
Chouagen sur le lac Ontario, au Kinibiki sur l'Atlantique.
Empiéter, prendre des gages, s'installer en pays neutre....
toujours l'insatiable voracité des dents longues. « Puisque
les Anglais ont déjà bâti le fort Saint-Georges au delà du
Kinibiki, rétorquait en juillet 1749 le père Germain, mission-
naire en ces lieux, nous pourrions bien bâtir au delà de l'Aca-
die. » Enfin, la Galissonnière s'élève contre la politique reli-
gieuse des Anglais qui chassent les missionnaires des Mines,
interviennent dans les affaires ecclésiastiques, interdisent à
l'évêque de Québec toute visite pastorale en Nouvelle Ecosse,
^'oilà dès maint f'iiant pour les prêtres acadiens la récom-
pense de tant de bons services pendant quatre années de
guerre.
Le nouveau gouverneur du Canada, le Marquis de la Jon-
quière, (contre-amiral de la flotte d'Anville), en don de joyeux
avènement, 4ibère nombre de prisonniers anglais tombés aux
mains des sauvages, mais déclare qu'il ne se départira pas de la
ferme politique de son prédécesseur, en maintenant des déta-
chements français le long de la Baie Française tant à la rivière
Saint-Jean que dans l'isthme (à Memerancougs et à Chipudy),
tant que la délimitation des frontières n'aura pas été réglée;
il réclame aussi le libre exercice de la religion catholique pour
les Français neutres delà Nouvelle Ecosse ("25 octobre 1749).
Plaintes du gouvernement anglais ("24 juillet 1749, "25 mars
ALARMES ôZ/
1750); réponse du gouvernement français (21 mars). De part
et d'autre, on en appelle à la fameuse commission d'arbitra-
ge qui n'était toujours pas convoquée et ne devait pas l'être
de longtemps.
La politique coloniale de l'Angleterre s'affirme en une bro-
chure publiée en 1751 sur The Importance of Ihe Settling and
Fortifying of Nova Scolia :
« Nos colonies sont d'un grand avantage pour la Grande-
Bretagne, est-il dit d'une façon générale; elles développent son
commerce et sa navigation; elles reçoivent le surplus de notre
population et même des milliers d'Allemands et autres étran-
gers qui ajoutent chaque année à la force et au commerce de la
nation ». « En colonisant et en fortifiant la Nouvelle-Ecosse,
précise-t-on, nous pouvons non seulement ruiner le commerce
et les pêcheries des Français, mais nous assurer le monopole de
cespêcheries... quiconstituent,en outre, une grande pépinière de
marins... De sa possession dépend la sécurité de nos colonies
comme l'insécurité des colonies françaises; la Nouvelle-Ecosse
est la clef de toute l'Amérique du Nord ».
Les Anglais ne voulaient donc pas seulement saisir des gages
sur toutes les frontières encore indécises; ils tenaient aussi à
s'assurer la possession effective de la Nouvelle Ecosse. La
récente guerre ne leur avait que trop prouvé la fragilité de leur
établissement en cette riche et importante région de popula-
tion purement française. « Ces gens, dit le susdit rapport, en
exportent jusqu'à 10.000 boisseaux de blé par an». Aussi, né-
gligeant l'ambitieux projet de Samuel Waldo (5 août 1745),
qui, en sa qualité d'acquéreur des droits de Sir Thomas Tem-
ple, prétendait établir sur les 20 millions d'acres de la Nouvelle
Ecosse, 66.667 familles de Suisse, du Palatinat, d'Irlande et
d'Ecosse avec un profit net de 475.000 livres, l'empressé Shir-
ley transmet à son ministre dès le 18 février 1749 un vaste
plan de colonisation qu'a mis au point son protégé, l'officier
arpenteur Charles Morris. Ce plan est précisément conforme
aux deaiderala du Gouvernement anglais exprimés le 14
octob.e 1747 par le Secrétaire d'Etat et par les amiraux
328 LA CRISE
Anson et Warren. Il ne s'agit de rien moins que d'établir en
iS'ouvelle Ecosse, dans l'espace de dix ans, avec une dépense
de 137.100 livres, 2.000 familles amenées d'Europe, 2.000
autres provenant de Nouvelle Angleterre et 2.000 soldats
démobilisés et de les répartir en six cantons {lownshisps)
avec concessions gratuites, douze mois de subsistance et toutes
armes, matériel et matériaux nécessaires. Passe pour cette
belle chimère; mais, où le projet devient odieux, c'est en ce
qui regarde les Acadiens : il s'agit, en particulier, d'installer
plusieurs centaines de familles anglaises protestantes au beau
milieu des trois grands groupes acadiens d'Annapolis, des
iNlines et de Chignectou (Beaubassin),'c les plus difficiles à co-
loniser, dit-on, et les plus importants à acquérir ». 1420 fa-
milles anglaises en Nouvelle Ecosse submergeraient l'élément
français. Les mobiles sont caractéristiques :
'( II est dune importance capitale de di\iser les terres d'allu-
vion quepossèdent les Français, car ils ont accaparé ( ?) tout ce
qui est de quelque valeur, et do les répartir d'une façon propor-
tionnelle entre les colons protestants; autrement, il serait impos-
siiile, j'en suis sûr, d'attirer vers cette contrée un grand nombre
de protestants... On pourrait assigner aux colons actuels des
terres équivalentes (?) contiguës à leurs établissements sans
leur causer d'autre tort que de leur occasionner un peu de tra-
vail; [rien moins, en effet, que le défrichement ou l'endiguement
de terres nouvelles]... Un autre avantage résultera du fait que
les protestants s'entremêleront aux habitants actuels : il y
aura des relations d'affaires et des mariages mixtes ».
Autre suggestion inique : ne reconnaître aux Acadiens que
les terres par eux possédées au temps de la capitulation, c'est-
à-dire en 1710, soit trente-neuf ans plus tôt, et ne leur donner
en échange des autres (« ces marais qui ne leur ont, dit-il, don-
né aucune peine )>) que des terres incultes à défricher ! On re-
connaît en ces lignes les idées indélicates, malhonnêtes, im-
pitoyables de Shirley, qui ne tendent à rien moins qu'à faire
perdre aux colons français, en même temps que leurs bonnes
terres et le fruit de tant d'années de labeur, leur religion et
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ALARMES 329
leur nationalité. Ainsi, conclut noblement le rapport, la sécu-
rité de la province sera assurée, la pêche améliorée, et le
commerce accru au point de couvrir rapidement tous les frais.
Tout serait pour le mieux en ce beau monde anglais aux
dépens de cette engeance négligeable et méprisable qu'on ap-
pelle les Français.
Pour mieux ligoter encore cette population déclarée ré-
fractaire, tout un savant plan d'occupation militaire est pro-
posé par Shirley : en temps de paix 1 .250 réguliers et 475 « ran-
gers » (métis indiens); la principale garnison à Chibouctou;
250 réguliers et 75 rangers à Annapolis; un fort aux Mines avec
300 hommes; un autre à Chignectou avec 1.200; au point de
vue naval, un vaisseau de 40 canons à Canso, un de 50 à Chi-
bouctou, un de 20 à Annapolis ou à Chignectou, un de 20 et
deux goélettes croisant de Canso au Saint-Laurent; les troupes
tirées de la Nouvelle Angleterre seront d'un loyalisme et d'un
protestantisme mieux éprouvés et plus aptes à fournir de bons
colons expérimentés : 50 acres de terres après 3 ans de service,
100 à chaque famille. Ainsi, en dix ans, plus de 2.000 familles
de la Nouvelle Angleterre seraient établies en Nouvelle Ecos-
se. L'omniscient, l'omni-présent, l'omni-puissant Shirley fut
de même consulté pour tout un plan de gouvernement civil
qui ne fut pas de sitôt appliqué.
Le premier des « Seigneurs du Commerce », LordHa lifax,
ce « père des colonies » anglaises, accueillit ces idées (tout
en les modifiant) avec une telle faveur, les appuya auprès
du gouvernement avec une telle énergie, se livra à un tel zèle
de propagande et même de bruyante réclame (offre de terres,
de provisions, d'outils, etc.. aux officiers, soldats, artisans,
etc., London Gazelle, 7 mars 1749), rien qu'aux ]\Iines « près
d'un million d'acres en marais faciles à cultiver » [Geograjihi-
cal Hifilory of NovaScolia) — qu'en quelques mois une grande
expédition fut organisée. Le 14 mai 1749 partirent d'Angle-
terre quatorze navires portant un premier groupe de 2.532 ou
2.576 émigrants dont un tiers irlandais, un (juart allemands, et
330 LA CRISE
environ 1.000 « femmes et enfants ». C'était toute une petite
ville flottante avec son gouverneur, son conseil, ses fonction-
naires, ses marchands, ses artisans, ses maîtres d'école, ses
soldats, etc. Le 21 juin, la flotte entrait fièrement dans la
magnifique rade de Chibouctou oi^i, trois ans plus tôt, avaient
si misérablement péri, avec l'amiral d'Anville et tant d'autres
marins, les derniers espoirs de la France en Acadie. Le l^'" juil-
let, conformément au plan tracé par l'arpenteur Charles Mor-
ris et par l'ingénieur militaire Bruce, chacun des nouveaux
colons était à son poste, travaillant au défrichement de la fo-
rêt vierge et à la construction de la capitale improvisée; le 24
juillet, Cornwallis parle de 1.400 personnes (dont 100 sol-
dats et 200 marins) s'affairant aux corvées d'installation. En
octobre, 300 maisons de bois étaient couvertes; une enceinte
de pieux protégeait les habitants contre les incursions des
sauvages; 30.000 briques étaient façonnées; une église de
1 .000 livres sterling prévue ; deux forts s'élevaient pour abri-
ter une garnison de 100 hommes qui. accrue des troupes anglai-
ses de Louisbourg, devait atteindre le chiffre de 2.000 hommes.
Bientôt vinrent de Rotterdam des centaines d'émigrant s alle-
mands dont 116 le 10 septembre 1749, 312 en 1750, puis 230
en 1751 et une cinquantaine de Suisses-Allemands. En 1750,
l'agent recruteur de Rotterdam John Dick avait, en effet, lancé
une proclamation promettant à « tous protestants allemands
et autres »: 1° 50 acresde bonnes terres sans impôtsni fermages
pendant dix ans, plus 50 acres, par membre de famille, plus
10 autres pour chaque enfant naissant dans le pays; 2° ravi-
taillement gratuit pendant un an en denrées, outils, matériaux
de construction, armes et munitions. En 1752 vinrent même
1.000 calvinistes français de Montbéliard, alors possession du
duc de Wurtemberg. On en annonçait bien d'autres, en par-
ticulier, des protestants français de Jersey. (Remarquer cette
constante tactique anglaise pour berner les Acadiens : les
mettre en contact avecdes protestantsdelanguefrançaise). En
juillet 1752,1a population s'élevaità 4.228 habitants (dont 1914
hommes, 1122 femmes et 1192 enfants) logés dans 600
ALARMES 331
maisons en ville et 500 hors la ville, les Allemands se fixant
d'abord à Dartmouth de l'autre côté delà baie. Vivres, maté-
riaux, outils, denrées, tout était assuré à la population pour
une période de six ans, et l'évacuation de Louisbourg four-
nissait déjà d'énormes approvisionnements non utilisés. En
juillet 1749, le nouveau gouverneur français de l'Ile Royale
Desherbiers eut la bonté de transporter à Halifax, aux frais de
la France, les deux régiments'anglais de Louisbourg. En 1750,
les 3.000 acres de la péninsule voisine furent répartis en lots de 5
acres pour une prime de 20 shillings par acre ; 200 lots furent
aussitôt défrichés et ensemencés d'herbe anglaise. LeParlem.ent,
qui en 1749 avait ouvert un crédit de 40.000 livres, le porta à
76.500 livres en 1751 ; et, bien que 178.838 livres eussent été
dépensées, il vota de nouveaux crédits de 116.255 livres en
1751 et de 61.519 livres en 1752. Devant un si énorme déploie-
ment d'efforts aboutissant à de pareils résultats, l'enthousias-
me fut aussi grand en Angleterre qu'en Amérique; on célébrait
avec orgueil la prompte colonisation de cette province entière,
la substitution, comme base militaire et centre commercial,
d'un grand port de Nouvelle Ecosse à la petite rade du Cap
Breton, délaissée et perdue.
Le site, déjà signalé par Lamothe-Cadillac et par nos ingé-
nieurs Labat et Blaquetot, (en 1705 on avait songé à y instal -
1er des Malouins), venait d'être recommandé par Mascarène
(octobre 1748). Il était aussi bien choisi au point de vue stra-
tégique qu'au point de vue naval : c'est « un des plus beaux
havres du monde, dira Charles Morris en 1762, facile d'accès,
assez profond pour les plus gros navires et assez grand pour
contenir toute la marine anglaise. «Decettevasteradebienabri-
tée contre les vents du nord, une flotte britannique pouvait
non seulement protéger la Nouvelle Ecosse et la Nouvelle An-
gleterre, mais encore et surtout menacer la Nouvelle France.
Ainsi, la neuve cité d'Halifax, bien ravitaillée même par le
court portage des Mines, pouvait défier le vieux Louisbourg
qu'à cinquante lieues de là les Français réédifiajent à grande
peine et repeuplaient d'émigrants de France et d'Acadie, et
ÔO-J LA CRISE
les nouveaux colons anglais, tous protestants, pouvaient im-
punément narguer les anciens, tous catholiques, à part les
cinq ou six familles anglaises d'Annapolis. Naturellement,
tous les Français d'Amérique s'émurent de ce grave événe-
ment : « Cette colonie, dit un de nos rapports dès le 29 août
1749, va devenir formidable pour celles du Canada et de l'Ile
Royale... Les suites n'en peuvent être que très dangereuses
pour nous. >» {Arch. Can. Fiapp'. 1905, vol. II. p. 355).
Dès le 14 juillet, le nouveau « Gouverneur en chef, capitaine
général et vice-amiral de la Nouvelle Ecosse», jeune favori de
la Cour, où il était « gentilhomme de la Chambre du Roi, »
(que de titres !),le"colonel Edward Cornwallis (1713-1776) réu-
nit à bord d'un transport le conseil colonial, dont était le
vieux Mascarène ainsi évincé de la succession de Philipps.
« >on Excellence lut les Instructions de Sa Majesté » dans le
but de «mieux peupler» la Nouvelle Ecosse et d'en « dévelop-
per et améliorer le commerce et les pêcheries )>. En voici les
principaux points :
«Faire installer des magasins aux .Mines, à la Baie \'erte, à
Cliignectou, à ^Vhitehead. à la Héve, etc. avec la quantité de
troupes jugée nécessaire, joindre les nouveaux cantons aux
établissements appartenant à nos sujets français; faire installer
dans ces cantons 1.200 colons à Chebouctou, 500 aux Mines,
300 à la Héve. 500 à Whitehead, 500 à la Baie \'erte; encoura-
ger la formalion d'établissements au nord de la Péninsule jus-
qu'au Saint-I.aurent, surtout à la rivière Saint-Jean: faire le
dénombrement des habitants français... de ceux en état de
porter les armes, de la quantité de leurs munitions..., des ba-
teaux qu'ils possèdent, etc.; nous apprendre le nombre de
prêtres résidant dans les établissements français, le nombre
d'églises,... ne permettre à aucun prêtre d'officier et ne tolérer
la construction d'aucune église sans autorisation; faire cesser à
l'axenir dans notre province l'autorité épiscopale de l'évêque
de Québec; encourager par tous les moyens en votre pouvoir
l'in-^truction des enfants catholiquesdans les ècolesprotestantes;
concéder à chaque ministre 200 acres de terre et 100 à chaque
maître d'école avec une exemption de redevances pendant dix
A L A R M K s 333
r.«ns; accorder aux habitants français qui embrasseront la reli-
gion protestante une concession des terres cju'ils cultivent ac-
tuellement avec une exemption de redevances pour dix ans;
encourager autant que possible les mariages des habitants fran-
çais avec nos sujets protestants ».
En ces instructions officielles, nous retrouvons, unis à la
politiciue d'occupation militaire préconisée par Mascarène,
les principes de dénationalisation et d'apostasie chers à
Shirley. La même influence se retrouve encore dans la pro-
clamation, presque textuellement traduite des Instructions,
•que Cornwallis adresse ce même jour aux « Français habitués
-dans cette province ».
« Pour donner de nouvelles marques de sa clémence royale
envers les dits Français, [ce ton n'est-il pas odieux?], dans
l'espoir de les amener ainsi à devenir de bons et loyaux sujets,
[douze sur 8.000 étaient passés aux Français], il a plu à Sa Ma-
jesté de leur accorder encore l'exercice libre de leur religion
[c'était non pas une faveur, mais une obligation dérivant du
traité d'Utrecht], autant que le permettent les lois de la Grande-
Bretagne, [formule singulièrement élastique], comme aussi la
possession paisible des terres qu'ils cultivent actuellement
[même obligation], à condition qu'ils prêteront le serment de
fidélité à Sa ]\Iajesté prescrit par les lois de la Grande-Bretagne,
[c'était là une exigence abusive des autorités anglaises] et
cela dans l'espace de trois mois à compter de la présente décla-
ration, et qu'ils se soumettront de même aux règlements et
ordonnances qui seront par la suite estimés nécessaires pour
le soutien et le maintien du gouvernement de cette province
[ce qui semble impliquer le service militaire] et qu'enfin ils don-
neront tout aide et secours possible à tous autres colons qu'il
plaira à Sa Majesté d'établir en cette province [c'est-à-dire
assister leurs rivaux protestants]. Par la présente, nous inter-
disons expressément, au nom de sa Majesté, à toute personne,
quelle qu'elle soit, d'occuper les terres incultes de cette province
sans en avoir obtenu sous le sceau provincial un octroi formel
[renoncement à la politique de Mascarène et peut-être dénon-
ciation de contrats déjà passés]; et nous défendons encore de
transporter hors de cette province en quelque colonie étran-
;gôre que ce soit ni grains ni bestiaux ni denrées d'aucune
334 LA CRISE
sorte sans autorisation spéciale » [plus de commerce avec?'
l'Ile Royale et le Canada].
En somme, en récompense de leur constant loyalisme de-
puis trente-six ans et particulièrement pendant quatre années-
de guerre, les Acadiens se voyaient ainsi, sous prétexte de la
défaillance d'une vingtaine d'entre eux, traités en suspects,
condamnés à végéter sur des concessions trop étroites, « (quel-
quefois trois ou quatre familles vivaient sous un même toit »,
dit la Geographical Hislorij of Nova Scotia, de 1749). con-
traints de ne commercer qu'avec les colons rivaux qu'on leur
amenait, enfin, mis en demeure de prêter dans un délai de
trois mois un serment sans réserve, alors que depuis près de
vingt ans ils vivaient dans une neutralité légale par suite du
serment accepté avec exemption militaire; voilà « la clémence
royale ».
Et encore ces malheureux ignoraient les instructions se--
crêtes rédigées contre eux, et le fait topique que dans leur
zèle les [Lords of Trade avaient déjà envoyé de Portsmouth
les formules même, au nombre de 300, de ce serment sans
réserve que maintenant on exigeait d'eux. Ce nombre de for-
mules était, du reste, fort insuffisant; car l'auteur de la Geo-
graphical Hisïory comptait 300 familles à Annapolis, 200 à
Chignictou et 1.200 autour du Bassin des Mines. « Si l'on
compte trois familles dans chaque maison, raisonnait-il, et
cinq personnes par famille, le nombre des habitants des
Mines s'élève à 6.000 ». Or le chiffre total de 8.500 Aca-
diens pour les 1.700 familles est, comme nous le verrons, fort
inférieur à la réalité. « Ces peuples du Bassin des Mines, ajou-
tait tendancieusement la Geographical Hislory, se sont
toujours regardés comme indépendants de la Cour d'Angle-
terre, et vivent dans l'espoir de voir la France rentrer en
possession de ce pays. Ils se sont toujours servis de la place
de Cobeguid comme d'une porte de derrière pour commu-
niquer secrètement avec leurs compatriotes du Canada et dU'
Cap Breton et, afin de facihter cette communication, ils ont
ALARMES 335
pratiqué un chemin de cinquante milles à travers les terres
jusqu'à Tatemagouche sur la côte orientale; » En tout cas, ne
s'tHant jamais soulevés même en temps de guerre, ils étaient
irri'prochables au point de vue de l'allégeance. Français de
cœur, mais sujets britanniques de fait, neutres de par les
conventions et les précédents, les Acadiens, qui, depuis la
conquête anglaise, s'étaient toujours scrupuleusement con-
formés à ce régime de neutralité militaire, estimaient leur
loyalisme inattaquable.
Le colonel Mascarène eut beau « informer le Conseil que les
Français affirmaient que, lorsqu'ils avaient prêté serment,
c'était sous condition qu'il fût bien entendu qu'ils seraient
toujours exempts du service militaire », le Conseil passa ou-
tre : on était les plusforts. maintenant que la guerre était heu-
reusement finie. « La maison est à moi, comme dit l'autre;
c'est à vous d'en sortir ». C'est bien ce qu'avaient envisagé les
Lords du Commerce en leur quarante-deuxième instruction •
a Si, malgré tous les avantages [??] que nous leur offrons pou r
devenir de bons sujets, quelques-uns des habitants français
expriment le désir de sortir de notre province, vous devrez,
par tous les moyens dont vous disposez, empêcher qu'avant
leur départ leurs biens et leurs maisons soient endommagés ».
Il fallait, en effet, réserver ces biens et ces maisons d 'Aca-
diens aux nouveaux venus d'Angleterre et d'ailleurs.
Trois délégués acadiens, qui étaient venus s'informer de la
situation, furent, séance tenante, appelés devant le Conseil et
brusquement informés du changement de politique à leur égard :
ils reçurent l'ordre de remettre aux habitants des divers éta-
blissements français les copies de la Déclaration de Sa Majes-
té et les formules de serment et, en outre, de revenir dans les
quinze jours pour donner connaissance des résolutions prises
par leurs groupements respectifs. A la date fixée, le 29 juil-
let, malgré les grandes distances à parcourir, arrivèrent com-
plaisamment dix délégués d'Annapolis, de Pigiquid, de Cobe-
quid, de Grand Pré, de la Rivière aux Canards, deChignectou,
•et de Chippodie; le surlendemain, introduits devant le Conseil,
336 L A C R I s E
ils remirent une lettre commune. Assurance leur fut donnée'
quant au libre exercice de leur religion, à condition que les
prêtres fussent dûment autorisés. « Quant à l'exemption solli-
citée de porter les armes en temps de guerre, l'avis unanime
fut qu'aucune dispense ne devait leur être accordée... et que
Sa Majesté ne permettrait jamais de posséder des terres en ses
domaines à aucun habitant sur l'allégeance et l'assistance du-
quel ei\e ne pourrait compter en cas de besoin. ^) En outre, les
habitants français étaient sommés d'avoir à prêter serment
avant le 15 octobre, date ultime, sous peine d'être dépossédés
de leurs terres. Le lendemain, l^^ août, autre séance : après
lecture de la nouvelle déclaration, les députés
« demandèrent si, au cas où ils auraient rintention d'évacuer
leurs terres, il leur serait permis de les vendre ainsi que leurs
liiens meubles. Son Efxcellence répondit que, le délai d'une
:mnée accordé par la traité d'Utrecht étant expiré [il n'y avait
]>as prescription, puisqu'il y avait toujours eu entente ou empê-
thement], ceux qui préféreraient s'en aller n'auraient lauto-
risation ni de vendre ni d'emporter quoi que ce fût. Les
députés demandèrent qu'on les laissât se rendre auprès des
iTOuverneurs français pour savoir les conditions que ceux-ci
})0urraient leur offrir. La réponse de Son Excellence fut que qui-
conque quitterait la province sans avoir prêté le serment d'allé-
geance serait immédiatement déchu de tous droits ».
En même temps les abbés Desensclaves, d'Annapolis, Chau-
yreulx, de Pigiquid, et Girard, de Cobeguid, furent convoqués
à Chibouctou; et la proclamation fut envoyée le 1^^' août, nou-
veau style, dans tous les groupements acadiens. Bref.il n'y avait
pas de choix : les Acadiens étaient bel et bien traités en pri-
sonniers et, s'ils refusaient le serment, incontinent dépouillés
de tous droits et de tous biens. {Arch. Can. Rapp. 1905, vol. II,
351). C'était tout un brusque changement de régime sans
motif légitime, la rupture inopinée de conventions légales
acceptées par tous les gouverneurs et sous-gouverneurs
antérieurs et naguère encore^ ratifiés par des proclamations
officielles, dont une royale.
ALARMES 337
Ainsi informés de ces brutales injonctions qui les stupé-
fiaient,les navraient et les ruinaient, « les habitants français,
dit l'abbé Le Loutre, (29 juillet), sont dans une consternation
générale : ils se voient à la veille de devenir anglois pour la vie
et pour la religion ou du quitter et d'abandonner leur patrie ».
« Nous pouvons dire en toute sincérité, déclarent les Aca-
diens de Philadelphie en 1756, que nous n'avons pas conscience
du moindre changement de conduite et de sentiments [en nous]
depuis cette époque (du renouvellement du serment de neutralité
en 1746)... et pourtant, nous nous sommes trouvés entourés de
difficultés inconnues jusqu'alors... exposés à toutes sortes
d'entraves et d'épreuves ; mais nous espérions qu'avec le temps
ces difficultés s'aplaniraient et que nous verrions revenir la
paix et la tranquillité »... Naturellement, ces malheureux, dé-
semparés, consultent leurs prêtres, bien qu'un d'eux vienne
d'être chassé et qu'un autre soit menacé de l'être; ils envoient
même consulter, comme ils l'avaient demandé, le nouveau
gouverneur de l'Ile Royale, Desherbiers, qui avait en juillet
1749, pris possession de Louisbourg; celui-ci leur conseilla de
se maintenir fermement sur le terrain de la légalité. Le 6 sep-
tembre, les dix délégués remettent donc au Conseil une lettre
aussi digne que courtoise, portant mille signatures : ils rap-
pellent le serment prêté sous réserve au général Philipps, les
promesses royales renouvelées « il y a deux ans » sur l'inter-
vention du gouverneur Shirley.
« Nous avons accueilli toutes ces promesses comme venant
de Sa Majesté et avons rais en elles notre confiance; nous avons
rendu des services au gouvernement du Roi, sans que jamais
il nous soit venu à la pensée de violer notre serment. Nous
croyons que, si Sa Majesté était bien informée de notre attitude,
elle se garderait de nous imposer une formule de serment qui
doit nous lier plus étroitement... Si Votre Excellence veut nous
accorder notre ancien serment avec exemption d'armes à nous
et à nos hoirs, nous l'accepterons; mais, si \'otre Excellence
n'est pas dans la résolution de nous l'accorder, nous sommes
tous en général dans la résolution de nous retirer du pays. >>.
[De même, eh une pétition de janvier 175G, les Acadiens de
:33S LA CRISE
Philadelphie déclarent : « Jusqu'en ces derniers temps où l'on
nous a dit le contraire, nous avons cru toujours que l'exemption
militaire avait été acceptée par le Roi].
La fermeté de cette décision qu'on peut en ces circonstances
qualifier d'héroïque, puisqu'elle entraînait avec l'expatriation
toutes ses lamentables conséquences : abandon du pays natal,
perte des biens, ruine, longues misères, durs labeurs, angoib-
ses de l'inconnu, etc.. nous est confirmée de tous côtés :
« Si les Anglais exécutent ce qu'ils ont projeté, écrit Bigot au
ministre le 30 septembre 1749, il en sortira beaucoup. L'abbé
Le Loutre nous mande que, si le gouverneur anglais les oblige à
prêter un nouveau serment, ils prendront les armes avec les
sauvages ». « Si, par suite du changement des affaires en Nouvelle
Ecosse, diront plus tard en 1756 les Acadiens de Philadelphie,
Votre Majesté n'avait pas cru contraire à la sécurité de votre
province dé nous y laisser rester dans les conditions promises en
votre nom par les gouverneurs, nous aurions sans aucun doute
accepté toute autre proposition raisonnable qui n'eût pas mis
en péril nos parents âgés, nos femmes et nos enfants faibles;
et nous sommes persuadés qu'en ce cas, en quelque lieu que
nous nous fussions retirés, nous nous serions sentis liés par les
plus fortes obligations de la gratitude. Mais nous considérions
l'obligation de porter les armes comme une violation de la condi-
tion principale conformément à laquelle nos ancêtres consen-
tirent à rester sous le gouvernement britannique ».
« Si cette émigration les sauvait des dangers d'une apostasie
religieuse et nationale, dit justement Henri d'Arles {Déporla-
lion, p. 7) elle les obligeait par contre à abandonner avec pertes
des établissements déjà prospères auxquels les rivaient de chers
souvenirs et aller recommencer ailleurs, en des conditions ma-
tériellement moins favorables, les plus durs travaux de défri-
chement et de colonisation. Il faut s'incliner avec respect devant
tout ce que cette résolution comportait d'idéalisme supérieur
et invincible ».
Aussi « étonné » qu'irrité d'une si digne et si fière attitude
-que ne comprenait pas son utilitarisme anglais, Cornwallis
répond platement :
ALARMES 33i)
« Vous ne faites que répéter les mêmes choses... Vous vous
croyez indépendants de tout gouvernement et voulez traiter
avec le roi sur ce pied-là. Or, ...depuis la fin de Tannée stipulée
par le traité d'Utrecht, ceux d'entre vous qui ont choisi de
rester dans la province sont devenus sujets du roi de la Grande-
Bretagne.... Vous deviez prêter serment de fidélité... Vous avez
manqué à votre devoir... Le général Philipps, qui vous a accordé
de telles réserves, n'a pas fait son devoir... [Même en trompant
des deux côtés, ce gouverneur colonial engageait le gouverne-
ment anglais, puisqu'il ne fût ni désavoué ni révoqué.] Ce
n'est que par pitié pour votre situation et votre inexpérience
dans les affaires que l'on consent à raisonner avec vous; autre-
ment, il ne s'agit point de raisonner, mais il s'agit de comman-
der et d'être obéi... [voilà bien des rodomontades de « capi-
taine général » qui a pour lui la force, sinon le droit]. A
votre retour, vous trouverez des troupes de Sa Majesté aux
Mines; je les ai envoyées pour votre protection [?]... En
attendant, vous n'avez rien de mieux à faire, pour prouver
votre reconnaissance que de fournir 50 hommes pour aider
les colons pauvres [c'est-à-dire les rivaux venus d'Europe] à se
bâtir des maisons ».
Cornwallis manquait-il d'humour ou en avait-il à revendre?
car, c'était se moquer des gens que de les inviter ainsi à pré-
parer leur ruine. Cornwallis ne s'en flatta pas moins d'avoir
renvoyé ces braves gens gais et contents; nous nous permet-
tons d'en douter : « Tout irait -bien, dit-il ailleurs, sans la
scélérate bande de prêtres français. » Vers cette date, arrive
justement à Halifax un prêtre canadien, M. Brassard, envoyé
en mission par l'évêque de Québec, Mgr de Pontbriand; on
pense s'il fut bien accueilli : il reçut du Conseil l'ordre de
quitter la province incontinent.
Cinq jours plus tard, le 11, le novice Gouverneur, inquiet,
mais non désespéré, écrivait aux Lords of Trade :
« Les habitants français... sont décidés, disent-ils, à quitter
la province plutôt qu'à prêter serment. Comme je suis sûr qu'ils
n'abandonneront pas leurs habitations pendant la présente
saison, je leur ai répondu sans rien changer à ma déclaration,
^lon intention est de tirer d'eux pendant leur séjour le meil-
^340 LA CRISE
Jeiir parti possible pour Sa Majesté. [Ainsi recommence une bas-
se politique d'exploitation qui, approuvée par les Lords of Trade
(I6oct.) durera pendant des générations]. S'ils persistent dans
leur entêtement, je recevrai au printemps par l'intermédiaire
de vos Seigneuries, les instructions de Sa Majesté. Comme ils
attendaient ma réponse écrite, je les ai moi-même vus cet
après-midi et les ai exhortés à être fidèles à Sa Majesté, à renon-
cer à toutes relations avec la France et à prêter à cette colonie
toute l'assistance possible, ce qui ne peut manquer de tourner
à leur grand avantage... Si nous pouvons compter sur lev.r
fidélité, cette colonie deviendra l'une des plus importantes
possessions de sa Majesté )). « En attendant, le général Corn-
wallis, dit l'abbé Le Loutre (4 octobre 1749), a fait défense
aux Acadiens de sortir sous peine d'être regardés comme
déserteurs et punis comme tels ». « [Quelle « désertion » y a-
t-il à quitter un pays où l'on n'est pas même astreint au ser-
vice militaire? Nous retrouverons l'abus de ce mot]
Pour mieux les intimider, Corwallis envoie d'Halifax le
capitaine Goreham et ses « métis indiens » occuper Piziquid et
fait envoyer d'Annapolis un détachement de cent hommes
occuper le « Vieux Logis « des Mines (11 oct.) Enfin, pour les
mieux contenir, il les emploie à faire, à la place de la piste fo-
restière, une route militaire de 18 pieds de large entre les
Mines et Halifax. Au début d'octobre, les habitants de l'Aca-
die adressent à Cornwallis leur réponse finale :
« Après avoir mûrement examiné les demandes qui nous ont
-été faites, après avoir délibéré par assemblée, tous nous prenons
la liberté d'exposer à Votre Excellence qu'il nous est impossi-
ble de prêter le nouveau serment que vous exigez de nous à
cause des suites fâcheuses qu'il pourrait nous attirer de la part
des sauvages et comme étant contraire au premier serment que
nous avons prêté à Sa Majesté le Roi Georges Second et annu-
lant les prérogatives qui nous avaient été accordées de sa part
en vertu du dit serment... Que si \'otre Excellence, nonobstant
nos très humbles représentations, voulait nous forcer de prêter
le serment qu'elle exige de nous, nous avons tous et d'une voix
commune résolu de ne jamais prêter de nouveaux serments et
d'.exposer à Votre Excellence que nous sommes tous prêts à
sortir du pays et quitter notre patrie plutôt que de nous sou-
ALARMES 341
■îTiollre. El, dans le cas que Votre Excellence veuille absolument
nous chasser et nous obliger à nous retirer ailleurs, nous la
supplions très humblement de nous accorder l'espace d'un an
pour sortir et emporter nos effets mobiliers, conformément
au traite d'Utrecht dont nous prenons la liberté de vous donner
copie ». « Le gouverneur Cornwallis, diront les Acadiens de
Philadelphie, nous dit qu'il informerait Sa Majesté de notre
proposition et nous rendrait réponse; mais nous n'avons jamais
reçu de réponse et nulle proposition ne nous fut faite ».
Les nouveaux députés, élus le 11 octobre selon la coutume,
ne furent, le 22, reconnus du Conseil que « parce qu'ils pou-
vaient dans l'état actuel être utiles ». Ainsi, pris de doute et
uniquement guidé par l'intérêt, notre jeune matamore anglais
pour le moment rengaina son grand sabre, et le long hiver aca-
dien vint pour six mois jeter son manteau de paix sur ces an-
goissantes querelles humaines.
La fondation d'Halifax et les menaces anglaises n'en avaient
pas moins créé dans tout le pays une émotion et une anima-
tion fébriles. En même temps qu'ils tenaient tête au gouver-
neur anglais pour maintenir le statu quo, les Acadiens tâchaient
de s'entendre avec les gouverneurs français de l'Ile Royale et
du Canada pour s'assurer, en cas de mesures brutales, une porte
de sortie. A leur troisième message à Desherbiers, ils joigni-
rent le 12 octobre 1749 une requête au Roy de France « im-
plorant sa puissante protection », au nom des traités d'Utrecht
et d'Aix-la-Chapelle, contre les exigences du nouveau gouver-
neur qui violait les engagements mêmes acceptés par le
Roi Georges II. Aussi sollicitaient-ils du roi de France une
intei*vention auprès du roi d'Angleterre, leur assurant le libre
exercice de leur religion, la neutralité militaire et le délai d'un
an pour partir. « Ne pouvant savoir quel effet auront leurs
représentations, ils mettent, ajoutent-ils, toute leur confiance
dans la charité du Roy et lui demandent de vouloir bien donner
ses ordres pour qu'il leur soit accordé des concessions sur les
terres de France voisines de l'Acadie avec les mêmes grâces
342 LA CRISE
que Sa Majesté a accordées aux habitants de l'Ile Royale, rf
A M. de la Jonquière, les habitants de Port Royal écrivent
en décembre 1749 :
« C'est l'amour qui nous fait agir : l'amour de notre religion
dont 'l'exercice n'est pas assez libre, l'amour de notre patrie
contre laquelle on voudrait nous faire déclarer... On nous fait
de grandes offres; mais, si le roi de France veut nous recevoir,
nous aimons mieux nous retirer... Ainsi, nous vous prions très
intimement de vouloir nous procurer des bâtiments et vivres
pour pouvoir nous retirer dans quelque rivière au bas du fleuve
Saint-Laurent que vous jugerez commode pour des laboureurs
et pour des pêcheurs... afin dy vivre comme bons catholiques et
fidèles et obéissants sujets de notre Roy de France ». « Nous
croyons, écrivent de même les «pauvres habitants » d'une autre
rivière, que jamais le Roy de France ne trouvera mauvais que
vous donniez le couvert et un peu de pain à ses bons sujets qui
sont dans la dernière misère [à la suite d'un raz de marée] et
ont recours à vous parce qu'ils ne veulent pas avoir d'autre
Roy... Le Seigneur veut que nous nous en allions, et tout le
monde s'y est déterminé d'une commune voix ». (Arch. Nat.
Col. Cil A, vol. 87, fo 359-60).
Enfin, en octobre 1749, les Acadiens décident, dit l'abbé
Le Loutre, de déléguer à Paris l'un d'eux, Joseph Vignau
(( pour informer le Ministre de leur triste situation et implorer
l'honneur de sa protection ». En haut lieu, du reste, on se ren-
dait fort bien compte de la gravité des conjonctures, ainsi que
le prouve un rapport du Ministère des Colonies, «lu au Roy »
le 29 août 1749. « Les suites très dangereuses » de l'occupation
progressive des Anglïfis à Chibouctou, à la Hève, aux Mines,
à la Raie Verte sont signalées : « les anciens habitants qui
avaient toujours conservé le désir et l'espérance de rentrer
sous la domination de la France seront obligés de renoncer
à l'un et à l'autre». «Cette colonie sera formidable pour celles
du Canada et de l'Ile Royale ». «L'Ile Royale sera privée des
secours qu'elle tirait de l'Acadie ».
Deux remèdes sont envisagés : d'une part, « mettre le plus-
promptement possible ces deux colonies en bon état de dé-
ALARMES • 343
fense » et « établir solidement, en y attirant des familles aca-
diennes, l'Ile Saint-Jean qui en dépend et pourra lui être d'un
très grand secours, particulièrement pour sa subsistance en
temps de paix et en temps de guerre; «d'autre part, soutenir
les « anciens habitants » et les sauvages de l'Acadie dans leur
opposition contre l'Angleterre.
Les événements qui suivent montrent l'application de cette
politique, que renforcent les encouragements donnés à l'exo-
de acadien.
« Six ou sept chefs de familles aeadiennes voisines de Chibouc-
tou, écrit Desherbiers le 15 août 1749, sont venus nous demander
des terrains dans l'Ile Royale; nous avons suivi les int£ntions du
Iaov en leur promettant toutes sortes de secours tant pour leur
subsistance que pour leur établissement; ils ont été chercher
leurs femmes et leurs enfants et nous ont assuré qu'ils seraient
suivis par d'autres familles de la côte de l'Est. Nous avons
envoyé deux bateaux avec des vivres pour les chercher à Tate-
inagouche et à Remchic où ils passeront avec leurs bestiaux.
Ces sept familles font cent personnes. Ils ont demandé de s'éta-
blir à la Baie des Espagnols. Nous avons déjà placé à l'Indienne
et à Morgaine trois ou quatre autres familles arrivées depuis
peu avec leur bétail... L'abbé Le Loutre avertira les Acadiens
des traitements que le Roy fait à ceux qui se sont retirés à l'Ile
Royale et à l'Ile Saint-Jean, et il espère en attirer quantité... II
sera de la dernière conséquence d'engager tous ceux qui s'y
retireront de ne s'occuper que de la culture des terres et aux
prairies, et de les détourner de la pêche... Il est fort à souhaiter
qu'on élève quantité de bestiaux, cela doit être le principal objet
des habitants. On ne pourra penser de plusieurs années d'en
tirer du Canada qui a de la peine à les fournir pour sa consom-
mation, et il est bien à craindre qu'on n'en puisse tirer par la
suite de la Nouvelle Angleterre et de l'Acadie par les mesures
que les Anglais doivent prendre pour s'y opposer ».
Ces renseignements sont complétés le 20aoûtparceux de l'In-
tendant Bigot. Alors qu'au printemps, aussitôt après l'éva-
cuation de Louisbourg par les Anglais, les Acadiens lui avaient
encore livré 150 bœufs au Port Toulouze, il doit désormais
recourir à l'intermédiaire de fournisseurs anglais qui se font
314 • LA CRISE
payer d'autant plus cher que leur vente est assurée à Chibouc—
tou. « Je rencontre beaucoup plus de difficultés, dit-il, à tirer"
des vivres de la Nouvelle Angleterre que je n'en avais avant la
guerre : ceux qui nous en fournissaient ne veulent plus s'en
charger par les pertes qu'ils ont faites. Il y a d'ailleurs de nou-
velles défenses à cause de l'établissement de Chibouctou de
nous porter des vivres. » Or, il «compte 1200 hommes de gar-
nison et 2.000 habitants qui sont à la ration », ce qui implique
un important renforcement de troupes et. un accroissement
d'immigration acadienne. Le l^r novembre 1751, l'intendant
Prévost parle' de 2.000 Acadiens réfugiés dans les deux îles et,
le 26 juin, de 7.526 Français, tant militaires que civils, en ces
deux mêmes îles. Un recensement fait en 1752 par le Sieur de la
Rofpic montre que, à part un petit nombre de caboteurs à
Pott Toulouze et à l'Ile Madame, la plupart des Acadiens vé-
gètent sur leurs mauvaises terres et demandentou de se livrer
à la pêche ou de partir. Il y a en outre, bon nombre de pêcheurs
sédentaires, quelques-uns autrefois évacués de Terre-Neuve,
la plupart venus de France, surtout des évêchés d'Avranches,
de Coutances, de Saint-Malo et de Saint-Brieuc.
Pour « établir solidement » l'Ile Saint-Jean, qui devait de-
venir le grenier et même, pour ainsi dire, le garde-manger de
Louisbourg, on y nomme un lieutenant du Roy, jNI. de Bona-
venture. qui y trouve un actif collaborateur en l'un des ha-
bitants, le Sieur Gautier, ce fameux rebelle d'Annapolis pen-
dant la récente guerre. Mais on se heurte à deux difficultés :
d'une part, les meilleures terres étaient concédées à des con-
cessionnaires qui n'en tiraient aucun parti; il fallut passer
outre avec le plus de ménagements possible; d'autre part, les
mulots en 1750, « les sauterelles en 1751 ravagèrent les ré-
coltes qui avaient la plus belle apparence du monde »; enfin
1752 fut une année de sécheresse. Il n'y a pas de blé pour faire
la semence prochaine ni de farine pour la subsistance des ha-
bitants. Or, dès le printemps 1749, « sept ou huit familles
acadiennes, faisant en tout 50 ou 60 personnes, s'étaient re-
tirées de Beaubassin au Port Lajoie »; il fallut donc les ravi-
ALARMES 345
tailler, ainsi que les mille autres habitants déjà ruinés par la
récente occupation anglaise, et prévoir pour l'automne le ravi-
taillement de (( c[uantité de famille acadiennes, qui, au dire de
Gautier, allaient passer à l'Ile Saint-Jean, à cause du nouveau
serment que les Anglais exigeaient d'elles ». Le 6 août, Degou-
tin-; réclame pour plus de 700 personnes « la ration du roi » : il
en vient chaque jour, dit-il. Denysde Bonaventure porte le nom-
bre à 800, dont 200 venus en 1749 et 600 depuis le 27 avril
1750. Le 25 octobre 1750, Prévost parle de 2.000 Acadiens à
l'Ile Saint-Jean. Aussi doit-on d'urgence envoyer du blé et
des vivres; «sans quoi les habitants seraient dans le cas de
mourir de faim ». « Cette île Saint-Jean coûte beaucoup au
Roy )) avoue Bigot.
Le plus grand effort, toutefois, fut porté avec le plus de suc-
cès au point le plus important, l'isthme de Shédiac qu'on ap-
pelait encore Chédaïque. Entre Tintamare et la Baie Verte,
cette langue de terre ne mesurait que quatre lieues et demie,
si bien que le portage ne comptait qu'une lieue et demie :
c'était la limite naturelle de la Nouvelle Ecosse. Là se trou-
vaient, au fond de la Baie Française, à Chipoudy, à Peticou-
diac, à .Memrancouck et surtout sur les bords des trois Riviè-
res de Beaubassin ou Chignictou de vastes terres d'alluvions
qu"avaii'nt colonisées dès 1672 Jean Bourgeois, de Pcrt Royal,
et en 1676 le Canadien Le Neuf de la Vallière. Ces établisse-
ments, bien endigués et bien aménagés, n'avaient cessé de
prospérer; leurs habitants, maintenant au nombre d'environ
2.0OO âmes, bien qu'ils eussent prêté le serment de fidélité,
restaient « Français d'inclination, dit la Jonquière, comme ils
le sont par la langue et par le terrain qu'ils occupent ». Cette
riche région, par ses communications faciles avec la rivière
Saint-Jean et l'Atlantique d'un côté, avec l'Ile Saint-Jean,
ri le Royale et le Canada de l'autre, était, dit ce gouverneur,
<i la clef du pays ». Aussi," il est essentiel, ajoute-t-il, de nous la
conserver, de la bien fortifier et d'y tenir une bonne garnison
pour arrêter les entreprises des .\nglais, conserver nos Fran-
çais, ceux qui pourront y venir de l'Acadie et protéger toutes
346 LA CRISE
les nations sauvages qui nous sont fidèles ». En novembre-
1749, sur la demande des habitants intimidés par les menaçan-
tes mesures de CornwalIis,La Jonquière envoya en cette région,
avec un détachement de Québec, un officier de valeur, le
chevalier de la Corne. « Il connaît parfaitement la pays, y
est aimé des Français et des sauvages, craint des Anglais, et
estimé de tous ». Il avait ordre de faire un port à Cocagne, de
bâtir un fort, de constituer des milices, de maintenir l'auto-
rité du Roy sur les habitants et de s'opposer aux Anglais, au
besoin par la force des armes, s'ils voulaient s'y établir. Il
arriva le 19, fut accueilli « avec grand plaisir », reçut le ser-
ment de fidélité, constitua trois compagnies de milice, une
pour chaque rivière, et commença incontinent à construire un
fort sur la butte de Beauséjour qui, dominant le pays, con"i-
mandait l'isthme.
Notre politique consistait donc à attirer les réfugiés aca-
diens, conformément à leurs vœux, en cette nouvelle « Acadie
française » qu'on opposait ainsi à l'autre : dès le 4 octobre,
l'abbé Le Loutre annonçait l'arrivée de « plus de 1.000 fa-
milles acadiennes ».
« Nous avons ici nombre de gens à entretenir, écrit Le Loutre
à Bigot, de la Baie \'erte (15 août 1750), et en automne nous
aurons un accroissement de 60 familles venant de Beaubassin
et des rivières au delà de la frontière réclamée; ils n'ont pas
semé pour se retirer sur notre territoire. Les gens de Cobequid
auront à décider du parti à prendre dès qu'arriveront les nou-
velles de France. Ils compléteront le nombre de 100 familles.
Peut-être en aurons-nous des Mines s'ils peuvent s'échapper.
11 est temps d'établir des magasins à Eehedak ou à La Ri\ière,
des Gaspareaux dans la Baie \'erte. ».
« Les Acadiens, ajoutait-il, soutiendront aux dépens de leur
vie cette prise de possession, travailleront avec courage à
cultiver les terres, feront fleurir le commerce, fourniront l'Ile
Royale de rafraîchissement de toute espèce; et, en cas de guerre,
on trouvera plus de mille hommes portant les armes, scit pour
la défense de Louisbourg, soit pour reprendre l'Acadic: dans
ces circonstances, on verra les Acadiens marcher contre l'Anglois
et se battre en braves contre rennemi de l'Etat ».
ALARMES
347
T)n ordonna donc « de traiter avec beaucoup de douceur ces
réfugiés français, de leur donner des vivres et de les soulager
de toute manière ».
Nos alliés naturels contre les Anglais étaient les sauvages;
qu'ils s'appelassent Micmacs dans la péninsule ou Abénakis
sur le continent, ils nous étaient également fidèles. Comme les
Anglais n'avaient pas hésité à les exciter contre nous dans les
régions de l'Ouest, ni même, lors du récent siège, à en ame-
ner de Nouvelle Angleterre à Annapolis sous le commande-
ment du capitaine John Goreham, nous ne nous fîmes guère de
scrupule pour les employer contre eux en Acadie. Notre influen-
ce sur ces tribus restait, d'ailleurs, toujours plus forte que la
leur, grâce à la douceur de nos mœurs et à l'ascendant de nos
missionnaires. Nous avions en ces régions, selon l'expression
du temps, « trois missionnaires des sauvages «.le Père Germain,
à la Rivière Saint-Jean, l'abbé Maillard, qui résidait d'ordi-
naire dans l'Ile Royale, et l'abbé Le Loutre, qui s'occupait des
Micmacs de la péninsule. Ce dernier joua en Acadie un rôle
considérable, quoique contesté. Ancien Spiritin, prêtre zélé
des Missions étrangères, venu de Paris en 1737, bien accueilli
par Armstrong en 1738 et par Mascarène en 1740, ce Breton
de Morlaix écrivait en 1740 de Cobequid à son supérieur :
« Souvenez-vous que je ne suis en ce pays que par obéissance
et pour suivre vos ordres; il y va de la gloire de Dieu et du
salut des âmes ». Vers la même époque, il acceptait l'autorité
civile de Mascarène; mais, plus perspicace que la plupart des
autres prêtres acadiens d'alors, il démasqua vite toute la dan-
gereuse fourberie des autorités anglaises, qui endormaient le
peuple à l'heure du danger. Aussi, au cours de la guerre, mena-
t-il hardiment ses Abénakis au secours des Français assiégeant
Annapolis; puis, se rendant au Canada en l'été 1745, il revint
par le Saint-Jean soulever les sauvages de cette rivière. Grâce
à des signaux secrets, il fut en 1746 l'intermédiaire habituel
entre la flotte d'Anville et les Français d'Acadie. Vicaire géné-
ral en Acadie et aussi chef et guide des prêtres acadiens, il y
fut l'âme de la résistance française. De retour en France en
348 LA CRISE
1747, il ne considéra nullement sa mission comme achev«ée^
mais insista pour la reprendre avec plus d'ardeur. Bénéficiant,
au dire de Pichon, de l'influence du confesseur du Roi. et^
par suite, de celle des Jésuites, alors prépondérante, il se trouva
en fréquentes relations avec les gouverneurs de l'Ile Royale et
du Canada et même correspondit directement avec le ministre.
Cette correspondance, ainsi que ses actes, nous montrent une
âme ardente jusqu'à la véhémence, active jusqu'à l'agression,
dont l'exaltation tant patriotique que religieuse ne s'empor-
tait parfois que trop promptement en des excès de zèle qui
furent blâmés par l'évêque de Québec comme par des offi-
ciers français. En son très noble but de sauver les Acadiens de
l'abjuration de leur foi et de la perte de leur nationalité et de
servir ainsi à la fois son Dieu et son Roi, l'Abbé Le Loutre se
crut, il faut le reconnaître, tout permis, et, partant, poussa
jusqu'à l'extrême les ordres peut-être mal interprétés du gou-
vernement français : en des entreprises téméraires et même dis-
cutables, il prodigua à ses guerriers micmacs les dons, vivres et
armes que lui remettaient les intendants et, pendant des an-
nées, entretint ainsi dans tout le pays un état de guerre la-
tente: «Mes sauvages promettent une fidélité inviolable au Roi
de France, écrit-il le 4 octobre 1749; ils sont bien déterminés à
aider les Acadiens, qu'ils regardent comme leurs frères, à
sortir de l'Acadie et à sauver leurs bestiaux et bagages; je
les ai vus mépriser les présents du général Cornwallis; ils con-
tinuent à faire la guerre aux Anglais ». Les Anglais n'eurent
pas plus tôt fondé Halifax que, voyant tout le danger de cette
colonisation, l'Abbé Le Loutre suscita contre la cité naissante
les sauvages de sa mission alors établie à Slmbenacadie, c'est-
à-dire à mi-chemin des Mines et d'Halifax. Malheur à tout co-
lon anglais qui s'aventure hors des palissades de l'enceinte !
il est exposé au vol, à la violence, à la mort même. En septem-
bre, deux bateaux anglais sont attaqués à Chignectou et trois
Anglais tués; une barque anglaise est capturée à Canseau le
19 août. mais rendue avec ses prisonniers sur l'ordre de Desher-
biers. Une insolente déclaration de guerre est adressée à Corn-^
A L V R M E S 349^
wallis le 24 septembre 1749; et, le 30, une escouade de quatre-
liommes tuée près de Dartmouth. Le l^^" octobre, les têtes des-
indiens sont mises à prix, à raison de 10 guinées le scalp :
Cornwallis, selon l'habituelle méthode anglaise, se propose
« d'extirper » cette maudite race. Le belliqueux missionnaire se
flatte que les Acadiens se joindront à ses 180 guerriers valides,
si l'on exige d'eux un nouveau serment. Le collier de guerre
circule parmi les tribus du continent et parvient jusqu'aux
mains du gouverneur du Canada. En novembre, le poste an-
glais des Mines, Vieux Logis, est attaqué par 300 sauvages
dont quelques-uns des Iles Royale et Saint-Jean; mais le capi-
taine Hamilton est sauvé par l'abbé Le Loutre. La tête de ce-
lui-ci n'en est pas moins mise à prix : 50 livres. Le 4 décembre
1749, il se retire avec ses sauvages en Acadie française, à
Beaubassin, où un parti anglais est chargé de s'emparer par
surprise de lui et de ses auxiliaires. Cornwallis, qui comme ses
compatriotes l'exècre, ordonne son arrestation le 13 janvier
1750 et fixe le prix de sa tête à 100 livres.
Les Anglais, non plus, ne perdaient pas leur temps, ainsi
qu'il appert d'une lettre de l'abbé Le Loutre :
« Le général va faire travailler incessamment au portage de
Chibouctou aux Mines, écrit-il le '29 juillet 1749, il doit y faire
travailler les habitants de l'Acadie jusqu'à ce qu'il y ait un
chemin à y faire passer des charrettes. Leurs vaisseaux ne font
présentement qu'aller de -Chibouctou à Boston pour le trans-
port des vivres et autres choses nécessaires à leur établissement.
Les Anglais ont deux corsaires en croisière depuis le Cap de
Sable jusque par le travers de Chibouctou pour empêcher les
Bostonnais et les bâtiments de l'Acadie d'aller à Louisbourg.
11 ont deux autres corsaires destinés pour la Baie \'erte et qui
doivent prendre les bœufs et moutons qu'ils pourront trouver
à Beaubassin. Ils paient partout bien gros, sèment et n'épargnent
pas l'argent... Ils font tout ce qu'ils peuvent pour gagner les
sauvages, ils chargent de présents tous ceux qu'ils peuvent
rencontrer, ils voudraient les avoir pour amis, tandis qu'ils
bâtissent et se fortifient. Ils doivent faire hiverner une partie
de leurs troupes dans les Mines pour contenir les habitants
français et éloigner les sauvages et, une fois établis aux Mines-
'350 L A r. R I s E
et à r.hibouclou, ils doivent passer à Beaubassin et faire un fort
à in IJaie Verte. ».
Le même correspondant informe son ministre qu'en octo-
bre, on effet, le général Cornwallis « fait passer dans les Mines
7 à 800 hommes et fait travailler à construire un fort pour con-
tenir et soumettre l'habitant à sa volonté; il y a continuelle-
ment deux bâtiments armés dans l'entrée des Mines pour em-
pêcher les habitants d'en sortir avec leurs petites voitures
[chaloupes] •«. Ce fut précisément un détachement de ces trou-
pes, 18 hommes et un officier, cjui fut attaqué et fait prison-
nier par les sauvages de l'abbé Le Loutre, le 27 novembre 1749.
En manière de représailles, le curé de Cobequid, M. Girard, et
quatre de ses paroissiens sont arrêtés et emmenés prisonniers
à Halifax. On attend des renforts pour agir avec plus de vi-
gueur et de rigueur.
Le l^ï" décembre 1750, Cornwallis se plaint à l'évêque de
Ouébec de la conduite des missionnaires de l'Acadie et surtout
de celle de l'abbé Le Loutre. Pour se venger des habitants de
•Chignictou « qui ont, dit-il, à l'instigation du prêtre Le Loutre,
donné refuge et assistance aux Indiens sans jamais donner au
gouvernement la moindre information », Cornwallis ordonne,
le 13 janvier 1750, à l'un de ses officiers, le capitaine Cobb,
« d aller à cet endroit saisir et faire prisonniers autant d'ha-
bitants que possible. Partout où ils quitteront leurs maisons
à votre approche, vous saisirez autant de femmes et d'enfants
que vous le jugerez bon, et vous les livrerez comme otages dans
le premier fort anglais que vous atteindrez ». C'est déjà à
l'égard des femmes et des enfants la lâche méthode de Law-
rence cinq ans plus tard.
Si cet ordre barbare ne fut pas exécuté, c'est que le secret
en lut tôt éventé à Boston où se tramait un si beau complot.
1 ,a violence intolérante des Bostonais était trop exaltée pour
pouvoir se contraindre au silence.
" Nous voyons avec inquiétude, dit une pétition de l'assemblée
législative du Massacliusetts (1®'" janvier 1750), les Français
A LARMES
351
projeter d'étendre leurs établissements en arrière des colonies-
de \'otre Majesté et vouloir les séparer le long de la côte, il est
fort probable qu'ils seront encouragés par l'absurde neutralité
que revendiquent les habitants français de la Nouvelle Ecosse...
Ceci pourrait avoir de fatales conséquences pour les. intérêts
de Votre Majesté en Amérique... Nous sollicitons donc avec
instance que de si dangereux voisins soient forcés de quitter
les terres de Votre Majesté ou réduits à une plus parfaite obéis-
sance à l'égard de la couronne ».
On ne saurait trop insister sur l'influence néfaste qu'eut sur
le sort des Acadiens ce perpétuel acharnement contre eux des
gens de la Nouvelle Angleterre.
Vint le printemps avec ses voies navigables, ses terres amol-
lies et. par suite, pour les Acadiens, la nécessité de semer ou
de fuir et, pour Cornvvallis, de sévir ou de s'abstenir. Les lon-
gues nuits hivernales lui avaient porté conseil : à part l'arres-
tation de l'abbé Girard.et de trois députés de Cobequid (5 mars
1750), il préféra s'abstenir, pour la même misérable raison que
ses prédécesseurs : il ne se sentait pas assez fort. « Je suivrai
les instructions concernant le serment, écrit-il le 19 mars; mais
je serais d'avis qu'on n'exerçât de pression sur les habitants
que lorsqu'on saura ce qui peut se faire à Chignectou et quels
colons arriveront d'Angleterre et avec quels renforts; d'ici là,
j'espère que nous aurons construit un bon fort à Piziquit, et
alors j'exigerai une réponse pcremptoire. » Dès le 12 mars 1750
il envoie, en effet, le capitaine John Goreham et ses Ran-
gers (mi-anglais, mi-sauvages) s'établir à Piziquid dans les
habitations confisquées de prétendus rebelles; il a la double
mission de construire ledit fort avec le concours des habitants
(qui ainsi en pâtiront doublement) et de les empêcher de s'en-
fuir avec leur bétail et autres biens. Or, avec cette lettre se
croisèrent les « Instructions de sa ^Majesté » qui, datées du
6 février, reflétaient exactement la même politique d'ater-
moiement calculé. « Comme les Français du Canada se sont
établis dans la Province dans le but d'attirer les habitants, il
faut, pour le moment, suspendre toute mesure violente qui les-
O.yZ -LA CRISE
induise à quitter leurs établissements »: et ces Instructions
ajoutaient le 12 mars : « Nous sommes ravis que &i peu des
meilleurs habitants se soient retirés de la Province; si vous
pouvez les empêcher d'abandonner leurs habitations en ce
moment même oîi les Français redoublent d'efforts pour les
attirer,... où la Province est aux prises avec toutes sortes de
difficultés,... vous pourrez, par la suite, en usant avec eux de
lK)ns procédés, en leur faisant apprécier leurs avantages, dé-
truire leurs préjugés et les lier fermement aux intérêts britan-
niques ». Même antienne le 8 juin : « Continuez à user de tous
les moyens possibles pour empêcher les habitants français
do quitter la province ». Quelle différence de langage cinq ans
plus tard et seulement quelques mois plus tôt ! Mais, on le
voit, c'est alors comme toujours, aux heures de difficulté, la
même cauteleuse politique de temporisation. Dès le 19 mars,
Cornwallis avait promis de s'y prêter.
Aussi, quand le 19 avril les délégués de Grand Pré, de Pizi-
quid et de la Rivière aux Canards s'en vinrent « demander à
Son Excellence l'autorisation de quitter la province et d'em-
porter avec eux leurs effets », ils furent sévèrement mis en
garde contre les prétendues intrigues françaises et poliment
renvoyés aux calendes grecques :
" Vous devriez nous savoir gré, dit le charitable gouverneur,
de ne pas vous avoir obligés à quitter la province en plein hiver
[étrange façon de présenter comme un service une nécessité].
.Maintenant que vous avez passé ici l'hiver et préparé vos tra-
\ aux de printemps, vous vous rendez ridicules en venant me
diri' que vous n'ensemencez pas vos terres, parce cjue vou!.>
('((■s décidés à partir. Mes amis, allez donc faire vos semailles,
al'iu de laisser vos terres en l'état où elles doivent être en pareille
saison. [Cornwallis n'ovait-i! pas le 11 septembre promis aux
l.ords of Trade de tirer des Acadiens tous les services possibles
pendant leur séjour?]. Sinon, vous n'avez pas le droit d'at-
tendre de c-e gouvernement la moindre faveur. Ce n'est que lors-
-que vous aurez fait votre devoir à cet égard que je répondrai à
-•voire requête ».
Naïvement nos pauvres paysans se conformèrent à cet
ALARMES 353
étrange devoir qui consiste à semer du blé acadien pour des
récoltes anglaises; puis, le 25 mai, ils revinrent obstinément
des Mines, comme d'Annapolis, réclamer leur congé de bons
serviteurs qui jusqu'au dernier jour se sont acquittés de leur
tâche. En récompense de quoi, Cornwallis leur tint ce beau
langage :
« Mes amis, nous vous avons promis une réponse précise à
Aotre demande de quitter après les semailles; comme il appert
que vous avez obéi à nos ordres sur ce point, nous allons vous
expliquer notre manière d'envisager cette très grave question,
avec la sincérité que nous avons toujours eue dans nos relations
avec vous... Mes amis [pour la.troisième fois], dès que vous avez
manifesté votre désir de partir et de vous soumettre à un autre
gouvernement, nous fûmes décidé à n'empêcher personne de
suivre ce qu'il prenait pour son intérêt. [Alors pourquoi ergo-
tait-il le 6 septembre sur le fameux délai d'un an, par lui réduit
à trois mois?...]. Nous vous av'ouons franchement que votre
décision nous fait de la peine [de la peine ou du tort?] Nous
connaissons bien votre activité et votre tempérance [alors pour-
quoi tant d'Anglais ont-ils accusé les Acadiens d'indolence?]
nous savons que vous n'êtes adonnés à aucun vice, à aucune
débauche. Cette province est votre pays; vous et vos pères
l'avez cultivée; vous devriez naturellement jouir des fruits de
votre labeur [comme pour les présentes semailles, sans doute].
\'ous savez que nous avons tout fait pour vous assurer non seu-
lement l'occupation de vos terres, mais encore leur possession
perpétuelle; [lire les instructions secrètes, p. 3c4] Nous vous
avons donné aussi toutes les assurances pour la pratique devotre
religion et la libre manifestation publique de votre foi. [Relire
les dites instructions, p. 334] Quand nous sommes arrivés ici,
nous comptions que rien ne vous ferait autant de plaisir que
l'intention de Sa Majesté de coloniser cette province. [Que ne
leur parlait-il du partage de leurs terres avec les protestants?]
Rien certes de plus avantageux pour vous ne pouvait survenir,
[quelle impudence !] Vous possédez les seules terres cultivées
de la province [oui. voilà le point essentiel, le vrai sujet du
litige, l'objet même de la rapacité anglaise]; elles y)roduisent
assez de blé et nourrissent assez de bétail pour toute la colonie.
€'est vous qui bénéficierez de tous les avantages pendant long-
temps. [Or, il attend à cette heure même, de nouveaux colons].
Bref, nous nous finitions de faire do vous le peuple le plus heu-
LAUVRIÙRE T. I 12
354 LA CRISE
reux du monde. [Ue là, sans doute, tous les criminels projets-
d'abjuration, d'expropriation et d'expulsion.] Mous sommes-
peines de trouver sous notre administration des personnes aux-
quelles il est difficile de plaire et qui n'ont trouvé en nos^
déclarations que des sujets de mécontentements, de jalousie-
et de murmures... [en pouvait-il être autrement?] Dans \os^
requêtes, vous demandez un exode en masse. Comme il nous est
impossible de vous réunir tous en un certain endroit, afin (\ue
vous puissiez vous en aller tous ensemble avec vos familles, il
faut entendre par ce mot « congé général » une permission géné-
rale de quitter quand vous le jugerez bon, par mer ou par terre,
ou de toute autre manière qui vous plaira [alors ce n'est fias
l'exode en masse]. Pour vous permettre d'accomplir ce projet,,
nous aurions à enjoindre aux commandants des vaisseaux et
des troupes de Sa Majesté de laisser passer et repasser toute
personne, ce qui créerait la plus grande confusion. [Cette orga-
nisation impossibleest une pure supposition de Cornwallis, et la
confusion, du reste, fût autrement grande cinq ans après]. La
seule manière pour vous de ((uitter la province, c'est de suivre
les règlements déjà édictés. L'ordre est que tous ceux qui dési-
rent quitter la province devront se munir de notre passe-port.
Et nous déclarons que rien ne nous empêchera de donner de
ces saufs-conduits à ceux qui en réclameront, à partir du jour
où la paix et le calme régneront à nouveau en cette Province ->
[Cette dernière clause est admirable, puisque c'est notre auto-
crate qui décide de cet heureux état].
En somme, c'était une fin de non- recevoir subtilement
enveloppée de promesses vaines; car, de passeports et de sauf-
conduits, il n'en fut jamais donné; et, après tout ce beau lan-
gage comme avant, les Acadiens restèrent détenus dans leur
geôle anglaise.
Voilà la fourberie que Parkman appelle « une attitude pa-
tiente et conciliante »; voilà l'homme auquel Horace Walpole
attribue de « la sensibilité » et « une bonne nature «. Pareille
hypocrisie tout à la fois impudente et doucereuse est une honte,
d'autant plus ignoble qu'il s'agit de pousser à sa ruine un
peuple reconnu laborieux, innocent et vertueux. Au moins,
un auteur néo-brunswickois, le Révérend W.-O. Raymond, a
la franchise de le dire {Sociélé royale du Canada, 1910, Vol. II.
ALARMES , àO.y
'71) « Les mobiles de Cornwallis ne sont pas difficiles à trouver :
ia présence des Acadiens était encore un avantage matériel
pour la Province »; affirmation renouvelée par le successeur
même de Cornwallis. Tel est le degré d'avilissement auquel
s'abaisse la politique de l'intérêt bien compris. De vraie
■bonté, d'humanité, de droiture, de justice même, il n'y a pas
trace ici; c'en est la caricature; il n'y a que de la rouerie.
Nos pauvres Acadiens retournèrent donc à leurs terres, pei-
nant et récoltant pour d'autres, sic vos non vobis, attendant
patiemment le jour où, au gré de leur gouverneur, « le calme
et la paix régneraient en leur province, » et se gardant bien
dici là de retarder en quoi que ce fût un si beau jour de
dj'livrance.
Or, de l'avis même de Cornwallis, ce calme et cette paix
régnaient dès l'année suivante : car, le 4 septembre 1751, il
écrivait aux Lords of Trade : « Il y a progrès dans l'attitude
des Français aux ÎNIines et à Piziquid : ils ont une telle cjuantité
cle mais qu'outre les besoins de leurs familles, il leur en restera
beaucoup dont ils pourront disposer : c'est fort heureux pour
la colonie en ce moment critique ». 11 en conclut cju'il ne serait
« avantageux ni pour les habitants français ni pour les Indiens
d'envoyer des colons allemands dans cette région », ni non
plus, dit-il mainte et mainte fois, des colons anglais protestants.
Mais il n'en conclut nullement que c'est l'heure d'accorder
le « congé général » ou les passeports promis. Non, le jour du
départ mutuellement consenti ne vint jamais; celui qui vint
brusciuement, ce fut le jour du départ forcé, de l'expulsion
brutale; ce jour-là, ôtant son masque débonnaire, le tyran
montra son vrai visage de haine : il n'avait plus ni peur ni
besoin de ses dupes désormais inutiles et impuissantes.
Le rapport français de 1778 {Min./iff.élr. Mém. et doc. Amer.
XLVII, 18), résume assez bien la situation et l'attitude des
Acadiens à cette époque :
■< ils ne reconnaissent au P»()i d'Angleterre qu'une aulorilé ter-
ritoriale sur leurs biens; mais ils ont toujours prétendu qu'elle
^ne s'étendait pas sur leurs persomu^s, et ils n'c)nl januus ce.'^sé
356 LA CRISE
de se rcsrarder comme uniquement sujets de la France où leu:s
pères étaient nés... [Tous, sauf un très petit nombre, confirme
en 174.5 le gouverneur du Canada, désirent revenir sous la
domination française, bien que la chute de Louisboursr les ait
déconcertés.^ De l'idée qu'ils avaient de leursitualion,ilsuit que
leurs devoirs personnels envers le souverain anglais, duquel ils
ne se regardaient que comme tenanciers, devaient être t^cs
restreints; selon eux, ces devoirs se bornaient aux simples
corvées occasionnées par le passage des troupes et employées
au transport de leurs bagages et munitions, ainsi qu'à leur
fournir dans les cas de besoin une partie de leurs denrées;
encore mettaient-ils à cette prestation la clause de fournir la
même chose aux troupes françaises qui passeraient dans la
Province. De là leur attitude pendant la guerre précédente.
Ils ne se sont jamais crus obligés de fournir aucun sei-
vice personnel, aucune milice à l'Angleterre et ont toujours
protesté qu'ils ne porteraient jamais les armes contre la France
ni contre les sauvagesleurs voisins, avec lesquels ils vivaient en
bonne intelligence depuis l'établissement de la colonie. C'est
cette situation qui les a fait nommer par 'toutes les nations
maritimes et par les Anglais eux-mêmes les Français neutres
de V Acadie ».
Malheureux neutres, dont la précaire neutralité ne dé-
pendait que de la volonté du plus fort ! Tant que les Anglais
ne se sentirent pas les plus forts, avons-nous dit, tant qu'ils
ne purent se passer de ces intrus odieux, temporiser avait
été le mot dordre, c'est-à-dire recourar tour à tour à la menace
pour arracher le serment d'allégeance ou à la cajolerie pour
retenir de mauvais voisins estimés indispensables, surtout
user « de la plus grande précaution et de la plus grande pru-
dence pour que, par leur départ, le Roi de France ne profite
pas d'un si grand nombre de sujets utiles ». Mais, maintenant
que violences et promesses échouaient également, maintenant
que la colonie anglaise allait se suffire à elle-même avec sa
capitale fortifiée, ses deux mille colons avides de terres et
ses nouveaux forts de l'isthme, maintenant que grandissait à
nouveau le péril de Louisbourg réparé à grands frais, mainte-
nant surtout que la faiblesse du roi très chrétien laissait quand
ALARMES 357
même flotter les rênes du gouvernement français, ne pouvait-
on pas appliquer cette politique radicale, fût-elle sans cœur ni
honneur, que l'on envisageait et que l'on préparait depuis si
longtemps ? Ne pouvait-on pas enfin, une fois pour toutes,
« déraciner » cette race maudite, si tenace, si gênante, si
inquiétante ? On le crut.
Sources et autres références :
Arch. Nai. Colonies. — Acadie C 11a, vol. 87, f. 359-60, f. .305 et
suivants, vol. 91. 93-5. C 11 d vol. Mil 153-
200; 2" série, carton X.
Arch. Xal. Colonies. — Série 11 R, v. 91, f. 68-70; Ile Roy. f. 15, 25,
26.37, 42, 49; vol. 92, f. 275.
Arch Min. Colonies. — Série C* recensements, vol. 400-412
Ile Royale G 11b vol. XX^•III-XXX
Arch. Min. Aff. élr. — Mém. et doc. Angleterre XX\' (Hist. géogr. N.
Ec. et Mém. del751), XLVII, 18.
Cor. pol. Anglet. v. 448 (f. 218-20).
Corr. Amer. vol. IX, f. 18-34, 49, 58-75, 379-
392, vol. X, p. 46-56, 10
Mém. et doc. Amer vol. 21. f. 5, 14.
Public Records. — Coll. Mass. vol. 63-56, f. 108.
Archives Canada, Rapport 1905, I, 107-148. II. 107-112, 344-387 1894
» (doc. angl. relat. à Nouv. Ecosse pp.
136-197.
» 1912 (Rapp. Ch Morris 1749) App. H. pp. 79-
83.
Coll. Doc. .mr yoiw. Fr. III. — 191, 428-440
Canada Français, vol. I. pp. 404-443. — (Serment d'allégeance.) pp.
19-39 (Lettres de Le Loutre) pp. 41-45
(descrip. d'Acadie).
Collerl. of the Hisl. Soc. of Massachusetts, vol. I.
Th. Akins. — yova Scotia Doc. pp. 165-196, 361-375, 495-630.
W. O. R.\YMO>'D. — Société royale du Canada 1910, II pp. 55-85.
i;. MuRDOCH. — Hist. of. yova Scotia, II, 116-171.
Ed. Richard. — Acadie (éd. U. d'Arles) II, 1-150
Casgrain — Voij. au pai/s d'Eveng.. Paris 1890.
Sulp. et pr. des Miss. étr. en Acadie, Québec, 1897.
Fr. Parkman. — Monicalrn and Wolfe, I, ch. IV
A Half-Centanj of Conflicl: Boston, ]882.
Anoxy.mk. — Géograpliical History of Nova Scotia, London 1749.
Importance of the Settlin;; and fortifijincj of Nova Scotia,
London 1751.
Mémoires sur Canada 1749-60 (Sec. litt. et histor. de Québec, 1838).
CHAPITRE XI
HOSTILITÉS
(1750-1752)
A iN>i débarrassé de ces insupportables gêneurs acadiens,
/% Cornwallis se mit en toute liberté au « grand plan « de
-^ ^ Whitehall (9 mars 1750) : créer de nouveaux établis-
sements qui fissent de ces prétendus rebelles «de bons sujets»
et débuter dès l'été quelque part, « entre Chignectou et la
Baie Verte », par un beau coup d'éclat. Pour la forme, il de-
mande donc des explications au gouverneur du Canada et, si
possible, le rappel des troupes françaises de l'isthme. La Jon-
quière répond fermement :
' .Je ne j)uis croire que vous ayez dit sérieuseniciiL que je ferais
retirer mes troupes. Je ne fais rien que je n'y sois fondé de droit.
Ma fidélité pour le Rôy mon maître devrait vous prévenir que.
quand un homme tel que moi entreprenait quehjue chose, il
était dans la résolution de le soutenir. Faites attention que le
I^uy de r'rance est le premier possesseur de tout ce continent...
J'en suis chargé par mes lettres patentes et serais par là auto-
risé à ne pas céder un pouce de terrain... J'ai rendu compte au
Roi mon maître de ce que j'avais ordonné aux officiers, en-
voyés... dans les dits ports, de ne point souffrir que qui que ce
soit s'y établît et de s'y opposer par la force des armes... Comme
vous me dites qu'en attendant les ordres du Roy votre maître,
vous ferez ce (|ui est vutre devoir, je vous préviens que je ne
manquerais pas ni m |>lus de faire le mien ».
Le 5 mai, Cornw allis fit une réponse « fort indécente à tous
égards ». La Corne, dûment averti, « rassemble toutes ses
forces en Français et en Sauvages », et demande 200 hommes de
HOSTILITÉS 359
renfort au gouverneur de Louisbourg. C-ornwallis en demande
4.000 à Boston qui les refuse. Néanmoins, le 20 avril, arrivent
des Mines sept bâtiments anglais portant dix-huit canons et
450 hommes que commande le major Lawrence. Ils mouillent
à proximité de Beaubassin qui est en feu. L'incendie a été
allumé par « les sauvages de Le Loutre », et les habitants se
sont retirés dans les bois. Après beaucoup d'hésitations
Lawrence qui a commencé à débarquer ses troupes, entre
en pourparlers avec La Corne, « espérant obtenir quelques
renseignements concernant ses forces et connaître ses projets
et intentions ».
« Ses réponses péremptoires, dit Lawrence, furent données de
façon à me convaincre que ses projets étaient bien arrêtés et
qu'il avait rassemblé dans cette partie de la contrée des forces
suffisantes pour s'y maintenir même contre des ennemis bien
plus puissants que nous... En somme, le commandant français
avait judicieusement pris ses dispositions et fait preuve dun
grand jugement... Je me vis donc forcé de conclure que nous
avions été frustrés des avantages et des profits que nous atten-
dions de notre expédition par un ennemi qui avait la supério-
rité du nombre, de la force et de la situation... .Je décidai, en
face de ces difficultés, de donner ordre aux troupes de rembar-
quer ». « Les troupes qu'ils ont amenées à Beaubassin, continue
La Corne, ont refusé d'embarquer aux Mines, disant qu'ils ne
voulaient pas se faire lever la chevelure par les Sauvages. L'on
pense que les officiers n'en pensaient pas moins; cela a paru par
leur échauffourée ».
Grande fureur de Cornwallis qui se préparait à prendre à la
Baie Verte possession de ses conquêtes. Il n'y renonce pas, du
reste : pour recommencer, il réclame, dès le 30 avril, des « ren-
forts efficaces » à Londres, au New-Hampshire, au Massachu-
setts.
Il en eut : car, le 12 septembre au matin, relate le capitaine
de la Vallière, surgissent dans la baie de Beaubassin dix-sept
voiles anglaises avec près d'un millier d'hommes. Après leur
avoir opposé une faible résistance, le chevalier de La Corne,
qui n'avait que quatre-vingts soldats réguliers, laisse Law-
360 LA CRISE
rence s'établir sur les ruines de Beaubassin, supposé teriitoire
britannique : les Anglais y édifient aussitôt un fort, fort Law-
rence; les Français achèvent leur fort Beauséjour. Seule, la
rivière Mésagouèche sépare les deux postes ennemis; on pou-
vait se canonner d'un rempart à lautre. Dès lors, la situation
se trouve des plus tendues. De ce dangereux rapprochement de
troupes ennemies, toujours sur le qui-vive. résulta, en effet,
une guerre d'escarmouches qui dura des mois; y prirent
part surtout les sauvages et 150 Acadiens en état de porter les
armes. Au cours d'un pourparler un sauvage tua l'interprète
anglais Howe. commissaire aux armées; en cette affaire ana-
logue à celle de Villiers de Jumonville où ce fut un Français
qui périt, le crime fut injustement attribué à l'abbé Le Loutre
et aux officiers français. La presse anglaise en tira grand parti,
ainsi que de lincendie de Beaubasssin, pour soulever l'opinion
publique contre la France : tout prétexte était bon à un
gouvernement qui voulait la guerre et s'y préparait. En un
échange de notes diplomatiques aigres-douces, le 7 juillet, le
gouvernement anglais demande le désaveu du gouverneur
du Canada et le retrait des troupes françaises de l'isthme; le
Vj septembre le gouvernement français demande que « le gou-
verneur de la Aouvelle Ecosse observe une conduite plus modé-
rée et plus conforme à l'affermissement de la paix. » Cette
« petite guerre » sévit sur mer comme sur terre.
« Il est notoire, écrit le nouveau gouverneur de llle Ro-
yale, comte de Raymond, qu'il ne s'est guère passé de mois
depuis l'année de la paix ^ 1 748) sans que les Anglais aient envoyé
visiter les côtes de cette colonie pardescorsaires armés en guerre..
Depuis la fin de 1749, les Français n'ont pu naviguer en sûreté
le long de la côte de lEst et même aux environs de Canseau.
Les Anglais onL continué de prendre les bâtiments de toute
espèce, de s'emparer de tout ce qu'ils trouvaient et de se saisir
en même temps des navigateurs ». « Les vaisseaux anglais en
usent de ces mers comme ils pourraient le faire en guerre
ouverte, écrit le duc de Mirej)oix au duc d'Albermale (.5 Janvier
1751); ils arrêtent et insultent tous les bateaux français qu'ils
rencontrent ».
HOSTILITÉS 361
Les corsaires anglais bloquaient, en effet, la rivière Saint-
Jean où ils coulaient nos bateaux et croisaient dans le golfe du
Saint-Laurent, surtout à la Baie Verte pour empêcher toute
transmigration des Acadiens. Les trois faits les plus graves,
toutefois, furent en août 1750 près de l'Ile Saint-Jean, la prise
par deux senauts anglais du London qui venait de ravitailler
Chedaïk. le 12 janvier 1751 la prise à la rivière Saint-Jean d'un
brigantin français venu aussi pour le ravitaillement local, et
surtout, le 16 octobre, au cap de Sable, la prise du brigantin
Saint-François (90 hommes dont 60 matelots et 10 canons);
celui-ci, sur l'ordre de la Jonquière, escortait une goélette des-
tinée au ravitaillement de cette même rivière Saint-Jean. Atta-
qué en pleine mer par la frégate du capitaine Rous (120 hom-
mes, 14 canons, 28 pierriers, etc.,) et désemparé après cinq heu-
res d'un combat fort inégal, il fut amené à Halifax, quoique
« bâtiment du Roy de France commarrdé par un officier fran-
çais et portant des vivres et munitions aux troupes de Sa
Majesté ». Tant d'impudence dangereuse et déloyale inquiéta
les fonctionnaires civils: le Conseil d'Halifax et le gouverneur,
après cinq ou six séances, rendirent le brigantin à son com-
mandant le capitaine Vergor et le firent mettre en réparation,
lorsqu'intervint ^'Amirauté; elle le confisqua comme étant de
bonne prise » pour avoir fait un commerce illicite dans la pro-
vince de Sa Majesté Britannique » : or, la rivière Saint-Jean
était au moins neutre. Le gouvernement français intervint
auprès du gouvernement anglais afin d'obtenir restitution,
punitions exemplaires et stricte observation du droit des gens.
On laissa traîner l'affaire; La Jonquière se contenta, en ma-
nière de représailles, d'enjoindre à Desherbiers d'arrêter à
Louisbourg tous les bateaux anglais. Le danger de conflit ne
fit donc que croître. « Il est à souhaiter, écrit La Jonquière,
que quelque vaisseau ou frégate de France puisse arriver
assez tôt à la Baie Verte pour assurer le passage de nos bâti-
ments : car, si les Anglais continuaient à les prendre, nos déta-
chements, manquant de tout, seraient dans la dure nécessité
de déguerpir des terres dont ils sont en possession et de les
abandonner aux Anglais ».
3<y2 LA CRISE
En dépit de toutes les entraves anglaises, rémigration
acadienne continuait. « Le gouverneur de la Nouvelle-Ecosse,
écrit Bigot le l^"" août 1750, fait tous ses efforts pour détourner
les Acadiens de se retirer sur nos terres ; mais il ne peut réussir.
Ceux-ci aiment mieux abandonner leurs établissements que de
rester sous ce gouvernement. Il y en a qui en sont sortis Icg
armes à la main, se battant contre les détachements anglais
qui ont voulu s'y opposer... [Les Anglais] s'opposent même à
la sortie des bestiaux ». On estime qu'en 1753 la Grand'Prée
avait perdu 30(i de ses liabitants. Pigiquit 500. Cobequid 900
et le reste à Tavenant. A cette date appartient sans doute cette
remarquable lettre de l'abbé Le Loutre dont nous n'avons pu
trouver que la traduction anglaise dans les Sélections of Nova
Scoiia Documenls de Thomas Akins : Requête des liabitants de
Cobequid à ceu.r de Beaubassin :
« Frères, nous étions tranquilles et ne songions qu"à jouir de
la paix, quand M. Joseph Gorom ;le capitaine Joseph Goreham
des Rangers de Nouvelle Angleterre) vint avec soixante hommes
chez John Roberts. Il arriva de nuit à la dérobée, et enleva
notre pasteur et nos quatre députés. Il lut ses instructions qui
hii donnent Tordre de s"emparer de tous les fusils qui se trouvent
dans nos maisons et, par consétjuent. de nous réduire à la même
condition que celle des Irlandais. .M. Gorom est retourné chez
John Roberts; il y a établi son camp et attend son frère avec
100 hommes. II se prépare à établir là un block-house et un
jtelit fort pour barrer la route et empêcher le départ des
habitants. 11 n'y a pas de doute que les .\nglais. dès le début
du printemps, stationneront des vaisseaux pour garder le
P-ibSage de l'entrée. Ainsi nous nous trouvons sur le bord de
l'abîme, exposés à être enlevés et déportés dans les îles an-
glaises et à perdre notre religion.
En ces malheureuses circonstances, nous avons recours à
N'otre charité et nous vous prions ardemment de nous aider à
échapper aux mains des Anglais et à nous retirer en territoire
français où nous puissions jouir de l'exercice de notre rehgion.
Nous vous demandons de frapper un coup; et, après avoir
chassé M. Gorom de notre paroisse, nous nous rendrons auprès
(\o nos frères de Pigiquid. de Grand Pré et de Port Royal qui se
joindront à nous pour se délivrer de l'esclavagedonlnoussommes
HOSTILITÉS SGS
menacés. Nous ne cherchons pas à faire la sruerre. Si ce pays
appartient aux Anglais, nous le leur abandonnerons; mais,
comme nous sommes les maîtres de nos personnes, nous voulons
absolument le quitter.
Ce sont vos frères qui implorent votre secours, et nous pen-
sons que la charité, la religion et l'union qui ont toujours existé
entre nous, vous contraindront à venir à notre aide. Nous
vous attendons; \"Ous savez c{ue le temps presse, nous vous
demandons une prompte réponse.
Il faut avouer que. quels que fussent les excès de zèle poli-
tique et la présomption stratégique du vaillant abbé, il avait
une juste intuition de la mentalité anglaise et une véritable
divination des abominables forfaits et des irréparables mal-
heurs qui devaient suivre. Et puis, après tout, mieux
valut mourir les armes à la main dans la conquête de l'indé-
pendance que de se laisser indolemment emmener à la bou-
cherie comme des moutons enfermés au bercail.
Les milliers d'Acadiens qui restaient dans la pénin-
sule ne demandaient, à vrai dire, qu'à se joindre à
ce mouvement d'émigration libératrice : « Il en passerait cha-
que jour, dit un mémoire français de la même date, s'ils étaient
sûrs de pouvoir s'établir solidement et avec certitude ». Trois-
années de subsistance, de nouvelles terres à défricher, étaient^
en effet, un bien maigre appât. Mais, si crédules cpi'ils fussent,
les Acadiens avaient fini par perdre toute confiance dans la
parole anglaise; ils en avaient assez de cette hypocrite tyran-
nie qui faisait alterner les plus basses flagorneries avec les
mesures les plus violentes ou les plus vexatoires; ils préfé-
raient à un aléatoire bien-être sous le régime soi-disant libéral
de l'Angleterre un dur labeur et une sûre misère sous l'insuffi-
sante tutelle de la monarchie française. « En déclarant que
l'année accordée aux habitants pour quitter le pays avec leurs
biens expirait en 1714, dit une pétition acadienne au roi de
France en 1754, le gouvernement anglais semble vouloir ruiner
es habitants : ils ont été leurrés et endormis depuis ce temps
j.ar la tranquillité dans laquelle on les a laissés jusqu'en 1727
364 L A C R I s E
et par les conditions contenues dans le serment qu'on leur a
fait jurer depuis ».
En tout cas, dès 1750, huit florissants villages de l'Acadie
française se trouvèrent évacués sous la pression des Anglais ;
Beaubassin que ceux-ci appelaient Chignectou, les Plan-
ches, la Butte, la rivière de Xampanne, la rivière de Main-
kanne, la rivière des Hébert et Menoudy. C'était un premier
« dérangement ». Par contre, l'Acadie française comptait, dit
l'ingénieur Franquet, les groupements de Wesack, la Prée
des Richards, la Prée des Bourgs, la Coupe, le Lac, sans parler
de la Baie Verte, de Shédiac, de Tintamare. de Gaspereau, de
Memramcouck, de Chipoudie, de Peticoudiac. Pour venir en
aide aux 1.500 réfugiés de l'isthme (chiffre de Bigot, 6 novem-
bre 1750), le roi leur accorda de 1753 à 1755 une subven-
tion de 50.000 à 80.000 livres : ils en profitèrent, sous la direc-
tion de l'abbé Le Loutre, pour aménager dans les basses terres
d'alluvions d'énormes endiguements qu'on admire encore :
12 aboitiaux à Beauséjour, 8 à Memramcouck, 3 à Chipoudy.
La situation assez délicate de ces habitants de l'Acadie fran-
çaise est assez nettement décrite par Lawrence en une lettre du
30 novembre 1755.
« Lorsque les troupes françaises s'établirent à Beauséjour où
elles bï! tirent aussitôt un fort, elles avaient pour objet principal
de s'assurer la possession de la rive nord de la Baie de Fundy, de
fixer notre frontière à l'isthme de Chignectou et de retenir ceux
des habitants français qui désiraient se soustraire au gouver-
nement anglais... A vrai dire, il y avait à l'origine quelques ha-
bitants de l'autre côté de la baie ; mais comme les terres ne pas-
saient pas pour très fertiles, et comme peu étaient défrichées,
ils étaient peu nombreux. [Leurnombreétait, d'après unmémoire
français dejuillet 1741, de 40 à 42à Chipoudy, de42 à4.3àMem-
ramcouck, de 15 à 20 à Tintamare]. Lorsqu'en 1750 les troupes
anglaises s'apprêtèrent à prendre possession de cette partie de
Chignectou, les Français convinrent qu'elle nous appartenait.
Les habitants, qui étaient en grand nombre et vivaient en un
beau pays fertile, [un rapport français de 1753 compte, outre
les 200 familles des lieux susdits, 1.600 anciens habitants à
Beaubassin et 1.200 réfugiés] brûlèrent toutes leurs maisons; et,
HOSTILITÉS 365
avec leurs familles, ils se réfugièrent sur le territoire que récla-
maient les Français et là, tout comme les habitants déjà fixés,
prêtèrent serment d'allégeance au Roi de France et prirent les
armes sous la direction des officiers [M. de la Jonquière, dit
en effet une lettre française du II avril 1751, ordonna aux ré-
fugiés sur les terres françaises de prêter serment de fidélité et de
s'engager dans la milice]. Tous ces gens auxquels vinrent s'ajou-
ter plusieurs familles accourues en déserteurs de l'intérieur de
la province, environ 1.400 hommes en étatde porter les armes
[chiffre exagéré, bien que La wrence se réclame de « renseignements
sûrs », ceux de Pichon, sans doute] furent dès lors communé-
ment appelés par nous deserled Frrnch inhabilanls : car ils des-
cendaient, comme le reste des habitants, des Français restés en
Nouvelle Ecosse lors du traité d'Utrecht; et ils avaient prêté
le serment d'allégeance à Sa Majesté sous l'administration du
général Philipps, avec la réserve de ne pas porter les armes.
Néanmoins, ils quittèrent leurs propriétés et s'en allèrent de
leur gré vivre de l'autre côté de la baie sous le gouvernement
français, où ils n'avaient d'autres moyens de subsistance que des
conserves salées que des magasins français leur distribuaient
de la part du Roi «. (Akins, •2S2-h; Ed. Richard, III 38; Arch.
Nal. Col. corr. gén. C^i ^ vol. 13-2, p. 90.)
On voitoù tend le raisonnementdcLawrence: à riendemoins
qu'à considérer comme déserteurs anglais ces Français qui,
selon leur droit, étaient passés en territoire français et avaient
reconnu l'autorité du roi de France. Pour ce motif, l'autori-
taire gouverneur les menaça des peines les plus sévères et les
intimida au point de les empêcher, comme nous le verrons, de
faire tout leur devoir militaire en vrais sujets français.
La plupart des émigrants acadiens ne restèrent pas, toute-
fois, en Acadie française; ils passèrent dans l'Ile Saint-Jean,
si ruinée qu'elle fût encore par la récente occupation anglaise.
« Il se retire toujours beaucoup de familles à l'Ile Saint-Jean,
écrit en 1750 l'ordonnateur de Louisbourg, Prévost, et, dès la
fin de mai. il y était déjà passé 200 personnes». Le commandant
de l'Ile, M. de Bonaventure, écrivait le 22 juillet que « les
Acadiens se réfugiaient dans cette île avec grande précipita-
tion, y amenant même leurs bestiaux; il y a cinq à six bâti-
366 LA CRISE
ments qui ne sont occupés qu'à ces transports ». «Beaucoup de-
familles acadiennes se retirent à l'Ile >aint-Jean ». confirme
Desherbiers le 6 août. A la même date. Desgoutins réclame des
provisions pour cette immigration « continue ». deux qui suivi-
rent furent moins heureux ; en leur hâte, ils arrivaient les mains
vides. « Il y en a passé 6 ou 700 », écrit Bigot le 5 octobre,
« dénués da tout ». Le 25 octobre, Prévost parle de« 2.000 nou-
veaux habitants à l'Ile Saint-Jean ».
Il fallut loger chez les premiers colons qui n'étaient guère
mieux pourvus (quelques-uns, entre autres les Haché-Galland,
t'taient là depuis plus de vingt ans) ce flux d'émigrants sans
ressources, puis installer à la hâte des baraquements en bois.
11 fallut, tant bien que mal, les ravitailler de Québec et de
Louisbourg en farine, en viande et autres aliments, en vête-
ments, en outils, en instruments agricoles.
« Nous y avons envoyé, dit Bigot le 5 octobre 17.50. des farines
suffisamment pour les faire subsister, des pioches, des haches,
des clous et quelques effets pour les vêtir; la plus grande partie
étaient nus, s'étant échappés comme ils avaient pu. « « Tous ces
envois de vivres coûtent des sommes immenses, » gémit cet
empressé; (« près de 300.000 livres, » dit-il en 1750,) mais que
faire ? hormis d'abandonner tout aux Anglais... Nous ne pouvons
nous dispenser de tenir notre parole. Sa Majesté sera bien récom-
pensée des dépenses occasionnées par l'avantage qu'elle trou-
vera en peuplant cette île et les frontières du Canada du côté
de l'Acadie ».
Mais ce que ne dit pas le misérable, c'est qu'une grande
partie des fonds destinés aux Acadiens. il les détournait pour
son profit et pour ses vils plaisirs, ainsi que son complice de
Louisbourg, Prévost. Or, « la misère est grande, constatait le
trop aveugle gouverneur \'audrcuil, et la plupartdes habitants
manquent de pain : 1257 personnes ont dû solliciter l'assis-
tance publique ». « Leur situation est des plus tristes, écrit en
mai 1751 l'abbé Le Loutre; ils ont manqué de viande, parce
qu'on ne leur a pas donné la ration promise ». Trois mauvaises
récoltes successives mirent le comble à leurs raau.x » fdécem-
HOSTILITÉS 367
"bit- 1752) : les mulots et les sauterelles dévoraient tout. En
novembre 1751, Prévost pourvut à la subsistance de 3.000
Acadiens. Il n'y avait plus même de grains pour l'ensemence-
laent des terres. Le bétail mourait faute d'aliments (décem-
bre 1752). A cette date, l'arpenteur et recenseur. La Roque,
qui ne parle que d'indigence, d'angoisse et d'extrême misère,
recommande l'autorisation de la pêche trop strictement inter-
dite.
•( La nudité est presque générale et au suprême degré, relate
(Il octobre 1753 un témoin oculaire, le curé de la Pointe-Pitre;
jikisieurs seront hors d'état de travailler cet hiver; ils ne peu-
\ eut se mettre à couvert de la rigueur du froid le jour et la nuit.
la plupart des enfants sont si nus qu'ils ne peuvent se couvrir:
cl, quand j'entre dans les maisons, ils sont tous dans les cendres
contre le feu; ils se cachent et prennent la fuite, sans souliers,
sans bas, sans chemise ». (Cf. Recens, du Sieur de la Roque,
Arch. Can. Rapp. 1905, II).
Bref, du séjour des Acadiens à l'Ile Saint-Jean en ces trois
premières années sort un long cri de faim et de détresse.
Mais en 1754 les choses s'améliorent : le printemps venu, en
présence des belles terres qui les entouraient, cette vaillante
race de paysans reprit courage sur ce sol français et remit tout
son ardent espoir dans le labeur de ses mains. On les détournait,
disons-nous, de la pêche plus facile et plus attrayante, mais
moins utile que la culture des terres. «Tout habitant qui devient
pêcheur ne peut se déterminer à travailler, dit Bigot (5 novem-
bre 1750), faisant écho à son ministre; la culture ne rend pas
des produits si apparents, mais ils sont plus solides ». Afin de
ravitailler Louisbourg, on comptait toujours, en effet, sur les
« bonnes terres » de l'Ile Saint-Jean, capables de suppléer aux
mauvaises terres de l'Ile Royale et aux bonnes terres perdues
de l'Acadie. Dès le 21 septembre 1754, le nouveau gouverneur
de l'Ile Royale, Drucour, parle de la prospérité naissante de
rile Saint-Jean; il y contribua, en employant au défriche-
ment de ses terres la moitié des fonds de l'Ile Royale. Alors se
constituèrent de nouvelles paroisses et surgirent églises et
moulins.
368 LA CRISE
« Ces Acadiens sont robustes et vigoureux, constate l'ingé-
nieur Franquet qui les vit à l'œuvre; ils travaillent tous de la
hache et s'adonnent à la culture deslerres.... Ils peuplent beau-
coup : chaque famille compte en moyenne cinq à six enfants.
Ils sont zélés pour la religion et même un peu superstitieux ».
« L'Ile est des plus fertiles, ajoute-t-il; les champs sont aussi
fleuris qu'en Europe et propres à tout ce qu'on voudra semer.
Les récoltes ont la même beauté et la même qualité qu'en
France ». Mais, conclut-il, « il faut fortifier cette colonie, sans
quoi, toutes dépenses auront été faites en pure perte ».
Du beau plan qu'il dressa dans ce but, le gouverne-
ment de Madame de Pompadour ne tint, hélas ! aucun compte,
et les Acadiens de l'Ile Saint-Jean furent, par une incurie cri-
minelle, voués au même sort^ue leurs frères de la vieille Aca-
die.
Or. ils étaient en 1753, d'après le recensement officiel, 2.663
dans l'Ile (dont 728 à la rivière du Nord-Est, 259 à ^lalpec et
197 au Havre Saint-Pierre), ne possédant pour tout cheptel
que 692 vaches et 152 cheveaux.Deux ans plus tôt, l'Ile Royale
comptait plus de 1.000 habitants, dont 236 à Port Toulouze,
2,iO au Havre de Lorembec et 131 au Bras d'or. Si l'on y ajoute,
les 2.586 Acadiens (1.473 habitants et 1.113 réfugiés) de l'Aca-
die française, on constate que la Nouvelle Ecosse se dépeu-
plait sensiblement de ses éléments français : il ne restait
guère plus de 10.000 Acadiens en Acadie anglaise. Les Anglais
n'avaient donc qu'à attendre pour créer le vide autour d'eux
et s'emparer sans violence de terres fécondées par une sueur
étrangère; il ne tenait'même qu'à eux, en se conformant au
traité d'Utrecht, d'accélérer ce mouvement d'évacuation
volontaire; mais déjà, en leur calcul cruellement égoïste,
posséder le bien d'autrui ne leur suffisait pas : ce qu'ils vou-
laient maintenant, c'était la suppression même des posses-
seurs du sol et l'anéantissement de toute puissance française.
L'àpreté de leur ambition n'admettait pas de solution moins
radicale, fût-elle atroce.
I
HOSTILITÉS 369
L'ambition anglaise ne se bornait pas, du reste, à la seule
conquête de l'Acadie; elle visait à la possession de toute
l'Amérique du Nord et, par conséquent, à la prise du Canada
comme à celle delà Louisiane. C'était, sur le sol américain'
comme aux Indes Orientales, un duel à mort qu'elle enga-
geait avec la France; et la France de Louis XV, — à part
quelques esprits clairvoyants et quelques gens de cœur, — ne
s'en doutait pas ou ne s'en souciait pas. Cette ambition an-
glaise était, comme toujours, autant faite de cupidité com-
merciale que de convoitise territoriale. « Le mot commerce,
dit un rapport français de 1755, suffit pour animer tout le
monde en Angleterre : un peuple marchand est naturellement
ému par ce seul mot ». Une Hishire géographique de la Nouvelle
Ecosse, justement rédigée en 1749 (sans nom d'auteur) dans un
but de propagande coloniale, débute par ces mots : « La nation
anglaise a pour le commerce un penchant si décidé que tout
projet qui tend à son accroissement ne manque jamais d'atti-
rer immédiatement l'attention du public... Parmi les diffé-
rents moyens que l'on a imaginés de tout temps pour étendre
cette grande source de pouvoir et d'opulence, l'établissement
des colonies a toujours été reconnu comme l'un des principaux ».
Un mémoire anglais de novembre 1751 précisait encore da-
vantage l'importance de la Nouvelle Ecosse, non seulement
au point de vue commercial (exportation de bois et de pois-
son, importation de produits fabricjués), mais encore au point
de vue naval fpépinière de pêcheurs et, par conséquent, de
marins), et national (ruine de la pêche, de la marine et des
colonies françaises). A l'heure même où l'Angleterre avait
si nettement conscience de l'importance primordiale des
colonies, qui donc en France parmi nos hommes d'Etat 'se
souciait du commerce français et, par suite, prenait à cœur
l'expansion ou seulement la défense de notre empire colonial?
Victimes d'un humanisme décevant, enfermés en leur
idéalisme borné, a fooVs paradise, où ils se flattaient de leur
propre supériorité intellectuelle, aussi ignorants des gloires de
notre histoire navale et coloniale que sourds aux plus sévères
-370 LA CRISE
enseignements de l'histoire moderne, nos philosophes et
nos hommes de lettres, nos voltairiens et nos encyclopédistes
s'en allaient répétant que, comme eux, le Français, richement
doué pour les rares et exquises choses de l'esprit et du goûl.
se doit d'abandonner à des races inférieures ces vulgaires
réalités qu'on appelle : commerce, marine, colonies. Ces fats
de l'intellectualisme, qui lâchaient si sottement la proie pour
l'ombre, ne comprenaient même pas qu'ils faisaient le jeu de
rivaux plus perspicaces et plus tenaces, ne rendaient même pas
justice à des compatriotes plus avisés et plus actifs qu'eux-
mêmes en leurs misérables petits cénacles. Sans doute, le long
du seul littoral américain de 1.200 à 1.4r>0 milles, la flotte
marchande de l'Angleterre comptait 12.000 matelots qui lui
rapportaient en fret 360.000 livres sterling et faisaient un chif-
fre d'affaires de 1.445.000 livres (dont la moitié avec les seules
colonies françaises et hollandaises). Sans doute, encouragée par
toutes sortes de primes et de faveurs, la seule flotte de pêche
d'Halifax se composait déjà de 40 vaisseaux de 20 à 70 ton-
neaux, lui donnant 25.000 quintaux de morue. Mais n'oublions
pas qu'en dépit de l'incapacité du gouvernement, qu'en dépit
de lois et de règlements absurdes, qu'en dépit de l'indifférence
ou du mépris publics l'énergique initiative d'obscurs mar-
chands, de marins inconnus, de colons méconnus nous don-
nait depuis une ou deux générations une prospérité navale,
commerciale et coloniale qui inquiétait fort nos rivaux
moins dédaigneux et moins aveugles.
En moins d'un demi-siècle, disent deux lettres anonymes
écrites en 1749 sur la nécessité de garder le Cap Breton, le com-
merce et les colonies françaises sont passées de leur infériorité
à une supériorité dangereuse pour nous aussi bien dans l'Amé-
rique du Nord que dans les mers du Sud, au Levant que dans
l'Afrique du Nord, dans les Indes tant occidentales qu'orientales.
Les immenses sommes [deux ou trois millions de livres sterling]
que les Français tirent des autres pays leur permettent
[ou plutôt auraient permis] d'entretenir de puissantes armées
et de puissantes flottes. Ils nous battent dans le commerce
■comme dans la guerre avec nos p opres armes ». « Pi les choses
HOSTILITÉS 37î'
avaient continué, écrivit à Pitt un correspondant anonyme
de 1758, les Français nous auraient évincés du commerce d'Eu-
rope ».
Oui, cette supériorité économique que nos intellectuels dé-
daignaient, nos ennemis la redoutaient et à aucun prix ne la
voulaient tolérer. A la cupidité britannique ne suffisaient pas
ses seuls gains; il lui fallait la ruine de l'adversaire, c'est-à-
dire le monopole du commerce tout entier, particulièrement
celui de la pêche. « Ces jaloux du commerce, disait justement le
marquis de Noailles, en veulent être totalement les maîtres ».
Rien n'est dangereux comme le mercantilisme d'un peuple :
car il pousse aveuglément ce peuple aux violences de la guerre
sans en assumer franchement les responsabilités. Dès 1745,
une brochure londonienne sur VElal comparé des Commerces
anglais el français se plaint des mesures qui ont permis au
commerce et aux colonies de la France de prendre une supé-
riorité menaçante. « Le commerce penche vers la guerre, a dit
Seeley, quand par la paix il est exclu d'un territoire qu'il
convoite ». Ainsi, les Anglais, estimant à plus de 60 millions
le surplus de leur commerce annuel s'ils possédaient l'Ile
Royale, réclamaient à cor et à cri la prise de Louisbourg. Ils
n'en insinuaient pas moins cauteleusement qu'étant mar-
chands, ils étaient pacifiques, vu que le commerce ne vit que
de paix. Cynique duperie ! Seul, le maréchal de Noailles, les
démasquant encore, révélait avec clairvoyance tout ce qu'il se
cachait de périls militaires derrière ce paravent commercial :
«C'est une illusion, dit son mémoire au Roy (février 1755), de
s'imaginer, comme le répandent les émissaires anglais, qu'uni-
quement préoccupée de son commerce, l'Angleterre ne désire
que la conservation de la paix. Les Anglais ne désirent la paix
qu'autant qu'elle leur est un moyen plus certain d'augmenter
leur richesse et leur puissance ». Mais vienne à se rompre dans
leur bilan l'équilibre des profits et pertes ou vienne seulement
le manque à gagner à s'affirmer trop haut en leurs spécu-
lations, ils n'hésitent pas devant cette fructueuse opération
commerciale que devient pour eu.x une guerre d'affaires : car
:i72 L A C R I s E
« cette nation, jalouse de la grandeur et de la puissance de la
France, continue Noailles, âme, lorce et soutien de toutes les
ligues contre la France, ne ressent les maux de la guerre que
par les frais et les dépenses qui en résultent ». Dès lors, plus de
scrupules : «Qu'importe telle ou telle raison? disait Monk dès
1665. Ce que nous voulons, c'est une plus grande part du com-
merce hollandais ». A un siècle de distance, il n'y avait qu'un
mot à changer, le dernier, en cette immorale formule de riva-
lité brutale.
Sans être beaucoup plus franche, la politique territoriale
des Anglais se trahissait davantage. Dès septembre 1747, un
rapport français au Ministre des Affaires étrangères la signa-
lait :
« Personne n'ignore, lit-on, que les vues des Anglais ont tou-
jours été d'étendre leurs possessions en Amérique aux dépens
des autres nations européennes... et qu'ils n'ont fait jusqu'à
présent que trop de progrès contre les Français en particulier...
Ainsi, depuis le traité d'Utrecht, ils n'ont cessé de faire des
usurpations tant par rapport aux limites, des colonies respec-
tives qu'à l'égard du commerce, de la pêche et de la navigation...
Il n'est pas difficile de faire voir, d'un côté, l'abus que les An-
glais ont fait des dispositions stipulées en leur faveur par ledit
traité et, d'un autre,de leur affectation à ne pas exécuter celles
qui ne s'accordent pas avec leurs vues ». « Leur amour de la paix,
disait encore le marquis de Noailles, se réduit à vouloir que les
autres l'observent par rapport à eux en se dispensant de l'ob-
server à leur égard ».
De là, ces continuels empiétements en Louisiane, sur l'Ohio,
vers le lac Ontario, sur la rivière de Pentagouet, et dans la
baie d'Hudson tout comme en Acadie. « C'est une nation, dit
Bigot, qui suit volontiers la loi du plus fort et non la loi de la
justice ».
Pour notre malheur, les Anglais étaient alors les plus forts
en Amérique comme en Europe. Sans doute, nous possédions
en Nouvelle France, tant en Louisiane qu'au Canada, des
territoires autrement vastes que les treize colonies étroitement
serrées entre l'Atlantique et les Alléghanis ; mais ces territoi-
I
HOSTILITÉS 373
res, pour la plus grande partie incultes, ne comptaient pas
60.000 Français épars dans les campagnes contre le million
d'Anglo-Saxons (en 1746) plus ou inoins dense en des centres
urbains; notre armée coloniale se composait de 3.400 soldats
(dont 1.200 de la marine) que ne renforçaient que six mois de
l'année 5.000 à 6.000 miliciens du pays, alors que l'armée an-
glaise, forte de 20.000 soldats réguliers et de 50.000 miliciens,
devait recevoir de la métropole un renfort de 50.000 soldats;
enfin, la flotte anglaise d'une supériorité déjà écrasante
(131 vaisseaux contre 71 ; 8.722 canons contre 4.790) comptait
sur la maîtrise des mers pour assurer un inépuisable ravitaille-
ment en munitions et en denrées, tandis que, facilement et
rapidement embouteillée, la Nouvelle France était vouée à
l'impuissance par le seul manque de vivres, de poudre et de
canons à brève échéance. « Une bataille gagnée n'est pour nous
que partie remise, disait un rapport du temps; mais, si nous la
perdons, nous sommes condamnés sans ressources ». On con-
çoit dans ces conditions qu'en dépit de toutes ses feintes de
pacifisme, l'Angleterre voulait la guerre et que la France,
malgré quelques sursauts d'énergie, voulait la paix. « Les
ménagements que l'on a conservés à l'égard des Anglais, dit
encore le marquis de Noailles, les ont encouragés à en manquer;
ils n'ont été contenus que lorsqu'on a témoigné de la résolu-
tion et de la fermeté. Ce ne sera qu'en ne paraissant pas crain-
dre la guerre qu'on pourra conserver la paix ». [Archives Aff.
élr. Corr. pol . Angl.,yo\. 530. p. 166, Archives Can. Rapp. 1905
II, 367-400). Stupidement l'indolent Louis XV affichait, au
contraire, son mépris ou plutôt sa peur de la guerre. « Que
nous avons des voisins cruels ! » gémissait-il en son impuis-
sance.
A défaut de cette guerre militaire que nous redoutions, nous
engageâmes naïvement une guerre diplomatique. Le traité
d'Utrecht avait laissé dans le vague les limites des deux empi-
res coloniaux. Les Anglais s'empressèrent d'interpréter à leur
avantage pareille imprécision. Alors que dès 1713 les officiers
374 • L V CRISE
français envoyés de l'Ile Royale n'allèrent pas même consulter
sur leurs intentions ks Acadiens de l'isthme et de la rivière
Saint-Jean qu'ils estimaient territoire français, les gouverneurs
anglais d'Annapolis employèrent tous les moyens pour se faire
reconnaître par ces habitants la même autorité qu'avaient eue.
les gouverneurs français de Port Royal. « Il n'y a pas d'autres-
moyens de faire cesser les intrigues des Anglais qu'en faisant
régler les limites de l'Acadie, écrivait l'intendant Bégon dès le
8 novembre 1718. Il est de la dernière conséquence qu'elles le
soient au plus tôt; sans quoi les Anglais s'étendront sur les
terres des Français et par ce moyen pourront dans la suite se
rendre maîtres du Canada ». On le vit bien dès l'année sui-
vante. Le 22 mars 1719, le Conseil de la Clarine prévenait en
ces termes le funeste artisan de la Triple Alliance, l'abbé Du-
bois. « Les prétentions des Anglais au sujet des limites de
l'Acadie sont si extravagantes que le 'Roy n'aurait qu'à
abandonner ses colonies d'Amérique si on les admettait : ils
prétendent que l'Acadie s'étend jusqu'au cap des Rosiers ».
Ils prétendirent davantage. Gouverneurs et intendants
insistèrent donc sur l'urgence d'une solution. Mais que pou-
vait-on espérer de ministres français qui, comme leur roi,
voulaient la paix à tout prix, même au prix des intérêts et
de l'honneur de la France? Les négociations de 1719 et de
1720 n'aboutirent donc pas, avons-nous vu, malgré les excel-
lents arguments de l'abbé Bobet. En 1748, Louis XV, à Aix-
la-Chapelle, eût encore pu trancher la question, comme le lui
permettaient ses victoires en Europe, ainsi que son bon
droit; mais non, il préféra confier cette délimitation à l'entente
des commissaires des deux Couronnes. Notre ministre ^lau-
repas réclame la Commission le 23 avril 1749; son représen-
tant à Londres Durand insiste le 7 juin, en indiquant le dan-
ger des manœuvres et l'éuormité des prétentions de l'adver-
saire.
« Si, dans queltiues cartes faites depuis un certain temps en
Angleterre, on a affecté de marquer les terres de l'Acadie aui
HOSTILITÉS 375
-delà de cet isthme [de Beaubassin], cela ne peut rien ajouter à
la cession faite par le traité d'Utrecht. Les terres qui vont dei)uis
la Baie \'erte jusqu'à la rive méridionale du fleuve Saint-Lau-
rent ont été occupées depuis comme avant le traité d'Utrecht
par les Français. Dans tous les temps elles ont été regardées
comme faisant partie de la Nouvelle France. Cette colonie a
toujours eu des possessions des deux côtés du fleuve et il y a des
seigneuries établies au Sud comme au Nord. 11 en est de même
des terres qui régent de l'autre côté de l'isthme de l'Acadie,
c'est-à-dire depuis la Baie Française jusqu'aux frontières de la
Nouvelle Angleterre; ces terres ont toujours fait partie de la
Nouvelle France ».
Pour nos hommes d'Etat qui n'avaient pas encore étudié à
fond la question, au point de vue géographique comme au
point de vue historique, l'Acadie cédée était la péninsule :
« la nature elle-même, dit Durand (7 juin), en a fixé les bornes ».
« Les Anglais ont dessein de soutenir leurs injustesprétentions.
confirme La Galissonière au ministre le 25 juillet 1749; si ou
veut éviter une rupture ouverte en ce pays-ci, on doit prendre
des mesures en Europe pour arrêter leurs entreprises... La
rivière St-Jean n'est pas le seul endroit qu'ils voudraient en-
\ahir, ils prétendent à toute la côte depuis cette rivière jus-
qu'à Beaubassin, depuis Canceaux jusqu'à Gaspey et toute la
profondeur des terres. Si nous abandonnions à l'Angleterre ce
lorrain qui comprend plus de 180 lieues de côtes, c'est-à-dire
presque autant qu'il y en a de Bayonne à Dunkerque, il faut
renoncer à toute communication par terre du Canada avec
l'Acadie et l'Ile Royale et à tout moyen de secourir l'une et
reprendre l'autre. Il faut ôter à presque tous les Acadiens toute
espérance de refuge sur les terres françaises, la plupart n'étant
pas à portée de l'Isle Saint-Jean, dont d'ailleurs les terres
ne sont pas trop attirantes ». (Arch. Can. Rapp. 1905, II,
367-400). « Deux raisons principales me font juger qu'il est né-
cessaire et d'une nécessité pressante [de fixer les limites de
l'Acadie], ajoute le Père Charlevoix au ministre le 23 août 1749.
La première est que les Anglais ont déjà bâti un fort sur la
rivière Saint-Jean, qui n'est point de l'Acadie... La deuxième
est que les Anglais qui peuplent et fortifient l'Acadie seront
bientôt en état d'opprimer les Abénakis, si l'on ne prend
de bonne heure des mesures pour les en empêcher ». « Cette
376 L A C R I s E
affaire est d'une très srrande conséquence, conclut le gouverneur
la Jonquière le 9 septembre 1749: il importe quelle soit bientôt
décidée par les deux couronnes ».
Le 31 mars 1750 comme en juin 1749, le gouvernement
français renouvelle donc ses instances pour la délimitation des
frontières. Or, tandis que la France cherchait une sokition
définitive de toutes les difficultés américaines, l'Angleterre ne
voulait qu'une solution bâtarde du seul problème acadien;
tandis que la France nommait Thabile marquis de la Galis-
sonière, l'Angleterre imposait l'insatiable et intransigeant
Shirley : c'était se condamner à la mésentente en des solu-
tions impossibles ou illusoires, au dangereux énervement d'é-
ternels recommencements. Les négociations débutèrent à
Paris le 26 août 1750 à raison d'une séance parsemaine.
Pour ce qui nous intéresse ici en cette grave et épineuse
affaire, le traité d'Utrecht avait donné à l'Angleterre « l'Aca-
die ou Nouvelle Ecosse en ses anciennes limites, et aussi Port
Royal ». Xovani Scoiiam sive Acadiam lolam, limilibus suis
aniiqiiis comprehensam. iil eliam Porliis Biieg urbem. nunc
Annapolim Regiam diclam. C'était avons-nous vu, le secré-
taire d'Etat Saint John, plus tard Lord Bolingbroke, qui
avait imposé cette clause litigieuse « comprise en ses ancien-
nes limites », et la Reine Anne cette addition déconcer-
tante « et aussi Port Royal ». ainsi que l'expression géo-
graphique « Nouvelle Ecosse » qui pour la première fois parais-
sait en un traité entre la France et l'Angleterre : or, la
Nouvelle Ecosse, d'invention purement anglaise, n'avait
jamais eu d'existence positive.) puisqu'elle n'avait pas plus
de réalité historique, faute d'avoir été sérieusement colonisée,
que de configuration géographique, faute d'avoir été une
fois pour toutes délimitée; c'était là pure entité coloniale
aussi vaine que vague, vraie machine de guerre diploma-
tique dont les Anglais firent savamment jouer les ressorts.
Quant à l'addition, ni eliam Parlas Regii urbem de la reine
Anne, les Anglais l'attribuèrent tout bonnement à une
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HOSTILITÉS 377
étourclerie, inaduerlency, de scribe qui aurait dû mettre and
expressly i Hemarks on the French Memorials... London 1755).
Il semble évident, toutefois, que, dans la pensée des plénipo-
tentiaires, Port Royal s'ajoutant à l'Acadie, les « anciennes
limites « envisagées étaient celles du partage entre Aulnay et
Latour (1638) o\i plutôt celles mêmes des-deux baronnies
constituées par Sir William Alexander en faveur des Latour
en 1630 et confirmées par ('romwell en 1656. Il n'y avait guère
d'autre solution à ce casse-tête diplomatique. Conformément
aux descriptions de Champlain et de Denys. des cartes fran-
çaises et même anglaises de l'époque, (Dr. îlalley, atlas de
1728, Popple en 1738, Salmon en 1739), montrent, en effet,
l'Acadie réduite à la côte sud-est de la presqu'île. Les Anglais
n'avaient donc droit, en dehors de Port Royal, qu'à la côte
atlantique de la péninsule, laquelle, sur les plus vieilles cartes,
portait seule, du reste, le nom d'Acadie. C'était dès 1720 et
1723 la thèse de l'abbé Bobet conforme à l'opinion et même à
la concession de Denys. Mais, comme les noms d'Acadie et
de Nouvelle Ecosse, aussi vagues que ceux de Canada, de Nou-
velle France et de Nouvelle Angleterre avaient é! é appliqués à
des territoires mal connus dont l'extension n'avait cessé de va-
rier avec les explorations et la colonisation, avec les conquêtes
et les caprices même des hommes d'Etat, des Compagnies et au-
tres bénéficiaires, il en était résulté, au cours des temps, dans
les divers traités de paix, dans les divers ouvrages d'histoire
et de géographie, des délimitations incohérentes et contradic-
toires. En tout cas, jamais les frontières de la Nouvelle Ecosse
et de l'Acadie n'avaient coïncidé ni dans la concession de
Jacques I^r en 1621 ni dans celle de Cromwell en 1656, et
cette dernière concession n'était pas même la moitié de la
première; jamais non plus la côte du golfe Saint-Laurent ni
surtout la Gaspésie n'avaient cessé d'être tenues pour terres
françaises où seuls, du reste, des Français habitaient, chas-
saient, péchaient et trafiquaient depuis 150 ou 200 ans. Si les
négociateurs français du traité d'Utrecht avaient réclamé
l'Ile du Cap Breton. j)our « défendre l'entrée des possessions
378 LA CRISE
françaises du Canada », il est bien évident qu'ils ne renon-
çaient, ce qui eût été absurde et contradictoire, ni à toute la
côte du golfe Saint-Laurent ni surtout à la rive ouest du fleuve
Saint-Laurent autrement, essentielles pour cette défense.
Or, à rencontre de toute logique comme de toute équité, vio-
lantl'esprit commela lettre des traités, les Anglais, qui avaient
imposé dans la rédaction du traité d'Utrecht, outre ces for-
mules litigieuses, cette vague expression « anciennes limites »,
s'empressèrent naturellement de lui donner la plus ample
extension et de choisir comme « anciennes limites » celles qui
leur étaient le plus avantageuses, fussent-elles invraisem-
blables; et, naturellement aussi, cette extension ne cessait de
croître avec leur ambition et leur ambition avec leur force,
^laintenant, comme Mascarène, ils ne prétendaient à rien de
moins, outre la péninsule entière, qu'à toute cette partie du
continent américain qui s'étend du fleuve Kinibiki (frontières
at;tuelles du Maine) jusqu'au Golfe du Saint-Laurent et tout
le long du fleuve même du Saint-Laurent jusqu'aux portes de
Ouébec, bref à un territoire cinq lois plus vaste que la seule
péninsule. En dépit de toute vérité historique, en dépit des
termes mêmes des traités de Saint-Germain et de Bréda. ils
appelaient cette monstrueuse acquisition, cette violente
extorsion simple restitution, pure reprise de possession d'un
bien originellement anglais. « Sa Majesté très chrétienne n'a de
droit sur aucune terre située entre le Saint-Laurent et 1" At-
lantique, à part les îles qui se trouvent à l'em.bouchure de ceti e
rivière dans le golfe du même nom », disaient les Instructions
royales à Shirley. Pareille flibusterie diplomatique enle\ait
au Canada toutes ses provinces maritimes, sauf l'Ile Roy^de et
l'Ile Saint-Jean (elles aussi réclamées en 1750), et en exposait
le cœ-ir même, Québec, aux canons anglais de la rive opposée
comme au blocus d'une flotte de haute mer.
Au cours des négociations comme en leur début (7 juin 174'J)
la France aurait, à la rigueur, consenti, conformément aux
cartes de Champlain (1613) et de Charlevoix (1744), à céder la
péninsule, sous condition que les Acadiens lui fussent rendus-
HOSTILITÉS 379
4.'t ijne la côte du Golfe du Saint-Laurent lui fût réservée; mais
l'Angleterre ne voulait à aucun prix céder la côte continentale.
Pourquoi? en avait-elle besoin? Nullement : il est évident qu'en
temps de paix les communications entre la Nouvelle Angle-
terre et la Nouvelle Ecosse étaient plus rapides et plus faciles
par mer que par terre et que, même en temps de guerre, elles
étaient à peu près impossibles tout le long de cette immense
côte déserte, sinueuse, montagneuse, entrecoupée de larges
baies et de profondes rivières. C'était donc toujours la politique
de thedogin //îé'77ia/]^er: «les Anglais n'exigent la côte desEtche-
mins qui-leur est inutile, dit Pidansatde }*] airohert, {Di se. so mm),
que pour couper aux Français la route du Saint-Jean qui en
hiver est à ceux-ci indispensable ». « Si l'on souffre cjue la France
reste en possession de la rivière Saint-Jean, avoue un in-4o
anglais sur VFAal présenl de r Amérique seplentrionale (Lon-
dres. 1755), elle aura toujours avec le Canada, même en hiver,
une communication qu'autrement elle ne peut avoir qu'en
été (mai à octobre) par le Saint-Laurent ». Pourquoi donc
vouloir ainsi entraver nos relations avec nos colonies? La
raison en est bien simple : alors que l'Angleterre feignait de
vouloir protéger des sujets cju'en fait elle n'avait J3as en de-
hors de F*ort P.oyal et d'Halifax, elle voulait, en réalité, « enva-
hir le Canada tout (Mitier [dès lors sans défense] et se préparer
ainsi le chemin à l'Empire universel de l'Amérique et la posses-
sion des richesses dont celle-ci est la source la plus abondante ».
En son insolente brochure sur la Condiiile des Français (1754)
elle ne craint pas, en effet, de réclamer tout le Canada, au nom
de la prétendue priorité de Cabot (navigateur et non colonisa-
teur), de la conquête de Kirke (acte de piraterie accompli en
pleine paix), du manifeste de la reine Anne en 1711 (invoquant
une prétendue suzeraineté bien périmée sur ce fief réservé^.
Animéesd'un tel esprit d'opposition, les négociationsdurèrent
cinq ans, très âpres, très documentées, envenimées par une
propagande acerbe, aggravées de violentes prises de gages qui,
nous l'avons vu, dégénérèrent en guerres d'escarmouches et
, en forfaits de piraterie.
3S0 LA CRISE
« Pendant les négociations, dit au Roi le maréchal de Noailles,
les Anglais ont demandé avec insistance que les mémoires
respectifs des Commissions ne fussent pas rendus publics; ils
l'ont obtenu par une trop grande complaisance [manœuvre re-
prise de nos jours même] et, dans le même temps, ils ont
répandu dans les cours de l'Europe toutes sortes d'insinuations
odieuses sur la nature des demandes formulées par les commis-
saires de Votre Majesté. Puis, la Commission répandant trop
de lumière sur ces matières, ils ont demandé que l'on y mît fin
sous prétexte que les affaires étaient suffisamment discutées ».
Le 21 septembre 1750, Shirley et Mildmay réclament, en
effet, l'immense pays qui s'étend du Saint-Laurent et de son
golfe jusqu'à la Nouvelle Angleterre, soit 460 lieues de côtes;
le 9 novembre, MM. de la Galissonnière et de Silhouette leur
offrent la côte atlantique, de la péninsule de Canseau au Cap
Sainte-Marie, soit 80 lieues de côtes; le 11 janvier 1751, long
mémoire anglais; le 4 octobre 1751, mémoire français plus
long encore et plus étayé de faits et d'arguments portant sur
toute la période qui s'étend des origines au temps présent.
Tout en menant son double jeu : s'opposer à la publication de
ces mémoires et travailler l'opinion publique par toutes sortes
de notes et brochures, « la Cour de Londres avait plus d'une
fois voulu rompre les négociations, est-il dit,.. Plutôt que de les
rompre, le Roi [de France] accepta un nouveau mémoire du
23 janvier 1753 rédigé en anglais [impertinente incorrection],
puisque la Cour de Londres traitait en français même avec
les Cours d'Allemagne]... Il fallut le faire traduire en français et
en faire reconnaître la traduction par les Commissairesanglais».
Outre une Histoire géographique de la Nouvelle Ecosse rédi-
gée dès 1749 dans un esprit tendancieux, outre l'in-quarto déjà
cité sur VElal présenl de V Amérique seplentrionale, le gouver-
nement britannique envoya à la plupart des Cours d'Europe,
afin de justifier son refus de restituer nos vaisseaux pris en
pleine paix, une injurieuse brochure sur la Conduile des Fran-
çais par rapparia la Nouvelle Ecosse (1754) et, pour expliquer
son inqualifiable attitude dans la négociation diplomatique,
de très insolentes Remarks on ihe French Memorials concerniiig
HOSTILITÉS 381
Ihe Liinils of Acadia, des Lellres cVun Aiifilais à un ami (La
Haye, 1756), et le fameux livre anonyme de Pichon: Lellres et
Mémoires sur le Cap Breton et sur l'Ile Saint- Jean, qui ne cesse
d'avilir la France pour mieux exalterrAngleterre. Nous dûmes
y répondre par vme Discussion sommaire sur les anciennes
limites de VAcadie, par un Extrait des Mémoires... avec pièces
justificatives, par un Mémoire concernant le précis des faits avec
leurs pièces justificalives, enfin et surtout par la publication de
quatre gros quartos : « Mémoires des Commissaires du Boy et
de ceux de Sa Majesté Britannique sur les possessions et les
droits respectifs des deux Couronnes en Amérique ». (1755-1757).
Ainsi, la guerre diplomatique dégénérait en une guerre de
journaux, de pamphlets, de brochures, de livres volumineux.
« Quelques Anglais, dit le traducteur d'une de ces brochures,
{Condaile des F'rançais...), plus occupés de la grandeur et de la
prospérité de leur nation que de la justice..., n'ont jamais cessé
de regarder d'un œil jaloux les établissements des autres peuples
dans le Nouveau iMonde. Sans autre titre que la cupidité ils
voudraient rendre l'Angleterre seule maîtresse du commerce
de toute l'Amérique... La France, si l'on en croit ces écrivains,
est la seule puissance en état de leur faire obstacle dans l'exé-
cution de ce projet aussi vague que vaste qui tend à ruiner les
peuples commerçants; de là l'animosité qu'ils font éclater contre
elle.
ils ont longtemps marché vers leur but avec cjuclques ména-
gements; mais enfin, soit qu'ils croient être arrivés au moment
favorable pour se découvrir, soit que leur impatience les em-
porte, ils n'usent plus d'aucun mystère. Pour éblouir l'Europe
sur les conséquences de leurs prétentions excessives et écarter
les appréhensions qu'elles doivent faire naître pour la liberté
générale du commerce, ils cherchent à donner le change en
décriant la France et en présentant comme une réclamation les
desseins d'invasion cju'ils tâchent d'inspirer à leur gouver-
nement.
Presque tous les écrivains anglais d'aujourd'hui entrent dans
cet esprit. Il ne paraît plus à Londres d'ouvrage pour peu de
rapport qu'il ait au commerce en général ou aux établissements
dans le Nouveau Monde, dans lequel on ne trouve, soit des
insinuations, soit des déclamations contre la légitimité des pos-
■oî52 L A (. R I S E
sessions des Français dans lAniérique septentrionale, soit des
projets pour les en dépouiller: et les derniers de ces écrits qui
ont couru à l'occasion de la dispute élevée entre les deux cou-
ronnes sur les limites de TAcadie n'ont gardé aucune
mesure >'.
En présence de ce « déchaînement » de propagande sans me-
sure ni scrupule, que faisions-nous? Alors que. de l'autre côté
de la Manche, la presse et l'opinion seliguaient si étroitement
pour soutenir avec véhémence les plus outrecuidantes préten-
tions du gouvernement britannique, de notre côté de beaux
esprits, comme an en a vus de notre temps, à la fois anglomanes
et frondeurs, raillaient la prétendue puérilité de nos revendi-
cations les plus légitimes et les plus essentielles; ils décon-
certaient, en l'égarant, l'opinion publique; ils affaiblissaient,
4,'n la divisant, la volonté nationale. Cette grave contestation
territoriale qui devait déchaîner la guerre. Voltaire, en sa
feinte ou naïve ignorance, l'appelait sur un ton badin « une
légère querelle pour quelques terrains sauvagesversl'Acadie ».
Dès cette époque, comme de nos jours, les mauvais patriotes,
ceux même qui n'étaient pas aux gages de l'Angleterre, se
croyaient supérieurs, « au-dessus de la mêlée », en donnant
raison à l'ennemi contre la France. La pire conséquence fut
que ce conflit, sans issue au point de vue diplomatique, menait
fatalement à la guerre. Les Anglais le savaient, ils le voulaient,
ils s'y préparaient; l'opinion publique, surchauffée par une
intense propagande, réclamait violences et combats; nous
autres, nous attendions l'impossible solution de l'évidence de
notre bonne cause et de notre bonne foi, c'est-à-dire dans
l'inertie ou à peu prés. Mainte et mainte fois, nos gouverneurs
et nos intendants du Canada avaient insisté auprès des minis-
tres sur l'urgence d'une délimitation définitive, ne fût-ce que
pour permettre aux Acadiens de s'établir sur un sol incontes-
tablement français et ain^ hâter leur exode. Mais non, on
s'acharnait, sans trêve ni raison, à vouloir négocier avec un
adversaire qui délibérément se dérobait dans la chicane, ou
jnême dans le mutisme insolent, qui nous « amusait par de
HOSTILITÉS . 2-Sl>
vaines négociations, tout en envoyant des troupes pour nous^
attaquer de tous côtés «; et, toutes nos belles déclarations
d'amitié, toutes nos solennelles protestations de p*acil'isme
n'étaient accueillies par cet ennemi résolu à vaincre les armes
à la main, que comme de lâches aveux d'impuissance qui le
provoquaient à une action d'autant plus prompte et plus bru-
tale.
Inquiet, le gouvernement français propose, en février'
et en mars 1755, une convention préliminaire destinée à
empêcher toute irréparable hostilité sur terre comme sur mer :
« vouloir sincèrement la paix et ne pas faire cesser ou prévenir
les voies de fait, sont deux choses incompatibles », dit Rouillé,
Or, pendant que le gouvernement anglais exaltait sa propre
« candeur » (9 mai 1755), proclamait « son plus vif désir de
maintenir la paix )>, il armait à outrance : aux escadres et aux
troupes régulières envoyées de la métropole il ajoute une
« prodigieuse levée d'hommes » faite le plus possible aux frais
des colonies dûment stimulées; l'amiral Keppel et le général
Braddock lient partie avec Shirley, avec Lawrence, avec tous
les gouverneurs coloniaux sûrs d'un succès si traîtreusement
préparé, on prémédite dès lors la déportation en France de tous
les prisonniers français; et tout cela en pleine paix. Devant
l'imminence du danger, le gouvernement français va, le
14 mai 1755, jusqu'aux extrêmes limites de ses concessions :
il abandonne, outre les terres litigieuses de l'Ohio et du Lac
Erié, outre le territoire entre la Sagahadoc et le Pentagouet,
toute la péninsule de l'Acadie, mais à condition : 1° que tous
les habitants français de la dite péninsule aient pendant trois
ans le droit de s'en retirer avec tous leurs effets ; 2° que l'isthme
de Beaubassin reste à la France ; 3° que la côte péninsu-
laire du. Golfe du Saint-Laurent demeure inhabitée; 4" que
l'Angleterre renonce à la rive continentale de la Baie Fran_
çaise.
Auxquelles conditions si conciliantes l'intransigeant gou-
vernement anglais répond le 7 juin point par point:
384 LA CRISE
1° Ce serait « priver la Grande-Bretagne d'un nonnbre très
considéra|3le de sujets »utiles qui ne quitteraient le pays qu'avec
« beaucoup de regrets )- [vieille argutie des premiers gouverneurs
nettement réfutée par la demande de « congé général » adressée
au dernier et par les mesures d'expulsion déjà prises par le
présent gouverneur]; 20 Ce serait se départir de la sûreté la plus
essentielle au reste de la péninsule; autant vaudrait l'aban-
donner en entier que d'en laisser le clef à autrui: [comme si la
clef n'était pas également dans les mains des deux oc-
cupants;] 3** Cette étendue de terrain avec ses bois épais et ses
défilés serait favorable pourcouvrir les desseins de lune des deux
nations [évidemment de celle surtout qui occupe la terre;]
4° Pour sa sûreté la Grande-Bretagne a besoin de toute la côte
continentale de la Baie Française sur une profondeur d'au moins
vingt lieues du cap Tourmentin à la source du Penobscot [dès
le 27 mars Rouillé avait, pour des raisons susdites, déclaré cette
« proposition si diamétralement contraire à nos intérêts qu'il
ne nous est pas possible de l'admettre »].
Enfin, renchérissant sur le tout, bien qu'il déclarât les con-
ditions françaises « autant de semences pour de nouvelles
dissensions », le gouvernement anglais propose de remettre
à plus tard l'attribution de l'immense arrière-pays qui s'étend
jusqu'au Saint-Laurent. « Jamais le Roy, dit Rouillé, ne con-
sentira à ce que sa souveraineté sur la rive méridionale du
Saint-Laurent soit mise en question et que ces parties qui ont
toujours été considérées comme centre du Canada en devien-
nent les limites. La prétention de l'Angleterre à cet égard ren-
drait trop onéreuse et même impossible la conservation de la
partie du Canada qui nous resterait après ce démembrement ».
Combien juste ! c'était la ruine coloniale avant la défaite mili-
taire. Pareille exigence exorbitante menait à l'impasse diplo-
matique : et. partant, à la guerre, c'était précisément ce que les
Anglais voulaient.
« Pendant que le gouvernement anglais nous amuse en Europe,
avec des négociations pacifistes, écrivait \'audreuil, il prépare
ici et déjà commence la guerre"». « Dans les querelles d'Allemand
qu'ils ont voulu nous faire sur les cantons contentieux, ajou-
HOSTILITÉ? 385
te-t-il le ^^' juillet 1755, ils ont eu moins en vue de s'en emparer
-t}uc d'envahir toute la colonie, sans s'embarrasser du qu'en dira-
t-on. (Vest ainsi que cette nation en a toujours usé dans cette
partie du monde ». « Alors que la Cour d'Angleterre faisait
montre de dispositions pacifistes à la Cour de France, confirme
le marquis de Duquesne (3 juillet), et que celle-ci donnait des
ordres dans ce sens au gouverneur du Canada, je ne devais
pas m'attendre de la part des Anglais à une irruption subite et
générale, telle que celle qu'ils ont entreprise. Elle fut projetée
depuis longtemps... Les préparatifs durent depuis trois
ans : l'attaque générale du Canada en est le véritable
objet. La Cour d'Angleterre en envoyait les ordres dans le temps
qu'elle faisait tant de parade d'attachement pour la paix. Le
masque des négociations lui a été utile pour couvrir tous ces
projets )). « Les Anglais tombent sur nous de tous côtés, déclare
enfin Bigot (4 juillet) et nous voilà en pleine guerre sans qu'ils
l'aient déclarée ».
En effet, dès juillet L754, après l'échec de Washing-
ton à Fort Necessity, le gouvernement anglais envoie avec
le général Braddock deux nouveaux régiments de troupes
ri'gulièrcs ; et, ce renforcement militaire, il l'appelle «mesure
défensive », alors qu'il déclare « mesure offensive » notre simple
envoi, de Brest à Louisbourg un an plus tard (L5 avril 1755),
de deux bataillons d'Artois et de Bourgogne. En même temps
se lèvent dans toutes les colonies des hordes de miliciens,
grâce au million de livres sterling que vote le Parlement « pour
assurer les justes droits de possession de l'Angleterre en Amé-
rique ». Ainsi, les Anglais, qui ne cessaient de ravitailler en
troupes et en munitions leurs colonies si riches et si peuplées,
trouvaient mauvais que nous ravitaillions même en une moin-
dre proportion notre Ile Royale et notre Canada si exposés et
si dépourvus de tout. Or, soudain, au cours de l'été 1755, en
pleine paix, notre frêle ligne de postes militaires qui s'étendait
le long des Alleghanyset de la Belle Rivière de l'Ohio jusqu'à
l'isthme de Shèdiac, subit la formidable poussée de toutes ces
forces anglaises sournoisement amassées et, chose merveil-
îeuse, elle y résiste victorieusement. Au fort Saint-Frédéric
LALVRIKRE T. I 13
386 LA CRISE
(Lac Champlain), aux forts Frontenac et Niagara (Lac Onta-
rio), au fort Duquesne, les perfides envahisseurs subirent
défaite sur défaite, la dernière surtout retentissante : une
poignée de Français et d'Indiens mit en fuite les 2.f'0(>
soldats réguliers dii général Braddock. Le présomptueux
Sliirley échoua aussi piteusement à Chouàgcn.
Sur mer. mêmes procédés déloyaux. Le 24 mars et le
10 avril 1755 l'amiral Boscavven reçoit l'ordre d'aller avec une
escadre de sept, puis de quinze vaisseaux croiser au large de
Louisbourg et .de « tomber sur tout vaisseau de guerre qui
tenterait de débarquer des troupes en Nouvelle Ecosse (?) et
d'aller au Cap Breton ou par le Saint-Laurent à Québec ».
Nous n'avions donc plus le droit, même en temps de paix, (car
la guerre n'était toujours pas déclarée), de ravitailler nos pro-
pres colonies menacées. Notre ambassadeur, le duc de A. ire-
poix, ayant eu avis de ces ordres offensifs, s'en entretint avec
le gouvernement anglais. Le grand chancelier Newcastle, lord
Granville, le « maître révéré de Pitt », et le Secrétaire
d'Etat Sir Thomas Robinson lui assurèrent tous en mai 1755
que « les renseignements qu'il avait obtenus concernant les
ordres d'offensive donnés à l'amiral Boscawen étaient absolu-
ment faux ». Vers la même date, au contraire, notre escadre de
Brest, envoyée pour le ravitaillement du Canada, recevait les
ordres suivants : « Vous éviterez autant que possible toute
rencontre avec les escadres anglaises. Si vous en rencontrez,
tenez-vous en garde contre leurs manœuvres; s'il y a lieu de
supposer qu'elles veuillent allaquer. je me r(''jouirai que vous
évitiez autant que possible tout engagement qui compromette
l'honneur de mon pavillon ». Conformément à ces instructions
pacifiques, l'escadre française se dérobe aux intentions hos-
tiles de l'escadre anglaise (7 juin), sauf deux vaisseaux : VAl-
cide et le Lys; séparés du convoi, ils furent surpris dans la
brume de Terre-Neuve par Boscawen qui cachait son pavillon ;
insolemment sommés de subir une visite illégale, ils sont bru-
talement, quoiéjue armés en flûte, assaillis par onze vais-
seaux anglais armés de tous leurs canons; désemparés, ils ne
HOSTILITÉS 387
l'èdenl qu'à la force après cinq heures du combat le plus inégal
et le plus déloyal. Fier dune si noble victoire, Boscawen em-
mène triomphalement ses prises à Halifax où il débarque nos
huit compagnies d'infanterie indûment faites prisonnières.
C'est ainsi qu'en pleine paix la marine anglaise opérait le
blocus de l'Ile Royale et du Canada, en visitant jusqu'à nos
navires marchands. A vrai dire, en manière d'expiation,
2.000 marins de Boscawen, comme ceux d'Anville dix ans
plus tôt, périrent bientôt de maladie.
Vaine réclamation de notre ambassadeur : tandis que Ro-
binson insinue à nos diplomates qu'on pouvait regarder
comme un malentendu ce qui s'était passé en Amérique, le
comte de Holderness avoue secrètement que « l'amiral Bos-
cawen n'avait pas agi sans ordre et que les Anglais continue-
■naient à attaquer les vaisseaux du Roi et ses possessions en
Amérique». Comme il n'y avait toujours pas déclaration de
guerre, ce n'était encore là que le prélude du plus mons-
trueux acte de piraterie qu'ait jamais enregistré l'histoire :
la saisie en pleine paix dans les ports anglais de 300 navires de
commerce et de pêche et de 12.000 marins français. « Le Roi
mon maître, déclare notre ministre Rouillé, considère la cap-
ture de deux vaisseaux de Sa Majesté en pleine mer, sans dé-
claration de guerre, comme une insulte à son pavillon et la
saisie des navires de commerce français, au mépris de la loi des
nations, comme un acte depiraterie ». En retourde ces iniques
procédés, notre ministre eut la candeur de renvoyer en Angle-
terre la frégate Blankford prise au large de Brest et d'ordon-
ner à l'intendant de Toulon de ravitailler la flotte anglaise qui
croisait en Méditerranée. De si beaux gestes ne nous valurent
})as plus d'excuses que de compensations. A bout d'humilia-
tions notre ambassadeur dut être rapi»<'Ié de Londres.
Pour se disculper d'un pareil attentat contre le droit des
gens, l'Angleterre ergota, se réclamant de Grotius et autres
juristes plus ou moins mal interprétés. En fait, son cynicpie
égoïsme ne connaissait que l'opportunité des intérêts : « Il n'est
iiuUement nécessaire de déclarer la guerre, raisonne la Lellre
388 LA CRISE
d'un Anglais à son ami (La Haye, 1756, p. 52) ; la déclaratioix-
ne senirait qu'à donner du temps à l'ennemi et souvent n
priver une nation de la meilleure occasion qu'elle peut avoir'
de se faire justice ». Ce ne fut donc que près d'un an après tous^
ces actes d'hostilité sur terre et sur mer. le 18 mai 1756, que
l'Angleterre jugea à propos de déclarer l'état de guerre qu'elle
avait créé et que le 9 juin que la France fut bien forcée d'en re-
connaître la réalité. Toutes nos belles protestations, toutenotre
longanimité ne nous valurent pas une alliance en Europe,
pas même celle de l'Espagne que nous espérions.
Les termes de notre déclaration ne doivent pourtant pas
être oubliés :
Toute l'Europe sçait que le Roy d'Angleterre a été en 1754
l'agresseur des possessions du Roy dans l'Amérique septen-
trionale et qu'au mois de juin de l'année dernière, la marii.e
angloise, au mépris du droit des gens et de la foy des traités, a
commencé à exercer contre les vaisseaux de Sa Majesté et conlre
la navigation et le commerce de ses sujets, les hostilités les plus
violentes. Le Roy, justement offensé de cette infidélité et de
l'insulte faite à son pavillon, n'a suspendu pendant huit mois les
effets de son ressentiment et ce qu'il devait à la dignité de sa
couronne que par la crainte d'exjioser l'Europe aux malheurs
d'une nouvelle guerre.
C'estdansune vue si salutaire que la Francen'ad'abordopposé
aux procédés injurieux de l'Angleterre que la conduite la plus
modérée. Tandis que fa marine angloise enlvait par les violences
les plus odieuses et quelquefois par les plus lâches artifices, les
vaisseaux François qui naviguaient avec confiance sons la sauve-
garde de la foy publique, .Sa Majesté renvoyait en Angleterre
une frégate dont la marine françoisc s'était emparée et les l)âti-
ments anglois continuaient tranquillement leur commerce dans
nos ports. Tandis qu'on traitait ave la plus grande dureté dans
les Iles Britanniques les soldats les matelots françois et
qu'on franchissait à leur égard les bornes que la loy naturelle
et l'humanité ont prescrites, les Anglois voyagaient et
habitaient librement en France sous la protection des égards
que les peuples civilisés se doivent réciproquement. Tandis que-
les ministres anglois, sous l'apparence de la bonne foy, en impo-
saient à l'ambassadeur du Roy par de fausses protestations, ort
HOSTILITÉS 389
exécutait déjà dans toutes les parties de l'Amérique septen-
trionale des ordres directement contraires aux assurances
trompeuses qu'ils donnaient d'une prochaine réconciliation.
Tandis que la Cour de Londres épuisait l'art de l'intrigue et les
subsides de l'Angleterre pour soulever les autres puissances
contre la Cour de France, le Roy ne leur demandait pas même
les secours que les traités défensifs l'autorisaient à exiger et ne
leur conseillait que des mesures convenables à leur repos et à
leur sûreté. Telle était la conduite des deux nations. Le contraste
frappant de leurs procédés doit convaincre toute l'Europe des
vues de jalousie, d'ambition et de cupidité qui animent l'une et
des principes d'honneur, de justice et de modération sur les-
quels l'autre se conduit ».
Oui, pendant que la France, éternelle victimede ses illusions
morales, en appelait naïvement à la conscience du monde.
l'Angleterre, conformément à ses habitudes d'alors, recourait
à la ruse et à la force. « Eh ! qu'importe la justice envers les
Français, disait un de ses hommes d'Etat ; s'il nous fallait
en tenir compte, nous n'aurions pas pour trente ans d'exis-
tence ». Une fois de plus, le marquis de Noailles stigmatise
« l'étrange conduite du gouvernement anglais depuis dix-huil
mois: c'est un tableau effroyable pour l'humanité d'une na-
tion qui viole à la fois la paix, le droit des gens et les coutumes
de la guerre ». Un simple missionnaire de l'Ile Royale, l'abbé
Le Guerne, « déplore la bonne foi que nous avons eue avec un
ennemi qui s'est à notre égard comporté en forban ». Enfin.
des Anglais même ont, depuis lors, confessé leur iniquih' :
l'historien Campbell avoue en ses Vies des Amiraux qu'en
dépit de nos prétendus empiétements, « une formelle déclara-
lion de guerre aurait dû, pour le bon renom de l'Angleterre,
précéder le premier acte d'hostilité de sa part ». « Il est évidcnl .
reconnaît Mac Lennan(p. 196), qu'en dénonçant la foi puni-
que des Anglais, les Français n'ont pas uniquement cédé aux
suggestions d'une nervosité excessive ».
Telle était la situation générale lorsque s'accomplit la
tragédie acadienne qui, bien que d'un an antérieure à l'état de
guerre, en est la crise la plus poignante. L'exposé de ces faits
390 LA CRISE
et leur commentaire sont indispensables pour bien faire
comprendre la mentalité qui en conçut le plan, en prépara les
phases et en amena le dénouement.
Sources et autres références. — Arcli. Mïn. Aff. élrang. — Mém. et
Doc. Amer. vol. VIÎ, f. 58, 72-8.3, 154-177, 200-7, 215--221 ; vol. IX, f. 95-
98, -207, 230-270. 274-8, 299-392.
Gorres. pol. Angleterre, vol. 530. f. 160 et siiiv. Mém. et Doc. Anglet.,
vol. 25 et 52.
Mém. et Doc. Amer., vol IX: f. 95. 98, 104, 207-225, 230-270, 274-292;
vol. X, f. 122. 136, 139. 227-230. 182; Mém. et Doc. Amer, vol XXI,
f. 18-27; vol. XXII. f. 17; vol. XXIV, f. 73-150, 204, 215-244; vol. XXV,
f. 34, 172.
Arch. Naf. — Col. Clic vol. IX. f. 172 {Journal de Frnnquel).
Col. CllA, vol. 93, f. 1-2-3; vol. 94, f. 21-45; vol 95,
f. 16, 29. 32. 45; vol. 103, f. 26.
Col. C llB. vol 28. (Mém. du P. Germain), 31, 32.
Col. C llD. vol. 8f. 163,203.
Col. C 11e. vol. l :i 9 (Règlement des limites).
Carton K 12.32.
Arch. Min. Guerre. — Arcli. hi<t. Mss. 3404 pièce 159 {V Alcide) et 3405
pièce 1 1.
Arch. Min. Colonies. — Série Gl vol. 466 (Rôle général de l'Acadie
Française. 1752).
G 1 Carton 5. — Registre des baptêmes, sépul-
tures et mariaçres de 1' 'église paroissiale de St-
Picrre et de Port Lajoye (1749-1751) Resristre
des h,aptènies... de l'Ile Royale (1752-1757).
Arch. Canada. Rapport 1905, II. 367-407 Rapp. 1894 (doc. Anglais
relat. à N. Ec. pp. 170-205).
Canada français. — ^'ol. III. 1890. pp. 60-67. Règlement des limites de
l'Acadie, p. 10-75, 181-191.
Mémoire des Commissaires du Ro\i el de ceux de Sa Majesté Britannique
sur les possessions et les droits respectifs des deux Couronnes en Amérique,
4 \ol, in-4°, Paris, 1755-1757.
Extraits des Mémoires concernant les Limites de V Acadie. et des pièces
justificatives sur hsqwlles ils sont appuyés, s. n. d. 1. (Brochure laite à
l'aide des Mémoires des commissaires du R'Hj... op. cit.).
Discussion sommaire sur anc. limites de F Acadie Basle 1755.
Mémoire contenant le précis d^s faits avec pièces justificatives. llb&jVsiTis.
Conduite des Français par rapport à la youvellc Ecosse, Londres 1755.
Relation de ce qui s'est passé à la prise de F Alcide par Vescadre anqlaise
composée de onze vaisseaux de querre. commandée par iy/. V Amiral Bosca-
Wi'n publiée dans Lettres et Mémoires pour servir à V histoire du Cap, Bre-
ton... La Haye et Londres, 1760. pp. 218-256.
Hist. géographique de la Nouvelle Ecosse, trad. fr. et notes, Paris. 1755.
Th. Akins. — Nova Scotia Doc. 282-285, 630-670.
HOSTILITÉS 391
B. MuRDOCH. — Hist. of Nova Scolia, II, 171-216.
W.-T. (iANONG. — .1 monoqr. of llie Evol. of Bound. of. N. Br. {Soc. Boy.
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Th. PiCHON. — Lettres et mémoires sur le Cap Breton et sur F île
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Rameau de Saint-Père. — La France aux Colonies, Paris, 1902.
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Emile Salone. — Guillaum'e Baynal. historien du Canada; Paris, 1905.
TROISIÈME PARTIE
LA TRAGÉDIE
Chapitre XII. — Le plan et ses promoteurs (1752-1755)
Chapitre XIII. — Mise en scène judiciaire (1755)
Chapitre XIV. — Le « grand dérangement » (1755)
I. — A Beaubassin;
n. — Aux Mines;
III. — A Port-Royal.
Chapitre XV. — La curée (1755-1758)
Chapitre XVI. — Deux autres acadies :
I. — l'Ile Royale;
II. — l'Ile Saint-Jean.
Chapitre XVII. — Nouvelles déportations, nouvelles
TRIBULATIONS (1755-1760)
CHAPITRE XII
LE PLAN ET SES PROMOTEURS
(1750-1755)
UNE de_s causes de l'irritation anglaise qui précipitèrent
le dénouement de la tragédie acadienne fut Uéchec
même de la colonisation britannique en Nouvelle Ecosse.
Malgré tous les efforts accomplis, toutes les dépenses faites,
toutes les belles promesses du début, Halifax ne pros-
pérait pas. Avait-on dépensé en pure perte près de 400.000
livres sterling en six ans, soit plus de 65.000 livres par an?
Grave affaire pour un peuple marchand (jai sait compter.
En réalité, le recrutement hà if avait été mauvais. Des
1.100 premiers colons, 200 à peine savaient et voulaient
travailler utilement. Les autres étaient des gens sans
aveu, sans valeur, des gueux, des déclassés, des démobilisés,
des mécontents d'humeur séditieuse. Le secrétaire des
missions protestantes s'éleva contre la conduite scandaleuse
de ces premiers habitants; on dut sévir dès le début contre
toutes sortes d'abus, en particulier celui du rhum. De juil-
]et à décembre 1750, on distribua 10.000 gallons de rhum, on
ouvrit 25 débits autorisés; cela ne suffit pas : 40 personnes fu-
rent condamnées pour vente illicite de spiritueux; en 1760, il
y avait 100 débits autorisés et autant de débits clandestins.
La moitié de la population vendait du rhum à l'autre; tous
s'en abreuvaient copieusement. L'alcoolisme dut sin-
gulièrement influer sur les mœurs grossières et cruelles des
Anglais de ce temps-là.
o'JG LA T R A G i: D I E
A ses compatriotes Cornvvallis préféra des Allemands et
surtout des Suisses, auxquels on offrit ce qu'on refusait aux
Français : les droits britanniques. Alléché par la prime d'une
guinée par tête, l'agent recruteur de Rotterdam, après avoir
promis monts et merveilles, envoya de Saxe, de Hanovre, du
Palatinat deux fournées de gens qu'acheva d'épuiser une tra-
versée faite dans des conditions déplorables : « pour la plupart
pauvres hères chétifs, des vieillards décrépits, bons pour l'hos-
pice plutôt que pour la ferme »; une trentaine n'eurent pas
même la force de quitter le rivage; d'aucuns moururent, lais-
sant des orphelins à la charge de la colonie encore dépourvue.
Il fallut veiller à l'entretien de près de 500 personnes. Les plus
valides furent contraints de se livrer tout d'abord aux tra-
vaux publics, pour rembourser le prix de leur traversée; d'où
irritation et découragement. Quand on se mit au défrichement,
nouvelle déconvenue plus grave encore : après avoir abattu
(les arbres de la forêt, le feu prit aux mousses sèches; alors on
s'aperçut avec stupeur que sous ces mousses il n'y avait qu'un
lit de roches sans terre arable, et cela à dix ou quinze milles à
la ronde, autour du Bassin de Bedford comme au Havre d'Ha-
lifax; les clôtures même de deux cents lots de terre furent dé-
truites (rapport de Ch. Morris, 1761). Aussitôt on s'avisa de
transférer ailleurs les luthériens allemands et suisses romands
qui s'entendaient mal avec les dissidents anglais: on les ins-
talla dans un havre de la côte sud où les terres étaient un peu
moins rocheuses, à Mirliguesch, près de la Hève, qu'on baptisa
pour la circonstance Lunenburg. Peu à peu vinrent ainsi, en
1753, 650 colons, puis 400 familles (soit 1.500 personnes,) qui
défrichèrent en moyenne dix acres chacune; mais, bien que le
gouvernement dépensât plus de 1.000 livres sterling en four-
niture de vivres et de matériaux, l'établissement végéta. Il
y eut des séditions durement réprimées ;des colons retournè-
rent à Halifax; et d'autres, ce qui fait bien juger le régime an-
glais, préférèrent passer dans les établissements français, entre
autres à l'Ile Royale. En face de la brutalité britannique,
Allemands et Suisses manquaient décidément de la patience
acadienne -
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 397
Quant à imposer aux groupements français ces nouveaux
venus de Tune ou de l'autre race, on y songea bien, mais on
n'osa pas. On craignait des conflits entre colons d'Europe et
colons d'Amérique et surtout l'exode en masse des Acadiens.
Cornwallis, inquiet, exlremelij disiressed, dit son successeur,
ne sachant plus que faire de tout cet afflux d'émigrants inca-
pables, paresseux ou dangereux, supplia qu'on y mît fin au
plus tôt : « 1.000 soldats, écrivait-il le 24 juin 1751. vaudraient
mieux que 3.000 colons. «Sur ciuoi, prévoyant le piteux échec
de ses vastes ambitions, notre présomptueux jeune lord de-
manda son rappel : il l'obtint dès mars 1752. Comment donc
se débarrasser de ces malencontreux Français qui, dit Corn-
wallis, « possédaient à Chignectou les plus riches terres du
monde? » Ce fut précisément à Chignectou qu'on voulut tout
d'abord établir les nouveaux colons.
Le successeur de Cornwallis (3 août 1752), le colonel Pere-
grine Hopson, ancien gouverneur du Cap Breton, était un hom-
me sage, tolérant, relativement bienveillant : il accorda aux
Acadiens quelque répit. Il commença par demander, lui aussi,
qu'on ne lui envoyât plus de ces « indésirables » qu'il ne pou-
vait loger qu'en des baraquements de bois.
« Si je les installe parmi les habitants français, dit-il le 16
octobre 1752, ceux-ci s'en iront, ce qu'eux ni moi ne désirons »;
et. le 10 décembre, il ajoute, se tenant toujours, il est vrai, au
point de vue utilitaire : « M. Cornwallis pourra très bien ex-
poser à \'os Excellences comme il serait difficile, sinon impos-
sible, d'exiger des Acadiens le serment d'allégeance et quelles
fâcheuses conséquences en résulteraient. 11 pourra vous dire
aussi comment les habitants de Chignectou prirent prétexte
des conditions imposées par Philipps pour renoncer à leur allé-
geance et pour quitter leurs terres. Comme... j'espère ... qu'à
la longue ils deviendront moins scrupuleux, je demande... d'at-
tendre une occasion favorable... M. Cornwallis est à même de
vous dire combien ces gens nous sont utiles et même néces-
saires. Il est impossible de se passer d"eux ».
398 LA TRAGÉDIE
Faisant de nécessité vertu, Leurs Seigneuries opinèrent du
bonnet (28 mars 1752). « Comme il serait imprudent de les ir-
riter maintenant qu'ils sont tranquilles, vous ne les contrain-
drez que lorsque les circonstances le permettront sans danger.
Soyez-en juge, puisque vous vivez près d'eux. » Ce répit n'était
donc bien qu'opportunisme. Allant plus loin encore dans la
voie de la conciliation, Hopson dès le 15 décembre enjoignit
aux commandants de Grand Pré et de Piziquid « de traiter les
habitants français de la même manière que les autres sujets
de Sa Majesté,... de ne rien leur enlever de force, de tout leur
payer le prix convenu,... de ne jamais les insulter ni les offen-
ser »; toutes prescriptions qui laissent deviner les abus et les
violences antérieures. Le prudent gouverneursecléclare(23 juil-
let 1753) incapable, sans user de modération, de contenir
une population française de 973 familles et une population
sauvage de 300 avec des troupes dispersées à Halifax, à Anna-
polis, aux Mines, à Chignectou, à Lunenburg. etc. Hopson re-
commande encore comme efficaces « certaines mesures de pro-
tection, une meilleure administration de la justice, et de nou-
velles concessions qui leur garantissent la possession de leurs
propriétés » (1^'' octobre 1753). Il ne crut pas, comme Cornwal-
lis (31 juillet 1749), nécessaire d'imposer aux prêtres des Aca-
diens le serment d'allégeance; et, sur la requête des habitants
des ^lines (4 sept. 1753), il leur promit un nombre suffisant de
prêtres non assermentés; autrement, raisonnait-il, ils pour-
raient s'autoriser de ce refus pour quitter la province. Enfin, le
17 août 1752, il ordonna au colonnel Monckton de promettre
toute sécurité à ceux des Acadiens de C<hignectou qui vou-
draient bien s'adresser à lui pour rentrer dans l'allégeance;
et, le 27 septembre 1753, il consentit à rendre leurs terres à
ceux des réfugiés de Mégoguiesh qui prêteraient le serment
sans réserve. La \ oli ique tolérante d'Ho \=on vi.>ait donc au
niïiin i"n d'une populitian estimée encore indispensable.
Cette trêve de quinze mois n'en fut pas moins, comme au
temps de MascÊ(rène, funeste aux Acadiens; car elle les en-
dormit dans une fausse sécurité à la veille même du plus tra-
gique des réveils.
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 399
La politique également conciliante d'Hopson à l'égard des
fiauvages eiit été aussi heureuse si elle n'avait été trahie par ses
compatriotes. A l'encontre de Cornwallis qui prêchait la vio-
lence, Hopson avait réussi en novembre 1752 à conclure avec
les Micmacs de l'Est un traité de paix, qui devait s'étendre aux
autres tribus. Mais, six mois plus tard, en mai 1753. une goé-
lette anglaise était venue piller les provisions de ces sauvages,
et deux des pillards, sauvés du naufrage de cette goélette par
les victimes même du vol, récompensèrent ceux-ci de leur géné-
rosité en assassinant pendant leur sommeil deux Indiens,
trois femmes et deux enfants dont un à la mamelle et en allant,
scalps en main, réclamer à Halifax le prix de leur monstrueux
forfait. Les Indiens, justement furieux, déchirent le pacte dé-
loyal et se vengent en attirant dans un guet-apens un autre
équipage qu'ils massacrent (sauf un matelot, lequel se fit
passer pour Français et fut généreusement sauvé par un Aca-
dien.) Or, Parkman et bien d'autres attribuent cette vengeance
des Indiens à l'influence française, alors que les Anglais
n'avaient qu'à s'en prendre à eux-mêmes, aux méfaits de
leurs Stoughton, de leurs Waldon, de leurs Chubl», de leurs
Lovewell, de leurs Harmon et, en cette circonstance, de leurs
donner et de leur Grâce. Ou 'on se rappelle la vente par Amherst
en 1746 de couvertes empoisonnées aux Indiens du Messa-
gouech ! En ce conflit de deux civilisations, « les sauvages,
a-t-on dit, n'ont pas toujours été les plus barbares ».
Hopson étant tombé malade, les temps se trouvèrent révo-
lus : car le meilleur des gouverneurs anglais fut, en novembre
1753, remplacé par le pire, le général Charles Lawrence. Né
à Portsmouth en 1709, descendant d'une double lignée d'offi-
ciers aristocrates, Lawrence est, comme Marlborough et Bosca-
wen, un type odieux de cette caste militaire anglaise qui, au
dix-huitième siècle, se montra si souvent dénuée de scrupule
et d'honneur. Ses compatriotes même se plaignirent en 1757
de son « arrogante et dédaigneuse attitude, » de « son mauvais
cœur et de ses procédés perfides », de « son oppression et de sa
400 LA TRAGÉDIE
tyrannie* « a nian of low cunniiig and consinnniate flallerij »■
disent-ils, « tyran bassement rusé et flatteur accompli »; « plein
de lui-même, il écrase outrageusement quiconque n'entre pas
en ses vues». Les colons allemands de la Nouvelle Ecosse n'eu-
rent pas moins à se plaindre de lui que les colons anglais.
A Lunenburg où, en 1752, il avait été chargé de les établir, la
violence de ses procédés les irrita à tel point que des désertions,
des troubles et finalement une émeute s'en suivirent; son su-
bordonné Monckton demanda l'amnistie, mais lui réclama
l'impitoyable châtiment des coupables. Avec un pareil hom-
me les Acadiens n'avaient qu'à se bien tenir, d'autant qu'an-
cien combattant de Fontenoy, de Louisbourg et de Beaubas-
sin, Lawrence, comme la plupart de ses compatriotes, détestait*
les Français et voulait à tout prix la ruine de leur puissance
en Amérique. Venu en 1741, il y luttait contre eux depuis dou-
ze ans. Membre du Conseil d'Halifax depuis 1749, il en devint
président au départ d'Hopson. Au cours de ses missions dans
le pays, à Cobequid en particulier, les Acadiens avaient ap-
pris à connaître son humeur impérieuse et hautaine; « ils
avaient pour lui une haine personnelle, dit l'abbé Daudin au
capitaine Murray, (l^r octobre 1754) et ils détestaient son gou--
vernement à tel point qu'ils ne se sentiraient jamais à leur
aise sous son administration, tant il s'était montré brûlai
lorsqu'il était parmi eux. »
En sa séance d'adieu au Conseil (26 oct. 1753), Hopson avait
dit aux Conseillers : « Je ne doute pas que, sous la direction
de cet homme éminemment qualifié pour la gouverner,
vous ne sachiez développer et maintenir parmi la population
cette harnioni(^ dont vous avez di'jà donné un si bel exemple. »
Ce fut tout le contraire qui se produisit. Dès le 5 décembre
1753, tout en avouant que les Acadiens sont « suffisamment
tranquilles», («ils semblent croire que nous n'attendons qu'une
occasion propice pour leur imposer de force le serment »,
ce qui n'était que trop vrai), Lawrence n'en insinue pas moins
aux Lords du Commerce, comme Shirley (14 mars 1741)), que-
« leur refus du serment d'allégeance les prive absolument du
LE PLAN ET SES P R O M O T E U R S 401'
droit légal de posséder des terres ». Cette nionstrueuse affir-
mation, en flagrante contradiction avec les Instructions for-
melles de la reine Anne (23 juin 1713), les Lords du Commerce
la prennent à leur compte le 4 avril suivant : « Les Acadiens
n'ont aucun droit sur leurs propriétés, à moins qu'ils ne prê-
tent un serment d'allégeance absolue sans aucune réserve ».
Cette nouvelle politique, qui déniait aux Acadiens tout droit
de propriété foncière, tout statut légal, n'allait pas seulement'
à rencontre des traités : elle violait toutes les promesses, as-
surances, engagements (après serment) de tous les gouverneurs
anglais depuis plus de quarante années. Or, il y avait nombre
de conflits judiciaires à régler parmi les Acadiens à propos de
« terres qui n'ont jamais été arpentées », dit Lawrence. ( En
1733, on n'avait arpenté que la rivière d'Annapolis et en 1734
qu'une partie du fond de la Baie). Comment faire? « Il est im-
possible,déclarent leurs Seigneuries, de rendre aucun arrêt sans
admettre que les Acadiens ont des droits légaux sur les terres
qui font l'objet du litige. » D'où, abandon de la politique mo-
dérée de Mascarène et d'Hopson. C'est alors que fut adoptée
une procédure tortueuse : « déléguer auprès de ces gens des
chargés d'affaires qui chercheront à les apaiser en écoutant
leurs doléances, sans toutefois user des formes régulières en
cour de justice; ne prendre aucune mesure cjui puisse être in-
terprétée comme la reconnaissance d'un droit de ces gens sur
leurs terres ; user de beaucoup de prudence à leur égard pour ne
pas les alarmer ni les induire à quitter la province »; bref, les
laisser croire qu'ils sont chez eux et même les y retenir pour
mieux ensuite les exproprier et, au besoin, en temps voulu, les
expulser.
Telle est la nouvelle attitude des plus louches du gouverne-
ment anglais à l'égard des Acadiens. N'empêche qu'en ses dé-
buts, cette politique de Lawrence tend au même but cjne
celle de ses prédécesseurs, chaque fois qu'après expérience
ils étaient venus à résipiscence ; retenir les Acadiens, tant
qu'ils sont utiles, par tous les moyens même les plus perfides.
Lawrence va même en ce sens plus loin qu'Hopson : faire ren-
trer en Acadie ceux qui en étaient sortis.
402 LA TRAGÉDIE
< Un grand nombre d"entre eux est acluellemenl à Beauséjour,
écrit-il le l^"" août 1754, où ils travaillent pour le compte d.s
Français à faire des digues dans cet -établissement [Pour ce faire
le Roi, en effet, avait, en juillet 1753, ouvert un crédit de 50.000
livres malgré l'état embarrassé des finances]; ils y sont allés
nonobstan t le refus des passeport s quils a valent demandés. [Alors
pourquoi Cornwallis leur avait-il promis ces passeports?] Comme
ils se plaignaient qu'ils ne pouvaient lrou\ er demploi chez les
Anglais, on leur fit savoir que tous ceux qui viendraient à Ha-
lifax y auraient du travail; en fait, je n'avais pas d'occupation
à leur donner. [La duperie est ainsi impudemment avouée];
mais je leur proposai de leur faire élargir le chemin cjui mène
vers Chibenaccadie... 11 n'en fût pas résulté de frais pour le
gouvernement : car j'étais bien sûr qu'ils refuseraient d'accom-
plir ce travail, de peur de mécontenter les Indiens ».[ Peut-on
être plus cynique?]
Se méfiant à juste titre, ces 300 ou 400 évacués d'Annapolis,
des Mines et de Piziquid avaient déjà (21 juin) fait répondre
à Lawrence qu'ils ne pourraient consentir à revenir que s'il
leur donnait de sa propre main l'assurance d'être exempts du
service militaire. Lawrence s'en garda, et pour cause. « Comme
ils ne se rendaient pas à mon appel, continue-t-il. jai. avec
l'assentiment du Conseil, lancé une proclamation leur ordon-
nant de rentrer immédiatement sur leurs terres; sinon, ils
en subiraient les graves conséquences «; c'est-à-dire, complète
un message au lieutenant Hussey. ciue, « n'étant pas déliés de
leur serment de fidélité, s'ils sont pris les armes à la main, ils
seront'traités et punis en criminels » (10 août 1754).
Pourquoi inventer ce genre de crime qui consiste à se déro-
ber au tyran? Les Acadiens étaient-ils donc dangereux en
leur exode? Après avoir tergiversé, Lawrence fut bien forcé
d'avouer (]ue non : « La seule conséquence fâcheuse qui peut
résulter de leur départ, avoue t-il (l^^'août 1754). ce seraitqu'ils
prissent les armes et s'unissent aux Indiens pour menacer nos
établissements, car ils sont nombreux et nos troupes sont très
disséminées; mais je crois, en vérité, qu'un très grand nombre
accepterait n'importe quelles conditions plutôt que de pren-
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 403
dre les armes d'un côté ou de l'autre. » Alors, puisqu'ils étaient
pouf la plupart si bien disposés à pratiquer la neutralité, pour-
quoi les pousser à bout par ces exigences de vains serments, par
ces menaces de châtiment et d'expulsion, par tous ces moyens
d'intimidation? Un historien néo-écossais, Beamish Murdoch
ne peut s'empêcher lui-même de reconnaître la loyauté aca-
dienne et la dureté croissante de ses compatriotes :
« Depuis la fondation d'Hahfax {Hist. of. Nova Scolia
II, 286) le ton du gouvernement provincial se fit plus ferme et
plus menaçant. ..Malheureusement les habitants considéraient
leur neutralité comme un droit acquis que sanctionnait une
longue jouissance. Comme la plupart d'entre eux s'étaient con-
formés aux termes du serment tel qu'ils l'envisageaient avec
autant de loyauté que le permettaient les circonstances, je ne
doute pas de leur sincérité lorsqu'en leurs pétitions ils se récla-
maient de leur fidélité antérieure aux engagements pris. Ni la
violation de la neutralité par quelques-uns d'entre eux ni même
la désertion [?] de quelques centaines à Beauséjour ne peuvent
faire oublier les intentions pacifiques et honnêtes du plus grand
nomlDre ».
A dater de ce moment, néanmoins, l'attitude de Lawrence
à l'égard des Acadiens devient franchement hostile : il les
accuse en cette même lettre du l*^"" août 1754, « d'entêtement,
de tricheries, de partialité envers leurs compatriotes [com-
ment eût-il pu en être autrement?] d'ingratitude envers le
gouvernement de Sa Majesté qui les comble de grâces, de bon-
tés,, de protections; » [on ne le voit que trop] et il insiste lour-
ilement, lui aussi, sur la « constante et très grande bénignité et
tendresse du gouvernement » dont, à l'entendre, les preuves
abondent. Il leur reproche de « ne plus rien apporter aux mar-
chés anglais »; reproche injustifié ou pure casuistique : car il
y avait dans chaque centre acadien un ou deux marchands
anglais qui drainaient les produits du pays. Il leur en veut de
« fournir aux Français et aux Indiens provisions, logement et
renseignement.» On connaît l'opinion de Mascaréne sur la
conduite des Acadiens au cours de la guerre précédente. Que ne
404 LA TRAGÉDIE
r»"i)rochait-il, comme Mascarène encore et Cornwallis. à ses
propres marchands anglais « de fournir à Louisbourg tout ce
■qui lui est nécessaire», même aux dépens d'Halifax, et « d'en
rapporter quantité de dollars? » Mais il fallait, fût-ce au prix
de la vérité, autoriser par les pires arguments cette terrible
conclusion où le cynisme des mobiles s'allie à l'insidieuse in-
sinuation du plus noir dessein :
' Tant que les Acadiens n'auront pas prêté serment. — et
ils ne le prêteront que s'ils y sont forcés. — tant qu'ils auront des
prêtres français violemment perturbateurs, on ne saurait espé-
rer qu'ils s'amenderont... Comme ils possèdent les plus vastes
et les meilleures terres de la Province, la colonisation ne peut
nullement y progresser aussi longtemps qu'ils resteront en
cette situation; quoique je sois très éloigné de vouloir adopter
<'ette mesure sans l'approbation de Vos Seigneries, je n'en suis
pas moins d'avis que, si les Acadiens refusent de prêter serment,
mieux vaut qu'ils disparaissent 'Uieij were aivay) ».
Voilà le grelot a' taché : l'expulsion des Acadiens recomman-
<lée au gouvernement anglais par le Gouverneur colonial.
yoiv M it ivork. Mischief, Ihoii arl afoot !
Lawrence n'attendit pas même que cette criminelle sugges-
tion eût accompli son œuvre pernicieuse dans l'àme complice
<le Leurs Seigneuries. Quatre jours après cette lettre, le 5 août,
il écrivait aux commandants des forts sur un ton qui jure sin-
gulièrement avec celui d'Hopson :
' Nous obligerez les habitants français de votre district, sous
peine grave, d'apporter pour le service du fort, autant de po-
teaux et de piquets qu'en exigera l'ingénieur et selon les di-
mensions fixées par lui. N'allez pas marchander avec ces
gens au sujet du paiement; mais, à mesure qu'ils apporteront
les fournitures requises, délivrez-leur des mandats pour. qu'ils
viennent retirer à Halifax l'argent qu'il vous paraîtra bon de
leur attribuer. S'ils n'obtempèrent i)as de suite, notifiez-leur
<jue le prochain courrier apportera Tordre de procéder à la
•contrainte militaire contre les délinquants ».
Et quelque temps plus tard il ajoutait :
(
\
I
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 405
u Pour ne pas apijorler de bois de chauffage, nulle excuse ne
sera acceptée; s'ils n'en apportent pas en temps voulu, les
soldats s'empareront de leurs maisons pour en faire du combus-
tible ».
En une proclamation du 27 septembre 1754, il interdit sévè-
rement toute exportation de blé hors de la province. Qu'en
présence de pareils documents, Parkman et tant d'autres his-
toriens américains ou anglais viennent donc à leur tour nous
parler de la « douceur » et de la « bénignité » du gouvernement
britannique envers les Acadiens ! Un magistrat néo-écossais,
Ilaliburton dit plus honnêtement ; «La façon dont on procédait
aux réciuisitions chez les Acadiens montre que l'on ne cherchait
guère à se concilier leur affection; quand ils furent informés
<ju'à moins de procurer du combustible ils seraient soumis à
, la contrainte militaire, il n'eurent pas de peine à remarquer la
différence qu'il y avait entre les contrats passés par le gouver-
nement avec les Anglais et les mesures de coercition dont on
usait à leur égard. ».
Or, partout, les Acadiens inquiets se soumirent docilement
à ces violentes mesures prises contre eux, sauf à Piziquid.
Là gouvernait au fort Edouard un tyranneau insolent, le
capitaine Alexander Murray, qui se montra par la suite le
plus brutal des persécuteurs. Les Piziquites, comme on les ap-
pelait, firent simplement quelques représentations, tout en
se déclarant résolus à obéir. On fit courir le bruit qu'eux et
les Indiens, « animés d'un mauvais esprit », s'étaient décidés
à prendre les armes, bruit en cette même lettre reconnu faux
par Murray lui-même. Ils s'étaient simplement plaints qu'on
les « traitât en esclaves », [quoi de plus vrai?], qu'on leur re-
fusât dès passeports pour Beaubassin et la liberté de vendre
leur blé à qui bon leur semblait ». Sans plus ample informé,
le conseil d'Halifax, dès le 24 septembre, « somme sur le champ
le prêtre Daudin et cinq des principaux habitants de venir
rendre compte de leur conduite; au cas oîi ils n'obéiraient
pas dans les douze heures, l'officier commandant devra les
faire arrêter et expédier de suite à Halifax », Le zélé Murray,
h
406 LA TRAGÉDIE
qui avait en sa lettre parle de la haine des habitants pour le
gouverneur, fait sans plus tarder arrêter l'abbé et les cinq
notables, lesquels « eurent Tinsolence, dit-il, de discuter les
ordres, d"en demander la production et de rédiger les péti-
tions en des assemblées séditieuses »; et il les fait conduire
sous bonne garde à Halifax, où ils sont enfermés jusqu'à la
séance du 3 octobre. L'abbé Daudin, accusé de « conduite in-
solente et inconvenante )>,de langage « impudent et menaçant »,
« d'excitation à la révolte », eut beau se défendre dans une
déclaration écrite supprimée des archives;; il fut pour la
forme condamné à « être déporté hors de la Province », et les
«habitants renvoyés chez eux après force admonestations et
menaces de contrainte militaire. De l'abbé Daudin, son supé-
rieur, l'abbé de l'Isle Dieu, vicaire général de Québec, a dit :
« prêtre d'une intelligence fort distinguée et d'un courage à
toute épreuve »;. vSept mois plus tard, le 27 mai 1753, Lawrence
accuse sans preuves les habitants des Mines de correspondre,
par l'intermédiaire de « prétendus déserteurs», avec les Fran-
çais de Beauséjour. Nombre de ces informations plus ou moins
mensongères étaient fournies à Lawrence par un traître dont
nous parlerons bienlôt, l'ordonnateur Pichôn. qui. vivant à
Beauséjour dans l'intimité de l'abbé Le Loutre, le trompait
odieusement ainsi que les autres prêtres et les Acadiens. \'oilà,
malgré ce luxe de délations, toutes les charges du véhément gou-
verneur contre les Acadiens. Or, comme toutes les pièces à
décharge des accusés (déclarations et pétitions) ont été soi-
gneusement supprimées des archives, on voit à quoi se rédui-
sent les griefs de Lawrence contre ces prétendus rebelles :
c'était évidemment la querelle du Loup et de l'Agneau. De
pareilles brimades sans motifs suffisants n'étaient en réalité
que provocations, et les incoercibles mutins n'étaient décidé-
ment que des victimes trop soumises.
En décembre vint la réponse (datée du 29 octobre) des
Lords of Trade aux insinuations de Lawrence du l^r août;
écrite dans « l'appréhension d'une guerre indienne », elle était
telle qu'il la pouvait désirer. En un langage circonspect, elle
LE PLAN ET SES PKOMOTEURS 407
propose tout un programme d'action de nature à lui plaire.
Leurs Seigneuries conviennent que l'obstacle à toute coloni-
sation anglaise est bien la présence des habitants français, en
même temps que les hostilités des Indiens; mais, avant d'é-
mettre une opinion définitive sur les mesures à prendre à l'é-
gard des éternels gêneurs « qui n'ont pas plus changé d'atti-
tude envers nous qu'envers les Français ». ils veulent soumettre
le cas à Sa iMajesté et en recevoir les instructions : la question
est donc, comme le voulait Lawrence, bel et bien posée. Leurs
Seigneuries approuvent les menaces de Lawrence adressées
aux réfugiés de Beauséjour et la duperie de ses prétendus tra-
vaux publics à exécuter à Halifax. Ils mettent en doute les
droits de possession des Acadiens, se demandant « si leur re-
fus de prêter serment n'est,pas, en effet, une raison suffisante
pour invalider leurs titres de propriété. Consultez sur ce point
le juge-en-chef [chief-iuslice]; son opinion peut servir de base
aux décisions ultérieures ». Ce même juge décidera si les réfu-
giés de Beauséjour ont' perdu leurs droits de propriété;
« Nous pourrions désirer que fussent prises des mesures
propres à opérer légalement cette confiscation, de manière que
vous soyez à même de concéder ces terres aux personnes dési-
reuses de s'y établir : en ces conjonctures, pareil établissement
serait d'une grande utilité; et, comme M. Shirley a laissé en-
tendre à Lord Halifax qu'on pourrait sans doute amener de la
Nouvelle Angleterre en cette région un nombre considérable de
colons, vous feriez bien de le consulter à ce sujet. Mais toute
idée de créer là une colonie britannique nous semble imprati-
cable, tant cjue les forts français de Beauséjour, de la Baie \'erte,
etc.. n'auront pas été détruits, les Indiens chassés de leur cam-
j)ement, et les Français réduits à chercher les refuges que peu-
vent bien offrir tes terres stériles du Cap Breton, de Saint-Jean
et du Canada ».
Lawrence n'eut pas de peine à comprendre à demi-mot pa-
reilles indications. On lui laissait, en somme, à peu près carte
blanche; il en profita largement et se mit à l'œuvre sur le
champ. Il était d'autant plus pressé d'agir que de New-York
408- LA T R A G É n I E
et d'ailleurs lui étaient venues différentes offres de colonisa-
tion anglaise; l'une d'elles ne tendait à rien moins qu'à fon-
der à Musquodoboït (quatre lieues d'Halifax), sur une conces-
sion de 20.000 acres, une ville qui porterait son nom : Law-
rence-Town.
Ce magistrat dont dépendait le sort juridique des Acadiens,
leur droit de posséder leurs terres et, par conséquent, de vivre
indépendants, Lawrence l'avait sous la main : c'était un Bos-
tonais Jonathan Belcher, second fils d'un gouverneur du Mas-
sachusetts. Il venait de compléter à Londres (Middle Temple)
ses études de droit commencées à Harvard Collège. Nommé le
"21 juin 17r)4. il prit possession de son poste le 21 octobre.
Créature des Lords of Trade, il se conforma servilement à tou-
tes leurs instructions : il fut le Laubardemont de toute cette
inique affaire, dont il partagea, du reste, largement les profits.
Pour un pareil homme la question de droit n'était pas difficile
à résoudre; bourré de considérants fallacieux, son long rap-
port aboutit à ces deux conclusions prodigieuses : les Aca-
diens n'ont pas plus le droit de prêter serment que le droit
de rester dans la province; c'était rendre la déportation fatale
et apparemment légale. Belcher constituait ainsi avec Shir-
ley et Boscawen le trio néfaste qui devait si fortement secon-
der Lawrence.
Restait à rendre facile cette déportation en fait décidée.
C'est là précisément ce que dès le 14 octobre 1747 avait de-
mandé à Shirley le Secrétaire d'Etat, conseillé par les amiraux
Anson etWarren : « Sa Majesté vous prie d'étudier comment ce
projet .[de déportation] pourrait être exécuté en temps oppor-
tun et quelles précautinns il faudrait prendre jiour éviter les
inronvénients qu'on redoute ». [révolte générale, etc.] Mainte-
nant qu'à Lawrence semblait venu le « temps opportun )i. il
s'adresse, précisément encore, à ce même complice de Shirley,
l'arpenteur Charles Morris, de Boston, qui le 18 février 1749
avait présenté un premier rapport sur ce sujet et qui en 1753
avait déjà conseillé l'expulsion des habitants de Cobeguid; il
ne pouvait s'adresser à un homme plus expérimenté pour
^ViV^t-'/ 'r^'-
I
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 409
nieltrc df la suite entre rinitiative du gouvernement métropo-
litain et l'exécution par les autorités coloniales. Cette fois, au
début de 1755, Charles Morris, qui a évidemment beaucoup
médité et enquêté sur le sujet, remet à Lawrence un
loisi rapport extrêmement détaillé qui est u:ie nouvelle
preuve de la froide, opiniâtre, progressive, préméditation du
crime acadien. Ce chef-d'œuvre de basse astuce a pour
titre : « Réflexions sur la situation des habitants commu-
nément appelés neutres, et méthodes proposées pour les
e/iipêcher de s'échapper de la colonie au cas où. informés du
dessein de les déporter, [ce dessein existait donc bien dès lors]
ils tenteraient de déserter. [?1 en passant dans les colonies
françaises ». Après avoir minutieusement décrit les divers grou-
pements acadiens de la péninsule, même les moindres, leur
population, les moyens d'évasion par mer et par terre et les
moyens d'y parer en disposant ici telle patrfiuillc l;i tels vais-
seaux, notre méticuleux puritain de Nouvelle Angleterre con-
clut par ces conseils machiavéliques :
« Le nombre d'hommes nécessaires à la déportation des
Acadiens et le choix des lieux où les porter dépendent grande-
ment de leur état d'esprit. Ce qui les inclinerait fort à partir, ce
serait de faire prévaloir parmi eux la conviction qu'ils seront
transportés au Canada en propageant pareil bruit de tous côtés :
[que penser de ce pieux mensonge et de l'abominable duperie
qu'il implique pour les victimes?] car il est naturel de penser
qu'ils ne tiendront guère à abandonner leurs biens et à s'offrir
d'eux-mêmes pour être emmenés sans savoir où. Je crois que
j)areille persuasion faciliterait grandement l'entreprise... [Donc
mentir pour réussir, voilà bien cette morale [jraticjue.] Si l'on
pouvait par quelque moyen les induire à se rendre volontiers,
[ici la sottise l'emijorte sur la fourberie], ou si l'on j)ouvait les
ap])réhender par quelque stratagème, i)eul-être les autres se
soumettraient-ils de leur plein gré; mais, s'ils se montrent récal-
citrants, s'ils s'enfuient dans les bois et prennent les armes, il
faudra toutes les forces de la colonie ])our les soumettre [ces
forces se réduisaient alors, dit-il ailleiu's, à l.OOO hommes de
troupes dispersés dans toute la province', et cela exigerait
beaucoup de teini)s. 11 est bien difficile de préciser couiinent on
pourrait réussir.
410 LA TRAGÉDIE
Si de forts détachements étaient placés dans les villages des
Mines, de Pizaquid et de [la Rivière aux] Canards, l'on pourrait,
un c^ëHain jour, en convoquer tous les habitants et s'emparer
de tous ceux qui seraient présents: [c'est j^récisément ce qui fut
fait] ou bien, un certain dim-anche à fixer, l'on pourrait cerner
leurs églises et s'emparer de tous les assistants; [voilà qui est
d'un bon « Saballarian », et le noble usage à faire des églises,
le pieux parti à tirer de la religion. 1 ou bien la nuit investir leurs
villages et les saisir au lit; [de plus en plus honnête et coura-
geux]; mais ils sont tellement dispersés que ce serait là chose
malaisée.... Bref, il est difficile de conjecturer comment accom-
plir la chose; mais, à mesure que les circonstances se présen-
teront, surgiront aussi les meilleures indications concernant
les moyens les plus efficaces pour en venir à bout. Que ce serait
heureux si, d'une façon générale, ils se livraient de leur propre
gré ! [quel entêtement dans la sottise et la rouerie]. N'est-il pas
possible de tirer parti de quelque personne cjui ait vécu parmi
eux et à qui l'on puisse se fier : elle s'assurerait de leurs dispo-
sitions et d'e leurs intentions [honnête recours à l'espionnage !]
Ainsi l'on pourrait décider des mesures à prendre.... En tout
cas, conclut le rapport, ils doivent être déracinés... les traîtres »
— « Ce rapport fait peu d'honneur aux sentiments de son auteur,
déclare le Docteur A. Brown : car il est rempli de stratagèmes
injustifiables, d'avis cruels et de conseils barbares. » « Si ces
gens avaient été des bêtes saiuvages capables d'échapper à sa
vigilance, dit John Herbin (p. 94), Lawrence n'aurait pu être
plus impitoyable dans l'exécution de ce plan inhumain de
déportation ».
Il va de soi qu'un pareil document d'inhumanité et de
fourberie a disparu des archives de la Nouvelle Ecosse, comme
tant d'autres documents inavouables et défavorables aux op-
presseurs des Acadiens; ce n'est que par le plus grand des
hasards qu'en 1852 celui-ci fut retrouvé dans une boutique
d'épicier à Edimbourg par un fureteur qui le déposa au Musée
Britannique {Dr. A, Brown's tns. papers relaling to Nova Sco-
iia, 1748-1757), où chacun depuis longtemps peut le lire et
s'édifier. Parkman le lut, mais n'en tint compte : il gênait
sa thèse anglophile. Pour .tant de sagesse et d'honnêteté
notre zélé arpenteur Morris fut plus tard nommé juge, de
LE PLAN E.T SES PROMOTEURS 411
même que le fut pour ses délations un employé de commerce
de Piziquid, le Suisse Deschamps, en qui les Acadiens n'a-
vaient que trop de confiance; c'est de ce bois qu'en Nouvelle
Ecosse on faisait les magistrats.
Pour rendre possible cette déportation de plus de 10.000
sujets récalcitrants, laquelle n'était pas après tout si aisée
qu'on le crut de prime abord, il fallait avant tout écarter le
grand obstacle dont les Lords du Commerce avaient parlé le
29 octobre : les troupes françaises dans les deux forts de
l'isthme, Beauséjour du côté d-e la Baie Française et Gaspe-
reau sur la Baie Verte. Ce dernier fort assurait accès vers
l'Ile Royale et l'Ile Saint-Jean. Alentour se constituait tant
bien que mal, avoxi-nous vu. la petite « Acadie Française »,
dont la population ne cessait d'évoluer au gré des circonstances.
De 2.000 environ qu'ils étaient avant l'intervention anglaise,
leur nombre était tombé à 1.473 au 31 janvier 1752; il est
vrai que 1.113 s'y étaient bientôt ajoutés; mais nombre de ces
habitants passèrent à l'Ile Royale et surtout dans l'Ile Saint-
.Jean; puis il en vint d'autres de 1' « Acadie Anglaise ». Le
7 mars 1755, l'abbé de l'Isle-Dieu estime qu'il y avait aux
environs de Beauséjour 2.897 Acadiens, dont 746 en état de
porter les armes. Bref, cette pauvre « Acadie Française » était
dans un incessant état d'instabilité, conforme, du reste, à son
insécurité politique et économique : car, malgré les subsides
du roi, on y mourait généralement de faim. Telle quelle, elle
n'en offrait } a- moin^ aux Acadien', en cas de violences an-
glaise.:, deuxcho.-(s j récieu; es : in asile ou des renforts*
Qu'à cela ne tienne! O.i chassera \^< troupe français'^s de
ces deux fori s de l'i ' hme. Le belliqueux gouverneur du Massa-
chusetts, Shirley, avec qui Lawrence avait ordre de s'entendre
(5 juillet 1754), venait justement, le 7 novembre, de lui ex-
primer son « vif plaisir » de collaborer avec un homme aussi
« zélé » dans « l'heureuse tache de débarrasser les colonies sep-
lentrionales » de tout péril français, et de lui offrir toute aide
et assistance en tout plan propre à déloger les Français de la
H'2 LA TRAGÉDIE
rivière Saint-Jean et de l'isthme. Cette lettre du 7 novembre
se croisa précisément avec celle du « zélé (complice » datée ."> no-
vembre. Or l'ordonnateur même du fort Beauséjour, le traître
Thomas Pichon, anglais par sa mère Tyrrell, informa Lawrence
le 12 novembre que « les Français ont l'intention d'attaquer
le fort de Chignectou dès qu'ils auront fini de réparer les for-
tifications de Louisbourg ». C'était faux; Lawrence le savait :
l'un de ses officiers, Hussey, lui avait fourni de « bonnes rai-
sons » de douter d'un pareil renseignement. Qu'importe ! Le
prétexte était trop bon pour être négligé.
« Je suis bien informé, écrit-il à Shirley (5 nov. 1754) : les
Français veulent encore empiéter sur les terres de Sa Majesté
en cette province; je pense qu'il est grand temps de les chasser
de la côte Nord de la Baie de Fundy. Comme je ne puis rassem-
bler assez d'hommes en cette province, j'envoie le lieutenant-
colonel Monckton solliciter votre aide... et vous proposer de
lever 2.000 hommes dans le plus grand secret... et aux frais de
la Nouvelle Ecosse qui ouvre un crédit illimité sur la maison
Apthorp and Hancock [dont nous aurons désormais mainte fois
occasion de parler]. Votre Excellence se rend sûrement com|)te
du grand avantage que nous avons en prenant l'offensive...
Cette considération m'induit à mettre notre dessein à exécution
dès le début du printemps, avant l'arrivée à Louisbourg des
vaisseaux de guerre de France. Le premier devoir nous est dicté
par l'instinct de conservation {self-preseruation). [Eternel
Sv)phisme : c'est sous prétexte de se mieux protéger que les
Anglais commencent par attaquer].
L'occasion semble d'autant plus favorable que les Français
sont alors fort occupés sur les rives de l'Ohio. Shirley, qui vou-
lait établir en travers de l'isthme une forte barrière de mille
familles anglaises pour entraver de ce côté toute expansion
française (11 nov. 1754), accueille avec empressement l'idée
d'une pareille campagne, bien que cette idée ne cadre pas
parfaitement avec les ordres du secrétaire d'Etat Robinson;
mais Lawrence se charge d'aplanir ces difficultés (12 jan-
vier 1755) : « Nulle mesure de sécurité n'est adéquate, tant que
nous n'aurons pas absolument extirpé les Français du fort
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 41^
Beauséjour et de tout le nord de la Baie de Fundy ». « Plus nous
tarderons, plus les Français se fortifieront )i, dit en effet ?hir-
ley. II profite donc de l'hiver pour lever secrètement en Nou-
velle Angleterre, avec les subsides de la Nouvelle Ecosse, les
2.000 hommes demandés par Lawrence; et, après quelque re-
tard, le 2 juin 1755, à cinq heures du matin, apparaissent en
vue du fort Lawrence, sur trente-trois transports, tout un corps
expéditionnaire sous les ordres du colonel Monckton et des
majors Scott et Winslow.
Dès le 13 mai, sur l'ordre de Lawrence, Monckton avait rédi-
gé une «proclamation aux habitants de Chignitou, Baie Ver-
te. Tintamare, Chipodie, rivière Saint-Jean et dépendances »
leur enjoignant de « se rendre (/o repair) à son camp pour faire
leur soumission et apporter toutes armes à feu, épées, pisto-
lets, etc; sinon, ils seront traités comme rebelles et passés par
les armes ». C'était le désarmement par intimidation, tel qu'il
sera bientôt pratiqué dans la péninsule. Une instruction se-
crète de Lawrence à Monckton (30 janvier 1755) est encore
plus édifiante : « Je ne demanderai à aucun d'eux de prêter le
serment, vu que la prestation du serment nous lierait les mains
et nous empêcherait de les chasser dans le cas où, comme je le
prévois, la chose deviendrait nécessaire ». On voit l'astuce : en-
dormir les Acadiens en n'exigeant pas un serment qui leur ré-
pugne et profiter de l'abstention même de ce serment pour les
chasser une fois désarmés. On conçoit dès lors le désarroi mo-
ral de ces pauvres dupes acadiennes : elles ne comprenaient
rien à pareilles fourberies et ne pouvaient concevoir l'énormi-
té du crime qu'on préparait contre elles. En tout cas, on voit
que, dès le début de 1755. Lawrence prenait ses mesures en vue
de la déportation acadienne qui devait rendre cette année
mémorable.
Au fort Beauséjour on songeait si peu à attaquer qu'f)n n'a-
vait5)as même préparé la défense : « on était aussi tranquille
qu'au milieu de Paris ». Le comte de Raymond, gouverneur
del'Ile Royale, n'avait-il pas en son aveuglement écril au mi-
nistre, le 25 juillet 1752, que le ])n)j('t qu'on prêtait aux Anginis
414 LA TRAGÉDIE
d'attaquerBeauséjour devait, « ne pas être fondé» parce qu'il
était contraire aux «conventions » de neutralité. La mauvaise
foi ennemie démentit brutalement cet excès de crédulité. Le
commandant était, à dire vrai, « un triste sire ». Fils de l'inca-
pable Duchambon qui avait si mal défendu Louisbourg, le
capitaine Vergor, noté « médiocre à tous égards », était lui-
même une créature du malhonnête Bigot qui lui écrivait en
1754 : « Mon cher Vergor, profitez de votre place, taillez et
rognez, — vous avez tout pouvoir, — afin que vous puissiez
bientôt venir. me joindre en France et acheter un bien à portée
de moi ». Ce bègue de Vergor avait si bien taillé et rogné cjue
son fort Beauséjour était inachevé, mal ravitaillé, que ses 21
canons de différents calibres n'étaient pas même mis en batte-
rie, que ses 120 à 160 hommes de troupes, mal nourris, ne de-
mandaient qu'à se rendre à la première alerte, que le fortin de
Gaspereau était dans un état plus lamentable encore. Il y avait
bien dans la région douze à quinze cents Acadiens, [746, dit
l'abbé de l'isle Dieu] en état de porter les armes. Mais bon
nombre n'osaient le faire, <( intimidés qu'ils étaient par les An-
glais » qui, nous venons d<' le voir, menaçaient de les traiter en
rebelles s'ils étaient pris les armes à la main; d'autre part, ils
étaient mal disposés envers un commandant français qui,
s'étant approprié les subsides à eux destinés, les eût laissés
dans la plus grande misère sans les travaux d'endiguement
organisés par l'abbé Le Loutre.
Malgré ses instances de la dernière heure, Vergor ne put
donc réunir dans le fort que trois cents réfugiés qui exigèrent
de lui la preuve écrite de leur enrôlement forcé. Pour comble
de malheur, Louisbourg, alors cerné par des vaisseaux anglais,
ne put envoyer de renforts, et Québec était loin. Réduit à ses
seules ressources, un chef énergique comme Subercase eût
encore trouvé le moyen de faire quelque temps bonne conte-
nance et de sauver au moins l'honneur; Le Loutre prêchait de
s'enfouir sous les ruines du fort plutôt cjue de le livrer; mais
l'àme de boue de ce Vergor céda vite aux lâches conseils. Pi-
chon se vante, du reste, d'avoir exercé sur lui une pression
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 415
fuiipste en incitant les Acadiens à ne pas se battre et à récla-
merla eapitulation immédiate. Cetralire,aiixgages des Anglais,
trompait tout le monde : son bienfaiteur, le comte de Raymond
gouverneur de l'Ile Royale, le commandant Vergor dont il
n'avait pas eu de peine à gagner la confiance, l'abbé Le Loutre
dont il copiait la correspondance, les Acadiens de la presqu'île
comme ceux de l'isthme; aussi ne cessait-il d'envoyer au Fort
Lawrence plans, mémoires et renseignements des plus précis
et, partant, des plus précieux, ou même, s'il le fallait, des let-
tres apocryphes non moins utiles aux desseins de Lawrence.
C'était un agent à tout faire; il ne le prouva c[ue trop par la
suite.
Dans ces conditions, le désastre était fatal. Dès que « sept
bombes furentlombées dans le fort » et que deux canons fran-
çais ^( mangés de rouille » eurent éclaté, avant même que l'en-
nemi ne l'eût tourné par le Nord-Est, seul côté accessible, le
16 juin l'indigne commandant, au lieu de « brûler le fort et
de se retirer puisc^ue l'ennemi ne l'avait pas même bloqué >>,
rendit la place (y compris le fort Gaspereau) avec ses 150 sol-
dats et ses 300 habitants, à condition d'être confortablement
expédié à Louisbourg avec hommes, armes et bagages et sur
promesse de ne plus servir pendant six mois en Amérique. Le
soir de la reddition, il offrit un beau banquet aux officiers
vainqueurs et vaincus : c'était la guerre en dentelle. Que ne
s'était-il engagé à ne plus servir du tout? Ce misérable Vergor,
qui, en abandonnant ainsi « la clef de l'Acadie », livrait à l'en-
nemi le peuple acadien désormais emprisonné, devait, quatre
ans plus tard, par son incurie (au poste du Foulon) sur les
Plaines d'Abraham, causer la prise de Québec et. par suite, la
perte du Canada. Chambon de Vergor fut donc l'un des hom-
mes les plus funestes aux deux régions de la Nouvelle France;
il était le dignefils ethéritier de l'incapable défenseur de Louis-
bourg.
L'abbé Le Loutre qui avait, du moins prêché la résistance,
se retira à Québec, d'où il voulut passer en France; mais, cap-
turé au large par un vaisseau anglais, il fut pendant Imit ans,
410 L A T n A (; É D I R
emprisonna dans le forl Elizabetli, à Jersey. L'infâme Pichon
se livra aux Anglais et, dès son arrivée à Halifax, continua son
ceuvre de délation auprès des prisonniers français; puis, le
"26 septembre, sous le nom de sa mère, ce Tyrrell, réclama le
salaire de ses crimes « de M. l'Amiral [Boscawen], de son Ex-
4-ellence, M. le Gouverneur Lawrencel, de M. le général Shir-
ley, ainsi que des autres gouverneurs et chefs des différentes
jirovinces anglaises de ce continent pour les engager à exer-
cer leur générosité envers l'iionime le plus dévoué au service
de toute la nation britannique, la plus raisonnable et la plus
généreuse de toutes celles qui subsistent sur l'un et l'autre
hémisphère ». Tant d'écœurantes flagorneries méritaient une
belle somme.
« Oue d'affreuses manœu\res se sont passées à cette évacua-
tion ! écrit un officier de Louisbourg, Surlaville. On s'est beau-
coup rejeté sur le défaut de bravoure des habitants acadiens:
mais, erreur (jue cela. Ce peuple (pii. après la guerre de 1711, a
dû sa liberté à sa seule valeur, n'a pas dégénéré de ce temps-là:
il ne fallait que savoir s'en servir; mais celui qui commandait
dans cette partie n'avait rien au-dessus du savoir d'un simple
i^oldat. C'est la faveur qui lui a\ ait procuré le commandement».
Les Acadiens furent en apparence épargnés par la capitula-
tion : «.comme ils ont été obligés de prendre les armes sous
peine de mort, dit la quatrième clause, on leur pardonnera le
parti qu'ils viennent de prendre ». Certes, s'ils avaient su le
sort qui les attendait dans quelques mois, ils eussent préféré
à cette vaine liber! ('^ la lutte à outrance.
« (kimme ils méritent le filiis sévère châtiment, écrit Law-
rence à Monclvton le 'Zô juin, je suis lieureux de constater que
vous a\ez soigneusement évité dans vos articles de capitulation
'Conformément à mon désir exprimé dans ma lettre du ^D jan-
vier] quoi que ce soi! cpii pûl leur |)erniettre de jouir à l'avenir
<le leurs terres e( de leurs li:ilii|;itions. [La clause du pardon
■ci-dessus n'était donc (|iriiii leun-C;. A aucun jirix ne souf-
frez |3as qu'ils prêtent le sermeni (raliégeance (souvenez-vous
.fiuc Je vous l'ai défendu en ma lettre du -JD janvier) de peur qu'ilîj
PORTRAIT DE L'AMIRAL BOSCAWEN
(BibL N;il . : < abiiiet lies Estampe?.)
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 417
ne s'en prévalent pour fonder leurs réclamations. (PI. Gaudet
Grand Dérangement p. 40).
La mansuétude du traité n'était donc que perfidie officielle.
Trois jours plus tard, (28 juin), Lawrence, sortant de son « in-
décision )>, donne, en effet, à Monckton, conformément à sa
lettre du 29 janvier, l'ordre de désarmer ces Acadiens et de
« les chasser du pays », après en avoir, selon la méthode anglaise,
« tiré tout le rendement possible ». « Le capitaine Spital. écrit-il
encore le 25 juin, me dit que Vergor a tout détruit sur un rayon
de deux milles alentour du fort ; ce qui nous indique nettement
et fortement l'opportunité, sinon la nécessité, de tout ravager
au delà de ces deux milles. ]\Iais, une fois bien établis dans
l'isthme, nous aurons toujours le temps de faire ce travail de des-
truction : il est toujours facile de trouver un bâton pour battre
un chien, surtout de tels chiens » (PI. Gaudet. Ibid. p. 41).
Pauvres Acadiens qui ne s'étaient rendus que dans l'espoir et
-avec la promesse d'être bien traités par les Anglais ! leur con-
fiance était bien placée.
La chute de Beauséjour entraîna l'évacuation de la rivière
Saint-Jean que Shirley et Lawrence n'avaient pas moins à
cœur. Privé d'artillerie et de munitions par la capture du
Saint-François [16 octobre 1750], n'espérant pas plus de se-
cours du Canada trop lointain que de l'Ile Royale dontles An-
glais tenaient la mer, le lieutenant de Boishébert ne pouvait,
avec 30 hommes de garnison et 160 autres combattants, tant
Acadiens que sauvages, tenir tête aux « 2.000 soldats anglais, »
dit-il, qui, tout exaltés par leur victoire, vinrent le 20 juin sur
« six bâtiments, tant senauts que goélettes », l'attaquer en
son fort délabré; il fit, du moins, éclater ses quatre vieux ca-
nons de 8, brûler ses magasins presque vides et sauter ses bas-
tions déjà croulants; puis il se retira avec les habitants et leur
missionnaire, le père Germain, à un quart de lieue en amont,
«dans les détroits de la rivière», où Monckton n'osa l'attaquer.
. De là, il se porta plus tard, le 20 août, au secours des Acadiens
de l'Acadie française alors en grande détresse. Après avoir
i-AUVniÈRE T. I 14
418 LA TRAGÉDIE
tout ruiné dans le fort, les troupes anglaises capturèrent un
parti de quatorze sauvages et « s'amusèrent, dit Vaudreuil
(18 octobre 1755), à les couper en morceaux comme de la
viande de porc et à éparpiller sur le sol ces horribles restes ».
Cette facile victoire de Beauséjour fut pour les Anglais un
coup de maître, n'était sa déloyauté : car n'oublions pas c^u'on
était toujours en pleine paix et que nos diplomatesbernés négo-
ciaient toujours à Londres pour ces terres de l'isthme, déjà
tombées aux mains des Anglais. Nous attribuant impudem-
ment leurs propres idées d'agression, l'un de ces Anglais, dè&
le 18 octobre, écrit en une brochure d'inspiration officieuse
{Remarks on ihe French Memorials concerning îhe limiis of Aca-
dia) : « Je ne puis m'empêcher de féliciterla nation d'avoir déçu
les espérances des Français en Nouvelle Ecosse : car c'est là
l'un des plus heureux événements qui pût arriver, et il est entiè-
rement dû au fait que nous les avons devancés en nos armements
tant ici qu"en Amérique». Peut-on plus cyniquement avouer,
en même temps que le délit d'agression, l'intention délibérée?
Mais la violation du droit des gens était devenue en ces temps
un principe de la politique anglaise.
Nul ne l'appliqua avec plus d'impudence que l'un des plus
sinistres héros de la marine britannique. Fils d'un politicien et
neveu de Marlborough. le vice-amiral Boscawen avait la
mentalité sans scrupule de Tun et de l'autre; « homme dur.
violent et emporté », il éprouvait pour les Français, dit
le D^" A. Brown « la vieille haine instinctive » des Anglais
de son temps. Battu à Carthagène, battu à Pondichéry, son
amour-propre humilié aspirait ardemment à la revanche,
fùt-elle sans honneur et sans gloire, pourvu qu'il y eût
profit. N'oublions pas qu'à cette époque, alors qu'il était
strictement interdit à tout officier de la marine française
de faire du commerce ou de bénéficier de prises même légi-
times, tout officier dé la marine anglaise était, au contraire,
encouragé à profiter du négoce et à participer aux prises,
fussent-elles illégales. Nous avons vu que, le 24 mars et le-
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 419
10 avril, Boscawen avaif reçu l'ordre d'aller avec son escadre
•de sept, puis de quinze vaisseaux croiser au large de Louis-
bourg et d'y attaquer et capturer tout bâtiment de force se
rendant dans l'Amérique du Nord. Voici, au reçu de cet ordre,
les nobles sentiments de Boscawen épanchés en une lettre
intime à sa femme (25 mai 1755) :
'( J'avoue que je n'espérais plus revoir l'Amérique; j'en ai
maintenant le plus vif désir. Ce matin, je me suis amusé à faire
le plan d'une résidence semblable à celle de Lady Essex, bien
sûr que vous l'aimeriez. Si nous avons la guerre, je m'assurerai,
à moins d'une malchance insigne, de quoi la bâtir et y avoir
un bon train de maison ». « Maint beau chât,eau anglais dont
l'architecture évoque le pavillon britannique, dit l'historien
Mac Lennan auquel nous empruntons cette édifiante citation
( Loiiisbourg, p. 308), fut construit après leur retraite par des
officiers de mer enrichis: la dignité de plus d'une pairie provient
des bons placements faits avec l'argent de prises partagées
après victoire ».
Dès lors, on comprend l'âpre cupidité de Boscawen et de
ses officiers en leur chasse acharnée au gibier maritime de la
France. Nous savons de quelle manière lâche et déloyale, en
pleine paix, son escadre de onze vaisseaux pleinement armés
s'empara, le 8 juin 1755, des deux vaisseaux du Roi qui, pres-
que désarmés, s'étaient perdus dans les brumes de Terre-Neuve.
Or, ces officiers français de VAlcide et du Lys se plaignirent
amèrement dans leur rapport {Arch. Nat. Col. C 11 b, vol. 68
f. 267) d'avoir été traités d'une manière indigne : on les
dépouilla de leurs effets personnels, tout comme les passagers
de Noire-Dame de la Délivrance prise en 1745 au large de Louis-
bourg : « tous, du capitaine au mousse, dit l'une des victimes,
le savant espagnol Antonio d'UUoa [Voyage historique. ..\o\ Aï,
liv. III, p. 116) furent dépouillés de la manière la plus hu-
miliante et fouillés par les capitaines anglais eux-mêmes »,
Ouant aux sentiments que le pirate Boscawen éprouva après
.sa flagrante violation du droit des gens, ils sont encore expri-
més en une lettre intime à Lady Boscawen en date du 26 juin :
4'2() LA TRAGÉDIE
n Ma chère Fanny ne peut s'imaginer le soulagement que
j'éprouve depuis que j'ai expédié le Gibraltar en Angleterre. Lé
compte-rendu que j'ai donné, bon ou mauvais, m'a débarrassé
d'un gros poids. Commencer ainsi la guerre entre deux nations
sans ordre absolu ni déclaration me donne parfois fort à
réfléchir. D'aucuns me blâmeront; mais, comme il s'agit
d'agression {il is on Ihe fighling side), un plus grand nombre me
louera. Si j'avais eu la chance d'en rencontrer davantage [des
vaisseaux français], les louanges seraient encore plus grandes. Je
n'en ai pas moins la joie secrète d'avoir fait tout ce qu'un homme
peut faire en cette partie du monde... Je sais que ce que j'ai fait
est conforme à l'esprit de mes ordres; je sais que c'est agréable
au Roi, au Ministère et à la majorité du peuple; tout ce que je
crains, c'est qu'on ne s'attendît de ma part à plus encore. Tout
le plan, c'est de démolir la puissance navale de la France. Si
j'avais pu rencontrer ceux [des vaisseaux français] qui se sont
échappés et les détruire, ç'eiit été un coup décisif capable d'em-
pêcher la guerre; mais ce que j'ai fait versera de l'huile sur le
feu; on va se plaindre à toutes les Cours d'Europe». (MacLennan
p. 206).
On voit que cette cynique mentalité de Boscawen qui nous
semble si répugnante est bien celle de ses compatriotes, de ses
chefs, de son gouvernement; en « démolissant la puissance
navale de la France, il a agi conformément à l'esprit de ses
ordres », « d'une manière agréable au Roi. au [Ministère, à la
majorité du peuple ». Il est donc bien, à sa façon. « a représen-
tative man », un de ces héros à la Frédéric-k -Grand qu'a tant
admirés Carlyle.
Avant toute déclaration de guerre, du 8 juin au 1^^ septem-
bre 1755, l'escadre de Boscawen prit deux vaisseaux de guerre
de 64 canons, cinq goélettes, trois lougres, un sloop, un brigan-
tin. neuf senauts et six autres vaisseaux, en tout 27 unités;
beau « tableau de chasse », comme on dit en langage sportif. Ce
bon coup de filet donné, l'amiral « torticolis », comme l'ap-
pelaient ses hommes, retourna en octobre pour collaborer avec
son collègue Hawke, toujours en pleine paix, en novembre 1755,
à une piraterie plus monstrueuse encore : la saisie dans les
ports anglais de 300 de nos navires de commerce et de 12.000^^
I
LE PLAN ET SES PROMOTEURS 421
de nos marins. Tels furent les beaux préludes de cette glo-
rieuse guerre de Sept ans où l'Angleterre s'octroya si royale-
lement et si loyalement la maîtrise des mers, « la plus glorieuse
de nos guerres », dit le pontife chauvin Macaulay en son Essai
sur Pitt. Au cours des hostilités, ce forban officiel attenta
encore au droit des gens; en 1759, il viola la neutralité du
Portugal en coulant dans une de ses rades avec ses quatorze
vaisseaux de guerre sept navires français. Pour en finir avec
le portrait historique de ce grand homme que nous retrouve-
rons plus tard, disons tout de suite qu'en sa fastueuse rési-
dence seigneuriale se lit cette éloquente épitaphe :
...Mourut de la fièvre en Van 1761,
à V âge de cinquante ans,
à Halchlands Parle, en Surrey,
résidence qu'il venait de finir
aux frais des ennemis de son pays.
En une si glorieuse résidence, le plus bel ornement du hall
serait évidemment la statue cVEuangeline.
De tels forfaits, qui révoltent la conscience humaine autant
que les modernes crimes allemands, ne peuvent évidemment
servir les intérêts d'une nation qu'en souillant à jamais son
honneur et sa gloire : c'est de la grandeur matérielle faite de
bassesse morale. Pareille mentalité anglaise explique assez le
crime acadien : Boscawen en fut l'un des pires artisans.
Sources et autres références.
Arch. Aat. —Colonies Cil d, vol. \III, ff. 215-226.
Cil D, vol. XXXI-XXXV.
B vol. 97, (Ile Royale), ff. 19, 21, 30, vol. 101, ff.
19. 31, 40; B vol. 97, (Ile Royale), ff. 6-9; vol. 103,
f. 2. vol. 106, f. 1.
Carton K. 1351, n°' 90-91.
Min. des Colonies. ■ — Recensements G', vol. 467 (recens, de l'Ile Saint-
Jean et de l'Ile Royale. (1753-1758).
Recensements G\ vol. 466 (rôle gén. de la Cadie
Franc. .1756).
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Brilish Musr-iim. — Mss AddtMula 19.069-19.076. (Dr. Andrew Brown,
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Arcli. Canada. — • Rappurl 1894. pp. 194-220 (doc. angl. relat. à Nouv.
Ecosse).
— 1904. App. G. : Bigot, Vergor, Villeray
pp. 3-28
— 1905 II. pp. 113-116.
. — 1905-6 I pp. 171-209
Canada français vol. 1. — Coup d'œil sur V Acadie avaiil la dispersion,
par l'abbé Casgraiu.
Mémoire à Chuiseul. par l'abbé de l'Isle Dieu
(pp. 1-16).
Lettres de l'abbé Le Loutre (19-39).
vol. II. — Anthony Casteel's Journal, pp. 110-126, 1753;
Judge Morris, Paper on the causes of the
War in 1755. pp. 107-111.
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vol. III. — Etat des Missions en 1753, par l'abbé de
risIe-Dieu pp. 181-191.
Tli. Aki.ns. — Nova Scotia doc. p. 197-243; 376-407; 671-706.
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Edmond de Nevers. — L'âme américaine. — Paris, 1903, 2 vol.
Placide Gaudet. — Le Grand Déraïujemenl. Ottawa, 1921.
Mac Lennan. — Louisboury, op. cit.
Lacour Gavet. — La Marine Française sous Louis XV, op. cit.
CHAPITRE XIII
MISE EX SCÈNE JUDICIAIRE
(1755)
AVANT même la prise de Beauséjour, dès que l'occupation
de l'isthme par les troupes néo-anglaises eût définitive-
ment enfermé les Acadiens dans la presqu'île, Lawrence
procéda à l'exécution de son plan machiavélique. Le premier
souci du brave général, afin de mieux vaincre ses inoffensifs
adversaires, fut de les désarmer, quoiqu'ils n'eussent rien fait
pour s'attirer pareille provocation à la révolte. Qu'on
veuille bien admirer l'élégance du stratagème auquel eut re-
cours sa délicatesse habituelle; c'est le coup de traîtrise de
Glencoe renouvelé en Acadie. Vers le 6 juin, 100 soldats
du fort Edouard à Pigiquid et 50 d'Halifax viennent aux
Mines sous prétexte d'une partie de pêche (a fishing frolic) :
au lieu de coucher dans les granges comme d'habitude, ils
sont répartis deux par deux dans les maisons des habitants.
Soudain, en pleine nuit, ils se lèvent, s'emparent de 400 fusils,
de poires à poudre et d'autres munitions de leurs hôtes et, dès le
matin, vont les porter au petit vaisseau ({ui les attend pour
les mettre en lieu sûr au fort Edouard. C'est cette sournoise
et brutale opération c{ue Lawrence appela élégamment « ar-
racher les dents de tous ces neutres ». Sans plus tarder, ordre
est donné aux habitants des Mines, de Piziquid et d'autres
lieux d'apporter dans le plus bref délai audit fort Edouard,
sous peine d'être traités en rebelles, toutes autres armes qui
auraient pu échapper aux recherches; le juge Deschamps se
vanta d'en avoir compté 2.000; forte exagération, car fin
424 LA TRAGÉDIE
septembre l'abbé Daiidin avait dit à Murray qu'ils n'avaient
pas tous des armes, mais seulement des haches. « Les Acadiens
se soumirent à ces ordres, dit Haliburton, d'une façon qui
aurait dû convaincre le gouvernement qu'ils n'avaient nul-
lement l'intention de se révolter; mais, en leur qualité de pa-
pistes et de Français, leur obéissance n'a jamais beaucoup
compté aux yeux de leurs maîtres protestants et anglais,
qui les détestaient et les redoutaient tout à la fois ». Opinion
conforme à celle d'un correspondant du duc de Nivernois :
« Il n'était pas bien difficile de supposer des crimes aux Aca-
diens : ils étaient papistes et catholiques; on les regardait
comme séditeux ». (2 décembre 1762). Ajoutons que la doci-
lité même des Acadiens ne se prêtait que trop aux pires vio-
lences de la tyrannie et à ses plus désastreuses conséquences :
« Ils étaient trop soumis, dit avec raison John Herbin (Hisl.
of Grand Pré, 8.5). Ils avaient sans profit appris la leçon de l'hu-
milité et de la patience... Il est presque invraisemblable qu'un
peuple pût être si patient, si paisiblement persévérant en son
acharnement à rester sur ses terres en dépit de toutes les im-
postures dont il avait été victime... Pendant quarante ans ils
avaient subi insultes et indis:nités dans le vain espoir qu'un
temps viendrait où ils pourraient vivre en sécurité sur ces ter-
res que leurs pères avaient conquises sur la mer et dont ils
avaient fait les plus belles et les plus riches de toute l'Amérique.
Or toute leur obéissance aux ordres et aux exigences du gouver-
nement ne faisait que les livrer davantage à des gens dont les
préjugés nationaux et l'inhumanité exploitaient leur faiblesse
et depuis des années faisaient deux les jouets du caprice et des
circonstances ».
Le 10 juin, toutefois, les Acadiens adressèrent au gouver-
neur la requête suivante :
^lonseigneur,
Les habitants des Mines, de Pisiquid et de la Rivière aux Ca-
nards prennent la liberté de s'approcher de Votre Excellence
pour lui témoigner combien ilssont sensibles à laconduite que le
gouvernement tient à leur égard, llparaît, Monseigneur, que Votre
Excellence doute de la sincérité avec laquelle nous avons
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 425
promis d"être fidèles à Sa Majesté Britannique. Nous supplions
très humblement Votre Excellence de considérer notre conduite
passée, elle voira que bien loin de fausser le serment que nous
avons prettés, nous l'avons maintenu dans son entier malgré
les sollicitations et les menaces effrayantes d'une autre puis-
sance. Nous sommes aujourd'huy, Monseigneur, dans les mêmes
dispositions les plus pures et les plus sincères de prouver en,
toute circonstance une fidélité à toute épreuve pour Sa ^lajes-
té, de la même façon que nous l'avons fait jusqu'ici, tant que
Sa Majesté nous laissera les mêmes libertés qu'elle nous a ac-
cordés, à ce sujet nous prions instamment Votre Excellence de
vouloir nous informer des intentions de Sa Majesté sur cet ar-
ticle, et de vouloir bien nous donner des assurances de sa part.
Permettez-nous, s'il vous plaît. Monseigneur, d'exposer ici
les circonstances menantes dans lesquelles on nous retiens au
préjudice de la tranquilité dont nous devons jouir. Sous pré-
texte que nous transportons notre Bled ou autres denrées à la
pointe de Beauséjour et à la Rivière Saint-Jean, il ne nous est
l>lus permis de faire le moindre transport de Bled par eau
d'un endroit à l'autre ; nous supplions votre Excellence de croire
que nous n'avons jamais transporté aucune provision de vivre ni
à la pointe, ni à la Rivière Saint-Jean... Nous espérons qu'il
plaira à Votre Excellence nous rendre la même liberté que nous
avions cy-devant en nous rendant l'usage de nos canots, soit
pour transporter nos besoins d'une Rivière à l'autre, soit pour
faire la Pêche, et par là subvenir à notre nourriture...
De plus, nos Fusils, que nous regardons comme nos propres
meubles, nous ont été enlevés, malgré qui nous sont d'une der-
nière nécessité, soit pour défendre nos Bestiaux qui sont atta-
qués par les Bêles sauvages,soit pour la conservation de nos En-
fants et de nous-mêmes... Il est certain, Monseigneur, que de-
puis que les Sauvages ne fréquentent plus nos Quartiers, les Bê-
tes féroces soat extrêmement augmentées et que nos Bestiaux en
sont dévorés presque tous les jours. D'ailleurs les Armes qu'on
nous enlève sont un faible garant de notre fidélité, ce n'est pas
ce fusil que possède un habitan qui le portera à la Révolte, ni la
privation de ce même Fusil qui le rendra plus fidel, mais sa cons-
cience seul le doit engager à maintenir son sermen.
Il paroit un Ordre de par Votre Excellence, donné au Fort
Edouard le 4 juin 1755... signé A. Murray, par lequel ils nous
enjoints d? transporter les Fusils, Pistolets au Fort Edouard: il
nous paroit, Monseigneur, qu'il nous scroit dangereux d'exécu-
ter cet ordre (dans le supposé qu'il s'en trouva encore quehjues-
42(3
L A
TRAGEDIE
uns qui auroient échappés à la reclierche exacte que l'on a faite)
avant de vous représenter le danger auquel cet Ordre nous ex-
pose, les Sauvages pouvent venir nous menacer et nous sac-
cager en nous reprochant que nous avons fourni des Armes pour
les tuer, nous espérons, Monseigneur, que bien loin de nous le
faire exécuter avec tant de danger, qu'il vous plaira au contraire
d'ordonner que l'on nous remette ceux que l'on nous a enlevées,
et nous procurer le moyen par là de nous conserver nous et nos
Bestiaux. [Cette crainte de représailles de la part des sauvageset,
par suite, ce besoin d'armes pour sedéfendre étaient si peu chimé-
riques que le 23 juillet 1753 Hopson avouait aux Lords of Trade
que X vivant en dçs fermes très isolées, ils ne pouvaient résister
à aucune espèce d'ennemis, particulièrement aux Indiens >>]
... Nous supiilions Votre Excellence de vouloir'nous communi-
quer son bon plaisir avant de nous confisquer et de nous mettre
en faute. Ce sont les grâces que nous attendons des bontés de-
\'otre Excellence, et nous espérons cjue vous nous ferez la jus-
tice de croire que bien loin de vouloir transgresser nos promesses
nous les maintiendront en assurant que nous sommes, Monsei-
gneur, vos très humbles et très obéissants serviteurs.
(Signé par vingt-cinq des susdits habitants).
Il semble bien que le plus grave reproche qu'on puisse adres-
ser à cette requête est le ton humble et timide de ces pauvres
gens durement molestés par un brutal despote, reproche
qu'il faut atténuer en songeant à l'état de terrorisation dans
lequel les tenaient ce gouverneur, ses officiers et ses soldats.
Or, le Conseil d'Halifax déclara à l'unanimité que ladite
requête « était hautement arrogante et insidieuse, insultante
pour l'autorité et le gouvernement de Sa Majesté et digne d'un
châtiment exemplaire ». C'est assez dire que le siège du Conseil
était depuis longtemps fait et que le parti pris de sévir était
depuis longtemps arrêté, quelle que fût l'attitude des Acaditns.
Avant même que cette opinion ne fut formulée, le 24 juin, les
malheureux en eurent vent sans doute : car, plus timorés que
jamais, (Beauséjour ayant succombé, Le Loutre avait recom-
mandé la prudence et la soumission,) ils adressèrent au gou-
verneur Lawrence la lettre suivante :
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 427
Monseigneur,
Tous les habitants des Mines, de Pisiquid et de la Rivière aux
Canards supplient \'otre Excellence de croire que si dans la
Requette qu'ils ont eu l'honneur de présenter à votre Excel-
lence il se trouvait quelque faute ou quelque manque de res-
pect envers le gouvernement, que c'est contre leur intention et
que dans ce cas les Habitans qui l'ont signé ne sont pas plus
coupables que les autres. Si quelquefois il se trouve des Habi-
tans embarrassés en présence de Votre Excellence, ils supplient
très humblement de vouloir excuser leur timidité; et si contre
notre attente, il se trouvoit quelque chose de dure sur la dite
requette, nous prions Votre Excellence de nous faire la grâce
de pouvoir expliquer notre intentions, ce sont les faveurs qu'il
plaira à \'otre Excellence de nous faire en la suppliant de croire
que nous sommes très respectueusement, Monseigneur, votre
très humble et très obéissants serviteurs.
(Signé parquarante-quatre des susditshabitants au nom de tous)
Il faut avouer que les pauvres Acadiens connaissaient
bien mal cette rude et hautaine mentalité anglaise, si prompt''
à prendre toute concession hésitante pour une lâche faibless^^
et à re\p]oiter durement. Lorsque le 3 juillet quinze des s:-
signataires de la première requête furent sur convocation de-
Lawrence, introduits devant le terrible gouverneur et son
auguste conseil, on voulut bien leur dire que, « si les pétition-
naires n'eussent fait leur soumission par leur requête sub-
séquente, leur présomption n'aurait pas manqué d'être sévè-
rement châtiée». De qui donc se compose ce fameux Conseil
d'Halifax qui va maintenant décider sans appel du destin
des Acadiens? de quatre ou cinq conseillers réguliers que
préside ce gouverneur. Trois d'entre eux ne furent guère que
des comparses qui surtout opinèrent du bonnet : le capitaine
William Cotterell, premier Provost Marshall, puis Provincial
Secrelanj, fut dès octobre 1752 membre de ce Conseil; le capi-
taine John Collier, étant venu d'Angleterre avec Cornwallis
en 1749, fut par lui nomme capitaine de milice, juge de paix
et enfin en janvier 1752 membre du Conseil; le néo-anglais
Benjamin Green, fils d'un pasteur de Salem (Mass.), élève de
428 LA TRAGÉDIE
Harvard Collège, fut en 1745 secrétaire de l'expédition de
Louisbourg et dèo 1749 membre du Conseil d'Halifax ; il
devint plus tard Trésorier de la Province. Les deux autres
nous sont mieux connus : John Rous, apparemment d'origine
huguenote et, partant, ennemi acharné de la France, était un
corsaire de Boston; l'un de ses plus beaux exploits fut en
1744 à Terre-Neuve la destruction en un mois de plus de
800 bateaux de pêche français; promu pour un si beau
coup capitaine dans la marme royale, cet ami de Shirley
commanda l'escadre de Monckton à Beauséjour et à la
rivière Saint-Jean où, fidèle à ses anciennes pratiques, il
présenta une fausse commission à Boishébert qui le démas-
qua ; on le retrouvera plus tard au second siège de Louis-
bourg (1758) et au siège de Québec (1759); au Conseil
d'Halifax dont il fut membre dès octobre 1754, il représente
sans doute l'influence néfaste de son chef sans cœur ni scrupule,
l'amiral Boscawen. Ajoutons un autre personnage qui, sans
être membre du Conseil, n'en eut pas moins une influence
néfaste sur le sort des Acadiens : le marchand d'Halifax
Joshua Mauger, qui avait des entrepôts à Piziguid et aux
Mines; par l'intermédiaire de son agent suisse Joseph Des-
champs, il exploita et espionna les Acadiens; en 1751, il ravi-
tailla la flotte anglaise; en dépit de pratiques illicites qui lui
créèrent des difficultés, il acheva sa longue vie de riche par-
venu dans les honorables fonctions de membre du Parlement
d'Angleterre. Quant au juge Jonathan Belcher, créature des
Lords of Trade, il devait d'autant plus sûrement représenter
leur influence qu'ils avaient recommandé à Lawrence de le
consulter au point de vue juridique : il fut le juge bon à tout
faire. Parfois parurent aussi au Conseil le colonel Monckton,
l'amiral Mostyn et Boscawen lui-même. Voilà, tant au point de
de vue légal qu'au point de vue militaire qui manifestement
prédomine, les misérables complices de Lawrence dans le
crime acadien.
Aussitôt commencèrent les débats, si l'on peut appeler
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 429
ainsi cette indigne scène d'intimidation et d'iniquité. Pour
bien préparer ses conseillers, Lawrence commence par lire
une lettre du capitaine Murray :
)' Depuis quelc}ue temps, disait-il, les habitants français se
conformaient en erénéral avec plus de soumission aux ordres du
Gouvernement et avaient remis un nombre considérable d'ar-
mes à feu; mais, en remettant la première requête, ils l'avaient
traité [lui Murray] avec beaucoup d'inconvenance et d'inso-
lence; d'où il soupçonnait fort qu'ils avaient vent de la présence
de quelque flotte française dans la Baie de Fundy, par suite de
quelque bruit répandu parmi eux : car il était notoire que ces
habitants français avaient toujours fait montre d'insolence et
d'hostilité, quand ils avaient le moindre espoir de secours du
côté de la France ».
Toute la prétendue « insolence et hostilité » des Acadiens
était donc uniquement dans l'interprétation de Murray et de
Lawrence et non pas dans les actes ni dans les paroles des
Acadiens, lesquels sont en contradiction avec ces sentiments
quon If'ur prête. Il n'y avait, du reste, à cette époque pas la
moindre flotte française dans la Baie de Fundy. Les 24 na-
vires du capitaine Rous ne trouvèrent pas à la Rivière Saint-
Jean un seul des deux bateaux français annoncés. Ce Murray,
dont nous constaterons plus tard la dureté et la grossièreté,
semble bien avoir été de connivence avec son chef Lawrence
pour rendre odieuse's en ses rapports ses futures victimes et
ainsi les faire plus sûrement condamner.
« Les députés introduits, la pétition fut de nouveau lue, et
leurs auteurs sé\'èrement réprimandés pour avoir eu l'audace
de souscrire et de présenter un document si impertinent; pour-
tant, par pitié pour leur faiblesse, eu égard à leur ignorance de
notre constitution,... vu que les pétitionnaires avaient semblé,
en une requête ultérieure, manifester un certain 'i-egret de leur
conduite passée, considérant enfin qu'ils avaient comparu de-
vant le Conseil dans une attitude de soumission et de ro})enlir.
le Conseil les informait qu'il consentait encore à faire preuve de
clémence envers eux. [Il est évident que cette comédie, d'un
genre bien anglais, en jetant tour à tour le cluiud et le froid dans
43v> LA TRAGÉDIE
l'âme des pauvres gens, n'avait qu'un but, les déconcerter ::
elle n'y réussit que trop]. Pour leur montrer la fausseté et l'im-
pudence de leur requête, ordre fut donné de la lire paragraphe-
après paragraphe; la vérité des diverses allégations y contenues
fut discutée en détail, et des remarques furent faites par le
Lieutenant-Gouverneur à propos de chaque paragraphe, comme
il suit :
« qu'ils se Irouvaient très émus des procédés du gouverne-
ment à leur égard >>. [Remarquer l'exagération tendancieuse de
la traduction]. Il leur fut dit qu'ils avaient toujours été tra tés
par le gouvernement avec la plus grande douceur et tendresse,
[l'éternel mensonge qui durait depuis quarante-cinq ans]; qu'ils
avaient joui de plus de privilèges que les sujets britanniques
[refus de concessions, de passeports, de droit de commerce,
etc.], et qu'on leur avait accordé le libre exercice de leur reli-
gion [prêtres persécutés, emprisonnés, chassés, etc...]; qu'ils
avaient eu en tous temps pleine liberté de consulter leurs prê-
tres [fréquentes menaces à ce sujet]; que leur commerce [non]
et leurs pêcheries [on ne pouvait faire moins] avaient été proté-
gés; et que, depuis bien des années, on leur avait permis de pos-
séder leurs terres [conformément au traité d'Utrecht], qui
étaient presque toutes les plus belles du pays, bien qu'ils ne se
fussent pas soumis aux conditions d'octroi de toutes concessions-
en prêtant le serment d'allégeance à la Couronne. [De l'aveu
même de tous les prédécesseurs de Lawrence, ils n'avaient pas
à s'y soumettre]. Puis, il leur fut demandé s'ils pouvaient pro-
duire un seul cas de refus pour un privilège quelconque ; [on leur
avait toujours refusé, non seulement des concessions de terres
nouvelles, mais le privilège essentiel de partir, ] ou s'ils pouvaient
citer un seul cas de dur traitement à eux infligé par le gouverne-
ment [destruction de leurs barques par Nicholson, nécessité de
réparer et de ravitailler les forts, brutalité des réquisitions ré-
centes]. Ils admirent la justice et l'indulgence du gouvernement.
[On vient de voir que les arguments ne leur manquaient pas;
mais que fut-il arrivé s'ils avaient osé contredire le despote fu-
rieux? et puis, n'oublions pas, outre leur intimidation, la gêne
qui devait résulter de la traduction des paroles dans les deux
langues. Enfin, dans ce procès-verbal non contrôlé ni contresi-
gné, le rédacteur ne mit évidemment que ce qui plut à Lawrence]
Au sujet du paragraphe où « ils manifestent le désir que Von
considère leur conduite passée », on leur fit remarquer que leur
conduite passée avait été considérée et que le gouvernement re-
grettait d'avoir à leur dire que cette conduite avait été con-
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 431
Iraire à leurs devoirs et à la reconnaissance méritée par les bons
procédés dont on avait usé envers eux; [n'était-ce pas plutôt le
gouvernement qui devait leur être reconnaissant de leur sou-
mission en dépit de procédés inqualifiables à leur égard?]
qu'ils n'y avaient répondu par aucun témoignage de loyalisme
envers la Couronne, [y avait-elle droit, les méritait-elle?] ni de
respect envers le (Gouvernement de Sa Majesté dans la Province ;
[en quoi les Acadiens manquèrent-ils au respect dû. à des hom-
mes qui les traitaient comme Nicholson, Philipps, Armstrong,
\\'roth,Cornwallis, MurrayetLawrencelui-même?] qu'ilsavaient
montré une disposition constante à assister les ennemis
du Roi et à nuire grandement à ses sujets; [pourquoi Mascarène
a-t-il quatre ou cinq fois déclaré que, sans la résistance des Aca-
diens aux sollicitations françaises, la Nouvelle Ecosse était per-
due pour les Anglais?] c{ue non seulement ils avaient fourni à
l'ennemi des provisions et des munitions, [quelles munitions?
ledit ennemi, c'est-à-dire les Français, occupant leur pays, usait
pour les denrées du droit de réquisition conforme aux lois de la
guerre;] mais qu'ils avaient refusé de pourvoir de vivres les ha-
bitants ou le gouvernement [ceci ne s'applique, croyons-nous,
qu'à Halifax pendant cfuelque temps, alors cjue durant quarante-
cinq ans troupes et colons anglais n'avaient guère vécu que de
ravitaillement acadien; c'est ici qu'il faut parier de reconnais-
sance;] qu'ils avaient été indolents et paresseux sur leurs terres,
voilà qui est violent : la colonisation du pays était entièrement
due à eux, puisqu'il n'y avait pas d'autres colons que les quel-
ques Allemands établis depuis deux ans à Lunenburg;] qu'ils
avaient négligé les travaux des champs et la culture du sol;
[de plus en plus fort : on leur refusait de nouvelles concessions;]
qu'ils n'avaient été d'aucune utilité à la Province pour la cul-
ture [mensonge prodigieux contre lequel crie toute l'histoire
du pays], ni pour le commerce [ces paysans étaient bassement
-exploités par les marchands anglais] , ni pour la pêche [étant agri-
■culteurs, ils ne péchaient guère que pour leurs besoins, et encore
on le leur interdisait ;] mais qu'ils gênaient plutôt les intentions
du Roi concernant la colonisation. [Eh ! oui, voilà la vrai rai-
;Son dont l'aveu est naïf : on voulait tout bonnement à rencon-
. tre de tout droit substituer des Anglais à des Français sur leurs
propres terres; de là toute cette misérable chicane aussi hon-
teuse qu'odieuse]. Il leur fut demandé s'ils pouvaient men-
tionner un seul. cas de service par eux rendu au gouvernement;
(sans eux, pendant plus de quarante ans, le gouvernement affa-
mé aurait gouverné un désert;] à quoi ils ne purent faire aucune
432 LA TRAGÉDIE
réponse. [Ce silence est une réponse tristement éloquente de-
vant l'énormité d'accusations sans fondement : les malheureux
paysans stupéfaits devaient deviner qu'on avait juré leur
perte et que le moindre mot ne ferait que hâter le dénouement.]
A la lecture du paragraphe : « // semble que Votre Excellence
met en doute la sincérité de ceux qui ont promis fidélité et qui, bien
loin de rompre leur serment, Font tenu malgré ces terribles menaces
d'une autre Puissance.» [Rien de plus vrai,surtout au temps de
la guerre antérieure]. On leur demanda ce qui leur faisait sup-
poser que le gouvernement mettait en doute leur sincérité; et
on leur dit que pareille supposition indiquai! qu'ils avaient cons-
cience de leur manque de sincérité et de leur défaut d'attache-
ment aux intérêts de Sa Majesté et de son gouvernement...
[Etrange casuistique de puritains dont la malveillance, en pré-
tendant pénétrer dans les plus intimes profondeurs de la cons-
cience d'autrui, ne fait que révéler la perversité de sa propre
nature par cette, perfide interprétation des sentiments les plus
naturels et les plus sincères; il est, en outre, évident qu'en leur
cherchant ainsi noise pour leurs seules intentions on leur fait
uniquement un procès de tendance;] qu'en leur prenant leurs
armes, on enlevait aux Indiens le pouvoir de les menacer [étran-
ge," plus qu'étrange !] et de les forcer à leur venir en aide, qu'ils
semblaient trop enclins à se joindre à une autre Puissance à
rencontre de leur serment d'allégeance... [en contradiction
avec l'aveu antérieur de Lawrence, 1" août 1754].
En réponse à ce paragraphe : « Nous sommes maintenant aussi
sincèrement et loyalement disposés que jamais à prouver en toute
circonstance notre fidélité envers Sa Majesté, pourvu que Sa
Majesté nous laisse jouir des libertés qui nous ont été accordées »...
[Nous abrégeons pour éviter le piétinement d'énervantes répéti-
tions]. Il leur fut dit... qu'il ne convenait pas à des sujets britan-
niques [ils n'étaient pas entièrement sujets britanniques, mais
Français neutres] de parler à la Couronne de conditions ni de
réserves concernant leur fidélité et leur allégeance, et qu'il
était de leur part insolent d'insérer des restrictions telles que:
pourvu que Sa Majesté garantisse des libertés. [Alors à quoi bon
les clauses d'un traité?]. Tous les sujets de Sa .Alajesté sont as-
surés de pouvoir jouir de toute liberté, tant qu'ils demeurent
loyaux et fidèles à la Couronne: mais ils perdent tous droits à
cette protection dès qu'ils font preuve de tromperie et de dé-
loyauté. [C'était leur dire : « Vous prétendez avoir des privilè-
ges, des libertés spéciales reconnues par les traités; renoncez-y
poliment, et nous nous engageons, foi d'Anerlais, à vous garan-
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 433
tir d'autres libertés; de quel côté est la tromperie et la déloyau-
té?]...
Il leur fut dit en réponse au paragraphe où «( ils demandent à
rentrer en possession de leurs fusils »... que les fusils ne font pas
partie de leurs biens personnels, vu qu'ils n'ont aucun droit de
garder chez eux des armes: en vertu des lois anglaises, il est
interdit à tous les catholiques romains d'avoir des armes et ils
sont passibles de condamnations si l'on en trouve en leurs mai-
sons. [On avait donc mis près d'un demi-siècle à s'apercevoir
qu'aux colonies les catholiques n'ont pas, commelesprotestants,
le droit de se défendre contre les bêtes sauvages et, au besoin,
contre' les Peaux-Rouges, pas même le droit de chasse; nous dou-
tons fort que cette loi fût appliquée aux catholiques anglais du
Maryland];... que cette audacieuse réclamation manifestait net-
tement la fausseté de leurs protestations de fidélité envers le
roi... et leur disposition à se joindre à l'ennemi; [la confiscation
de ces armes ne manifeste-t-elle pas, au contraire, des inten-
tions autrement graves que la simple réclamation des Acadiéns ?
cet impudent raisonnement n'était sans doute destiné qu'à don-
ner le change. N'oublions pas, du reste, que les bateaux, sous
prétexte qu'ils « portaient des provisions à l'ennemi » subirent le
même sort que les fusils : « après le départ des députés, dit l'ab-
bé Daudin, on a demandé leurs canots et on les a fait brûler »].
Après lecture de ce paragraphe : « en réclamant nos armes, on
n'obtient qu'une faible garantie de notre fidélité. Ce n'est pas le
fusil que possède un habitant qui le pousse à la révolte, ni sa con-
fiscation qui le rend sujet plus loyal; mais seule la conscience
doit l'engager à tenir son serment ». [N'ayant pas la mentalité an-
glaise de Lawrence, nous trouvons naïvement cette déclaration
aussi juste en son fond que belle en sa forme très simple: nous la
savons, en outre, conforme à la conduite antérieure des Aca-
diéns. Or, c'est sur ces belles paroles qu'avec un rare manque
de tact et de sens moral s'acharnèrent les justiciers d'Halifax].
On leur demanda quelle excuse ils pourraient invoquer en fa-
veur de la présomption de ce paragraphe, comment ils pouvaient
traiter le gouvernement avec un tel mépris et une telle indigni-
té [ ? ?] qu'ils se permettaient de lui expliquer la nature de la
Fidélité et de lui définir la garantie propre à assurer leur allé-
geance. [C'est bien le cas de dire que la seule manifestation de
la vertu est le plus cinglant outrage qu'on puisse faire à la mal-
honnêteté.] On leur dit que leur conscience devrait, en effet, les
engager par suite de leur serment d'allégeance à la fidélité en-
vers le Roi et que, s'ils étaient sincères envers la Couronne, ils
434 LA TRAGÉDIE
iriippréhcnderaient pas tant de remettre leurs armes, puisqu'il
plaisait au Roi de les leur réclamer pour le service de Sa Majes-
té. [Autant dire qu'au gré de ces messieurs le serment d'allé-
geance entraînait pour les Acadiens une soumission aveugle au
bon plaisir de Sa Majesté manifesté en ces lieux par les caprices
d'un gouvernement tyrannique]. On leur, fit alors savoir qu'il se
présentait à eux une belle occasion de manifester leur obéissance
au gouvernement, en prêtant immédiatement devant le Con-
seil le serment d'allégeance selon la forme ordinaire. [Voilà le
piège où les poussaient toutes les manœuvres d'intimidation an-
térieures : on n'avait tant ergoté, tant menacé, tant élevé la
voix que i)our extorquer le fameux serment; mais là, en pré-
sence du danger subitement révélé, les Acadiens comprirent et
se ressaisirent; le bon sens et le sang-froid reprenant le dessus,
ils se détournèrent du parjure possible ]. Leur réponse à cette
proposition fut qu'ils n'avaient pas mission de répondre au
Conseil sur ce sujet. On leur dit alors qu'ils savaient très bien
(|ue. durant les six dernières années [non. depuis plus de qua-
rante ans], cette même proposition leur avait été faite et qu'ils
s'y étaient toujours dérobés sous des prétextes futiles; [fu-
tile, la défense desdroits les plus chers et les plus précieux !]
qu'on les avait souvent prévenus qu'un jour ou l'autre ce
serment serait exigé et devrait être prêté, que le Conseil
n'ignorait nullement qu'ils étaient au courant de l'opinion
générale des habitants et qu'ayant eux-mêmes, pleinement
examiné la question, ils avaient à ce sujet pris avant ce
jour une décision personnelle, puisque, pour ce faire, ils
avaient bénéficié d'un délai de six ans. [La prétendue faveur
de ce délai n'était, avons-nous vu, qu'un aveu d'impuis-
sance de la part du gouvernement]. Les délégués exprimèrent le
désir de retourner chez eux pour consulter sur ce point l'en-
semble de la population, attendu qu'ils ne pouvaient que se
conformer aux décisions de la majorité, qu'ils avaient l'inten-
tion ou de refuser ou d'accepter le serment d'un commun ac-
cord, et qu'il leur était impossible de s'engager avant de con-
naître les sentiments de leurs commettants à ce sujet. [Quoi de
plus conforme aux principes même de la représentation popu-
laire dont l'Angleterre était alors si fière et qu'elle appliquait si
mal, ici comme ailleurs, dès que son intérêt en souffrait?]
En présence de cette réponse si extraordinaire, [en quoi ? en
ce que ces Anglais ne s'attendaient pas à ce que ces paysans
français leur opposassent leurs propres arguments?], le Con-
seil leur déclara qu'ils ne seraient autorisés à s'en retourner pour
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 435"
aucun motif de ce genre, mais qu'on attendait d'eux qu'ils dé-
clarassent séance tenante leur décision personnelle, ainsi qu'il
convenait qu'ils le fissent après de si longs délais. [On voit la
ruse : par cette sorte de violence morale qu'est l'intimidation
on voulait leur arracher un serment collectif qui entraînât le
serment de tous]. Ils demandèrent, au moins, la permission de
se retirer un moment pour délibérer entre eux; on l'accorda;
après une suspension de près d'une heure, ils revinrent avec la
même réponse, à savoir qu'ils ne pouvaient consentir à prêter le
serment prescrit avant d'avoir consulté le peuple en général,
bien qu'ils consentissent à le prêter selon la formule antérieure.
[Quels sont les sincères amis de la liberté qui, en présence de
cette ferme obstination, si pleine de dignité et de sang-froid,
ne disent pas en leur for intérieur : « Bravo, les Acadiens ! » mais
les Anglais n'étaient dès lors qu'en apparence les amis de la li-
berté..., du moins de celle d'autrui.] A quoi on leur répliqua que
Sa Majesté avait désapprouvé cette formule antérieure; [pas
à l'époque, du moins pas au su des Acadiens] qu'il n'était pas
conforme à Son Honneur d'accepter des conditions et que le
Conseil ne pouvait accepter d'autre serment que celui qui, de
par la loi, était requis de tous les sujets de Sa Majesté, [les Aca-
diens n'étaient donc plus des Français neutres] et qu'on s'atten-
dait bien qu'ils allaient enfin céder; mais, comme ils ne cédèrent
point, on leur donna jusqu'aulendemain à dix heures pour pren-
dre une décision. Après quoi le Conseil s'ajourna jusqu'à l'heure
fixée.
Le lendemain, 4 juillet, le Conseil s'étant réuni à l'heure dite,
les députés français... furent introduits; on leur demanda quelle
était leur décision... ils déclarèrent qu'ils ne pouvaient consentir
au serment sous la forme requise avant d'avoir consulté le
peuple. On leur signifia qu'ayant personnellement refusé de prê-
ter le serment conforme à la loi et ainsi suffisamment montré
la sincérité de leurs dispositions à l'égard du gouvernement bri-
tannique, [en quoi cette fermeté dans une franchise dangereuse
entachait-elle leur sincérité? c'est tout le contraire,] le Conseil
ne pouvait plus les considérer comme des sujets de Sa Majesté
Britannique, mais bien du Roi de France et que désormais ils
seraient traités comme tels; et ils reçurent l'ordre de se retirer.
[Avec quelle désinvolture on faisait passer ces pauvres Acadiens
d'une nationalité à l'autre selon l'intérêt en vue ! au temps de la
guerre on se réclamait du serment sous réserve pour les traiter
en Anglais, et voici maintenant qu'au nom de ce même serment
on les déclare Français. Il v a seulement un an, Lawrence lut
4o6 LA TRAGÉDIE
même, au nom de ce serment, déclarait Anglais et par suite re-
belles ceux des Acadiens de Beauséjour qui prendraient les
armes contre l'Angleterre; flagrante contradiction cjui va durer
des années pour le plus grand malheur des victimes à ce titre
doublement persécutées].
Après délibération, le Conseil fut davis c}ue des instructions
fussent données au capitaine Murray pour qu'il ordonnât aux
habitants français dechoisir incontinent denouveaux députés et
les envoyât à Halifax porteurs d'une résolution générale des
habitants concernant la prestation du serment; qu'aucun d'en-
tre eux ne fût à l'avenir autorisé à prêter serment après avoir
refusé de le faire et que des mesures adéquates fussent prises
pour déporter hors de la province tous les récalcitrants. [Cette
déportation de sujets même français était illégale, puisqu'il
n'y avait pas de guerre; ciu'importe? elle était décidée].
Les députés furent alors introduits à nouveau et informés de
cette décision. Voyant qu'ils ne pouvaient plus compter sur les
dispositions favorables du gouvernement à user de douceur et de
persuasion pour les ramener dans la voie du devoir, [cette inter-
prétation des mobiles est purement anglaise], ils offrirent de prê-
ter le serment ;rc)r de ce serment on ne voulait à aucun prix : il
eût fait des Acadiens des sujets britanniques qu'on ne pouvait
plus chasser de leurs terres tant convoitées; dès le 30 jan-
vier 1755, Lawrence n'avait-il pas démasqué ses intentions en sa
lettre à Monckton : « Je ne demanderai à aucun d'eux de prêter
le serment, vu que la prestation du sermentnouslieraitlesmains
et nous empêcherait de les chasser, dans le cas où, comme je le
prévois, la chose deviendrait nécessaire ». Toute cette fastueuse
réclamation de serment n'était donc qu'une vile comédie! Mais
ou leur dit que, comme il n'y avait pas de raison de croire
sincère la soumission cju'ils proposaient, que cette soumission
pouvait être attribuée à un recours à la contrainte et à la force,
[ce n'était que trop vrai, évidemment], elle était en opposition
aveclaclausecontenuedansiin Acte du Parlement I, Geo. II, ch.
13, en vertu de laquelle toute personne qui a une fois refusé de
prêter serment ne peut plus être autoriséeà le prêter, mais est
tenue pour papiste et non-conformiste; [on croit bien découvrir
ici, comme dans toute la procédure antérieure, l'intervention du
si retorsjuge et conseiller Belcher, appliquant, — du reste, illégale-
ment, — un règlement éminemment religieux à un cas pure-
ment politique]; en conséquence, l'autorisation demandée ne
pouvait plus être accordée. Sur ce, ordre fut donné de les em-
prisonner ».
I
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 437
Les quinze malheureux députés furent sur le champ incar-
cérés en rade dans la petite île George (ci-devant ile d'An-
ville). De quel droitainsi emprisonner même des sujets français,
même des catholiques, même pour refus d'un serment fina-
lement consenti? En l'un de ces trois faits, y-a-t-il donc un
crime? Que devient le fameux haheas corpus si vanté en pays
britannique et ailleurs? C'était là pure tyrannie brutale et
astucieuse. C4ertes les victimes de Charles I^r, certes les rebelles
de 1765 furent, en refusant de payer l'impôt moins désinté-
ressés en leur résistance légale que ces humbles paysans fran-
çais qui défendaient non leur bourse, mais quelque chose d'in-
finiment plus précieux, leur fo' religieuse et nationale. Mais
les autres rebelles eurent pour eux la force et le succès, et
puis ils étaient Anglais; autrement on célébrerait moins
leur défense du droit; on parlerait plus haut de l'héroïsme
acadien.
Il est remarquable que, dans tous ces débats, Lawrence et
ses complices n'usent pas franchement d'un argument dont
il faisait grand cas auprès des Lords du Commerce et qu'il
emploiera de même avec ses collègues les gouverneurs des
autres colonies anglaises : la prétendue complicité des Aca-
diens dans l'affaire de Beauséjour. Cet argument spécieux
avait prise sur des gens mal informés, vivant au loin; il ne
tenait pas debout devant un examen attentif fait sur place.
Aussi les Acadiens n'auraient-ils pas eu de peine à le rétorquer,
comme ils le firent plus tard, à Philadelphie, quand à leur
grande surprise ils en furent informés.
« Nous apprenons, dit leur pétition, que l'aide accordée aux
Français par les habitants de Beaubassin a servi d'argument
pour précipiter notre ruine; mais nous espérons que Notre Ma-
jesté ne permettra pas que l'on confonde les innocents avec les
coupables : du fait que ces gens ont cédé aux menaces et aux
[persuasions de l'ennemi, on ne peut légitimement conclure que
nous ferions de même. Ils habitaient si loin d'Halifax qu'ils se
trouvaient dans une large mesure privés de la protection du gou-
vernement anglais; ce qui n'était pas notre cas; nous étions sé-
parés d'eux par soixante milles de terres incultes et n'avions
438 LA TRAGÉDIE
d'autres relations avec eux que celles qu'ont d'ordinaire des-
voisins si éloignés, et nous pouvons dire en toute vérité que nous
envisaoreàmes leur défection à l'égard de Sa Majesté avec beau-
coup de peine et d'anxiété ».
Ainsi la duplicité de Lawrence se gardait bien d'exposer
à cette facile réfutation l'un de ses plus grossiers arguments,
et pourtant des plus efficaces auprès des ignorants de la mé-
tropole et d'ailleurs.
Dès lors, des deux côtés l'on se prépare à la lutte, à une
lutte fort inégale. Lawrence a pour lui l'autorité, un plan
d'action arrêté et surtout la force. Sur terre il compte, outre
LOOO hommes de troupes britanniques, 2.000 miliciens de
Nouvelle Angleterre qui, levés pour un an en vue de la prise de
Beauséjour, restent sur les lieux à sa disposition sous le com-
mandement du colonel Monckton. Sur mer, à l'escadre du Com-
modore Keppel se joignent à Halifax le 8 juillet 1755 celle du
vice-amiral Boscawen et le 11 celle du contre-amiral Mostyn.
Boscawen rentre fier de ses glorieuses prises de VAlcide et du
Lys. C'était donc le moment ou jamais de recourir à la force,
à ce coup de force qui, depuis si longtemps envisagé, pouvait
à jamais supprimer, en même temps que les Acadiens, la ques-
tion acadienne. Or, à son départ de Plymouth (17 avril), Bos-
cawen avait reçu, outre des « instructions secrètes portant
la signature du souverain », une lettre du secrétaire d'Etat
Robinson, datée de la veille, laquelle a disparu, (on en ignore
entièrement le contenu), et une lettre circulaire à tous les gou-
verneurs britanniques, dont celui de la Nouvelle Ecosse, leur
enjoignant de s'aboucher avec ledit vice-amiral en vue de la
défense de leur province respective, — formule singulièrement
élastique dont il sera usé et abusé par la suite.
Voilà donc Lawrence informé par Boscawen des in-
tentions gouvernementales. Sans perdre de temps, dès le
14 juillet, il convoque au Conseil « le commandant en chef de la
flotte pour le consulter sur toute mesure urgente concernant
la sécurité de la province», et en particulier» au sujet de toute-
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 439
tentative qui pourrait venir du Canada ou de Louisbourg en
tas de rupture ou de toute autre mesure violente auxquelles
les Français peuvent recourir pour venger l'échec qu'ils vien-
nent de subir». Ce danger de «représailles» était d'autant moin-
dre que le capitaine Rous venait d'annoncer que les Français
bien loin de se préparer à l'attaque, avaient abandonné le fort
de la Rivière Saint-Jean, après l'avoir détruit et en avoir fait
éclater les canons; et le Conseil était à ce point rassuré cjue
le V) juillet il décida qu'il n'y avait lieu ni de réparer le fort
ni d'y envoyer de troupes. On n'agitait donc l'épouvantait de
la guerre que pour perdre plus sûrement ceux qui s'en trou-
vaient en quelque sorte l'enjeu, ces prétendues fauteurs de
troubles qu'étaient les paisibles « habitants neutres». En ce
mémorable jour du 15 juillet, le vice-amiral Boscawen et le
contre-amiral Mostyn se trouvent donc, à point nommé, dûment
présents au Conseil; ils sont mis au courant « des procé-
dures adoptées par ce Conseil à l'égard des habitants français »;
sans aucune objection enregistrée, ils approuvent les dites
procédures et « sont, eux aussi, d'avis que c'est maintenant
le moment le plus favorable pour obliger lesdits habitants
à prêter ledit serment ou à quitter le pays ». « Je crois que ce
fut Boscawen, dit un marchand d'Halifax, John Gray, (gendre
du futur gouverneur Francklin), qui décida le conseil à
déporter les neutres hors de la province ». Il est évident qu'en
cette affaire, comme dans celle de VAlcide et du Lys, Boscawen,
porteur des « Instructions secrètes de son Souverain » et d'une
lettre mystérieuse du Secrétaire d'Etat, bref au courant des
dernières intentions du gouvernement, devait croire, ainsi
qu'il l'écrivait à sa femme (26 juin), qu'il agissait encore
conformément à l'esprit de ses ordres », d'une manière « agréa-
ble au roi. au ministre, et à la majorité du peuple ». puisqu'il
« s'agissait d'agression »: « lie was on ihe fiyhliiig side ».
Trois jours plus tard, le 18, Lawrence informe les Lords
of Trade « des résultats de sa conférence avec Boscawen et
Mostyn » et ajoute, à propos de ses démêlés avec les Acadiens :
« Etant bien décidés à amener les habitants à se soumettre ou
440 LA TRAGÉDIE
à débarrasser la province de si perfides sujets on leur si-
gnifia que, puisqu'ils ne voulaient pas accepter de devenir
sujets britanniques, on ne pouvait plus les considérer comme
tels et qu'on les enverrait en France à la première occasion ».
Comme il ne fut jamais, ni avant ni après, question decet envoi
en France, on ne peut considérer pareille suggestion que comme
une ruse, une nouvelle façon de duper à la foi les Lords et sur-
tout les Acadicns à qui pareille perspective nepouvait déplaire.
Or c'est ce perfide gouverneur qui ose. lui-même, accuser
de perfidie ses loyales victimes.
« Mais en ciuoi donc a consisté la perfidie des Acadiens? de-
mande Henri d'Arles iDéporlaiion, p. 14). Quel renversement des
valeurs chez cet homme amoral ! La perfidie ! mais elle était du
côté des gouverneurs qui, depuis quarante ans, malgré la clause
d'un traité et contre les dispositifs d'une lettre royale, retenaient
les habitants français dans la province. La perfidie ! mais elle
était du côté du roi Georges II et de son mandataire Cornwallis
([ui avaient inopinément invalidé un serment conditionnel
prêté et reçu officiellement en 1730, avec toutes les garanties de
sanction de la part de rautorité souveraine. La perfidie ! mais
elle était dans l'impasse où l'on acculait ces pauvres Acadiens.
La perfidie ! Ah ! avec le personnage qui vient d'entrer en scène
et qui va précipiter le dénouement du drame longuement
combiné et savamment mûri dans le mystère de la chancellerie
britannique, à la perfidie s'ajoutera la froide cruauté, une bar-
barie si experte et si calculatrice qu'en en voyant les preuves,
l'on se demandera si l'on ne rêve pas, si l'on n'est pas proie à
quelffue effroyable cauchemar ».
Inquiets, mais incapables en leur bonne foi de soupçonner
l'énormité du i-omplot politico-militaire qui se tramait contre
eux, les Acadiens de la péninsule se préparaient à lutter uni-
quement sur le terrain légal. Une lettre de l'abbé Daudin.
renvoyé à Port Royal, nous montre assez bien leur étal d'es-
prit en ce temps :
«Depuis le mois d'octobre 1754. dit-il, le gouvernement anglais
a fait entrevoir aux habitants de l'Acadie une conduite bien
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 441
différente de celle qu'on avait tenue envers eux jusqu'alors, ce
qui donna l'occasion aux dits habitants de soupçonner ciuelque
chose de sinistre; on ne répondait plus à leur requête, on ne leur
rendait plus justice; pour un oui ou pour un non, la prison ser-
vait de réponse, on ne parlait aux habitants que pour leur an-
noncer leur désastre futur et prochain; on leur disait qu'on les
ferait esclaves, qu'on les disperserait comme les Irlandais; bref,
tout leur annonçait la destruction de leur nation; on ne parlait
que de brûler les maisons et de ravager les campagnes. Cepen-
dant les habitants ne se sont point découragés et ont cultivé
mieux que jamais leurs terres; les plus abondantes moissons
({u'on ait jamais vuesdans le pays leprouvent assez; ils ont seu-
lement eu recours à la prière qui est la seule arme ciu'ils aient
employée contre les Anglais... [Après la prise de Beauséjour,
les Anglais] affectèrent de commander les habitants, les diman-
ches et fêtes, pour aller au fort aiguiser tous leurs instruments
de guerre [monstrueuse réquisition] en leur disant que c'était
pour les détruire, après qu'ilsauraient coupé par morceaux leurs
frères réfugiés chez les Français. Cet appareil commençait à
répandre l'alarme dans des habitants qui ne voyaient aucun se-
cours pour seconder l'envie qu'ils avaient de se défendre. Le
courage et le zèle ne manquaient point, mais ils ne voyaient au-
cune apparence de secours. [Quand ceux des Mines] apprirent
que le fort de Beauséjour étaient pris, ils commencèrent à pleu-
rer leur sort, prévoyant l'extrémité à laquelle on les réduirait
dans la suite ». {Casgr^un. ■ — Pél. au pays d' Eucwg. pp. 102-7).
Et pourtant, malgré toutes ces odieuses alarmes qui
n'étaient, à vrai dire, que trop prophétiques, les Acadiens
gardaient au fond du cœur et gardèrent juscju'au bout quelque
tenace espoir en l'avenir, puisqu'ils semaient encore et récol-
taient toujours. N'avait-on pas, du reste, selon le conseil
de Morris, répandu le bruit consolateur qu'ils seraient déportés
en terre française, au Canada par exemple, et même, disait
Lawrence, en France? « Le gouverneur Lawrence nous a fait
prisonniers de guerre, affirment les déportés de Philadelphie
(27 août 1756), et nous a promis que nous serions transportés
chez nos gens, chez des Français ».
La preuve qu'ils ne désespéraient pas entièrement est leur
acharnement même à défendre leurs droits et privilèges en terre
442 LA TRAGÉDIE
acadienne. Le dimanche 13 juillet, les habitants de la Piivièrc
d'Annapolis, conformément aux ordres de Lawrence, se réu-
nirent pour choisir leurs députés et répondre à la fameuse
question du serment. Voici cette réponse :
« Nous avons délibéré tous d'un consentement unanime de
porter toutes nos armes à feu à M. Hanfield, notre très digne
commandant, quoiciue nous n'ayons jamais eu la volonté de
nous en servir contre le gouvernement de Sa Majesté; ce cjui fait
que nous n'avons aucuns reproches à nous faire à ce sujet, ny
dans toute la fidélité que nous devons au gouvernement de
Sa Majesté, car nous pouvons bien assurer votre Excellence
que plusieurs d'entre nous se sont risqué leur vie pour donner
connaissance au gouvernement de l'ennemi, et aussi, lorsqu'il
a été nécessaire de travailler pour l'entretient du fort d'Anna-
polis, autre travail nécessaire au gouvernement, nous nous y
avons porter de tous notre cœur et nous sommes prêts à con-
tinuer avec la même fidélité. Et aussi nous avons fait l'élection
des Trente hommes pour aller à Halifax, auxquels nous recom-
mandons bien de ne rien dire ou faire qui soit contraire au Con-
seil de Sa Majesté; [de pareilles recommandations expliquent, à
elles seules, le silence des députés en présence des question insi-
dieuses du Conseil;] mais nous leur enjoignons de ne contracter
aucun nouveau serment. Nous sommes résous et en volontez
de nous en tenir à celuy rjue nous avons donner et auquel nous
avons été fidèles autant que les circonstances l'ont demander :
car les Ennemis de Sa Majesté nous ont sollicité à prendre les
armes contre le gouvernement, mais nous n'avons eu garde de
le faire ».
(Signé par •207 des susdits habitants).
Après semblable délibération, le 22 juillet, les habitants de
Piziquid répondirent également :
« Après avoir pretté serment de fidélité à Sa Majesté Britannique
avec toutes les circonstances et la Réserve à nous accordés au
nom du Roy par Monsieur Richard Philipps,... nous ayant tou-
jours appuie sur ce serment tant pour sa teneur que pour son
observation,... nous sommes résous tous,... de ne prendre aucun
autre Serment... Nous espérons. Monsieur, ajoutent-ils, que vous
aurez la bonté d'écouter nos justes Raisons et, en conséquence
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 443
-supplie tous d'une voix unanime son honneur d'avoir la bonté de
délivrer nosUens qui sont tenus à Halifax depuis quelque temps
en nepouvant mêmesçavoirleursitnation quinous paroit dépk)-
rable » (suivent 103 signatures).
Vers la même date, même décision des habitants des Mines
et de la Rivière aux Canards :
« Nous prenons la liberté de rejjrésenter à Son Excellence aux
noms de tous les Habitans que nous et nos Pérès ayant pris pour
eux et pour nous un serment de fidélité qui nous a été approuvé
plusieurs fois au nom du Roy, et sous les privilèges duquel nous
avons demeuré fidèlle et soumis et protégé par Sa Majesté le
Roy Britanniciue suivant les lettres et Proclamation de Son Ex-
cellence Monseigneur le Gouverneur Shirley en date du 16 sep-
tembre 1746 et du v'I octobre 1747, nous ne commettrons ja-
mais l'inconstance de prendre un Serment qui change tant soit
peu les conditions et les privilèges dans lesquels nos Souverains
et nos Perres nous ont placé par le passé. [Voilà, pourtant, qui
est conforme aux prétendues traditions conservatrices de l'An-
gleterre]. Ainsi nous voulons continué dans tout ce qui sera en
notre pouvoir d'être fidelle et soumis, ainsi cju'il nous a été ac-
cordé par Son Excellence Monseigneur Richard Philipps. — La
Charité pour nos habitans détenus et l'innocence que nous cro-
yons en eux nous oblige à supplier très humblement Son Excel-
lence à se laisser touché de leurs misères et leur donner la liberté
que nous demandons pour eux avec toute la soumission possible
et le respect le plus profond (suivent 203 signatures).
" On a faussement insinué, confirment en 1764 les réfugiés de
Philadelphie, que notre procédé général fut de soutenir et d'ai-
der les ennemis de \'otre Majesté, mais, nous en avons confiance,
Votre Majesté n'admettra pas que des accusations et des soujt-
çons soient accueillies comme des preuves suffisantes pour ré-
duire des milliers de gens innocents et heureux à la plus grande
détresse et à la plus grande misère... Nous déclarons solennel-
lement que pareilles accusations sont parfaitement fausses et
sans fondement, en tant que dirigées contre toute la collectivité
d'un i)euple... Votre Majesté ne permettra pas que des innocents
subissent le sort des coupables... Nous avons toujours désiré
et désirons encore qu'il nous soit permis de répondre à nos accu-
isateurs selon les formes habituelles de la justice »
444
L A
TRAGEDIE
Emouvant et solennel appel à la légalité qui, dans la soi-
disant patrie de la légalité, ne fut jamais entendu !
Par malheur pour les Acadiens, le 23 juillet, arrivait à
Halifax une nouvelle désastreuse pour les Anglais : de leurs
quatre expéditions organisées en pleine paix contre les colo-
nies françaises, la plus importante, celle du général Braddock
contre le fort Duquesne, échouait piteusement (9 juillet); ses
2.000 hommes de troupes régulières s'étaient enfuis, « comme
des moutons devant des chiens», devant une poignée de Fran-^
çais et d'Indiens; ils eussent presque tous lamentablement péri |
sans l'intervention opportune du jeune Washington. Cette
honteuse défaite de Monongahéla (Monengueulée, disaient
ironiquement les Français) jeta la panique en Nouvelle Ecosse'
comme.dans les autres colonies anglaises. Lawrence s'empressa '
d'écrire à ses officiers, entre autres à Monckton et à Murray,
de tenir secrète une pareille nouvelle, de peur qu'elle n'amenât,]
— frayeur chimérique. — un soulèvement des Acadiens.
« Comme on ne saurait prévoir les conséquences de cettej
malheureuse affaire, vous ne pouvez vous mettre trop en,
garde contre toute surprise ou accident imprévus, ni user de
trop de précautions pour empêcher cette mauvaise nouvelle:
d'atteindre les oreilles des habitants français )>. Le lieutenant-j
gouverneur du Massachusetts Spencer Phips, qui voyait làj
« le plus grand des désastres anglais sur le continent », écrivit!
à Lawrence (28 juillet) qu'il espérait, du moins, que le « res-:
sentiment des colonies anglaises en serait exalté contre les
Français » et que « pareil danger supprimerait tout scrupule
à l'égard des Français neutres et ferait paraître leur éviction
à la fois juste et nécessaire». [Lui aussi savait donc] Ainsi
la peur, mauvaise conseillère, et une recrudescence de haine
s'ajoutaient aux pires mobiles pour exaspérer la fureur anglaise]
contre de malheureuses victimes qui n'y pouvaient mais^l
Il n'y parut que trop dans un odieux mémoire, daté du 28]
juillet; le juge Belcher le rédigea en ces mauvais jours, dans
le but évident d'autoriser juridiquement le Conseil à déporter]
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 445
les Acadiens, c'est-à-dire en leur refusant l'alternative du
serment :
« La question actuellement soumise au gouvernement et au
conseil, à savoir : si les habitants français doivent être déportés
de la province de la Nouvelle Ecosse ou s'ils doivent continuer
d'y résider, est une question de la plus haute importance pour
la Couronne et intéresse grandement la colonisation de cette
province. [Iciapparaîtencorelebutintéressé, depuis si longtemps
poursuivi : substituer des colons anglais à des colons français
dans les meilleures conditions possibles]. En outre, considérant
que les conjectures actuelles qui permettent d'en venir à bout
ne se présenteront peut-être plus, [présence des troupes et de la
flotte], je crois qu'il est de mon devoir "de faire connaître les
raisons qui me persuadent que nous ne devons pas permettre
aux habitants français de prêter le serment ni les tolérer dans la
province. [Voilà qui est net : toute cette fastueuse mise en scène
de la prestation du serment avec ses convocations de députés et
ses assemblées du peuple ne fut, en somme, qu'un honteux
stratagème destiné à acculer les Acadiens à un refus irritant,
une feinte hypocrite servant de prétexte à une déportation to-
tale et, tout d'abord, à l'emprisonnement des notables].
1° Depuis le traité d'Utrecht jusqu'à cette date, ils se sont
conduits comme des rebelles [mentez ! mentez !, il en reste tou-
jours quelque chose !] envers Sa Majesté dont ils sont devenus
les sujets par la cession de la province. En outre, en vertu du
traité, ils devinrent les habitants de ladite province. [Etvoilà,
pour ce jurisconsulte, tout ce qui reste de la clause XIV et des
Instructions de la Reine Anne].
2° Pour ces raisons, les tolérer dans cette province serait con-
traire à la lettre et à l'esprit des instructions de Sa Majesté
au Gouverneur Cornwallis et, à mon humble avis, encourrait le
déplaisir de la Couronne et du Parlement. [De qui donc tenait-il
cette opinion ? Etait-ce des Lords du Commerce qui l'avaient, il
y a neuf mois, nommé ? Ne l'auraient-ilspas chargé d'un mandat
occulte? En tout cas, il se disait convaincu que le bon plaisir
de la Couronne et du Parlement était de ne plus tolérer les Aca-
diens en Nouvelle Ecosse.]
3° Cela rendrait stériles les résultats qu'on attendait de l'ex-
pédition de Beauséjour.
4° Cela entraverait d'une manière déplorable le progrès de la
colonisation et empêcherait la réalisation des projets que la
446 LA TRAGÉDIE
Grande Bretagne avait en vue lorsqu'elle a fait des dépenses con-
sidérables dans cette province. [Ainsi |)rime toujours chez ce
peuple marchand la question d'intérêt pécuniaire.]
5° Lorsque ces habitants auront de nouveau recours à la per-
fidie et à la trahison, procédés dont ils se serviront certainement
et avec plus de haine que par le passé, [c'est ainsi .que les A( a-
diens sont condamnés non pas seulement sur la démonstration
iiui reste à faire de leurs crimes passés, mais encore sur la
simple présomption encore plus malaisée à établir de leurs crimes
futurs : étrange jurisprudence;] la province, après le départ de
la flotte et dçs troupes, se trouvera dans l'impossibilité de les
chasser de leurs possessions.
I. — [Dévelo|q)ant chacun de ces points. Belcher, avec une
mauvaise foi criante, reproche aux Acadiens toutes sortes de
prétendus « actes d'hostilité » ou vagues, ou exagérés, ou nulle-
ment prouvés, et les tient indûment responsables et même com-
plices de toutes sortes de méfaits accomplis par les sauvages:
nous ne suivrons pas l'honnête magistrat en cette perversion
systématique et bien connue déjà de la vérité historique, alors
que les démentis de Mascarène existent, péremptoires et irré-
futables; nous ne relèverons sur ce point que cette plainte pi-
teuse :] Cette situation a causé de grandes dépenses à la nation
britannique; et, pour la même raison, plus de la moitié des ha-
l)itants qui sont venus s'établir ici sont passés de cette province
en d'autres colonies pour y gagner leur pain. [Nous savons, en
effet, que, malgré tout l'argent prodigué, Halifax ne prospérait
pas; les colons anglais n'étaient guère qu'un ramassis de déclas-
sés : banqueroutiers, aventuriers, anciens soldats, tout à fait
imiiropres aux durs travaux de défrichement sur des concessions
nouvelles : < Pas un ne vit de la culture du sol, écrit Morris en
1753; ils ne le pourront.qu'en s'emparant de terres faciles à cul-
tiver et en tirant parti des prairies et des marais pour élever du
bétail. » C'était nettement désigner les terres acadiennes à la
.cupidité de ces envahisseurs incnijables. Eux aussi devaient
donc exercer sur le 2-ouvernemont colonial une pression funeste
en vue de l'expropriation des Acadiens ]. Dans de semblables
circonstances, conclut Belcher sur ce point, je crois qu'il est
contraire à l'honneur [■?! du gouvernement, à la sécurité et à la
l)rospérité [■?^ de cette province, de permettre à aucun de ces
haliitants de prêter le serment.
II. — Ce serait contraire à l'esprit et à la lettre des Instruc-
tions de Sa Majesté... \'u que ces Français ont déclaré d'une
manière implicite, en refusant de prêter le serment, leur réso-
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 447
lution de ne pas devenir des sujets de Sa Majesté [ceci est dou-
blement faux : ils ont toujours accepté de prêter le serment de-
fidélité et, par conséquent, de rester sujets de Sa Majesté, sous-
la réserve toujours acceptée aussi de rester neutres en cas d'hos-
tilité] ; il s'en suit que leur expulsion de cette province serait éga-
lement conforme à l'Instruction concernant la formule du ser-
ment... qu'ils ont refusé [également faux : les Instructions d'avril
1749, si dures qu'elles fussent, ne parlaient nullement dex-
pulsion en cas de refus de serment]. En outre, il serait impossi-
ble de croire à leur fidélité après leur refus absolu de se soumet-
tre à la Couronne. [Ils ne refusaient pas et avaient toujours éié
fidèles, à part de très rares exceptions]. De plus il est prévu que,
dans leur cas, les personnes qui refusent de se soumettre aux
sommations de prêter serment sont déclarées non-conformistes
et par la suite ne peuvent plus être admises à prêter serment.
[Illégale application politique, avons-nous déjà dit, d'un règle-
ment purement religieux.] Cette Instruction fut transmise à
une époque où le gouvernement n'était pas assez fort pour af-
firmer ses droits contre les habitants français qui encouraient la
confiscation de leurs biens; [bel aveu : les droits des habitants
dépendent de la force plus ou moins grande d'un gouvernement
tyrannique;] et je crois que, si la Couronne était au courant de
la situation actuelle, cette Instruction, si elle est encore on vi-
gueur, serait révoquée. [De quel droit substitue-t-il son apprécia-
tion à celle de la Couronne dans l'application d'une instruction
dont lui-même met en doute la validité présente?] Il n'est pas
au pouvoir du gouvernement actuel de proposer aux habitants
de prêter serment; [alors pourquoi le propose-t-il, sinon pour
tromper les Acadiens et sauver les apparences ?] parce que ceux-
ci ne s'étant pas conformés aux clauses du traité d'L trecht ont
encouru la confiscation de leurs propriétés au profit de la Cou-
ronne. [Pareille confiscation est un moyen, singulièrement
expéditif, d'acquérir pour rien des terres déclarées par Lawrence
« les plus vastes et les meilleures du pays ! »] Voici ma manière
de voir : Sa Majesté a exigé de transmettre la réponse des lialji-
tants français au secrétaire d'Etat pour être soumise au bon
plaisir de Sa Majesté; il faudrait donc transmettre la réponse
suivante de tous les habitants français, à savoir : qu'ils ne prê-
teront pas le serment sans l'exemption de porter les armes contre
le Roi de France [excès de précision tendancieuse : ils ne di-
sent pas contre qui], qu'autrement ils demandent six mois |)0ur
se transporter au Canada avec leurs effets; [ce désir d'aller au
Canada n'est mentionné dans aucun document officiel: il est
448 LX TRAGÉDIE
probable que les Acadiens furent laissés dans cette illusion qui
leur rendait plus facile ce refus du serment intégral que voulait
le Conseil] et qu'en outre ils èspriment ouvertement le désir de
servir le roi de France afin d 'avoir des prêtres. [Absolument
faux : Lawrence lui-même a déclaré que, « laissés à eux-mêmes,
les Acadiens ne combattraient pas plus d'un côté que de l'au-
tre » et ils ne l'ont que trop prouvé à Beauséjour comme en
1745-6]. Et l'on doit présumer qu'en conséquence, au lieu de
considérer l'Instruction, [Belcher qui prétend se conformer à
« l'esprit et à la lettre de l'Instruction « ne l'a donc prise en con-
sidération que pour en tirer ce quil voulait et en rejeter ce qu'il
ne voulait pas?] il faudrait immédiatement envoyer des ordres
et probablement des troupes pour chasser de la province ces
insolents et dangereux habitants. [La présomption est forte :
prendre sur soi, sans autorisation catégorique, l'énorme res-
ponsabilité d'expulser violemment près de 10.000 innocents;
c'est pourtant ce qui fut fait conformément à cetavisjudiciaire]
Quant à leur permettre maintenant de prêter le serment
voici quel en serait le résultat :
III. — ^Nous perdrions nécessairement le fruit de l'expédition
de Beauséjour... Si telle est leur attitude au moment où nous
avons les troupes et la flotte avec nous, que n'oseraient-ils pas
et jusqu'où iràientleur insolence et leurs agressions quand cette
protection nous manquera? [Les Acadiens étaient désarmés; et,
même armés, ils n'a'vaient pas même pris parti pour les Fran-
çais, quand les troupes française étaient en Acadie.]
ly. — Cela entraverait le progrés de la colonisation et l'arrê-
terait peut-être complètement. On compte comme suit la pro-
portion des habitants français aux habitants anglais :
Annapolis 200 familles composées de 5 membres chacune 1 .000
aux Mines 300 — — — — — 1.500
à Piziquid 300 — — — — — 1.500
à Chignectou 800 — — — — — 4.000
8.0U0
600 familles anglaises composées de 5 membres chacune 3.000
Surplus d'habitants français 5.000
Sans compter les Français résidant à Lunenburg, et les autres
habitants de Lunenburg eux-mêmes qui sont plus portés pour
les Français que pour les Anglais [Encore un aveu intéressant;
ce mémoire confidentiel nétait évidemment pas destiné à la
publicité].
Une telle supériorité du côté de ceux qui ont juré de ne pas
I
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 449
•devenir sujets du Roi [assertion déjà démentie] est propre à
inquiéter les colons actuels et à décourager ceux qui auraient
l'intention de venif s'établir dans cette province : car il est
•connu que, s'ils prêtent serment, ils ne se croiront pas liés après
avoir obtenu la dispense. [Accusation injustifiée, puisqu'ils
•avaient toujours été fidèles à leur serment de neutralité, même
pendant la guerre et malgré la pression des troupes françaises],
\'. — D'autre part, considérant qu'il ne sera plus possible de
Jes déporter de cette province après le départ des forces mili-
taires et navales dont nous disposons à l'heure actuelle, et que
leur déportation deviendra inévitablement nécessaire : car il
est incontestable qu'ils se livreront de nouveau avec plus d'ar-
tifice et de rancune qu'auparavant à la perfidie et à la trahison.
[Toujours la même antienne : mon chien est enragé, il faut que
je le noie.]
Considérant aussi que la présence dans cette province de ces
habitants français attachés à la France est de nature à favo-
riser tous les projets du roi de France et les tentatives de celui-
ci [toutes problématiques] pour s'emparer de ladite province;
j'estime que ces raisons et la nécessité impérieuse, qui est la loi
du moment, [raisonnement justement reproché au militarisme
allemand], de protéger les intérêts de Sa Majesté dans la pro-
vince, m'obligent de conseiller humblement la déportation de
tous les habitants français ».
Ainsi, pour des motifs d'utilité et d'opportunité bien plus
■que pour des raisons légales et juridiques, cette inique mesure
■de la déportation de tout un peuple, aussi inoffensif qu'in-
nocent, fut conseillée par un magistrat indigne et finalement
adoptée. Lorsque le vendredi 25 juillet parurent, devant le
Conseil et les deux amiraux, les trente députés d'Annapolis,
« A la question : qu'avez-vous à dire ? ils déclarèrent... « qu'ils
ne pouvaient prêter d'autre serment que celui qu'ils avaient déjà
prêté sous réserve de neutralité militaire et que, si le Roi était
résolu à les forcer de quitter leurs terres, ils espéraient cju'on
leur laisserait le temps nécessaire pour effectuer leur départ.
[C'est sans doute en cette occasion qu'ils manifestèrent l'in-
tention de se retirer au Canada]... Il leur fut signifié qu'ils de-
vaient maintenant se résoudre à prendre le serment sans réserve
ou à quitter leurs terres. A quoi les députés répondirent qu'ils
LAUVRIÈHE T. I 15
450
L A
TRAGEDIE
étaient déterminés une fois pour toutes à quitter leurs terres^-
plutôt qu'à prêter aucun autre serment que celui qu'ils avaient
prêté... Le Conseil leur dit alors que,... s'ils refusaient mainte-
nant de prêter serment, ils ne seraient plus jamais autorisés à
le faire, et qu'ils perdraient inéluctablement leurs propriétés...
et qu'on leur donnait jusqu'à lundi prochain... pour considérer
à nouveau la question et prendre une résolution définitive à cet
égard. [Remarquez qu'on se garde bien de leur dire qu'ils se-
ront déportés en pays non-français. Une autre remarque s'im-
pose : il n'y avait entre les Anglais et les At^adiens, même au
point de vue du serment d'allégeance, qu'une différence : la
fameuse exemption militaire : or cette exemption leur était
acquise de droit, puisque la loi anglaise, comme le leur avait dit
Armstrong. écartait de l'armée tous les catholiques: on ne- pou-
vait donc exiger le service militaire de ces « papistes » : c'eut
été illégal. L'exigence du serment sans réserve était donc pure
chinoiserie administrative, prétexte à vexation et, dans le cas
présent. « machine de guerre » destinée à déclancher l'extermi-
nation finale].
Telle est la version officielle des débats; voici maintenant
le commentaire officieux de l'abbé Daudin :
« Ceux d'Annapolis voulurent piontrer leurs privilèges ac-
cordés par la reine Anne et ratifiés par le roi régnant, mais inu-
tilement; le gou\erneur leur répondit qu'il ne voulait d'eux
qu'un oui ou un non. Il leur fit la question suivante qui est des
plus simples : h \'ouIez-vous ou ne voulez-vous pas prêter ser-
ment au Roy de la Grande Bretagne de prendre les armes contre-
le Roy de France qui est son ennemi ? » [Tel est sûrement le sens^-
que les Acadiens donnaient à la question]. La réponse ne fut
pas moins laconique que la question : « Puisqu'on ne nous de-
mande qu'un oui ou qu'un non, nous répondons tous unanime-
ment non », ajoutant seulement que ce qu'on exigeait d'eux al-
lait les dépouiller de leur religion et de tout ».
Au jour dit, le 28 juillet, parurent devant le Conseil et les
amiraux, outre les députés d'Annapolis, ceux de Pisiquid, de?-
Mines et de la Rivière aux Canards, en tout quatre-vingt oiï
cent. On fut encore plus expéditif.
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 451
« Les dits délégués sont ensuite introduits, dit le compte-ren-
<du officiel. Ils refusèrent péremptoirement de prêter le serment
. d'allégeance à Sa Majesté [nous savons lequel]. Sur ce refus,
ils furent tous jetés en prison [\'oici la version acadienne con-
tenue dans la pétition de Philadelphie : « Comme le serment
■était contraire à nos dispositions et à notre jugement, nous crû-
mes de notre devoir de le refuser. Nous n'en offrîmes pas moins
spontanément notre serment de fidélité que nous aurions volon-
tiers renouvelé; mais on ne l'accepta pas; on nous fit prison-
niers incontinent, et le Gouverneur nous dit que nos biens ma-
tériels et personnels étaient confisqués pour le profit de la Cou-
ronne »]. Comme il avait été auparavant décidé, continue le
procès-verbal de séance, d'expulser de la province tous les Aca-
diens s'ils refusaient le serment, il ne restait plus qu'à envisa-
ger les mesures à prendre en vue de l'expulsion et à décider en
quels lieux ils seraient déportés. Après mûre délibération, il
fut convenu à l'unanimité que, pour prévenir autant que pos-
sible, le retour des habitants français dans la province et pour
les empêcher de nuire aux colons qui pourraient s'établir sur
leurs terres, il fallait assurément les disperser dans les diverses
colonies du continent et affréter au plus tôt le nombre de vais-
seaux nécessaires à leur transport )>.
Ainsi le sort du malheureux peuple se trouva à son insu
scellé.
Remarquez qu'en cette brève séance on ne décida pas seu-
lement l'expulsion, mesure aussi embarrassante à exécuter
qu'illégale; mais encore la déportation et même la dispersion
de dix mille êtres, opération encore plus difficile à mener à
bien. D'où l'on peut, une fois de plus, conclure à l'encontre des
affirmations anglaises que pareille décision si grave, si mons-
trueuse, si grosse de conséquences, d'une exécution si compli-
quée, ne fut sûrement pas le résultat spontanc' d'une déli-
bération de quelques heures ; elle est la conséquence logique,
l'aboutissement prévu, le couronnement longuement envisagé
de toute la politique britannnique d(^puis quarante-cinq ans.
Pour cette politique sèchement utilitaire, dénuée de tout
sens moral, cyniquement inhumaine, le peuple acadien, ne
})ouvant plus servir faute de se laisser complètement asseivir,
452 LA TRAGÉDIE
devait à tout jamais disparaître : c'était un obstacle à sup-
primer radicalement; que cet obstacle fût de chair et d'os,
sensible et palpitant, fait d'êtres humains, ayant du cœur et de
l'intelligence, des mérites et des vertus, on ne s'en soucia pas-
le moins du monde. Le crime, conçu dès le début par le pre-
mier gouverneur et les premiers Lords du Commerce, dont
Mascarène avait entrevu l'exécution, que Philipps et Corn\val-
lis n'avaient osé accomplir, que les autorités métropolitaines
hésitaient à autoriser franchement, mais conseillaient de pré-
parer, ce crime aussi atroce qu'énorme, Timplacable Law-
rence, avec l'approbation au moins tacite du gouvernement
anglais, allait enfin délibérément le commettre, depuis long-
temps aidé et encouragé par ses zélés complices : Shirley,
Boscawen. Belcher, Morris, Saûl et bien d'autres. Tout était
prêt; les mesures préliminaires, prises; les circonstances, favo-
rables. Le piège final du serment avait joué, ce serment sans
réserve dont on se passait depuis près de cinquante ans et que
Lawrence comme ses complices savaient fort bien devoir être
une fois de plus refusé. « Mon opinion, avait-il écrit le 1^^ août
1754, c'est qu'-un très grand nombre d'habitants se soumet-
traient à n'importe quelles conditions plutôt que de prendre
les armes «. Un moment, lorsque les quinze premiers députés
avaient failli céder à la pression, on put croire que l'artifice
pseudo-légal allait faire défaut; mais la sophistique de Bel-
cher remit d'aplomb tant bien que mal le'spécieux appareil
juridique. Dès lors, la face était sauvée; Albion pouvait siéger
en toute justice, et le peuple innocent, depuis longtemps
condamné dans le secret des cœurs, devait paraître en vic-
time coupable dans cette fastueuse mise en scène judiciaire.
Non : quoi qu'en disent les historiens anglais, l'abominable
jugement ne fut pas, — ce qui serait déjà monstrueux, — une
simple décision de cour martiale réunie dix mois avant toute
déclaration de guerre : ce troupeau humain, qui, même en
temps de guerre, ne s'était jamais révolté, n'était-il pas dès
maintenant désarmé et, par l'emprisonnement de ses notables^
en quelque sorte décapité? Non : cette sentence inique fut^
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 453
avant tout, un bon calcul de profits et pertes, une mercantile
mesure d'intérêt sordidement pratique, un froid assouvis-
sement d*^ « écœurante rapacité » coloniale, le fruit bien mûri
du croissant impérialisme britannique. L'heure étant propice
à l'exécution de cette brutale opération mi-politique mi-com-
merciale, il n'y avait plus un instant à perdre : il fallait au
plus tôt réaliser le bénéfice depuis longtemps escompté tant
par l'empire britanniquequepar une nuée de profiteurs avides.
L'ambition et la cupidité étant en jeu, le cœur anglais, qui ne
fut jamais très sensible, resta plus sourd que jamais aux cri»
d'angoisse comme aux appels de la justice : en son égoïsme en-
durci, il condamna sans autre forme de procès toute cette
honnête population dont le seul crime était, par sa présence.
de gêner ses convoitises. L'Acadie eut le sort de Jeanne
d'Arc dont le procès n'est pas avec celui-ci sans analogie.
Malheur à qui se trouve sur la voie des prétendues destinées
britanniques ! il est sans pitié ni scrupule foulé aux pieds et,
avec un suprême dédain, écrasé.
Les illégalités abondent, du reste, en cette prétendue pro-
cédure légale d'un peuple si féru de légalité. De quel droit les
80 ou 100 députés furent-ils, ainsi que leurs quinze prédéces-
seurs, incarcérés? « à titre d'otages », dit Lawrence : A-t-on
jamais pris des otages, quand il n'y a ni guerre, ni révolte, ni
menaces d'aucune sorte? Certes, la convocation au Conseil
d'Halifax ne fut pour ces malheureux qu'un guet-apens, à
moins que défendre ses droits, faire loyalement acte de repré-
sentants, refuser fermement un serment abusif ne fut un crime
au pays des Hampden et des Pym.
« Le gouverneur, dit l'abbé Daudin, donna ordre de les trans-
porter sur une petite île [l'île George] environ à la portée d'un
boulet de canon d'Halifax; on les conduisit comme des crimi-
nels et ils y sont demeurés jusqu'à la fin d'octobre [trois mois]
nourris d'un peu de mauvais pain et abreuvés de très mauvaise
eau, privés de la liberté de recevoir aucun secours de personne,
comme de parler à qui que ce fût. [Est-ce donc ainsi que l'on
454 L A ï R A G É D I E
traite de prétendus «otages »?] Le gouverneur s'imaginait que
cette dureté amollirait le courage de. ces généreux confesseurs,
mais il ignorait la grâce qui faisait leur force; il les trouvait tou-
jours aussi fermes ((ue jamais. Il prit la résolution de se trans-
porter en ladite île avec un nombreux cortège... et leur demanda
s'ils persistaient dans leurs réponses. L'un d'entre eux répon-
dit que oui, et plus que jamais, qu'ils avaient Dieu pour eux et
que cela leur suffisait. Le gouverneur tira son épée et lui dit :
'( Insolent, tu mérites que je te passe mon épée au travers du
corps». L'habitant lui présenta sa poitrine et 's'approchant de
lui, il lui dit : « Frappez. Monsieur, si vous l'osez, je serai le pre-
meir martyr de la bande; vous pouvez bien tuer mon corps,
mais vous ne tuerez pas mon âme ». Le gouverneur dans une
espèce de furie demanda aux autres s'ils étaient du même sen-
timent que cet insolent ; tous par acclamation s'écrièrent : Oui,
-Alonsieur ! oui. Monsieur ! «.
Ainsi la persécution tournait au martyre. Cette évolution ne
lit <[U(' sacccntucr les jours suivants :
'( Ce n'était pas assez pour les Anglais de harceler les habitants,
continue toujours l'abbé Daudin ; ils pensèrent qu"en enlevant
les prêtres, ils disperseraient plus aisément le troupeau; en con-
séquence, le Conseil donna ordre, le premier août, d'enlever
les trois derniers missionnaires qui étaient dans la province;
c'est pourfjuoi on envoya trois détachementsde chacun cinquan-
te hommes [quel déploiement de forces ridiculement odieux !].
Celui des Mines [l'abbé Chauvreulxj fut enlevé le quatre; celui
de la Rivière aux Canards [l'abbé Lemaire] se cacha pendant
quelques jours pour aller dans les églises consommer les saintes
hosties et se rendit lui-même au fort de Piziquid, le dix, pendant
(fue. son détachement le cherchait encore. Celui d'Annapolis
[l'abbé Daudin lui-même] fut pris le six en disant la messe qu'on
lui laissa achever. Heureusement qu'en entendant tomber les
crosses de fusil tout à l'entour de l'église il se défia de l'aventure
et consomma les saintes hosties; à peine eut-il achevé la messe
c{ue l'officier commandant lui signifia de la part du roy de le
suivre. On visita la sacristie et le presbytère, d'où on enleva
tous les papiers, registres, lettres et mémoires, etc.. » [« La mai-
son dans hupielle nous gardions nos contrats, nos registres, nos
actes, etc.. fut envahie par la" force armée, confirme la pétition
de Phil:i(lc1p!iie. et fous nos jiapiors arrachés par la violence. »
i
MISE EN SCÈNE JUDICIAIRE 455
Ainsi fut consommée la disparition des archives acadiennes
dont certaines pièces étaient déjà toniljées aux mains des auto-
rités anglaises, en même temps que les députés d'Halifax qui
en étaient porteurs; ce vol de documents précieux constitue un
nouveau crime à l'égard des victimes spoliées : le malheureux
peuple se trouvait ainsi dépouillé des titres, droits et privilèges
qui constituaient sa charte légale, son état-civil et son cadastre.
«Aucun de ces papiers ne nous est jamais revenu, déplorèrent-ils
en leur exil; aussi sommes-nous grandement privés de tous les
moyens de prouver notre innocence et la justice de nos plaintes »]
Le missionnaire fut conduit dans une habitation distante d'un
quart de lieue, où il fut consigné jusqu'au lendemain matin eue
devait venir un autre détachement pour l'accompagner. 11 ne
lui fut permis, ainsi qu'aux deux autres, que de prendre des
chemises, mouchoirs, serviettes et vêtements absolument néces-
saires, que des habitants furent chercher, parce que les presby-
tères furent interdits sur le champ aux prêtres. On rassembla les
trois missionnaires dans une prison commune au fort de Pigi-
quit et de là on les conduisit à Halifax avec cent cinquante
hommes de troupes. [De plus en plus fort !] On ne peut expri-
mer quelle fut la consternation du peuple lorsqu'il se vit sans
. ])rêtres et sans autels. Les missionnaires donnèrent ordre de dè-
pouillerles autels, de tendre le drap mortuairesur la chaire et de
mettre dessus le crucifix, voulant par là faire entendre à leur
peuple qu'il n'avait plus que Jésus-Christ pour missionnaire.
Tous fondaient en larmes et réclamaient la protection du mis-
sionnaire d'Annapolis, en le suppliant de les mettre sous la pro-
tection de leur bon Roy, le Roy de France, protestant que Sa
Majesté très chrétienne n'avait pas dans son royaume de cœurs
jilus sincères que les leurs : ce que le missionnaire leur promit
autant qu'il serait en son pouvoir, ignorant lui-même sa des-
tinée. Aussitôt que les prêtres furent enlevés, les Anglais arbo-
rèrent pavillon sur les églises et en firent des casernes pour ser-
vir aux passages de leurs troupes. Les missionnaires arrivèrent
donc à Halifax dans ce bel accompagnement, tambour ballant
[beau triomphe en vérité !]. On les conduisit sur la place d'armes
où ils furent exposés pendant trois quarts d'heure aux railleries,
mépris et insultes». [Cette dernière scène montre bien l'état d'es-
prit de la population d'Halifax et ses sentiments à l'égard des
Acadiens et en particulier de leurs ))rêtres.]
Ajoutons que les trois missionnaires, après avoir ét<'' dèlc-
nus séparément, furent en octobre expédiés en Angleterre sur
456
L A
TRAGEDIE
un des vaisseaux de Boscawen qui. dit liypocritement
Lawrence, « voulut bien se charger d'eux ». Belle complai-
sance, en vérité ! De Portsmouth, ils durent, à leurs frais,
passer à Saint-Malo le 8 décembre 1755.
Ainsi privés de leurs prêtres et de leurs notables, de leurs
armes et de leurs bateaux, de leurs chartes et de leurs titres,
ces malheureux paysans, naïfs et désemparés, se trouvaient,
pieds et poings liés. livrés à la merci d'un despote qui, sans
plus d'honneur que d'humanité, apporta dans l'exécution de
son œuvre criminelle la plus froide méthode et la plus sour-
noise âpreté.
Sources et autres références.
Arcfi. Canada. — Rapport 1905 II. 117-122
— 1894, (doc. angl. relat. à Nouv. Ecosse)
pp. 219-224
Canada français. — vol. I. pp. 404-443. (Le serment d'allégeance).
Th. Akins. — Xova Scoîia public Doc. 245-267, 409-413.
B. MuRDOCH. — Hisl. of. Noua Scotia II, 256-299.
Th. Mante. — Hist. of laie War in Amer. London 1772.
John Herbin. — Hist. of Grand Pré. op. cit.
Ed. Richard. — Acadie {éd. H. d'.\rles) II 2S9-375
Ph. h. Smith. — Acadia. A lost-Cliapter in American History, Paw-
Jing. 1886
AnBÉ Casgrain. — Voij. au Pays d'Evang. Paris 1890 pp. 100-140.
Sulp. et pr. des Miss. élr. Québec 1897.
Placide Gaudet. — Le grand dérangement. Ottawa, 1921.
\V. O. Raymond. — Acadians nnder English Rule (Soc. Roy. Can.,
1910, II).
CHAPITRE XIV
LE "G^RÂND DÉRANGEMENT"
QUEL fut, en toutes ces graves circonstances, le rôle du
Bureau du Commerce el des Colonies, dont relevaient les
gouverneurs de la Nouvelle Ecosse? A peu près nul en
apparence ou, du moins, si complexe et si changeant que c'était
tout comme : car ce comité, qui d'une année à l'autre se renou-
velait par la disparition et la nomination de membres éga-
lement irresponsables et incompétents, se montra tour à tour
indifférent jusqu'à la plus coupable inertie ou empressé jus-
qu'à la plus fastidieuse minutie. « En ces temps, dit l'histo-
rien de la Nouvelle Ecosse, B.Murdoch (11,24), les fonction-
naires de la métropole semblaient dormir sur les dossiers
d'Amérique et ne s'éveiller qu'une fois par an pour se rappeler
les noms de leurs possessions coloniales, pour jeter en bâillant
un coup d'oeil sur les dépêches des gouverneurs et faire quel-
que brouillon de réponse sans rien décider ou à peu près ». «Ces
savants messieurs désœuvrés, confirme Burke, passaient leur
temps à remettre à plus tard les plus graves décisions et les
séances les plus importantes ». En leur béate indolence, ils
avaient à tout le moins un mérite: ils s'en remettaient pour
les décisions urgentes aux gouverneurs qui, étant sur les lieux
connaissaient mieux, avouaient-ils. le détail des affaires,
quitte, il est vrai, à les désavouer bellement en cas d'échec
ou d'erreur. Ainsi, après avoir en 1749 exigé de Cornwallis
A^tec la plus grande précision la prestation du serment par les
408 LA TRAGÉDIE
Acadiens, les Lords du Commerce avaient en 1753 laissé à
Hopson toute liberté de s'abstenir de pareille exigence; puis,
par un revirement subit, ils se prêtaient en 1754 à la politique
violente de Lawrence, en approuvant son audacieuse initia-
tive dans l'isthme, initiative si grave au double point de vue
diplomatique et militaire, et ils l'assuraient le 7 mai 1755
xju'il pouvait compter sur leur assistance eiiJ,oute chose juste
tendant au bien et à la sécurité de la province : c'était lui
donner carte blanche. On feignit de ne pas comprendre sa
suggestion du l^^^août 1754 quanta l'opportunité de débarras-
ser le pays des Acadiens. Après un tel avis, un tel précédent,
un tel silence, un homme de la trempe de Lawrence, dont les
pires résolutions ne connaissaient pas de scrupules, se sentit
les coudées franches tant à l'égard des rois soliveaux dont il
fêtait censé dépendre que des prétendus sujets qui ne dépen-
daient que de lui. Sans perdre son temps en vaines consul-
tations ni même en comptes-rendus oiseux, notre satrape amé-
ricain, fort de l'encouragement de Boston et de l'appui de ses
créatures d'Halifax, prit hardiment en main toute l'affaire
acadienne, la mena brutalement à bonne fin et, le succès ob-
tenu, mit le gouvernement anglais en présence du fait accom-
pli que celui-ci désirait. Ravi d'avoir sans tracas et à si peu
de frais tant d'avantages, le gouvernement britannique s'em-
pressa d'octroyer à son zélé représentant son absolution, son
approbation, ses faveurs même. L'Angleterre se trouva ainsi
complice d'un crime qu'elle voulut de tout temps, surtout
depuis la concjuête, qu'elle autorisa au moins tacitement,
encouragea sournoisement, récompensa ouvertement, dont
elle fit enfin ample profit. Bref, après avoir dès l'origine et à
plusieurs reprises affirmé la prétendue nécessité du crime
acadien, avoir même dès 1747 sollicité un plan précis d'exé-
cution; le gouvernement anglais se comporta finalement
en Ponce-Pilate, bénévole à l'égard des bourreaux, lâche
à l 'égard des victimes. Cette double couardise morale, qui
veut le mal, mais se dérobe aux responsabilités, est aussi
honteuse que coupable.
A peine le Conseil d'Halifax eut-il, le 28 juillet, décidé de
LE GRAND DÉRANGEMENT 459
«disperser les habitants français dans les diverses colonies du
continent et d'affréter au plus tôt le nombre de vaisseaux
nécessaires à leur transport», que Lawrence s'adressa pour
noliserces vaisseaux à une agence véreuse de Boston, la maison
Apthropand Hancock, qu'avait plusieurs fois employée le gou-
vernement de la Nouvelle Ecosse. Lcchoixétait étrange :(lorn-
wallis s'était justement plaint le 6 juillet 1750 à son Conseil et le
27 novembre aux Lords of Trade de ce qu'en maîtres chanteurs,
«ces gens, enrichis des deniers publics, avaient des exigences
exorbitantes et se vengeaient, si l'on ne leur cédait pas tout
monopole, en décriant et discréditant le gouvernement de la
colonie » Mais que faire? Les autres maisons de Boston ne
valaient guère mieux. Pendant tout l'occupation anglaise, les
gouverneurs de la Nouvelle Ecosse, Lawrence lui-même,
n'avaient cessé de se plaindre des négociants bostonais qui
les exploitaient, les trompaient et les volaient en leur vendant
cher des produits souvent avariés, qui, sans patriotisme,
ravitaillaient en contrebande Louisbourg à leurs dépens,
au risque même de causer un désastre colonial. Ne nous faisons
pas d'illusions : tous les Anglo-Saxons d'alors, tant améri-
cains qu'anglais, avaient des âmes de marchands pour qui le
profit prime tout, autorise tout, excuse tout. Le 20 août, le
gouverneur du Massachusetts, Sir Spencer Phips, approuve et
encourage la criminelle décision de son collègue de Nouvelle
Ecosse en écrivant au colonel Monckton qu'il trouve « sage
cette précaution d'enlever de la province les habitants fran-
çais ». Donc, Lawrence, en parfaite connaissance de cause,
s'adressa à l'agence Apthorp and Hancock, si tarée quelle
fût, parce qu'il comptait obtenir d'elle les conditions les plus
avantageuses et les moyens les plus expéditifs. Ne se vanta-
t-il pas, le LS octobre, d'avoir « réduit les frais de transport le
plus possible? » en quoi il savait plaire aux Lords du Commerce
et au Parlement anglais qui prisaient par dessus tout l'éco-
nomie. Business is business. Pour le rôle si délicat et si impor-
tant de commissaire des vivres, Lawrence choisit encore
un homme taré, un certain trafiquant de Bnslnn, (ïcorge
460 LA TRAGÉDIE
Saûl, « le plus riche et le plus entreprenant de tous les mar-
chands d'Halifax, » dit Akins ; oui, celui dont les Lords du
Commerce avaient aussi signalé la malhonnêteté dès 1752
dans le ravitaillement d'Halifax: «Ses gains injustifiables,
disaient-ils, le disqualifiaient pour le rôle de commissaire ».
La rapidité d'exécution était une autre condition de succès;
puisqu'il fallait profiter, avons-nous vu, de la présence des
troupes de la Nouvelle Angleterre engagées jusqu'à la mi-oc-
tobre et de la présence de la flotte britannique qui pouvait
être rappelée d'un jour à l'autre (elle le fut, en effet, en octo-
bre). Et puis, à aucun prix, il ne fallait donner aux victimes
bernées le temps de comprendre la situation pour se ressaisir
et lutter ou fuir; il fallait, comme le dit Lawrence à Murray,
« les tenir dans les ténèbres ». « Il était indispensable, écrivit
Lawrence à Th. Hancock le 10 septembre 1755, que [la des-
tination] restât secrète le plus longtemps possible, au moins
pour les habitants; vu que le Conseil de Sa Majesté craignait
qu'en l'apprenant ils ne prissent quelque résolution extraor-
dinaire qui aurait pu créer au gouvernement de grandes dif-
ficultés.» Voilà bien la lâcheté criminelle de lapeur. Demême,
en cette libre colonie de la libre Angleterre, notre despote
musela la presse, ses subordonnés et ses administrés :
dès le début (4 juillet 1755), il lança une proclamation qui
menaçait des peines les plus graves (30 livres d'amende, puis
l'emprisonnement, puis l'expulsion) « quiconque oserait dis-
créditer l'administration du gouvernement. » Seuls, en dehors
du Conseil, des officiers supérieurs eurent vent du « noble et
grand projet de chasser les Français neutres de cette province...
avant l'automne », ainsi qu'en témoigne une lettre écrite par
le lieutenant-colonel Winslow, du «camp deBeauséjour », le
.27 juin 1755. Tout se trama donc dans l'ombre, s'accomplit
dans le silence; on bâillonna les spectateurs, on aveugla les
victimes, on répandit insidieusement tous les bruits de nature
à endormir toute crainte. Les Acadiens étaient si honnêtes et
de si bonne foi, avaient la conscience si tranquille que jus-
qu'à la veille de leur expulsion ils ne crurent pas de la part de
LE GRAND DÉRANGEMENT 461
leurs sournois bourreaux à une si monstrueuse cruauté à leur
égard. « En dépit des menaces, dit Lawrence, les Acadiens se
•croient en parfaite sécurité». Le 17 septembre, «ils ne croyaient
jjas encore à leur expulsion»; les vaisseaux étaient déjà sous
leurs yeux le 6 octobre qu'ils ne pouvaient s'imaginer que ce
fut sérieux. « L'inexpérience et la fausse sécurité, dit l'abbé
Le Guerne, ont toujours été fatales aux Acadiens ». Et pour-
tant, dès le 31 juillet, Lawrence avait donné à ses officiers les
ordres les plus péremptoires, d'une précision telle que leur
élaboration remontait sûrement à des jours et à des semaines
antérieures.
Bref, il mettait au point, selon l'expression de l'abbé Le
Guerne, missionnaire de l'Acadie française « l'ancien plan des
Anglois qui était d'expayser les Acadiens et les distribuer
dans les différentes contrées de la Nouvelle Angleterre ».
I. — A Beaubassin
Nous avons vu que la plupart des habitants de l'Acadie
française étaient des réfugiés de l'Acadie anglaise : 1.500 à
2.000, dont 900 environ provenaientde Gobeguid, 500 de Pigi-
guid, 300 de Grand Pré et des terres voisines de l'Isthme.
Lawrence les estimait Anglais, bien que, selon leur droit, ils
eussent en territoire français dèsl7bi, prêté serment de fidé-
lité au Roi de France. Trois cents d'entre eux pris dans le
fort de Beauséjour avaient été amnistiés en vertu de la
clause IV de la capitulation. « Il sera pardonné aux Acadiens
qui ont pris les armes, parce qu'ils y ont été contraints ». Rien
de plus net.
Le 28 juin 1755, Lawrence n'en avait pas moins écrit aux
Lords du Commerce, à propos de ces Acadiens i( désertés »
comme il les appelait, qui « étaient en train de rendre leurs
•armes »: « J'ai donné à Monckton l'ordre de les chasser du
pays à tout événement: toutefois, s'il a besoin de leur aide
4('>2 LA TRAGÉDIE
pour mettre les troupes à l'abri, (vu que les casernes du fort'
ont été démolies), il peut auparavant tirer d'eux tous les ser-
vices qu'il lui plaira «.N'insistons pas sur cet odieux genre
d'exploitation éhontée, illicite même, qui est trop cou-
tumière aux Anglais; nous demandons seulement de quel
droit il sévissait contre ces « miliciens malgré eux », auxquels
une capitulation légale faisait grâce. Voici son explication
captieuse, donnée dans une lettre du 30 novembre 1755 aux
Lords du Commerce : « Le mot » pardonné «, qui se trouve dans
l'article IV de la capitulation de Beauséjour, veut simplement
dire, de part et d'autre, que les habitants français, pris dans
le fort les armes à la main, ne doivent pas être misa mort.»
Que penser de pareille entorse donnée au texte le plus indis-
cutable, de pareille violation d'un engagement officiel? Telle
était la loyauté britannicpie d'alors; telle était pour un gouver-
neuranglaisla valeurdela parolelaplusclaire ;etlesnoblesLords
du Commerce ne font pas à cette interprétation malhonnête
la moindre objection. Bien pis : <[uand Lawrence, parle de
« chasser » non pas seulement les 300 miliciens, mais, selon leur
propre compte, les « 800 familles de cinq ou six villages
avoisinant Beauséjour », ils n'opposent pas à cette mons-
trueuse illégalité un immédiat veto d'indignation; non : le
13 août, ils ne recommandent que « sagesse et prudence »
dans l'exécution de cet acte de barbarie. Or cet acte
de barbarie était, dans la pensée de Lawrence, plus
atroce encore : car, jouant de nouveau sur les mots, par
« chasser », [ce que les Acadiens eussent à la rigueur accepté,
surtout du côté de la France], Lawrence voulait dire « dépor-
ter », et déporter loin de la France dans les régions les plus hos-
tiles à ces Français; mais il se gardait de révéler sitôt cette
monstrueuse intention.
Le colonel Monckton de l'armée britannique, (ancien com-
battant de Fontenoy), qui commandait toujours au fort de
Cumberland les troupes néo-anglaises, reçut, dès le 2 août^
cette lettre de Lawrence écrite le 31 juillet, trois jours après
la fameuse décision du Conseil d'Halifax :
LE GRAND DÉRANGEMENT 463
« Le conseil a délibéré et décidé que les habitants français
5oie^t déportés hors du pays le plus tôt possible. Un a résolu de
-commencer par ceux des régions de l'isthme, qui, ayant pris les
armes, n'ont droit à aucune faveur. Dans ce but, des ordres ont
clé donnés d'envoyer au fond de la Baie en toute hâte un nom-
bre de vaisseaux suffisant pour les prendre tous à bord. \'ous
recevrez, en mêmetemps que ces vaisseaux, les instructions rela-
ti\ es aux mesures à prendre pour disposer d'eux, aux lieux d-e
leur déportation et à tout ce qui pourra vous être nécessaire en
cette occasion. Pendant tout ce temps, il faudra tenir ces me-
sures aussi secrètes que possible, afin de les empêcher de s'en-
fuir et aussi d'emmener leur bétail, etc.. Pour y mieux réus-
sir, vousvous efforcerez de trouver quelqueslratagème qui fasse
tomber en voire pouvoir les hommes, jeunes el vieux [surloul les
chefs de famille) et vous les détiendrez j usqu'à l'arrivée des trans-
ports, afin qu'ils soient prêts pour l'embarquement : car, une
fois les hommes détenus, il n'y a guère lieu de craindre que les
femmes et les enfants tentent de s'enfuir et d' emmener les bestiaux.
Toutefois, pour empêcher pareille chose, il conviendra, non
seulement de vous emparer de toutes leurs chaloupes, bateaux,
canots et autres bâtiments qui vous tomberont sous la main,
mais aussi d'envoyer de temps à autre des détachements sur
toutes les routes et dans tous les lieux où ils peuvent être inter-
ceptés. Comme la totalité de leur bétail et de leur blé est con-
fisquée au profit de la Couronne par suite de leur rébellion et
doit être employée au remboursement des frais de déporta-
tion qui incombent à la province, il faudra veiller à ce que per-
sonne n'en fasse l'acquisition sous quelque prétexte que ce soit.
Tout marché de ce o-enre sera de nul effet : car, depuis l'arrêt
du Conseil, les habitants français sont déchus de tout droit de
propriété el il ne leur sera pas permis d'emporter la moindre chose
si ce n'est leur argent et leurs meubles.
Les commandants du fort de Piziquid et de la garnison d'An-
napolis ont reçu à peu prés les mêmes ordres à l'égard des habi-
tants de l'intérieur. Mais j'ai été informé que, malgré toute votre
vigilance, ceux-ci trouveront moyen d'expédier leur bétail par
Tatmagouche à l'Ile Saint-Jean et à Louisbourg qui sont main-
tenant réduits à la famine. Je désire donc que, sans perdre de
temps, vous dépêchiez un assez fort détachement pour y i)atrou'l-
1er et s'y opposer.
Des provisions trouvées dans le fort de Beauséjour, les 83'2 ba-
rils de farine devront servir à nourrir tous les habitants fran-
■çais pendant leur transport aux divers lieux de destination, et
464 LA TRAGÉDIE
le reste, s'il en est après répartition, sera envoyé aux colons d&
Lunenburg.
11 est entendu que les habilanls recevront à bord chacun par
Jour une livre de farine et une 1 /2 livre de pain et par semaine
une livre de bœuf; le pain et le bœuf vous seront envoyés par les
transports d'Halifax.
Je désire que vous donniez au détachement envoyé à Tatma-
gouche Vordre de détruire toutes les maisons, etc.. qui s'y trou-
vent, ainsi que les chaloupes, bateaux, canots et autres bâti-
ments qui seraient là prêts à transporter les habitants et leurs
bestiaux; de cette manière seront empêchées toutes relations
et correspondances pernicieuses entre Louisbourg- ou llle
Saint-Jean et les habitants de l'intérieur du pays. »
Le 8 août était envoyé d'Halifax le complément dinfor-
mation suivant :
« Les navires destinés à l'enlèvement des habitants, étant sur
le point d'appareiller, vous arriveront bientôt. Ils vous appor-
teront de plus amples renseignements et des instructions parti-
culières au sujet de l'embarquement et des lieux de destination.
[Nous trouverons ces détails plus loin en d'autres lettres de
Lawrence j.
J'espère qu'en attendant vous avez mis à exécution les ins-
tructions de ma dernière lettre concernant les habitants. Comme
il sera peut-être fort difficile de s^emparer des haijitants, vous
devrez, autant que possible, détruire tous les villages des côtés
nord et nord-ouest de l'isthme situés aux environs du fort Beau-
séjour et prendre toutes les autres mesures possibles pour réduire
à la plus grande détresse ceux qui tenteraient de se cacher dans les
bois. Je veux que vous preniez grand soin de sauver le cheptel et
la moisson sur pied: que vous la récoltiez sans exposer vos hom-
mes à aucun danger, et que vous empêchiez autant que possible
les Français fugitifs et les Indiens d'emmener ou de détruire le
bétail »
De ces longs et édifiants messages. ce qu'il faut retenir, c'est,
outre la précision minutieuse des instructions depuis long-
temps élaborées, la lâche traîtrise des procédés d'arrestation
recommandés, la cruelle parcimonie des rations prescrites et
l'étrange sollicitude montrée, ici comme ailleurs, à l'égard,
LE GRAND DÉRANGEMENT 465
non pas des gens, mais du bétail; de celle-ci on comprendra
plus tard la raison. Seule -une âme de criminel pouvait com-
biner en tous ses détails une pareille machination. N'oublions
pas que, dès le début, par une mesure de précaution, les habi-
tants de l'Acadie française, comme ceux de l'Acadie anglaise,
ayant refusé de prêter serment et de porter les armes contre
les Français, avaient été dépouillés desdites armes; selon la
noble expression de Lawrence, « on leur avait arraché les
dents ». Et c'étaient ces misérables désarmés qu'on traquait
si lâchement. Lawrence n'avait-il pas écrit à Monckton dès
le 25 juin : « Il est toujours facile de trouver un bâton pour
battre un chien, surtout de tels chiens ».
Convoqué le 6 août, le lieuteant-colonel Winslow de l'armée
coloniale (il avait occupé le fort Gaspareau) fut informé par
son supérieur Monckton que
« Le gouverneur Lawrence, dans le but d'établir des colons
de Nouvelle Angleterre dans une partie de cette province, avait
manifesté l'intention de le transférer à Piziquid avec une partie
des troupes. Le colonel... me confia, dit Winslow, qu'il devait
rassembler tous les hommes de Tintamare, de Shepody, d'Ola-
ke, [Au Lac,] de Beauséjour et de la Baie Verte pour leur lire
les ordres du gouverneur et profiter de cette occasion pour les
retenir tous prisonn'ers dans le fort... Le colonel me fit savoir
que le susdit détachement [un capitaine Lewis, des Rangers,
quatre officeirs et 130 hommes] avait été envoyé à Cobegat
[Cobeguit] et à Tatmebush [Tatmagouche] pour s'emparer des
habitants, détruire leurs vaisseaux, etc.. » « Les habitants de
la Baie Verte et des villages voisin^, contmue Winslow,> furent
sommés de comparaître au fort Cum"berlant [le 9 août] pour y
entendre la lecture des ordres de Son Excellence le Gouverneur;
comme ils ne vinrent pas en nombre suffisant, l'assemblée fut
remise au lendemain » ; le 10 août, « de nombreux habitants des
villages environnants se sont présentés, mais pas en aussi grand
nombre qu'on s'y attendait. Pour cette raison, ils furent retenus
toute la nuit sous la gueule des canons de la garnison, et les
autres furent notifiés, etc.. »
D'où viennent ces hésitations, ces abstentions et finalement
cette soumission? de l'état d'esprit des Acadiens en cette
466 LA TRAGÉDIE
ri'gion. lequel nous est ainsi décrit par leur missionnaire l'abbé
Le Guerne, « le seul prêtre" restant clans ces quartiers ».
« Je navals pu mopposer à cette démarche, dit-il : en regar-
dant l'Anglois comme son maître, on se croyoit en seureté sous
la foy de la capitulation, on se croyoit obligé à l'obéissance...
L'Angloiscachoit son dessein, paroissoil même travailler à' per-
fectionner les établissements. L'ordre vint de se rendre au fort
pour prendre, disait-on. des arrangements concernant les terres
[on voit le prétexte fallacieuxj; dans de telles circonstances, je
ne pouvois leur conseiller la désobéissance sans me charger de
tous les malheurs qui sont arrivés ».
Il semble bien que le « stratagème «employé pour attirer les
Acadiens dans la souricière fut. en effet, cette question des
terres auxquelles les pauvres gens tenaient tant : car le gouver-
neur ^'andreuil dit en une lettre du ISoctobreque « le prétexte
<le la convocation» fut « l'arrangement du Gouverneur d'Ha-
lifax pour la conservation de leurs terres». Un descendant
de ces pauvres dupes, Daniel Dugas, confirme, en effet,
(Annales religieuses de Saint Jacques de l'Achigan, p. 2)
que. « pour les faire prisonniers, on leur promit de les infor-
mer d'une bonne afiaire. » .\insi tombèrent dans le guet-
apens ces malheureux paysans, «peu capables de demesler les
vrais ressorts cjui l'ont agir lAnglois ». Et aussitôt, pour un
.si beau succès, cet ignoble cri de victoire de Winslow :
« Ce jour II août^ a été mémorable, écrit-il en son Journal
destiné à la « future Histoire ". Les habitants, du moins les prin-
cipaux dentre eu.x... ont été rassemblés dans le fort de Cumber-
land ])Our y entendre la sentence du gouverneur et du Conseil
d'Halifax qui décidait de leurs propriétés et les déclarait rebel-
les. Leurs terres, biens et effets furent confisqués au profit de
la Couronne [tel était le bel arrangement promis au sujet des
terres' et eux-mêmes faits prisonniers: mais les portes du fort
se fermèrent et 400 hommes furent ainsi emprisonnés ».
Voilà lodieu.x «stratagème »et son misérable résultat : car ces
400 hommes [le chirurgien John Thomas dit 250 habit-ants]
LE G R A N D -•• D É R A N G E M E N T 467
cl aient vraiment peu pour cette nombreuse population de
l'isthme.
En cette «journée mémorable» fut lancé l'ordre du jour
suivant :
« Les présentes sont pour servir d'avis aux officiers, soldats,
cantinierset personnes attachées au camp que tous les bœufs,
chevaux, vaches, moutons et bêtes de toutes sortes appartenant
aux habitants français sont confisqués au profit de la Couronne
et qu'en conséquence ii est défendu d'en faire l'achat sous au-
cun prétexte... de tuer ou détruire le cheptel appartenant dé-
sormais à Sa .Majesté ».
Toujours à la même date «mémorable» une rafle générale
fut ordonnée : le capitaine Prebble et un autre « furent envoyés
avec un détachement [de « 200 hommes», dit Thomas,] à
Wescoak, Tintamare. etc.... pour s'emparer des garçons
au-dessus de seize ans. Le major Bourn ... et un détachement
reçurent l'ordre d'emmener 120 prisonniers au fort Cum-
berland. Le capitaine Cobb [du Sloop York] est parti pour
s'emparer des habitants de Shepody; mais ceux-ci s'étaient
sauvés dans les bois, et le capitaine est revenu sans avoir cap-
turé personne «autre que 25 femmes et enfants, « dit Beamish
JMurdoch. Le capitaine Osgood en prit quelques-uns qui
emmenaient leur bétail. De même le Major Prebble ne revint
de Tintamare, le 13, qu'avec trois prisonniers. « le reste s'étant
sauvé dans les bois »; le 12, les 100 hommes du capitaine Perry
ne ramenèrent d'Au lac et de la Pointe aux Bourgs qu'onze
prisonniers ; le capitaine Willard ne revint de Cobequid qu'avec
seize, « après avoir détruit plusieurs jolis villages». Le 30 le
capitaine Gilbert fut envoyé à la Baie Verte avec 50 hommse
« pour y capturer les habitants et y brûler les villages » (John
Thomas). L'abbé Manach, dont Lawrence avait, après coup,
demandé l'arrestation, avait lui-même échappé à la rage des
patrouilleurs.
D'où vient ce revirement des habitants? Que s'était-il passé
pour que ces « Messieurs officiers » revinssent ainsi bre-
468 LA TRAGÉDIE
douille, quoique « épuisés », de leur chasse au gibier humain?
L'abbé Le Guerne nous le dit encore : ce gibier, devenu
méfiant, se dérobait.
« Dès que je vis les autres arrêtés au fort, je vis bien que les
ménagements vis-à-vis de l'Anglois étaient déplacés et que je
ne pouvois mieux faire que de sauver pour la religion et pour la
France le reste de mon troupeau. Le commandant anglois par
ses promesses séduisantes, des offres captieuses et des présents...
avoit cru me mettre dans ses intérests; se croyant donc assuré
de moy, il me manda qu'il souhaitoit me voir incessamment;
il me connaissoit mal. Je me gardai bien des embûches qu'il me
tendait et je lui répondis poliment que,... puisqu'on Jui com-
mandoit d'embarquer les habitants, le seul party qui me res-
toit étoit de me retirer. A une autre lettre où il me pressoit en-
core de bannir toute défiance et de me rendre au fort, je lui ré-
pondis que je me souvenois que M. Maillard, [missionnaire des
sauvages, ancien grand-vicaire en Acadie], avait été embarqué
malgré une assurance positive d'un Gouverneur anglois et que
j'estimois mieux de me retirer que de m'exposer en aucune ma-
nière... Depuis, je me suis gardé sérieusement, presque toujours
dans les bois, d'où je sors, quand il est nécessaire, pour rendre
quelque service aux habitants... Dans cette position je conseil-
lai très fort aux habitans qui se trouvèrent hors du fort de ne
point s'y rendre. Je donnai le même conseil à toutes les femmes
qui recevaient des ordres fréquemment pour s'aller embarquer.
Je leur représentai qu'en se rendant à l'Anglois, elles s'ostoient
toute espérance de retour et se mettoient dans le cas de perdre
la religion avec toute leur postérité, qu'il falloit s'acheminer
vers les François, que la patrie leur tendoit les bras, qu'avec
un peu de courage et de fatigue on pouvoit en approcher, que
j'agirai de toutes mes forces pour leur procurer de l'assistance,
que la vue de leur misère toucheroit nos compatriotes et qu'en
ce cas on revendiqueroit leurs maris en quelques endroits qu'on
les transportât, qu'autrement elles s'exposeraient à tous les
malheurs ensemble. Ces raisons que la suite des événements
n'a justifiées que trop, ne furent guère écoutées que dans mon
ancienne mission qui comprenoit les Rivières de Chipoudy, Pe-
ticoudiac,Memerancouq, Tintamard avec ses dépendances, et j'ay
eu la consolation de voir que jusqu'aujourd'huy aucune femme
ne s'y est embarquée, excepté quatre ou cinq qui ont été surpri-
ses et enlevées de force à Chipoudy. Dans le reste du pays, je
LE GRAND DÉRANGEMENT 469
veux dire aux environs de Beauséjour, cy-devant desservi par
MM. Leloutre et Vizien,... je ne trouvay qu'un petit nombre
qui voulait déférer à mes conseils. La plupart de ces malheu-
reuses femmes, séduites par les fausses nouvelles, intimidées par
des craintes spécieuses, emportées par un attachement exces-
sif pour des maris qu'elles avoient permission de voir trop sou-
vent, [ces fréquentes permissions n'indiquent-elles pas que les
maris servaient, à leur insu, d'appeaux à leurs malheureuses
femmes?] sejettèrent aveuglément et comme par désespoir dans
les vaisseaux anglois au nombre de 140... Ces femmes, [disons-le
dès maintenant] s'embarquèrent vers la Saint-Michel et enfin,
vers la my-octobre. on les emmena avec leurs maris et environ
140 autres habitants. »
Le gouverneur du Canada ajoute une autre raison qui dut
influer sur la conduite des femmes : « Les Anglais envoyèrent,
dit Vaudreuil, deux Acadiens de la part du commandant pour
dire aux femmes de se tenir prêtes à s'embarquer; sinon, sur
leur refus, ils feraient brûler leurs habitations ». Pareil chan-
tage de la part des Anglais n'a rien de bien glorieux, d'autant
que les habitations n'en furent pas moins brûlées. Quelques
femmes qui résistèrent, dit Vaudreuil, furent fustigées; deux
moururent sous les coups; d'autres subirent toutes les vio-
lences d'une soldatesque qui se savait, à cet égard, tout permis.
Trop tard, le 26 août, arriva de la rivière Saint-Jean le lieu-
tenant de Boishébert avec 125 hommes, dont un parti de sau-
vages exaspérés contre les Anglais qui « avaient coupé en
morceaux quatre des leurs ». Bien qu'il ait reçu ordre de tenir
tout le pays de la rivière Saint-Jean au Golfe Saint-Laurent,
il ne peut avec de si faibles forces empêcher un détachement
(le 200 Anglais commandés par le Major Frye [parti dès le
28 août] de brûlerlSl habitations de Clïipoudyet leur contenu,
<■( sans en excepter l'église », et d'emmener 25 vieillards in-
firmes (« 23 femmes et enfants », dit le rapport anglais);
mais, le 2 septembre, à Peticoudiac, Boishébert surprend les
incendiaires anglais en train de brûler « 253 maisons avec une
grande quantité de froment et de lin »; il les attaque soudain
au moment où ils mettaient le feu à l'église et, après un combat
470 LA TRAGÉDIE
de trois heures, les force à rembsrrquer laissant sur le rivage*
50 morts et 60 blessés (24 tués et 12 blessés, selon la versiort
anglaise). « On est fort inquiet ici,' écrit le lieutenant Speak-
man (5 septembre 1755); on craint que notre détachement
ne subisse le même sort : car nous sommes au milieu dune
nombreuse bande diabolique; Dieu nous évite pareil sort !»
Oui était diabolique? qui méritait l'intervention divine?
Malheureusement, Boishébert, impuissant, dut le 12 sep-
tembre ramener à la rivière Saint-Jean « trente familles, les
plus embarrassées »; il se contenta de confier les autres à la
protection de son lieutenant de Niverville. « Les 250 familles
acadiennes qui restaient dans la région, dit l'abbé Le Guerne,
purent du moins recueillir une partie de leurs grains et se
retirer dans les bois avec leurs femmes et leurs enfants ». Puis,
la mauvaise saison venue, elles remontèrent peu à peu vers le
Nord. Dans toutes ces guérillas se distingua un certain Bras-
sard, dit Beausoleil, père de 10 enfants, dont deux seulement
survécurent aux hécatombes anglaises.
Des trois centres d'embarquement. Beaubassin fut le pre-
mier qui reçut ses transports : sept arrivèrent le 20 août, mais
ne se remplirent que lentement, puisque la vivante cargaison
se dérobait. On ne commença c[ue le 10 septembre par 50
prisonniers et l'on continua les jours suivants, sous une pluie
battante (John Thomas). Pendant ce temps Winslow se plai-
gnait de ne pas recevoir aux Mines les bateaux vides qu'on
lui avait promis. Enfin, non sans dépit, Monckton lui écri-
vit le 7 octobre : « Après tous les efforts qu'on a pu faire, nous
n'avons pas 1 .100 personnes, de sorte que je vais vous envoyer
d'ici trois transports. Il y a ([ueique temps [l^'" octobre] 86
Français se sont échappés de la caserne [du Fort Lawrence]
pendant la nuit [une nuit d'orage, dit Thomas] en se frayant
sous la courtinp sud un passage d'environ trente pieds, et, ce
qui pis est, ce sont tous des gens de Chipoudy, de Petcoudiac
et de Memerancouk dont les femmes ne sont pas encore ve-
nues ». Pourquoi donc était-ce plus regrettable dans ce cas?
Evidemment pour la raison cjue nous donnions plus haut :
LE GRAND DÉRANGEMENT 471
les lionimes servaient d'appeaux pour leurs femmes et leurs
enfants. Le 9, le capitaine Rous arrive d'Halifax pour hâter
le départ de la flotte. « Je crains bien, dit l'intendant militaire
Brooke-Watson. qui avec le capitaine Gilbert incendia les ha-
bitations de la Baie Verte, que les familles acadiennes n'aient
été démembrées dès le départ et expédiées dans différentes
parties du globe ». « Il reste encore dans le fort Cumberland
uncertain nombre de Français cjue je voudrais embarquer, écrit
le major Prebble le 10 octobre. [Le dernier contingent fut, en
effet, embarqué le 11]. Les transports ont été assaillis par
un terrible ouragan; quelques-uns ont cassé leurs amarres et
ont été je^té^ ^a terre; d'autres ont été poussés dans l'anse.
Si ces vaisseaux ne mettent pas à la voile bientôt, il n'y en
aura pas un en état de transporter les Tartares ». Fort à plain-
dre devaient être les pauvres Acadiens entassés avec leurs
femmes et enfants à fond de cale ou sur le pont; mais non,
c'étaient eux « les Tartares »; seuls les Anglais étaient à
plaindre : car « les Français emmènent tous les jours sous nos
yeux des bestiaux, des moutons, des porcs, et rien n'est
fait pour les empêcher ». Voilà qui est triste : ne pas même
pouvoir tout voler à ses victimes. Enfin le 13, « une
flotte de 10 vaisseaux, dit le chirurgien John Thomas, de
Chignictou, sous le commandement du capitaine Rous, est
partie ce matin avec 960 [1. 100, selon Monckton] prisonniers
français pour la Caroline du Sud et la Géorgie »; non pas direc-
tement; mais tout d'abord pour le rendez-vous des Mines où
ils attendirent jusqu'au 27 leurs frères d'exil. Le 17 novembre,
ajoute John Thomas, on surprenait encore dans le village
déserté de Memramcouk neuf femmes et enfants, on raflait
200 vaches et bœufs et on incendiait trente maisons.
II n'y a pas lieu d'insister ici sur les souffrances des Acadiens
de cette région, leur ruine, leur dispersion, les angoisses de leur
emprisonnement et de leur embarquement; avec un peu
de cœur et d'imagination, on devine tous ces maux; on les
comprendra mieux encore en lisant le récit circonstancié des
scènes lugubres (jui se passèrent aux JNIines. Pour ce (jui est
472 LA TRAGÉDIE
de ce « très agréable site » de Beaubassin, de « cette immense
étendue de belles prairies entremêlées de petits villages assis
au bord de maintes rivières, » {Geographical Hisiory, 1749) il
ne restait plus qu'un désert ruiné et incendié que parcouraient
des bandes anglaises en quête de proies humaines.
II. — Aux Mines
Le IG août, sur iVirdre du colonel Monckton. le lieutenant
colonel Winslow s'embarqua donc à Chignectou pour Piziquid
avec 313 miliciens de la Nouvelle Angleterre, y compris les
officiers.Ce John Winslow. arrièrepetit-fils d'un Pi7^ri/?zFa//jpr,
appartenait à 1 une des plus notables familles du Massachusetts ;
l'un des meilleurs recruteurs de l'armée de Monckton, il a
joué un tel rôle dans le « grand dérangement » que sa phy-
sionomie mérite d'être signalée au passage. C'était un gros
homme de cinquante-quatre ans, vermeil et joufflu, l'air
bon vivant, fruste, peu instruit, au demeurant pauvre d'es-
prit et de cœur, [son portrait existe encore à Boston] ; sans
être positivement méchant, il fit le mal, non seulement par
devoir en quelque sorte, pour se conformer à la consigne mili-
taire, mais encore avec un certain zèle aveugle de patriote, de
fanatique et aussi d'ambitieux; il sentit parfois, en présence
des réalités, riiorreuret la cruauté de ses actes, mais il n'en alla
pas moins jusqu'au bout de ses forfaits. Son inintelligence et
son inconscience sont telles qu'il a noté dans son Journal en
vue de la « future Histoire » les phis menus détails de son
atroce mission, sans se douter qu'il se couvrait ainsi d'igno-
minie. Ce bourreau naïf se croit grand homme. Dès le 27 juin,
il annonce comme une chose toute «simple » la déportation des
Acadiens; le 3 juillet, il fait sa cour à Lawrence en le félicitant
du succès qui a déterminé « la basse et plate soumission » des
Français neutres ; il ne comprend pas qu 'il fait lui-même preuve
de servilité en terminant cette lettre par ces mots : « Tout mon
LE GRAND DÉRANGEMENT 473
désir est de me signaler par des faits qui mériteront votre appro-
bation », et en commençant la suivante par ceux-ci : « J'ai-
merais avoir l'occasion d'aller vous présenter mes hommages ».
Il est fier d'être l'un des premiers informés du beau dessein
« secret pour tout le monde ». Même empressement à l'égard
de l'influent Shirley. Evidemment, cette âme vulgaire était
mûre pour toutes les prostitutions morales, allassent-elles
jusqu'au crime.
Le 18 août, Winslow arrive au fort Edouard de Piziquid,
« endroit agréable » où, après avoir « dîné en compagnie des
officiers », il prend connaissance des abominables instructions
adressées par Lawrence au capitaine Alexandre Murray.
Ce commandant de la garnison de soldats réguliers en ces
lieux avait déjà, noiis l'avons vu, singulièrement desservi
les Acadiens. Il n'y avait que quinze milles de Piziquid à
Grand Pré.
« Il doit faire tous ses efforts pour empêcher les habitants de
s'enfuir de la province. 11 doit, autant qu'il est en son pouvoir,
empêcher les habitants de transporter leurs effets ou de les
cacher dans les bois; leur ordonner de continuer la coupe du
foin, de leurs céréales et de prendre soin de tous les produits
comme s'ils devaient rester dans la province; [nous l'avons vu
et le verrons encore : exploiter les victimes jusqu'à la dernière
heure fut toujours la méthode anglaise]; sinon, ils devront être
traités avec la plus grande rigueur lors de l'embarquement. En
conséquence, des détachements devront surveiller la campagne
et se tenir au courant de tout ce qui se passera parmi les habi-
tants qui vont désormais avoir uniquement recours à l'intrigue
et à la ruse. [Soupçonner de ruse les victimes, alors même qu'on
abuse soi-même des pires ruses envers elles !...] 11 ne leur sera
permisd'emporter que leur argent et leur mobilier; ils doivent,
autant que possible, ignorer les lieux de destination et chacun
doit continuer de croire [car, à mon avis ils le croient sûre-
ment] qu'après tout, le gouvernement ne les expulsera pas de
leurs propriétés, [cette illusion de sécurité fut, on le voit, astu-
cieusement entretenue], afin qu'ils n'aient pas la moindre ten-
tation d'endommager les transports qui viendront. \'ous de-
vrez tolérer le moins de rapports possible entre les soldats et les
habitants, et entre ces derniers et les gens de M. Mauger [riche
474 LA TRAGÉDIE
marchand de Boston qui, installé à Halifax, avait des comp-
toirs à Piziquid et aux Mines] et surtout prendre garde (|u'ils
n'apprennent la défaite du général Braddock.
Dès son arrivée aux Mines, le colonel Winslow établira ses
quartiers aux alentours de l'église ou dans l'église même, s'il le
juge à propos pour la sûreté et le bien-être de son monde...
A la première occasion favorable, faites transporter par eau ou
par terre les deux prêtres que vous détenez actuellement [les
abbés Chauvreulx et DaudinJ. Arrêtez et emprisonnez ceux des
habitants que vous surprendrez haranguant le peuple pour le
soulever, parce que ces fomenteurs de troubles sont dangereux.
Ne tolérez pas la moindre arrogance de la part des habitants et,
s'ils se comportent mal, {)unissez-les en conséquence. Si vous em-
prisonnez quelques habitants dans votre fort, surveilleïSles-
étroitement; vous devrez exiger que leurs parents ou voisins les
nourrissent pendant leur incarcération ; autrement, ils nous çoii-
leraient bien cher. [Mesquines préoccupations d'économie jus-
que dans la cruauté du crime].
Dès son arrivée, mettez le colonel Winslow au courant des
instructions qui précèdent. Faites en sorte d'informer les habi-
tants que, s'il y a de la part des sauvages ou d'autres la moindre
tentative de molester ou de détruire les troupes de Sa Majesté,
vous avez reçu mes ordres d'exiger de ceux qui se trouvent dans-
les lieux les ]ilus proches de celui où l'offense a été commise,
œil pour œil, dent pour dent, bref, vie pour vie...
Voici encore les instructions complémentaires datées du^
11 août que Winslow et .Murray reçurent de Lawrence « au
sujet de l'expulsion des habitants des .Mines, de la Rivière
Passequid [Pizi(]uid], de la Rivière aux ('anards, de Cobequid,
etc.. « en vue, dil le texte, de purger le pays de si mauvais su-
jets ».
« Afin d'enlever aux habilants toute possibilité de revenir en
cette province ou d'aller se joindre aux forces françaises du Ca-
nada ou deLouisbourg, il a été décidé de les disperser dans les colo-
nies de Sa Majesté sur le continent américain. Dans ce but, des
transports sont envoyés dans le fond de la Baie pour embarquer
ceux de Chignectou, et le colonel Monckton expédiera au bas-
sin des Mines ceux qu'il n'aura pu remj)lir... Vous recevrez aus-
si de Boston d'autres navires pour transporter 1.000 personnes-
LE GRAND DÉRANGEMENT ^75
à raison de deux par tonneau. Dès l'arrivée de ces navires de
Boston ou de Ctiignectou. vous embarquerez tous 'es liabitants
.des susdits districts dont vous pourrez vous emparer par quel-
que moyen que ce soit, surtout les chefs de famille et les jeunes
gens toujours à raison de deux personnes autant que possible...
[Toujours ce même mélange de lâcheté, — qui consiste à s'as-
surer d'abord des forts — , et de rouerie — , qui consiste à s'en
:servir ensuite comme d'appeaux pour attirer les faibles]...
Desllnalion des vaisseaux assisrnés au bassin des Mines :
Pour la Caroline du Nord, un nomijre suffisant pour T)!»!»
personnes environ;
Pour la \'irgin!e, un nombre suffisant pour l.(tOO environ:
Pour le Maryland. un nombre suffisant i)Our oOO environ, ou
un nombre proportionnel au cas où le chiffre des expulsés dépas-
serait -.'.OOO.
... Si vous avez embarqué des habitants avant l'arrivée du
commissaire des vivres [M. George Saûl] vous pourrez, s'il est
nécessaire, faire allouer à chacun d'eux cinq livres de farine et
une de porc par semaine, [toujours la ration de famine].
Une fois ces'gens à bord, vous voudrez bien remettre au capi-
taine de chaque vaisseau une des lettres ide moi signées) que
vous adresserez au gouverneur de chaque province... où les dé-
portés devront être débarqués... Dans vos instructions aux ca-
pitaines, vous devrez leur enjoindre strictement d'être pendant
tout le cours du voyage aussi attentifs et vigilants que possible
afin de prévenir toute tentative de la part des passagers de
s'emparer des vaisseaux et dans ce but de ne permettre qu'à un
petit nombre d'entre eux d'être ensemble sur le pont... Si vous
n'y réussissez par d'honnêtes moyens, vous aurez recours aux'
plus énergiques mesures non seulement pour embarquer de
force les habitants, mais encore i)Our priver ceux qui s'échap-
peraient de tout abri et de tout moyen de subsistance, en brû-
lant les maisons et en détruisant dans le pays tout ce qui peut
leur permettre d'y vivre... [comme les Huns en leur retraite :
créer ruine et désertl.
... Vous constaterez que, les vaisseaux étant nolisés au mois,
vous devez être aussi expéditifs que possible, afin de réduire les
dépenses publiques [on verra les belles conséquences do cette
nouvelle économie].
... Au moment de mettre à la voile, vous informerez le com-
mandant du navire de la marine royale i|u'il doit escorter les
.transports et prendre la mer sans perdre de tem|ts. -
Enfin, à la même date du 11 août, Lawrence piéciM' cncoi-e
476 LA TRAGÉDIE
SCS instructions à ^^'inslow. relatives aux fair means en les
aggravant avec une dureté croissante :
«Pour rassembler et embarquer les habitants, vous devrez
avoir recours aux moyens les plus sûrs et, selon les circonstances,
vous servir de la ruse ou de la force. Je désire surtout que vous
ne teniez aucun compte des supplications et des pétitions que
vous adresseront les habitants, quels que soient ceux qui dési-
rent rester. ..Bien qu'il soit permis aux habitants d'emporter
avec eux leurs effets, il ne faudra pourtant pas les laisser en-
combrer les navires de charges inutiles. Après avoir embarqué
les habitants et leurs couchages, vous pourrez, s'il reste encore
de la place, leur permettre d'ajouter ceux des objets qui n'en-
combrent pas. » [Or, il n'y eut pas même assez de place pour les
seuls corps serrés des victimes].
Le servile Winslow s'empressa d'exécuter avec le plus grand
zèle ces ordres abominables, auxquels ne répugnait pas sa
conscience de puritain, mais dont s'accommodait parfai-
tement son ambition d'arriviste. Aussi, arrivé à Grand Pré,
écrivait-il dès le 22 août au grand dispensateur de faveurs,
Shirley, qu'il ne cessa de tenir soigneusement au courant de
cette affaire qui lui tenait tant à cœur :
« J'ai établi mon camp entre l'église et le cimetière. Je me
loge dans le presbytère, et l'église [Saint-Charles] a été trans-
formée en place d'armes. [L'abbé Chauvreulx avait été, on se
rappelle, arrêté le 4 août et enfermé au fort Edward de Pigiquid
avec l'abbé Lemaire, curé de ce lieu] ». Je fais construire une
enceinte palissadée dans mon camp, afin d'éviter toute surprise.
J'attendsunrenfort de200 hommes qui doivent arriver bientôt...
[56 retardataires de son bataillon arrivèrent le 6 septembre]. Il
est probable que les habitants de toute la province, bien que
moins coupables que ceux de Chignectou et de la Baie ^'erte
qui ont eu recours à la violence, subiront le même sort. »
« Me voici en possession de votre ancien terrain aux Mines,
ajoute-t-il sur un ton goguenard, en s'adressant à un marchand
de Boston, William Coffin:... Nous avons entrepris de nous dé-
barrasser de lune des plaies d'Egypte » [Vraiment ? et qu'étaient
donc alors les Anglais pour les Acadiens?]
Sur le même ton le capitaine Prebble, de Beauséjour, ré-
r
LE G R AN D DÉRANGEMENT 477
pond à Winslow le 24 août : « Nous nous réjouissons d'appren-
dre que vous êtes arrivé sain et sauf aux Mines et ravis que
vous vous soyez assuré de bons quartiers généraux pour vous
et vos hommes, puisque vous avez pris possession du pres-
bytère... Nous espérons que vous vous acquitterez bien des
fonctions de prêtre »....
Et toujours sur le même ton badin, le 5 septembre :
«Je me réjouis d'apprendre que ma lettre vous est parvenue en
des lieux charmants et que vous avez fait un bel héritage. Je vois
que vous êtes entouré des biens de ce monde-ci et, comme vous
avez pour demeure un lieu sanctifié, vous allez vous trouver, je
l'espère, tout prêt pourlesfélicités derautre...\'otre absence m'a
rendu l'endroit où je suis pire qu'une prison. Notre seule conso-
lation, c'est d'être ici aussi près du Ciel que vous aux Mines;
et, puisque les biens de ce monde nous sont refusés, nous ne
doutons pas que nous jouirons du bonheur dans l'autre ».
Telles étaient les lourdes et cyniques plaisanteries de ces
soudards, soi-disant puritains, lorsqu'ils préparaient leurs
armes pour l'atroce éviction d'un peuple religieux et innocent.
Le 26 août, Lawrence blâme Winslow de son excès de pré-
caution [en dressant une palissade] comme étant de nature à
«alarmer desgens qui se croient dans la plus parfaite sécurité».
A quoi Winslow répond que, « loin de s'étonner et de craindre
qu'on va les déporter, les habitants s'imagiiient qu'on a décidé
que nous séjournerons avec eux tout l'hiver »; [on avait dû en
faire courir le bruit;] et il ajoute : «Bien que ce soit là un ser-
vice pénible à exécuter, je me rends compte qu'il est
nécessaire; aussi, m'efforcerai-je de me conformer strictement
à vos ordres. J'emploierai tous les moyens à ma portée [oui,
fair and foui, « force et ruse»] pour transporteries habitants
de la région dans un pays meilleur. [Or les Acadiens
appelaient leur Acadie « un Paradis sur terre » ]... Je me suis
entendu avec le capitaine Murray au sujet de notre tâche.
Toutes les récoltes étant coupées, mais non rentrées par suite
478 LA T R A (; É D I E
du temps, nous avons cru lun el l'autre devoir différer jus-
qu'à vendredi la communication des ordres de Votre Excel-
lence ». [Le 11 août, Lawrence avait recommandé à AA'inslow
de « ne pas prendre de décision im[iorlante sans consulter
cet officier cjui connaît à fond le pays et les gens].
La veille au soir, 29 août. Winslow et Murray, pièces en
mains, s'étaient, en effet, concertés :
» Nous avons décidé, écrit N\"inslow en son Journal, de convo-
quer tous les habitants mâles de ces villages à l'église de la Grand
Prée pour le cincj septembre prochain, sous le prétexte de leur
communiquer les instructions du Roi .[N'était-ce bien là qu'un
stratagème renouvelé de Monckton et conforme aux recomman-
dations de Lawrence?;. Le même jour, le capitaine Murray de-
vra, de la même manière, rassembler au fort Edward les habi-
tants de Pizicjuid et des villages coniigus... .l'ai exigé des capi-
taines Adams, Hobbs et Osgood le serment de garder le secret
et leur ai fait connaître mes instructions : ils approuvèrent tous
le |)lan adopté. » [Unanimité édifiante].
Cet après-midi, trois transports nolisés sont arrivés de Bos-
ton et nous ont appris que d'autres arriveront bientôt. [Nous
avons, en effet, à la date des '21 .-.J-^ et -2^ août, les lettres d'A[)-
thorp et Hancock annonçant 1 envoi aux Mines de si.x goélettes :
Indiistii]. Endeavour. Mary. Xcplnnr, Elizabclh. Léopard: eW'^
arrivèrent successivement et se trouxèrcnt toutes en rade le
6 septembre].
L'arrivée des trois premiers navires émut les deux offi-
ciers : car Lawrence avait dit dés le 11 : « Même si les bateaux
ne sont p£s en nombre suffisant, ne retardez pas l'embarque-
ment pour cette raison ». Il fallait donc se presser : aussi
!\Iurray écrivit-il à Winslow dès le 31 : « Mieux vaut frapper
le coup au plus tôt. Je serai heureux de vous voir ici, dès que
vous le })ourro/.. .Je fais transcrire, pour vous les soumettre,
les ordres destinés au rassemblement des gens, sauf la date
4|ui est laissée en blanc. .J'espère que tout va se passer comn:e
nous le désirons ». Plus encore que les officiers, les habitants
furent émus de cette insolite arrivée de bateaux : « Ils sont
.allés à bord, écrit Winslow le l^'' septembre [alors qu'il n'y
LE GRAND D É R A N f, E M E N T 479^
avait encore que trois goélettes] et ont tâché de savoir leur
destination. Mais je m'étais déjà concerté avec les capitaines;:
ils avaient ordre de répondre que ces bateaux étaient envoyés
pour l'usage des troupes. [Et dire que les puritains prétendent
ne jamais mentir?] Le 2 septembre, de bonne heure le matin.
Winslow se rend au fort Edward pour s'entendre avec Murray
sur « les dernières dispositions à prendre » en cette « tâche
critique ». La rédaction du texte de la convocation est fina-
lement adoptée, et ce texte est traduit en français par Isaac
Deschamps, employé suisse de Mauger. Le lendemain, après
avoir conféré avec les capitaines, Winslow décide d'adresser
la sommation le jour suivant et le docteur Whitworth reçoit
Tordre de s'acquitter de cette tâche « avec grand soin ». Le
4 septembre, les habitants français eurent donc communi-
cation de ce qui suit :
« Le lieutenant-colonel .John Winslow. écuyer, commandant
des troupes de Sa Majesté...
aux habitants du district de la Grand'Prée, rivière des Mines,,
rivière aux Canards, lieux adjacents, y compris les vieillards, les
jeunes gens et les adolescents,
attendu que Son Excellence nous a instruit de sa récente dé-
cision concernant les propositions faites aux habitants et nous
a ordonné de leur en faire part nous-mêmes : car. Son Excel-
lence, désirant que chacun soit mis au courant des intentions
de Sa Majesté [Sa Majesté était-elle donc au courant de cette
affaire?] nous a ordonné de vous les communirpier telles (ju'elle
les a reçues :
En conséquence, j'ordonne et enjoins strictement par les
présentes à tous les habitants des districts sus-nommés el tous
autres districts, tant vieillards et jeunes gens que garçons de
dix ans, [Murray s'était contenté des adolescents de seize ansj,
de se trouver à l'église de la Grand'Prée le vendredi 5 courant à
trois heures de l'après-midi fies malheureux n'avaient (ju'un
seul jour pour s'exécuter et ni le temps de réfléchir ni le teni|is
de se concerter] afin que nous puissions leur faire p'art des ins-
tructions que nous avons ordre de leur communiquer. Je dé-
clare qu'aucune excuse, sous aucun prétexte, ne sera admise, et
ce, sous peine de confiscation des iiiens et effets à défaut d'autre^
fortune.
480 LA -TRAGÉDIE
Donné à la Grand'Prée, le deux septembre [erreur pour le
« quatre »] de la "296 année du règne de sa Majesté A. D. 1755
John Winslow.
Evidemment, pareille sommation si mystérieuse, si impé-
rieuse, si menaçante dut singulièrement alarmer les Acadiens,
bien qu'ils ne pussent guère qu'appréhender de nouvelles
exigences concernant l'affaire toujours pendante du serment;
toutefois, la présence de cinq vaisseaux en rade et la convo-
cation des enfants de dix ans dut leur sembler étrange. Mais
ils avaient été tant de fois menacés et molestés, tellement ti-
raillés en ces derniers temps par des sentiments contraires
nés de rumeurs contradictoires qu'ils n'avaient pas encore
perdu toute espérance. Le roi de France n'avait-il pas demandé
pour leur évacuation un délai de trois ans, ainsi qu'en té-
moigne une lettre du Secrétaire d'Etat à Lawrence? Et puis,
la ruse anglaise veillait : « Comme nous montrions quelque
crainte à nous rendre à cette convocation, écrivirent en 1757
les Acadiens de Philadelphie, on nous donna les plus grandes
assurances qu'on n'avait pas d'autre dessein que de nous
faire renouveler notre ancien serment d'allégeance ». Forts de
ces promesses anglaises, les Acadiens se livrèrent donc jus-
qu'à la dernière heure au joyeux labeur de la moisson; leur
ardeur était d'autant plus grande que depuis des années la
récolte n'avait promis d'être plus belle. Winslow qui, le 13
mai, par un beau temps, parcourut la région de Grand Pré
avec un détachement de 50 hommes, dut, avec une sournoise
satisfaction, se plaire à constater cette insoucieuse activité
qui résultait de ses mensonges; ses officiers, qui firent comme
lui des randonnées dans tout- le pays, furent également frap-
pés de la beauté des lieux, de l'aspect riant des habitations,
du grand nombre de troupeaux, de « l'abondance des biens
de ce monde » en cette vaste plaine plantureuse qui, entre-
coupée de digues et de ruisseaux, s'étend sur les rives sinueu-
ses de la grande baie ovale des Mines.
Quelques années plus tôt, en 1749, un auteur anglais en son
LE FORT D'ANNAPOLIS
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LE CAMP DE WINSLOW
d'après Jnlm l'r. IIf.huin.
LE GRAND DÉRANGEMENT 481
<; Flisloire géùgraphiiiue de la Xoiivelle Ecosse » a décrit avec
complaisance la beauté et la prospérité de tous ces lieux : il
parle des « charmants villages « de la vallée d'AnnapoIis
qu'habitent 300 familles acadiennes, des grandes prairies de
Beaubassin entremêlées de hameaux qu'arrosent des cours
d'eau navigables, des mille habitations des Mines épar-
pillées sur six lieues d'étendue dans la verdure des prairies, à
l'ombre des saules. A quoi pensaient les victimes, à quoi pen-
saient les bourreaux au milieu de cette nature en fête? « J'ai
fait hier un tour dans les villages, écrit Murray : tout le monde
se livrait tranquillement au travail de la moisson; si cette
journée-ci est encore belle, on aura tout rentré dans les granges.
J'espère que demain verra le couronnement de nos vœux «.
^uels vœux? vœux de criminel qui complote la ruine et la
perte des heureux moissonneurs. « Tout le blé est maintenant
coupé, constate aussi Winslow dès le 30 août; donnons aux
habitants le temps de le rentrer....- Ils craignent si peu d'être
•arrêtés qu'ils envisagent comme chose certaine notre séjour
parmi eux cet hiver ». Et toute cette honnête confiance si
injustifiée, toute cette prospérité si péniblement créée, tout ce
bonheur si mérité, en apparence si solidement établi, ces
brutes hypocrites allaient en cpielques jours le détruire; et, en
leurs propos de soudards, ils raillaient leurs niaises victimes
cpii n'avaient que le tort de se fier à leur honneur d'Anglais;
en leurs invitations à boire, ils se moquaient de Timmense et
irréparable malheur qui allait « couronner » leur crime. Bien
mieux, ceitains de ces miliciens de Nouvelle Angleterre,
qui savaient que ces terres leur seraient attribuées après
l'éviction, les examinaient déjà d'un œil connaisseur, i\- y
choisissaient leurs propres concessions. Nous retrouverons
plus tard ces usurpateui's dont le crime profita à cux-
mêm< s et aux leurs; ceux-ci « chassaient » pour leur compte.
« Le 5 septembre, 418 des principaux habitants se présentent
à l'Eglise de la Grand Prée, à trois heures de raprès-midi,
conformément à l'ordre qu'ils avaient reçu ». Anxieux, ils dé-
LAUVRIÈRE, t. I. 16
482 LA TRAGÉDIE
filent entre les rangs des miliciens armés; [ceux-ci avaient la
veille reçu poudre et balles] ; les portes se referment sur eux.
Devant une table au centre de l'église se tient en uniforme
le lieutenant-colonel Winslow. assisté de ses officiers. Un
silence de mort règne : il leur lit le message suivant que
traduit Deschamps, le commis suisse du marchand Mauger.
« Messieurs,
J'ai reçu de Son Excellence le gouverneur Lawrence les ins-
tructions du Roi que je tiens en main [Décidément, ou bien les
ordres venaient du Roi d'Angleterre, ou bien Lawrence ou \\ ins-
low mentait]. C'est par ses ordres que vous êtes convoqués pour
apprendre la décision finale de Sa Majesté à l'égard des habi-
tants français [il se garde bien de dire neutres comme autrefois]
de sa Province de Nouvelle Ecosse où, depuis près d'un demi-
siècle, vous avez bénéficié d'une plus grande indulgence qu'au-
cun de ses autres sujets en aucune partie de son empire; [alors,
pourquoi leur a-t-on refusé l'unique « indulgence » qu'ils deman-
daient, à laquelle ils avaient droit : le départ?] quel usage vous
avez fait de cette indulgence, vous le savez mieux que personne.
En fait, ces neutres avaient sauvé les Anglais en ne prenant pas
parti contre eux]. Le devoir qui m'incombe, quoique nécessaire,
[il n'y avait là nécessité ni pour l'officier, ni pour la Nouvelle
Ecosse, ni pour l'Angleterre: la nécessité politique devrait, du
reste, dans la conscience duu puritain, le céder au devoir moral]
est très désagréable à ma nature et à mon caractère [les faits ne
le prouvent guère], de même qu'il doit vous être pénible, à vous
qui avez la même nature; [cette assimilation des souffrances des
bourreaux et des victimes n'est-elle pas aussi grotesque qu'o-
dieuse?] mais ce n'est pas à moi de critiquer les ordres que je
reçois, mais de m'y conformer; [la démission est toujours pos-
sible surtout pour un officier milicien. lorsque le devoir mili-
taire n'est pas impérieux!. Je vous communique donc, sans hé-
sitation, les ordres et instructions de Sa Majesté, à savoir que
toutes vos terres et habitations, bétail de toute sorte et cheptel
de toute nature, sont confisqués par la Couronne, [on verra
quelle part la Couronne en prit], ainsi que tous vos autres biens,
sauf votre argent et vos meubles, et vous devez être vous-mêmes
enlevés de cette Province qui lui appartient.
C'est l'ordre péremptoire de Sa Majesté que tous les habitants
français de ces régions soient déportés. J'ai des instructions, par'
LE GRAND DÉRANGEMENT 483
suite de la bonté de Sa Majesté, [c'est vraiment le cas d'en par-
ler, ] pour vous autoriser à emporter votre argent et vos meubles
pour autant que les navires où vous entrerez n'en seront pas sur-
L'iiarsrés. [Nous avons vu et verrons encore à quoi cette restric-
tion réduit "la bonté de Sa Majesté «]. Je ferai tout ce qui est
en mon pouvoir pour que tous ces biens vous soient assurés [oui,
il n'y eut à bord pas même assez de place pour installer les pau-
vres gens] et que vous ne soyez pas molestés dans leurs trans-
ports [allusion, sans doute, à la rapacité et à la brutalité bien
connues des soldats anglais]; je veillerai aussi à ce que les fa-
milles s'embarquent au complet dans le même vaisseau [on
\ erra ce qu'il restera de cette promesse] et à ce que cette dépor-
tation qui, je le sens bien, [quel cœur sensible !1 doit vous cau-
ser beaucoup de peine, s'accomplisse aussi facilement que le
permet le service de Sa Majesté; et j'espère qu'en quelque par-
tie du monde où vous puissiez vous trouver, [il se garde bien de
dire laquelle,] vous serez de fidèles sujets, un peuple paisible et
heureux ! [Pouah ! quand on déporte en pays hostile des gens
dont on cause à jamais la ruine et le malheur, on n'a pas le droit
de leur adresser de ces sanctimonieux souhaits de bonheur sous
peine de passer pour un odieux hypocrite.] Je dois aussi [cet
« aussi » est charmant, carc'est là une conclusion essentielle] vous
informer que c'est le bon plaisir [ce mot « plaisir » est ici prodi-
gieux] de Sa Majesté que vous restiez en sécurité [l'euphémisme
de ce mot est également monstrueux] sous la surveillance et la
direction des troupes que j'ai l'honneui? de commander. [Ceci
veut dire en bon français, franc et loyal : maintenant que je vous
tiens au piège, je vous garde; vous êtes mes prisonniers].
Ainsi, comme Shirley naguère, invoquant sept fois l'autorité
de Sa Majesté, parla cet indigne descendant des « Pères Pèle-
rins ». eux-mêmes chassés de leur patrie pour des raisons
politiques et religieuses; il déi)assait les bourreaux de ses
ancêtres. Si doucereux que se fît le ton flu bon apôtre, les
malheureux Acadiens se sentirent pris au piège; mais,
aux mots confiscalion, dépovlalion. en quelque partie du
monde, il ne purent croire leurs oreilles : « Ce fut un
grand coup pour eux, dit Winslow, bien qu'ils ne se rendis-
sent pas compte, je crois bien, qu'ils allaient être positive-
ment expatriés, » Ils avaient été tant trompés, tant bernés,
484 LA TRAGÉDIE
ils se sentaient tellement innocents qu'ils ne pouvaient con-
cevoir une telle monstruosité.
« Je me rendis à mes quartiers, continue \\ inslow. Les habi-
tants français, par lintermédiaire des plus anciens, exprimèrent
leur regret d'avoir encouru le mécontentement de Sa Majesté et
leur crainte que la nouvelle de leur emprisonnement allait por-
ter un coup terrible à leurs familles. De plus, se trouvant dt ns
l'impossibilité d'apprendre à leurs parents la triste situation
dans laquelle ils se trouvaient, ils me demandèrent de garder un
certain nombre d'entre eux comme otages et de permettre au
plus grand nombre de retourner dans leurs familles. Ces der-
niers s'engageaient à ramener avec eux ceux des habitants cui
étaient absents lorsque furent lancés les ordres de rassemtle-
ment. Je leur répondis que je considérerais leur demande et leur
communiquerais ma décision. Je réunis aussitôt mes officiers
pour leur soumettre cette demande et nous décidâmes de leur
faire choisir vingt d'entre eux dont ils seraient responsables.
Pour former ce nombre, ils devaient en nommer dix de la Grand
Prée et dix de la Rivière aux Canards et de la Rivière aux Habi-
tants qu'ils devaient charger d'aller annoncer aux familles ce
qui s'était passé et apprendre aux femmes et aux enfants qu'ils
étaient en sûreté dans leurs demeures pendant l'absence des
chefs de famille. Ces délégués devaient, en outre, s'assurer du
nombre des absents et faire leur rapport le lendemain ». [En
réalité, on les chargeait d'espionnage sous prétexte de leur ren-
dre service!.
En passant, remarquons une fois de plus rillégalité d'une
pareille arrestation en masse sous le régime tant vanté de la
pure légalité britannique. Les plus anglophiles' des Acadiens
en furent outrés au point d'écrire plus lard en leur exil de
Philadelphie :
« Nonobstant les solennelles concessions cpie nos pères avaient
consenties au général Philipps, nonobstant la déclaration qu'a-
vaient faite le Gouverneur Shirley et M. Mascarène au nom de
V^otre Majesté,... nous nous trouvâmes subitement privés de nos
libertés sans aucune forme de procès, sans même qu'aucun accu-
sateur élevât la voix contre nous, uniquement pour des motifs
de jalousie faussée et sur le vain upçon que nous étions dis-
LE GRAND DÉRANGEMENT 485
posés à prendre parti pour les ennemis de Votre Majesté. Nous le
répétons, pareille accusation n'était pas fondée : nous étions fer-
mement résolus à tenir notre serment d'allégeance jusqu'à la
dernière extrémité... On a aussi insinué que nous croyions pou-
voir être absous de notre serment et pouvoir ainsi nous y dérober
impunément; mais en toute solennité nous déclarons fausse
pareille accusation; et la preuve, c'est que si nous noi.s sommes
exposés à de si grandes pertes et à de si grandes souffrances plu-
tôt que prêter le serment exigé, c'est que nous craignions en
toute conscience de ne pouvoir l'observer ».
De quel côté était donc la It'galité et môme la délicatesse
morale? Même en exil, les malheureux déportés répétaient
vainement : « Nous avons toujours désiré et désirons encore
qu'il nous soit permis de répondre à nos accusateurs selon les
formes judiciaires ». Faut-il en conclure que légalité, justice,
droiture ne sont pas pour les Anglais des articles d'expor-
tation coloniale ?
A la même date, [5 septembre] le compère de Winslow,
IMurray lui écrit : « J'ai eu un beau succès': je tiens 183 hcm-
mes en ma possession [ne dirait-on pas une capture de
gibier?] Je crois bien qu'il ne reste plus guère que des malades.
J'espère que vous n'avez pas eu moins de chance que
moi. Je serais bien aise que vous m'envoyiez des trans-
ports au plus tôt : car vous savez que notre fort est
petit. Envoyez-moi aussi un officier et trente hommes
pour ramener les retardataires des rivières lointaines. »
Winslow s'empresse de féliciter son complice d'un « pareil
succès », mais s'inquiète de ne pas voir arriver le com-
missaire des vivres. Qu'à cela ne tienne ! « Les prisonniers
français, s'étant plaints de la faim, ont demandé du pain; je
leur en ai fait distribuer, et j'ai donné l'ordre que les familles
des prisonniers leur fournissent la nourriture à l'avenir.
[Ingénieuse économie : nourrir les prisonniers à leurs frais;
notonsque la troupe aussi vivait déjà aux dépens des habitants:
soixante bœufs furent en une fois réquisitionnés au Fort
Edouard]. Ainsi s'est terminée « la m('morable journée » du 5^
486 LA TRAGÉDIE
septembre qui a été « remplie de fatigue et d'inquiétude;
[Pour qui? pour lui. Winslow,] car je me demande si je vais
])()Uvoir terminer ma tâche avec le petit nombre de soldats
que j'ai à ma disposition ». Pour plus de précautions, la nuit,
<i toutes les sentinelles furent doublées » et ordre fut donné à
« une patrouille de douze hommes et un sergent de faire cons-
tamment la ronde autour de l'église ».
« Tout se passe .aussi liien que possible, continue Winslow le 1,
la po|(iilation accepte son sort avec autant de résignation que
j'en aui'ais moi-même en de telles circonstances. [Le bon apô-
tre, vraiment! on verra plus tard cfue ses propres descendants,
eux-mêmes exilés, furent moins résignés qu'il jjrétendait pou-
voir l'être]. Je permets aux meuniers de faire leur travail comme
par le passé... 34 chefs de famille sont malades. Six autres habi-
tants sont venus se livrer aujourd'hui; je crois qu'il y en a bien
peu qui soient décidés à prendre la fuite. Je vais envoyer cet
après-midi un détachement... jusqu'aux habitations les plus
éloignées pour vérifier si la liste [des absents] est exacte. Si
l'on nous a trompés, je ferai des exemples, selon les instruc-
tions données... Les vaisseaux cjui doivent nous ravitailler ne
sont pas encore arrivés. Cincj transports sont ici... Je suis per-
suadé rpie le gouvernement n'a pas nolisé assez de vaisseaux ! »
Le 8, Murray s'étonne cpie ces pauvres diables, si résignés,
aient montré plus de patience cpi'il n'en attendait de gens
dans leur situation ».
« Je suis fort surpris, continue-t-il, de l'indifférence réelle ou
apjjarente des femmes... Je crains toutefois qu'il n'y ait des
pertes de vie, avant (pie nous n'ayons terminé le rassemblement :
car vous savez que nos soldats les détestent et que, s'ils trouvent
quelque prétexte pour les tuer, ils n'y manqueront pas... J'ai
hâte de voir ces misérables embarqués et notre tâche à peu près
terminée; alors je m'accorderai le plaisir d'aller vous faire visite
et nous l)oirons à leur bon voyage ».
Voilà le ton de ces Messieurs : ils se réjouissent de boire « au
bon voyage » de leurs victimes !
Et pourtant, en présence de tant de détresse, si Murray
LE GRAND DÉRANGEMENT 487
restait la brute impitoyable, Winslow avait parfois des nausées,
sinon des remords. «J'en ai lourd sur le cœur et sur les mains »,
écrivait-il à Murray le 5 septembre, et déjà le 3, à Handfield :
« Je désire cordialement en finir avec ce service des plus désa-
gréables et des plus ennuyeux; « et le 19 : « de toutes les cor-
vées qui me soient échues, c'est la plus pénible ». « Leurs
pleurs, leurs gémissements, leurs grincements de dents me
font mal ». Oui, ses pauvres nerfs souffraient; mais il n'en
agissait pas moins avec la plus diabolique persévérance.
Aussi ce Ponce-Pilate d'un nouveau genre reste-t-il dûment
pour la postérité le principal exécuteur des hautes œuvres
d'un Lawrence.
Le 15 septembre, Winslow envoya à Cobecjuid le capitaine
Lewis avec ses métis indiens (/'a/?g^ers) pour s'emparer de toute
la population, « rude tâche » à laquelle Lawrence atta-
chait la plus grande importance. Lewis arrive le 17; (hVep-
lion : informés à temps, tous les habitants avaient fui dans
l'Ile Saint-Jean, emmenant leur bétail et emportant leuis
biens meubles; jusqu'au 23, Lewis assouvit sa fureur sur
les malheureuses maisons vides et dépendances qu'il brûla.
Les incendiaires se livrèrent à cette glorieuse opération avec
vm tel acharnement qu'ils ne virent pas que la marée empor-
tait en dérive leur navire Le Neplune; quand ils s'en aper-
çurent, il était trop tard; ils n'avaient plus de vivres, ayant
tout brûlé. L'historien anglais qui raconte ces faits s'api-
toie" sur le sort des pauvres bourreaux, qui durent se mor-
fondre au milieu des ruines; il n'a pas un mot de ])ili('' pour
les victimes.
Cette « patience », cette « résignation», cette « réelle » ou appa-
rente indifférence des Acadiens dont il vient d'être parlé étaient
entretenues par les procédés apparemment contradictoires
et par les tromperies préméditées des .\nglais. « Il n'est pas
de trahison dit l'abbé Le Guerne. dont l'.Xnglois ne se soit
servi contre l'habitant, soit pour remmener, soit pour sonder
ses intentions... C'étaient des flottes, des frégates partit s
488 LA TRAGÉDIE
pours'opposer à l'enlèvement des Acadiens; c'.étaiont les espé-
rances les plus flatteuses. On n'enlevait les familles, disait-on,
que pour les empêcher de poi-ter les armes pour les François;
la paix ramènerait un chacun dans son habitation «. Aussi
ne peut-on, dit-il, « blâmer de pauvres habitants qui se sont
trouvés sans force à la discrétion d'un ennemi traître et cruel,
sans missionnaire qui put les conseiller, dans un éloigne-^
m-^nt qui rendait l'évasion bien difficile ».
Comment les Acadiens pouvaient-ils croire qu'on allait
positivement les arracher à leurs fermes et à leurs biens quand
ils voyaient les meuniers, sur l'ordre deWijislow, continuer
de moudre leurs grains, quand ils voyaient les soldats protéger
ces fermes et ces biens? Winslow, le 5 septembre, n'avait-il
pas, comme plus tôt Monckton, strictement enjoint de res-
pecter les terres, les' bestiaux, les arbres des habitants « dé-
sormais confisqués par Sa Majesté? » Non, ils ne pouvaient
pas plus croire à la déportation qu'à la confiscation; et jus-
cpi'au jour de l'embarquement, ils continuèrent de dire et de
répéter que « tout cela n'était pas sérieux ». Et puis, ne s'était-
on pas rv'mis à î.'^ur affirnK^r que c'était en territoire français,
à Louisbourg, au Canada peut-être, en France même, qu'ils
allaient être transportés? « Le gouverneur Lawrence nous a
promis devant le Conseil de Sa Majesté, affirment les exilés
de Pensylvanie (2 sept, l?.")!^)) que nous serions transportés
chez des gens de notre race, chez des Français. » Or, n'était-ce
pas la faveur. même que depuis des années ils n'avaient cessé
de solliciter? N'en avaient-ils pas assez des menaces, des bri-
mades, des oppressions anglaises pour désirer un pareil départ?
Etait-ce vivre heureux que de languir en cette perpétuelle
inquiétude, aujourd'hui sans patrie, demain sans religion
peut-être? De toutes ces du])cries anglaises, voici la meil-
leure preuve : c'est une proclamation du lieutenant Cox, en
date du 12 novembre 1755 :
D'autant que certains habitants de Piziquid et des villages
[voisins] se sont absentés de leurs liabitations dans la crainte
LE CAP BLOMIDOX
à l'entrée du Bassin des Mines.
L'ANSE ET LA POINTE DES (.ASPAltEAI X
où furent embarqués les Acadiens des Mines.
LE GRAND DÉRANGEMENT 489
que le gouvernement de Sa Majesté ne leur veuille du mal et ne
soit dans l'intention de..les punir de leur témérité et désobéis-
sance aux ordres de Son Excellence le gouverneur, je déclare au
nom de Sa Majesté le Roi de la Grande Bretagne que, si lesdits
habitants réfugiés se rendent et se soumettent aux ordres de
Sa Majesté, ce qui n'est rien autre que de les embarquer et les
consigner aux colonies de Sa Majesté Très Chrétienne, ils seront
reçus et bien traités; au contraire, s'ils s'obstinent à rester dans
leurs retraites, ils seront traités comme des rebelles et doivent
s'attendre au châtiment le plus sévère... »
On conçoit qu'en présence de si solennelles promesses « au
nom de Sa Majesté le Roi de la Grande Bretagne », ces mal-
heureux paysans, privés de tout conseil, purent tomber dans
l'abominable traquenard d'officiers menteurs qui, au lieu de
les rendre à la France, devaient les livrer à leurs pires ennemis.
de la Nouvelle Angleterre et des autres colonies anglaises.
Cette foule en détresse n'était pas, du reste, homogène;
elle était travaillée par les sentiments les plus contraires. A
côté des doux et des patients qui se résignaient, il y avait les
inquiets et les violents, pour lesquels les Anglais tenaient en
réserve, à défaut de belles paroles, leur brutalité ordinaire. Si
Winslow promettait des avantages au « Père Landry », par
exemple, au vieux notaire René Le^jlanc et à son fils qui lui
rendirent de fâcheux services et en furent bien mai récon)-
pensés, voici comment dès la première alerte, il traita les
« têtes chaudes ». C'est là l'une des plus lugubres heures du
« Grand Dérangement. »
« J'ai remarqué ce ma lin pmmi les Français, écrit-il le 1 (i sep-
tembre, une agitation inaccoutumée qui me cause de rin(|uiè-
tude. J'ai réuni mes officiers...; il fut décidé à l'unanimité de
séparer les prisonniers. ..Nous convînmes de fairemonterôo j)ri-
sonniers sur chacun des cinq vaisseaux arrivés de Boston et de
commencer par les jeunes gens. [>c capitaine Adams du Warreti,
vaisseau de guerre de Sa Majesté, fut chargé de prendre les trans-
ports sous son commandement et, une fois les prisonniers rendus
490 LA TRAGÉDIE
à bord, de donner aux capitaines des navires les ordres néces-
saires pour la protection du service à Sa Majesté [ce qui veut dire,
si nous ne nous abusons, qu'on livrait les Acadiens à toutes les
rigueurs de la discipline militaire d'alors : les fers, le fouet, la
mort.] Il fut décidé de confier la garde de chaque vaisseau à six
sous-officiers ou soldats... Je fis venir le père Landry leur meil-
leur interprète... Je lui dis que nous allions commencer l'embar-
quement... que nous avions décidé d'en embarquer '250 le jour
même, les jeunes gens d'abord. Je le chargeai d'avertir ses com-
pagnons de cette décision, qui l'a beaucoup surpris. [Ils ne s'at-
tendaient donc pas à être embarqués]... Toute la garnison fut
appelée sous les armes [quel noble déploiement de forces bri-
tanniques ! plus de 300 soldats en armes pour faire marcher 250
prisonniers désarmés !] et placée derrière le presbytère entre l'é-
glise et les deux portes de l'enceinte palissadée. Selon mes ordres,
tous les habitants français furent rassemblés, les jeunes gens à
gauche. J'ordonnai au capitaine Adams, aidé d'un lieutenant et
de 80 officiers et soldats, défaire sortir des rangs 141 jeunes gens
et de les escorter jusqu'aux transports. J'ordonnai aux prison-
niers de marcher. Tous répondirent qu'ils ne partiraient pas
sans leurs pères. [Quoi de plus légitime et de plus humain? n'a-
vait-on pas promis de ne pas séparer les membres d'une même
famille ?etn'avait-on pas fait prisonniers des enfantsde dix ans?]
Je leur répondis que c'était là une parole que je ne comprenais
pas; [n'avait-il donc pas un cœur de père. cet officier puritain?
n'avait-il pas d'enfants?] car l'ordre du Roi était i)Our moi ab-
solu et devait être exécuté strictement; et que le temps n'ad-
mettait ni délais ni pourparlers. J'ordonnai à toutes les troupes
[plus de 300 hommes] de mettre la baïonnette au canon et de
s'avancer sur les Français [désarmés]. Je commandai moi-mê-
me aux quatre rangs de droite, composés de 24 prisonniers, de
se séparer du reste; je saisis l'un d'eux qui empêchait les autres
d'avancer, et je lui ordonnai de marcher. Il obéit, et les autres
le suivirent, mais lentement. Ils s'avançaient en priant, en chan-
tant (des cantiques), en se lamentant; et, sur tout le parcours
d'un mille et demi [deux kilomètres], les femmes et les enfants
venus au-devant d'eux priaient à genoux et faisaient entendre
des lamentations... [« Journée mémorable » s'il en fut, que ja-
mais les Acadiens n'oublieront, en effet; l'une des plus poignan-
tes de leur long calvaire; elle couvre d'ignominie l'imbécile bour-
reau qui ose la décrire pour la léguer à 1' « Histoire »].
J'ordonnai ensuite à ceux qui restaient de choisir parmi eux
109 hommes mariés qui devaient être embarqués après les jeu-
LE GRAND DÉRANGEMENT 491
nés gens. [Il avait commencé par les jeunes, parce qu'ils étaient
les plus faibles; il continuait par les hommes mariés, parce
qu'il s'assurait ainsi la soumission de leurs familles : lâcheté et
rouerie]. La glace était rompue [l'enjouement de cette expres-
sion est atroce ou stupide]. J'ordonnai... de les escorter; [cette
besogne fut exécutée par le capitaine Osgood et 80 soldats];
mais, lors de l'embarquement, on constata cju'il n'y en avait que
SU au lieu de 1(19; de sorte cfue le nombre de prisonniers mis à
bord ce jour-là fut de 230. Ainsi se termina cette pénible tâche
qui donna lieu à une scène navrante... Je fis alors connaître à la
population française qu'il était loisible aux familles et aux amis
des prisonniers de fournir les vivres dont ceux-ci avaient besoin
à bord des transports ou de me laisser le soin de les nourrir aux
frais du roi. [Bonté, pensez-vous? Non, il manquait de vivres
pour ses propres soldats; ce n'était donc là qu'une misérable
exploitation de la bienfaisance acadienne, lui permettant de réa-
liser une économie fort appréciable.] Comme ils décidèrent de
fournir aux prisonniers leur subsistance, je donnai ordre à tous
les bateaux de profiter tous les jours de la marée [généreux
empressement !] pour venir chercher les vivres qu'apporteraient
les femmes et les enfants ». [On verra plus tard à qui allèrent ces
vivres].
« Comme il n'y avait aucunes provisions pour les nourrir, con-
firme un mémoire français du 2 décembre 1762, (Aff. Elr. Ccrr.
Anglel. vol. 440, f. 218) leurs femmes furent obligées pendant
sept semaines que dura cette captivité [en tenant compte des
arrestations du 5 septembre] de leur apporter des vivres du fond
des terres et d'abandonner leurs enfants, leurs habitations et
leurs troupeaux ». '
Dès le lendemain, Winslow se vantait à son acolyte Murray
de son glorieux succès : « J'ai embarqué 230 de nos amis les
Français, dit ce plaisantin; je vais en ajouter vingt autres
aujourd'hui; leurs amis leur apportent des vivres. Je suis
fatigué d'entendre des lamentations. [Est-ce donc le cri
de Macbeth : / hâve siipped ivilh horrorf!.]
Le même jour, félicitations et approbation de Lawrence (|ui
précisément [comme les criminels s'entendent bien !] recom-
mande à Winslow.
«... d'eml)nr([uer les liomnies le plul lot pussilile et ite faire en
492 LA TRAGÉDIE
sorte que les femmes leur fournissent des vivres jusqu'à leur
départ ce qui signifiera une économie considérable pour le gou-
vernement ». [Oh ! ces beautés de «l'esprit pratique » !] Lorsque
vous enverrez un détachement au capitaine Handfield, faites
fouiller tous les bords de la rivière et conduire tous les hommes à
Annapolis; ordonnez aux femmes de les suivre avec les enfants
et d'apporter le plus de vivres possible, afin de nourrir les pri-
sonniers jusqu'à leur départ. [Cette exploitation est donc bien
systématique] Je crois que les habitants [des Mines] auront
presque terminé leurs récoltes avant leur arrestation; vous de-
vez dans lintérêt public sauver autant de blé que vous le pour-
rez et protéger les bestiaux dont nous aurons grand besoin,
afin de fournir de nouvelles provisions à notre flotte et à nos sol-
dats. [Toujours ce damnable « esprit pratique », sic vos non vobis]
En parfaite opposition avec ce cupide égoïsme de matéria-
listes grossiers se trouve précisément la pétition que les
Acadiens, enfin alarmés, adressèrent à Winslow en cette
« mémorable» journée du 11 septembre. En même temps qu'ils
lui rappellentle serment de fidélité. prêté en 1730 etla formelle
promesse de neutralité faite par Philipps, ils ajoutent :
« A la vue des maux qui semblent nous menacer de tout côté,
nous sommes obligés de réclamer votre protection et vous prier
d'intercéder auprès de Sa Majesté, afin qu'elle ait des égards
pour ceux qui ont inviolablement gardé la fidélité et la soumis-
sion promises à Sa Majesté. Comme vous nous avez fait enten-
dre que le roi vous a donné ordre de nous transporter hors de
cette province, nous supplions que, s'il nous faut abandonner
nos propriétés, il nous soit au moins permis d'aller dans des en-
droits où nous trouverons des compatriotes, [ils doutaient donc
des promesses faites], nous engageant à nous déplacer à nos
propres frais et qu'il nous soit acccordé pour cela un délai rai-
sonnable. De plus, cette faveur nous permettrait de conserver
notre religion à laquelle nous sommes profondément attachés
et jjour larjuelle nous sommes contents de sacrifier nos biens ».
Voilà, du moins, de pauvres gens dont l'idéalisme incons-
cient met les idées de religion et de patrie au-dessus des misé-
rables intérêts d'argent etde bien-être ; et pourtant, l'ondevine
combien ces paysans devaient aimer leurs terres, des terres
LE GRAND DÉRANGEMENT 493
qu'ils avaient eux-mêmes défrichées, qui étaient la possession
péniblement acquise de leurs ancêtres et de leurs enfants;
oui, abandonner tout cela, cette riche patrie créée par leurs
mains pour aller en chercher une autre où tout leur serait
à refaire. Il faut croire que Winslow ne comprit pas la simple
noblesse de cette attitude et de ce langage ; car, se conformant
aux recommandations de Lawrence en date du 11 août, il ne
répondit pas. On accuse les Acadiens d'avoir été grossière-
ment illettrés; or, cette pétition si digne, d'une si belle élé-
vation morale, fut rédigée en l'absence de tout prêtre et des
notables.
Le 19 septembre. Winslow informe Lawrence et d'autres
correspondants qu'il a sous la garde de ses 360 soldats 530
hommes, y compris les députés revenus d'Halifax, soit 300
prisonniers et 230 embarqués, bref, « tous les habitants mâles,
sauf 30 vieillards invalides dont je ne me soucie pas de m'en-
combrer ». « Ces hommes avec leurs femmes et leurs enfants
forment une population de 2.000 personnes, sans parler des
populations de Cobequid et de Piziquid » et sans compter,
ajoute-t-il de la même plume élégante, « près de 6.000 bêtes à
cornes, 8.000 moutons, 4.000 cochons et 500 chevaux : » car
« j'ai dressé, dit ce fonctionnaire soigneux, une liste de toutes
les personnes que j'ai sous ma garde : hommes, femmes, gar-
çons et filles, et des bestiaux de toutes sortes. «Bétail humain,
bétail animal, c'était tout un pour notre Anglo-Saxon.
Une autre liste de Winslow, assez incohérente, dénom-
bre 2.743 liabitants dispersés en hameaux qui comptent en
général de 20 à 80 êtres du même nom.
Mâles [au-dessus de dix ans]. . . 446
Députés prisonniers d'Halifax . 37
Femmes mariées 337
Fils 527
Filles 576
Vieillards et infirmes 820
2 . 743
494 LA T R A G É D I E
« Tout va bien, continue AVinslow, malgré les lamentations-
des femmes et des enfants » : les prisonniers « sont encore loin
de croire qu'ils vont être déportés ));ceux qui sont à terre « sont
enfermés dans l'enceinte palissadée pendant le jour et dans
l'église pendant la nuit «; ceux qui sont à bord « se plaignent
de la faim». Etaient-ils donc abandonnés desleurs? Nullement:
« Depuis mon arrivée, dit Winslow, je n'ai reçu qu'un en-
voi de vivres pour mes hommes; il ma fallu prendre des
provisions que les femmes et les enfants apportaient pour les
leurs ». Voilà donc les bourreaux nourris aux dépens des
victimes : on comprend désormais cette insistance à exiger
des femmes un abondant ravitaillement de leurs fils et de
leurs maris. « Je m'efforce, dit notre honnête homme, d'épar-
gner les dépenses du gouvernement comme si c'étaient les
miennes ». D'où, nouvelles félicitations de Lawrence, et
strictes recommandations à Winslow comme à Murray
« de ne pas outrepasser les instructions de M. Saûl [le com-
missaire aux vivres] lors de la distribution des vivres »
[il trente jours de vivres à raison d'une livre de bœuf, T) de
farine et 2 de pain par semaine ».] car nous avons fait
des dépenses considérables pour l'approvisionnement de
Chignectou ». Aussi « faut-il au plus tôt déporter la popu-
lation, parce que la détention de tout ce monde cause de
grandes dépenses et de grands embarras au service public ».
Il ne s'agissait pas seulement, en effet, de faire aux dépens
des déportés, une grande opération criminelle; il s'agis-
sait aussi de réaliser une bonne affaire.
Mais qu'est-ce donc qui retardait l'achèvement tant désiré
de cette fructueuse opération? \Vjilà : l'éviction ne réussissait
pas à Beaubassin et à Port Royal aussi bien qu'aux Mines. Ni
Monckton, ni Handfield n'avaient encore pu mettre la main sur
tout leur monde : là les bourreaux avaient été moins adroits ou
les victimes plus clairvoyantes et plus indociles. Aussi les
malheureuses dupes des Mines se morfondaient-elles [car « la
saison devenait chaque jour plus mauvaise >] derrière leurs
palissades ou dans les entreponts, tandis que \\'inslow s'im-
LE GRAND DÉRANGEMENT 495
patientait de ne recevoir ni de Chignectou ni d'Annapolis les
transports supplémentaires qu'on lui avait promis.
Enfin, n'y tenant plus, Winslow et Murray décidèrent le
4 octobre de « se mettre à la besogne au plus tôt » c'est-à-dire
d'expédier autant de Français qu'en pouvaient contenir «les
navires dont nous disposons ». L'opération commença le
8 octobre : « Les habitants, dit Winslow, abandonnèrent tris-
tement, à regret, leurs demeures; les femmes en proie à la
détresse, portaient leurs nouveaux-nés dans leurs bras; d'au-
tres traînaient dansdescharrettesleurs parents infirmes etleurs
effets. Ce fut une scène où la confusion se mêlait au désespoir
et à la désolation ». Cette fois le bourreau a eu le tact en sa
brève description de ne pas insister, de ne pas s'apitoyer à
l'excès sur l'énormité du mal qu'il accomplissait; mais il en
dit assez et nous en devinons assez pour nous représenter cette
scène lugubre : sortant des hameaux épars dans la vaste et
riche plaine, s'acheminant par groupes le long des petits
chemins qu'ombragent saules et pommiers, femmes, vieil-
lards, enfants, adultes s'arrachèrent en ces tristes journées
d'automne à ces chers lieux de leur naissance, aux seuls biens
qu'ils possédassent en ce monde, sans emporter d'autre fortune
que le léger fardeau que tenaient leurs mains, et pour aller où?
par delà les mers, en quel pays inconnu? vers quels labeurs?
vers quelles misères? « La confusion se mêlait au désespoir. »
Oui,il fallut laisser sur le rivage, à la Pointe aux Boudrots qu'oc-
cupait le capitaine Adams, charrettes, meubles et autres biens
déclarés encombrants. Pis encore : Winslow avait bien « dé-
cidé, après entente avec les capitaines des navires, que les
familles ne seraient pas séparés et que les habitants d'un même
village seraient placés sur le même navire autant que les cir-
constances le permettraient ». Mais il faut croire que les
circonstances ne le permirent guère ou que les mesures d'hu-
manité furent observées moins scrupuleusement tjue les me-
sures d'économie; car, comme nous le verrons plus tard,
nombre de familles furent, dès le départ, divisées : il y eut dès
lors des enfants et des parents, des mères et des filles, des
La
déportation dans
Ton-
Lieu
Navires
Cnpilnines(2)
nage
9 1 Ton
Provenance
Arrivée
«remba 1
quemtii
Sloop- Rnnrier (I)
Peirey -j-
Port-Boyal (4)
16 oc loi ire
Pizi^uid |p
Pizii-'uid J
jSl. Dolphin (1)
Fannnii -(-
87 »
Port-Royal
1-2 OltolMC
Srh. ^^cplune (1)
Davis (Ford)
90 »
Boston
31 aofil
Pi/.isuid
SI. ritrce Fririul.t
Carlile
69 )i
Port-Royal
12 oilobre
Pizifîuid
SI. Scnflower (.5)
Doiiiiel -(- (Harii?)
81 »
Kittemej Point, Maine
début sc|it.
Grand P ^
Sloop Hannah (1)
A dam s
70 »
Port-Royal
10 orlolire
Grand F
Sfh. Lropardd)
f;hunh
87 »
Boston
6 seplcinlire
Grand P
. SI. Elizabeth (1)
Milljury +
93 «
Boston
4 septembre
Grand P
i Sara/i f/ A/o//// (1)
Puriinston +
70 ..
Port-Royal
10 o:tot)re
Grand p1
Sloop Marii (1)
Duniiiiis -|-
90 1-2
Boston
30 aoiU
Pointe-aui-Bi!
SI. Prospérons (1)
Brasrdon -j-
7.5 »
Port- Roy al
10 octobre
>
SI. Endeavour (1)
Slone
83 »
Boston
30 août
»
1 SI. Induslri] (I)
Oocdwan
86 »
Boston
30 août
»
, Sloop Swa/î H)
I.oviett +
80 »
Port-Royal
10 octobre
Grand P
: Sloop Doye (3)
F orbes
Grand X
! liriK. Sivallow
Ilayes
Grand I
:S. Bare Horsp (10)
Banks
Grand 1
Grand 11!
Si-hooiier Ramjir
1
Moiirow
Ce tableau, bien qu'il n'ait pas été établi sans peine, n'a la prétention ni d'être
complet, on le voit, ni d'être tout à fait précis; c'est impossible. Pour l'établir,
nous avons de notre mieux comparé et complété les travaux de nos devanciers :
Rameau, Richard et Placide Gaudct. (1) Ces douze bateaux durent compléter
le ravitaillement insuffisant du commissaire Saûl. soit par suite du surnombre, di
passagers, soit par suite d'une prorogation de temps. (2) Les noms des capitaine^
marqués d'une -{- sont également écrits sous les formes Piercey, Farnani.
Donnai ou Dunniel, Mulberry, Puddington, Bradgton, Goodwin ou Cooding;
le capitaine Loviett remplaça le capitaine Jones tombé malade; un certain capi-
taine Harlum est attribué tantôt au Swan et tantôt au Sally and Mollif. (3) Sur
les quatre derniers navires, nous n'avons pas dautres renseignements que ceux
que donne le capitaine Osgood à son supérieur Winslow en ses lettres des 18 et
28 décembre; or, il manque à son nombre de 582 embarqués 15fl autres pour
atteindre le nombre de 732 mentionné par Winslow. (4) Les sept ny^vires prove-
nant de Port Royal y étaient arrivés de Boston fin août. (5) Le Sra/loiver était
venu du Maine dans le Bassin des Mines, parce que son propriétaire Dunnal
voulait se faire rembourser certaines sommes ducs par les Acadiens; les comptes
de mer furent finalement réglés au nom du Capitaine Harris. (6) 200 habitants
de Pigiguid furent amenés à Grand Pré pour y être embarqués sur la Seaflower.
le Bassin des ]S/Iines
=
Dates
Date
Date
Délj ar-
Embarqués (7)
81
d'cmharque-
ment
de
départ
Destination
d'arrivée
qués
plus de l.UO»
10-12 octobre
27 octob.
Annapolis Mar>l.
l.v-30 nov.
203
dont 206 sur
F. 6
,1
»
il
»
230
la
27
n
»
Williamsburg Virg.
»
Seaflower
»
.)
Philadel. Pens.
»
156
—
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vers le 22 nitobre
»
Boston, Mass.
»
206
140 X
2
depuis S octobre
„
Philadel. Pens.
„
137
178 X
;,
»
Annapolis Maryl.
178
186 X
»
»
»
15-.30 nov.
2 42
154 X
,)
»
Williams. Virg (9)
18-2 X
depuis 19 oct.
i>
»
152 X
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»
166 X
.-
»
177 X
)>
21 janvier
168
M
.,
Philadel. Pens.
161
114
18 décembre
Connecticutt
236
18 décembre
Boston, Mass.
120
20 dérenibre
)i
112
20 décembre
WilliamsburgVirg.
(7) Les nombres marqués d'une X sont fournis par Winslow aux Apthorp and
Hancock le23 octobre; mais ces nombres, dont le total donne 1503, sont contre-
dits par les nombres de ses destinataires de Pensylvanie (364), de Virginie (831)
et de Maryland (364), dont le total donne 1559 — nombre que contredit son pro-
pre total de 1598; du reste, après le 23 octobre, ce brouillon sans plus de cœur
que de cervelle entassa d'autres malheureux en'surnombre. puisque V EUzabelh
en débarqua 242, et non 186, à Annapolis, Maryland. (8) Les surnombres du
Ranger, du Dolphin, du Neptune et des Three Friends sont fournis par les comp-
tes d'Apthorp et Hancock (Akins, 285-293). (9) On sait que les déportés de
Virginie ne débarquèrent pas, mais furent réexpédiés en Angleterre où on les
emprisonna. (10) Le RaceHorse fut emprunté au marchand Mauger, un exploiteur
des Acadiens, parce qu'une goélette de Chignectou s'était échouée dans la rivière
de Piziguid.
En ce tableau, nous n'avons pas tenu compte des chiffres des déportés fournis
en 1790 au D^ Andrew Brown par Richard Bulkeley. Ce secrétaire du Conseil
d'Halifax au temps de la déportation se contente de multiplier par deux le nom-
bre de tonneaux; or, on sait que la prescription de Lawrence ne fut pas observée.
Du reste, Bulkeley reconnaît son erreur; mais il en commet une autre en propo-
sant le nombre de 2.921 déportés à la date du 27 octobre.
408 LA TRAGÉDIE
frères et des sœurs, des fiancés et des fiancées, des amis qui.
ne croyant se quitter que pour quelques jours, se séparèrent
pour ne plus jamais se revoir ici-bas, les vaisseaux ayant des
destinations fort différentes. En dépit de toutes les falla-
cieuses promesses, il n'y eut ni à Piziquid ni à Chignectou ni
à Port Royal la moindre préoccupation de maintenir les fa
milles unies.
En fait, Winslow lui-même était bien plus soucieux de sévé-
rité que d'humanité. La veille au soir, profitant de la pluie et
de l'obscurité, vingt-quatre jeunes gens s'étaient enfuis de
deux navires, bien qu'il y eût à chacjue bord huit hommes de
garde, outre l'équipage.
.( .Je fis faire la plus rigoureuse enquête, écrit-il le 8 octobre,
jappris qu'un certain François Hébert avait été l'instigateur.
.Je le fis débarquer, le conduisis devant sa maison et fis sous
ses yeux brûler sa maison et sa grange. J'informai ensuite tous
les Français que, si les fugitifs ne se rendaient pas avant deux
j ours, tous les amis des déserteurs [est-ce donc là une désertion ? ]
subiraient le même sort, qu'en outre je confisquerais tous leurs
biens et que. si jamais ces déserteurs tombaient entre les mains
des Anglais, il ne leur serait point fait de quartier: car tous les
habitants de ces districts français étaient devenus solidairement
responsables, du jour où leurs amis avaient été autorisés à les
ravitailler et à les visiter à bord ».
Sans nous arrêter à tout ce qu'il y a d'inique et d'odieux
en de telles mesures de représailles, conformes du reste aux
instructions de Lawrence, ne se dégage-t-il pas de ces faits
une ré'vélation imprévue? Puisque l'incendie des maisons et la
confiscation des effets étaient des châtiments exemplaires
réservés à des Acadiens exceplionncHcment coupables, ne
s'ensuit-il pas que les autres Acadiens devaient se croire appe-
lés à retrouver plus tard leurs maisons, leurs effets? On leur
avait donc laissé entendre que leur départ n'était pas définitif;
de là leur inexplicable résignation. Il y avait là-dessous un
nouveau mensonge, quelque autre fourberie. Ainsi s'explique
LE G R A N D D É R A .N G E M E N T 499
le témoignage du Sef-rétaireBulkeley qui n(3us mont relespauvres
ménagères acadiennes prenant, avant de partir, le soin de
fermera clef leurs vieilles armoires: ellesespéraient y retrouver,
au retour promis, le précieux linge tissé de leurs mains.
D'autres jetèrent leur argent au fond des puits; d'autres
l'enterrèrent dans des coffres, dans des pots de terre. Plus
tard les usurpateurs retrouvèrent des tas de beaux écus de
France provenant de Louisbourg. — «Le père Landry, continue
Winslow le 9 octobre, m "a fait des propositions au sujet ou
retour des [prétendus] déserteurs; il croit possible de les faire
revenir, à condition cjueje signe la promesse qu'ils ne seront
pas punis. Je répondis qu'ayant déjà donné ma parole d hon-
neur, je ne fournirais pas d'autres garanties ». On voit quelle
faible confiance les Acadiens avaient en l'honneur britanni-
que : que de fois n'avaient-ils pas été trompés par les plus so-
lennelles paroles, par les plus officiels écrits de leurs maîtres
et seigneurs : traité d'Utrecht, lettre de la Reine Anne, capi-
tulation de Port Royal et de Beauséjour, engagements et
promesses de Xicholson,de Vetch, dePhilipps, d'Armstrong. de
Ck)rnwallis, de Shirley, de Lawrence, etc. ! Les prétendus déser-
teurs préférèrent tout d'abord aux promesses de Winslow
les périls de la forêt : le 12 octobre, surpris par un détache-
ment anglais, ils prirent la fuite; deux furent abattus pas des
balles ennemies; les autres se réfugièrent dans les bois. Enfin,
pour ne pas exposer aux représailles leurs parents et leurs
amis, ils rentrèrent et se livrèrent. « Un de leurs amis, dit
Haliburton [I, 178], soupçonné d'avoir favorisé leur évasion,
fut ramené au rivage pour être témoin de la destruction de
sa maison et de ses biens; ils furent brûlés en sa présence
pour le punir de la témérité et de l'aide perfide [!] qu'il
avait donnée à ses compagnons ». « Les Acadiens étaient ter-
rorisés » dit Haliburton; oui, le terrorisme anglais fut tel à la
longue que. le 13 octobre, Winslow dut menacer des peines les
plus sévères ceux des matelots et soldats dont la brulalité
(.< ajoutait à la détresse de ces gens en détresse ».
500 LA TRAGÉDIE
Cependant, l'embarquement continuait. Le S octobre, « en-
viron 80 familles furent mises à bord »; le 10, deux navires
étaient remplis; le 11, sept autres arrivèrent d'Annapolis :
[flannali, Salley and Molley, Prosperous, Ranger, Swan, Dol-
phin, Three Friends]; le 12^ les deux derniers partirent pour
Piziquid ; puis le 16, le Ranger. Murray qui était expéditif,
écrivait le 14 : « J'ai peur que le gouverneur ne nous trouve
lents. Les gens sont tous prêts... Si j'avais assez de bateaux,
je les embarquerais tous demain. Même au cas où j aurais
trois sloops et une goélette, les passagers se trouveraient fort
entassés. Après tout, si je ne reçois pas d'autres vaisseaux,
je vais les mettre tous à bord des navires que j'ai à ma dispo-
sition ». Un cjuatrième transport étant survenu le 16, il
embarqua tout son monde en cinq ou six jours sur quatre
bateaux. « Murray s'est débarrassé de tout son lot qui dépasse
1.100 », écrit Winslow. La confusion dut être extrême. Quoi-
que Winslow rivalisât de zèle, il ne réussit pas si bien à entas-
ser ses 1.510 personnes sur cinq autres navires." Bien que
nous ayons chargé les navires à raison de plus de deux par
tonneau, [ce qui était contraire au règlement.] et que les dé-
portés soient fort empilés, il me reste pourtant sur les bras,
par suite du manque de transports. 98 familles [des villages
d'Antoine et de Landry] formant un total de 600 âmes ».
Les comptes d'Apthorp et Hancock [Akins, 285-293] prouvent,
en effet, qu'il y eut en surnombre 81 déportés sur le Ranger,
56 sur le Dolphin, 27 sur le Neplune et 18 sur le Three Friends.
Winslow n'en donna pas moins l'ordre du départ, remettant
à chaque capitaine ses instructions et une lettre de Lawrence
au gouverneur de la colonie destinataire. Ayant du 19 au 20
octobre entassé à la Pointe aux Boudrots sur quatre navires
[Mary 182, Industry 177, Endeavour 166, Prosperous 152]
677 habitants de la Rivière des Habitants et de la Rivière aux
Canards, l'embarquement de la première fournée était
terminé; et, le 27, les quatorze navires des Mines rejoignaient
les dix navires de Chignectou qui, depuis le 15, les attendaient
à l'entrée du Bassin. Sous l'escorte de trois vaisseaux de guerre
LE GRAND DÉRANGEMENT 501
armés de canons, le Nightingale, l'Halifax et le Warren, cette
flotte de vingt-quatre navires emporta ainsi tout un peuplé de
3.700 âmes pour de lointaines destinations de lui inconnues. « Il
paraît, dit le D^" Andrew Brown, qu'ils avaient l'intention de
se soulever au sortir de la Baie Française et de diriger leurs
navires vers la rivière Saint Jean; mais un grand vent s'éleva
dès le départ et par sa violence les rendit impuissants». «Notre
flotte, dit en effet le capitaine Adams, fut assaillie par l'un
des plus violents ouragans que j'aie vus. Je crains que plu-
sieurs transports n'aient disparu dans la bourrasque ».
Cependant nos officiers anglais ne perdaient pas leur temps.
« Aussitôt que j'aurai expédié mes coquins, écrivait Murray
le 12 octobre, je descendrai m'entendre avec vous et nous
nous divertirons un peu ». Mais Winslow en avait assez de
son atroce besogne de bourreau. « Je suis content, écrivait-il
à Lawrence le 31, de n'avoir rien à faire avec les expulsés
d'Annapolis : car il n'est rien de plus navrant que le spectacle
des souffrances de ces malheureux, et je voudrais avoir terminé
ma tâche aux Mines ». Une abominable corvée lui incombait en-
core : il ne s'en acquitta pas m jins consciencieusement. « Après
m'être entendu avec le major Murray, continue-t-il, nous
avons décidé de détruire immédiatement les villages. Nous
détruirons la Grand' Prée après le départ des habitants, ex-
t;epté où les Allemands sont installés » [déjà installés !] Tout fut
détruit, en effet, et le colonel incendiaire a le sinistre courage
de nous donner l'effroyable statistique de son vandalisme :
1755 LocalJ:és Habitations Granges Dépendanc. Koulins Eglises
2 Nov. à Gaspareau 49 39 19
33
75
28
255 276 155 11 1
5 —
aux Rivières Ca-
nards, Habitants,
Perro
76
81
6 —
à Canard et Habi-
tants
85
10(1
7 —
à Canard et Habi-
tants
45
56
500 LA TRAGÉDIE
Le gros de sa besogne ainsi accompli. Winslow, avec un"*
officier et cinquante soldats, se rendit à Halifax le 13 no-
vembre, pour y boire sans doute avec ses compères ou pour
y faire sa cour au gouverneur ravi. Le 29 novembre, il écrivait
à son remplaçant, le capitaine Osgood : « Je me plais à croire
que vous ne tarderez pas à en finir avec l'exportation de nos
amis les Français » [cruelle et grossière ironie]. Les 650
Acadiens « restés en souffrance «, 98 familles, ne partirent
qu'en décembre lorsqu 'arrivèrent des transports à la Grand'
Prée : le 13, Osgood « eut le plaisir d'en expédier » 114 sur la
goélette Dove à destination du Connecticut et 236 sur le bri-
gantin SwaJUnvh destination de Boston; le 20, 120 sur la goé-
lette lîace Horse à destination de Boston, et 112 sur la goélette
Ranger à destination de la Mrginie; soit 582; mais il dut en
« expédier » d'autres encore : car ^^'inslo\v parle finalement
de 732 Acadiens, embarqués par Osgood. En ces nuits d'hiver,
ces malheureux, dont on se moquait si bassement, eurent à
souffrir du froid : car Osgood dut construire une cheminée
dans l'église.
Sous les yeux de ces survivants, pendant six jours, sévit
donc l'incendie ; pendant six jours flambèrent une à une toutes
les maisons de bois des riants villages acadiens qu'avaient
fait surgir l'allègre labeur de cjuatre générations. Quand les
vents d'hiver eurent disséminé les lourdes volutes de fumée
et les cendres épaisses de ce « colossal » incendie, il ne régna
plus dans le noir désert cjuc le silence, il ne resta plus sur
les fécondes terres de Grand' Prée, des Mines, et de tout le
Bassin naguère verdoyant que les puits peut-être empoi-
sonnés, [de cet empoisonnement des puits, les Anglais accu-
sèrent les Acadiens; alors qu'il est autrement logique de
l'attribuer aux Anglais.] les cheminées de pierre noircies, les di-
gues app:^rcmment inutiles, et les saules qui dans la tris-
tesse des lieux semblaient pleurer le deuil d'une nation
anéantie. Les derniers Acadiens, qui, parqués sur la rive,
purent de leurs yeux épouvantés contempler l'horrible
conflagration, durent alors comprendre ce que valaient les
LE GRAND DÉRANGEMENT 501
promesses anglaises, l'honneur britannique. Puisqu'on brû-
lait ainsi leurs demeures, leurs granges, leurs églises, leurs
moulins, puisqu'on ne leur laissait plus rien ici-bas, c'est
qu'on ne voulait pas seulement leur déportation tempo-
raire, leur châtiment éphémère, mais bien leur exil perma-
nent, leur ruine totale, leur extermination peut-être. Au
pays de leurs ancêtres, il n'y avait plus de foyer pour eux;
ils n'avaient plus de patrie. Sans retourner la tête, ils devaient
s'embarquer pour l'inconnu, fuir à jamais. Désemparés, déses-
pérés, dénués de tout, ils n'avaient plus que leurs mains
vides et la prière.
III. A Port-Royal
A Port-Royal, l'éviction des Acadiens ne réussit guère
mieux qu'à Beaubassin : le major Handfield, commandant
de la place, moins rusé que Murray, ne fut pas plus habile que
Monckton. Dès le 11 août il avait reçu à peu près les mêmes
ordres que ces derniers :
«Dès l'arrivée des navires de Boston, s'emparer par tous les
moyensd'autant d'iiabitants que possible, surtout des chefs de
famille et des jeunes gens... Si les moyens loyaux [fair means]
ne réussissent pas, il faut recourir aux mesures les plus énergi-
ques, non seulement pour les forcer de s'embarquer, mais en-
core pour priver de tout abri et de tout moyen de subsistance
ceux qui s'échapperont: brider leurs maisons, détruire dans le
pays tout ce qui peut les nourrir. Comme les navires sont loués
au mois, il faut, pour réduire les dépenses publiques, user des
moyens les plus expéditifs pour l'embarquement... Prendre les
mesures les plus minutieuses pour empêcher loiite révolte à
bord. »
Mais de recommandation pour mainlenir les familles unies,
i! n'est pas question. Circonstance aggravante. Lawrence lu*
destina de transports à Annapolis que pour 1.000 déjiorlés,
alors que la population de la région s'élevait au double ;il ajou-
tait même en ses instructions du 11 août : « ('.onnne Anna-
504 LA TRAGÉDIE
polis est l'endroit d'où partiront les derniers transports,
tout vaisseau qui ne recevra pas son plein de passagers s'y
rendra, et le colonel Winslow viendra par terre avec son déta-
ctiement et amènera tous les fugitifs qu'il pourra trouver pour
les emljar([uer en votre ville ». Comme les navires partaient
des Mines déjà surchargés, on devine l'effroyable entassement
qui devait en résulter; mais c'était plus économique, plus
pratique.
Handfield agit en ('tourneau. « Dès l'arrivée du premier
transport, écrit-i} à Winslow le 31 août, j'ai donné ordre à un
détachement de s'emparer d'une centaine de chefs de famille
et de jeunes gens. }Jais tous les chefs de famille se sauvèrent
dans les bois, emportant leurs couchages, etc.. et nos hommes
ne trouvèrent aucun d'eux dans les villages. Je désire que vous
m'envoyiçz, aussitôt que vous pourrez en disposer, un renfort
de quelques hommes afin que je puisse leur faire entendre
raison » .C'était donc le recours à la violence : il fut sanctionné
par Lawrence : « Lorsque vous enverrez un détachement au
capitaine Handfield, écrit celui-ci à Winslow le 11 septembre,
donnez ordre de fouiller tous les villages situés le long de la
rivière et de conduire à Annapolis tous les hommes qui s'y
trouveront; donnez ordre aussi aux femmes de les suivre avec
leurs enfants et d'apporter autant de vivres que possible afin
de nourrir les prisonniers jusqu'à leur départ ». Toujours, on
le voit, même exploitation économique. Vient octobre : Hand-
field, « se trouvant toujours dans l'impossibilité d'embarquer
les habitants de la rivière », reçoit l'ordre d'envoyer aux Mines
ses transports inutilisés; le 8, il en envoie sept que dirigent
cinq pilotes acadiens. Quels mensonges avait -on bien pu dire
à ces malheureux pour les employer à pareille besogne? A la
même date, il prie Winslow d'arrêter des fugitifs qui se ren-
daient aux Mines. Lawrence songa quelque temps à utiliser
à Port Royal l'expérience de Winslow; mais celui-ci n'y tenait
guère, avons-nous vu. On se contenta d'envoyer le 3 novembre
un détachement de 90 soldats avec deux capitaines et quatre
officiers subalternes: toutes les maisons des deux rivières
LE GRAND DÉRANGEMENT 505
furpiiL systématiquement incendiées; on se livra à des battues
dans tout le pays. La chasse au gibier humain réussit: 600
pauvres être humains furent capturés et, de gré ou de force,
poussés vers les bateaux; mais" ce ne fut qu'au début de dé-
cembre qu'on réussit à embarquer sur deux transports, trois
senaux et un brigantin escortés par une corvette, 1.664 Aca-
diens « déportés, dit le capitaine Adams, au grand désespoir
de quelques-uns d'entre eux ». Pas plus qu'à Beaubassin,on
ne prit soin de rassembler sur un même bateau les membres
d'une même famille.
Approv. Tonnagi
tiavires
Destinations
(jours;
tanniy
Hommes Femmes
Garçons
Filles
Total
Helena
Boston
28
166
.52
52
108
111
323
Edward
Connectirut
28
139
41
42
86
109
278
Two sislers
Connecticut
28
140
42
40
95
103
, 280
Experimenl
New -York
28
136
40
45
56
59
200
Pembroke
Caroline du Nord
42
139
33
37
70
92
232
Ho paon
Caroline du Sud
42
177
42
46
120
134
342
Une goëlctle
Caroline du Sud
42
238
30
927
1
251
1
263
4
539
3
611
9
Sept niuires
Cinq destinations
1664
Le 11 août, Lawrence destinait 300 déportés à Philadelphie,
300 à New-York, 300 au Connecticut, 200 à Boston; mais le
tableau ci-dessus montre que ces ordres ne furent pas exécutés.
Par contre, d'Halifax furent embarqués le 15 nGveml)re 50
neutres [des députés de l'Ile George, sans doute] sur
le Sloop Providence à destination de la Caroline du Nord et
après le 10 octobre une autre fournée sur le Hopson à desti-
balion de la Caroline du Sud (Akins, 289,291).
« J'apprends que plusieurs d'entre eux, dit le capitaine John
Knox, sont morts durant la traversée etque plusieurs autres
ont réussi à s'échapper». Au sortir de la Baie Française, un
pilote acadien Beaulieu posa au capitaine du transport Pem-
hroLx l'angoissante question. « Où donc nous emmenez-vous
ainsi? — Dans la première île déserte ipic je rencoiil rciai,
répondit la brute sans pitié; c'est tout ce que méritent des i)a-
pistes français comme vous ». D'un coup de poing. Beaulieu
abat le capitaine et, aidé par les autres captifs, s'assure des
506 .LA TRAGÉDIE
huit gardes et des matelots; puis, échappant à la corvette^
dirige le transport vers la rivière Saint-Jean et l'y amène après
une lente traversée. « Le 8 février, confirme l'abbé Le Guerne.
il y est arrivé un petit navire chargé de 32 familles de Port
Royal qui fesoient nombre de 225 personnes ». Ces réfugiés
cabanaient misérablement dans le voisinage du fort en ruine,
lorsque le 8 février survint sous pavillon français un navire
anglais envoyé pour les prendre par ruse; bien que les troupes
anglaises fussent déloyalemcnt revêtues d'uniformes français,
les Acadiens déjouèrent cet odieux stratagème, repoussèrent
leurs agresseurs et remontèrent la rivière jusqu'à Saint e-.\nne
où se trouvait le lieutenant de Niverville avec vingt hommes
de troupes et des sauvages amis. Telle fut la seule évasion
des Acadiens par mer. Bigot la raconte en ces termes laco-
niques : « M. deBoishébert nousa envoyé le capitaine et l'équi
page d'un bâtiment qui transportait des Acadiens, au nombre
de 250 hommes, femmes et enfants, de Port Royal à la Caro-
line. Ce bâtiment étant séparé par le mauvais temps dune
frégate qui l'escortait ainsi que d'autres navires aussi chargés
de familles, les Acadiens se révoltèrent et obligèrent ce
capitaine à les mener à la rivière Saint-Jean ».
Sur terre il y eut d'autres évasions. En mars 1756, labbé
Le Guerne parle de 10 ou 12 familles des Mines qui, encore
cachées dans les bois, demandent aide et secours. Le l^"" juin,
Vaudreuil parle de 200 habitants de Port-Royal qui voudraient
se réfugier à !a rivière Saint-Jean : c'étaient les trente familles
qui s'f'^taient dérobées au.x ruses et aux battues de Iland-
fi<'ld. (( La majeure partie s'est retirée dans les bois avec les
habitants du Cap de Sable; ils ont avec eux M. Desenclaves,
ci devant missionnaire du Port-Royal ». Cet ancien ami de
'Mascarène, enfin édifié sur l'astuce anglaise, s'était depuis
deux ans réfugié en ce repaire écarté. De tous les Acadiens,
c'étaient précisément ceux du Cap de Sable et de Port Royal
qui avaient toujours /ait preuve du plus grand loyalisme à
l'égard des Anglais, les premiers sous l'influence des Entre-
mont qui avaient accepté des charges pul)liques, les derniers
LE GRAND DÉRANGEMENT 507
isous l'influence de cet abbé Desenclaves que Mascarène avail
déclaré « honnête homme », parce qu'il avait maintenu ses
ouailles, même en temps de guerre, dans une scrupuleuse
fidélité au serment d'allégeance; u nul prêtre ne leur a rendu
plus de services », dit l'abbé Daudin en 1754. Mainte et mainte
fois les pêcheurs français de ces régions avaient porté secours
aux pêidieurs anglais qui fréquentaient les mêmes parages
et leur avaient sauvé aux uns la vie, à d'autres des vaisseaux.
Or, en cette aveugle rage de persécution, les partisans des
Anglais, qu'ils s'appelassent Desenclaves, Entremont, René
Leblanc, Pierre Landry ou Prudent Robichaux, ne furent pas
plus épargnés pour les services rendus que leurs plus intrai-
tables adversaires; car, ce cjue l'on voulait, ne l'oublions pas,
c'était l'extermination intégrale de la race française en
Acadie.
Dés le printemps de 1756, l'implacable Lawrence, ayant
appris que, dans la pauvre et lointaine région de Pobom
coup, sur le vieux domaine des Latour, vivaient encore
une ou deux centaines de réfugiés acadiens, s'empressa
d'y expédier le major Prebble avec ses miliciens, alors en
route pour Boston, leur donnant l'ordre formel (U avril)
« d'y saisir autant d'habitants cpie possible et de les emmener
à Boston... de brûler et détruire les maisons, d'emporter les
meubles, ustensiles et troupeaux de toutes sortes... de les
distribuer aux troupes en récompense de leurs services,... de
détruire tout ce qui ne pouvait être aisément emporté »,
Ainsi encouragée au pillage, la soldatesque mercenaire
eut à cœur de se conformer à une consigne aussi avan-
tageuse que cruelle. » Profitant de l'absence des habitants
mâles qui péchaient au large, les miliciens flébar(|ucnl .
envahissent les habitations, jusqu'à qualre lieues du port,
font main basse sur tout ce qu'ils peuvent emporter et
détruisent le reste. Le 24 avril, le capitaine Prebble rend
compte à Lawrence de sa mission en ce beau langage :
K Nous arrivâmes à Port Lalore [Latour] le v*i, (lélmi iiuârnes
508 LA TRAGÉDIE
167 hommes, officiers compris, marchâmes à terre de nuit, sur-
prîmes les Français dans leurs lits [nous venons de voir que la
plupart des hommes étaient en mer], les avons embarqués à
bord d'un transport, [leurs noms sont ci-joints]... Nous brû-
lâmes 44 maisons; pour ce faire, la capitaine Scarft fit tout ce
qu'il put; de même, le capitaine Rogers. Je me serais transpor-
té à Pugnico (Pubnico) si je n'avais été informé qu'il n'y avait
là que deux familles, ce qui ne valait pas la peine d'amener tant
de troupes de Sa Majesté ». [NcW Englar.d R.'gisicr, janv.
1876; CX\II. pp. 17-19).
« Le 23 avril, confirme et complète l'abbé Desenclaves, un
village fut investi et enlevé; tout fut brûlé; les animaux tués
ou pris. On scalpa même l'un des enfants de Joseph d 'Entre-
mont après avoir pillé et incendié sa maison ». Quand rentrent
les habitants. Prebble et ses complices prennent la fuite (nu-it
du 24 avril au 25 avril) emmenant à Boston 72 prisonniers que
Lawrence destinait au climat meurtrier de la Caroline du
Nord. « J'espère, écrivait-il à Shirley (9 avril 1756). que le gou-
vernement du Massachusetts né trouvera pas mauvais de rece-
voir ces habitants; en cas de difficultés imprévues, je prie
votre Excellence de les envoyer en quelque autre colonie où,
je suis porté à le croire, ils seront volontiers accueillis, dans
la Caroline du Nord surtout dont le gouverneur Dobbs m'a
récemment écrit à ce sujet ».
Pour se débarrasser plus facilement de ces prétendus « en-
nemis » récalcitrants, Lawrence eut recours à une mesure
plus odieuse encore. Le 14 mai 1756, il mit leurs têtes à prix :
« Par la présente, nous promettons récompense de 30 livres
pour tout Indienmâlede plusde seize ans.de 25 livres pour tout
scalp d'Indien mâle, de 25 livres pour toute femme indienne
ou enfant indien amenés vivants ». Or, les soldats anglais
confondaient systématiquement têtes acadiennes et têtes
indiennes. Une compagnie de rangers (chasseurs à pied) ayant
surpris au bord d'une rivière quatre Acadiens épuisés de faim
et de fatigue,
LE GRAND DÉRANGEMENT 501)
« les officiers tournèrent le dos, écrit le révérend Hugh
Graham au D'' Andrew Browne (Browne's CoUect; Brit. Mus.
Add. 19.071) et les Acadiens furent immédiatement tués et
scalpés. Un jour, une autre compagnie de ces rangers apporta
25 scalps, les donnant comme Indiens ; l'officier cjui commandait
le fort, le colonel \\ilmot, (depuis gouverneur de la Nouvelle
Ecosse), ordonna que la prime leur fut payée. Le capitaine Hus-
ton, qui était alors chargé de la caisse, fit objection, déclarant
que de pareils procédés étaient contraires, à la lettre et à l'es-
prit de la loi. Le colonel lui dit que, tous les Français devant lé-
galement être hors du pays, la prise pour scalps indiens était
conforme à la loi [superbe exemple de casuistique puritaine]
et que, si parfois on donnait à la loi une légère entorse, mieux
valait en pareil cas fermer les yeux. Sur quoi, Huston, conformé-
ment aux ordres, paya 250 livres disant : [toujours à la façon
de Ponce-Pilate, ] « La malédiction de Dieu s'appesantisse sur
de pareils crimes ».
En avril 1758, dit le capitaine Knox (I, 122), le majorRogers,
avec sa bande de 180 rangers, surprit près du fort Edward
une bande famélique de 700 hommes, tant Acadiens qu'In-
diens, en train de préparer dans les bois leur maigre repas;
il tombesur eux à l 'improviste, mais rencontre une résistance
imprévue, est mis en déroute et perd cinquante hommes; il
s'en venge, en « scalpant sur le champ cinquante ennemis ». Là
encore les Indiens furent moins cruels que les Anglais : le
révérend J. R. Campbell en son History of Ihe CounUi of
Yarmoulh (p.22 ) raconte qu'une fillette séparée de ses itarcnls
fut si bien accueillie et traitée par les .Micmacs qu'elle leur
resta fidèle jusqu'à sa vieillesse et ne voulut plus rclouner
parmi les blancs.
Ces moyens, si criminels qu'ils fussent, n'étant pas encore
assez expéditifs. Lawrence fit, dès les premiers jours de
septembre 1758, envoyer par Monckton « le capitaine Goreham
qui, avec un faible détachement [de ses métis], 400, dit
J. Knox, surprend un petit village [du caj) de Sable] et
s'empare du prêtre Desenclaves et de 00 i'i 70 ix-rsonncs :
hommes, femmes et enfants ». Ainsi, dit le cai)ilaine John
Knox », on empêcha la vermine de s'écliapper en canots ».
:olO LA TRAGÉDIE
Les autres habitants prévenus à temps s'étaient, enfuis dans
les bois en compagnie de quelques Micmacs; mais, aux appro-
ches de l'hiver, sans logements, sans vêtements, sans vivres, ils
en furent bientôt (15 septembre 17.j8) réduits par la faim et le
froid à une telle détresse (ju'ils adressèrentnon pas à Lawrence
en c{ui ils n'avaient aucune confiance, mais au Gouverneur du
Massachusetts, Thomas Pownall, une émouvante requête qui
montre bien leur naïve ignorance :
« \'os pauvres semblables, en leur détresse, vous supplient
instamment de les accepter sous son gouvernement. S'il yous
plaisait de nous maintenir en ce pays où nous vivons, nous nous
ferions un devoir de vous aimer et honorer jusqu'au dernier
soupir, de faire de bon cœur, autant que possible, tout ce qu'on
exigerait de nous, de payer un tribut annuel à la province du
Massachusetts... Noussommesen tout environ 40 familles comp-
tant environ 150 âmes;les sauvages ne dé{)assent pas le nombre
de v'O hommes; eux aussi consentent à se soumettre au même
gouvernement que nous. Si par malheur notre humble requête
n'est pas exaucée, nous nous en remettrons à la bonté de Notre
Excellence, pour qu'elle nous accueille en Nouvelle Angleterre
comme les autres Français neutres. [Les malheureux ! qui donc
les trompait ? quelles illusions ils se faisaient sur l'enfer de Bos-
ton ■?] S'il faut que nous partions d'ici, nous le ferons pour obéir
à Notre Excellence, mais ce sera comme si nous abandonnions
la vie )).
Pris de pitié, John l*o\vnall. l'un des rares hommes de cœur
■égarés en ces colonies anglaises, obtint du général Amherst
la |)r()messe que ces malheureux (pii se soumettaient sans
^•ondiîions fussent, du moins, transportés à Boston aux frais
■<le la couronne; mais le Conseil du Massachusetts refusa de
les recevoir, même tous frais payés (4 déc. 1758). Alors Pownall
intercéda pour eux auprès de Lawrence : « Le cas de ces pauvres
.gens, écrjt-il, est tout i\ l'ail lamentable etmérite toutadoucis-
sement possible. Si la politique permet de leur apporter quel-
que secours, rhunianit(' le réclame hautement». L'humanité
jfle Lawren(<' i-onsista tout bonnement ta s'emparer en juin
759 de ces 152 victimes [50 hommes. IC) fcnunes, 50 enfants]
LE GRAND DÉRANGEMENT T) 1 1
qui, affamés, déguenillés, décimés par la maladie, se rendaient
à discrétion, à les amener sur des pontons armés à l'Ile
George où ils furent détenus jusqu'en automne, et à les expé
dier le 10 novembre en Angleterre comme prisonniers de guerre
décrits sous les plus noires couleurs. De là. en 1760, on les fit
passer plus morts que vifs en France, particulièrement à
Cherbourg. Et tout cela ne s'accomplit pas sans cruauté :
«C'est avec une joie inconcevable, écrit en son Journa/ le capi-
taine John Knox,que nous avons vu ces misérables Français
et Indiens supporter tout le poids de notre juste ressentiment »^
[Toujours ces prétendus justiciers auxquels il ne manque que
du cœur]. Le général Amherst, si endurci qu'il fût. se sentit
indigné : il adressa à Lawrence une lettre de blâme, lui signala
comme principal coupable un certain capitaine Hazen. et
conclut: «Je désapprouverai toujours le faitde tuer des femmes
et des enfants sans défense ». ÎNIais à un Lawrence, qu'impor-
taient les moyens? N'avait-il pas. par cette dernière prouesse,
atteint la fin tant souhaitée? N'avait-il pas « nettoyé tout le
pays de cette vermine française »? Que ce fût par la ruse, le
crime ou la mort,n 'avait -il pas contribué à asseoirsur le? mines
de la colonisation française la domination anglaise dans le
Nouveau Monde? Beau triomphe, vraiment, et singulièrement
déshonorant pour un peuple si fier !
On peut avec l'abbé de l'IsIc-Dieu estim^'r à 14.' (iO le
chiffre total de la population acadiennc en 1755, tant dans les
Iles du Cap Breton et de Saint-Jean que sur le continent . Crlle
de la péninsule et de l'isthme s'élevait, d'après Law-
rence (11 août 1755), à 7.000 âmes environ [il avait une double
raison de diminuer le nombre : n'alarmer ni la méintpole ni
les colonies voisines, réduire par économie le nombre des trans-
ports], à 8.000 d'après Belcher, à 10.000 (rai)rès les plus rigou-
reuses approximations françaises [12.000 à 13.000 en 171<S.
puisqu'il y avait « 9.150 communiants;» mais bcaucouji émi-
grèrent dans les îles]. De ces 10.000 Acadiens de la terre
ferme, environ 3.000 s'enfuirent, environ 7.000 furent (b-porlés
512 LA TRAGÉDIE
[dont 1.100 de Beaubassin. 1.600 de la GrandPrée. 1.100 de
Pigiquid, 582 des Mine&en décembre. 1.664 de Port Royal et
quelques centaines d'Halifax : députés et gens du Cap de
Sable]. Plus de la moitié de peuples fut donc du premier coup
déportée; pendant les trois années qui suivirent un autre
quart le fut encore et le dernier quart, toujours traqué par
l'impitoyable ennemi, ne- cessa pendant des années d'errer
sans feu ni lieu. Des 2.000 familles acadiennes, il n'y en euf
pas une seule qui ne fut atteinte par « le grand dérangement •).
De tous les bouleversements de peuples, il n'en fut peut-être
jamais de plus brutal, de plus radical, de plus mortel. Quelle
nationalité n'eût pas succombé sous les coups d'un tel
fléau'?
On ne saurait mieux conclure ce lugubre cbapitre que par
ces deux jugements d'Henri d'Arles :
" N'en déplaise aux historiens anglais qui nous assurent cjue
la déportation s'est accomplie aussi humainement que possible,.,
il ressort avec évidence du Journal de Winslow que ce
fait, condamnable en son principe, inou'i dans les annales de
l'ère chrétienne, a été exécuté avec une dureté, une férocité
de moyens exceptionnels. «Or. « les Acadiensdepuis les quarante
années qu'ils étaient retenus sous le joug britannique, n'avaient
absolument rien commis qui méritât l'ombre d'un châtiment.
Et cependant, celui qu'on leur a infligé [la déportation] est le
l)lus grand^après la peine de mort; et ce châtiment a été aggra-
N é tie toutes les circonstances qui pouvaient le rendre jilus abo-
minable... Si la sentence de mort n'a pas été prononcée contre
eux, elle a été cependant pour des milliers d'entre eux la consé-
quence nécessaire, l'aboutissement fatal des mauvais traite-
ments (|u'ils ont endurés dans l'exil, où la famine, les maladies
infectieuses, les tortures physiques et morales devaient les déci-
mer a])rés une agonie plus ou moins longue. » En se plaçant à un
point de vue plus haut encore, notre auteur ajoute : ^> 11 y
avait dans la péninsule de Nouvelle Ecosse une forme de beauté
morale qui naissait non-seulement de la qualité des âmes qui
l'haltitaient, de la pureté de leurs mœurs, de leurs vertus évan-
géli(iues. mais encore de l'harmonie avec laquelle la Providence
y avait répandu la prospérité. Cette beauté, les Anglais l'ont
ravagée à jamais ; ils ont ainsi fait pleurer la beauté du monde ».
ÉVANGELINE
d'après Faed.
LE GRAND DÉRANGEMENT TÛ'.i
« Au lieu d'être transportés aux colonies, dit cyniquement
un mémoire anglais du 16 mai 1763, les Acadiens auraient
pu être exécutés pour haute trahison ». Eh bien ! cette peine
capitale, si injuste c{u'elle fût, eût certes été moins cruelle
pour eux, comme nous le verrons, que la déportation et
ses terribles conséquences.
Sources et autres références.
Arr.h. Nat. — C'il. CD I\', f. V22-144. (Etat dos Missions et Paroisse*
de l'Acadie en 1753).
Brilish Mtiseum. — Mss. Addenda 19.071 (Coll. A. Browne).
Arch. Canada. — Rapport 1894 (doc. ang. relat. à N. Ecosse) pp. 220-
230
— 1905, II, 63-95, 2.36, 366-9
Canada français. — Doc. inédits II. (Extrait des papiers du Dr. A.
Browne.
New Enyland Regisler XXX, p. 17-20 (janvier 1876) XXXI II, p. 38.3-7
(année 1879).
Th. Akins. — Nova Scoiia Piibl. Doc. 267-314, 410-420
Ed. Richard. — Acadie. (éd. Henri d'Arles) Il 397-425 III, 1-93
B. MuRDOCH. • — Hisl. 0/ Nuva Scoiia Ù, 257-299.
Casgrain. — Un Pèlerinage au pays d'Evangéline, Paris, 1890.
Rameau de Sai\t-Pf:re. — Une colonie féodale, Montréal 1889, II
ch. 19.
Placide Gaudet. — Le grand dérangement. Ottawa, 1921.
Parkman. ■ — A Half-CenUirg of Cunflicl, op. cit.
Haliburton. — An hislorical and slalislical Accounl of Nova Scoiia
vol. I. p. 178, 180-2
Henri d'Arles. — La Tragédie aeadienne. Montréal (=an,ydate).
— — La DépnrlaliÀin di's Acadiens. Ibid.
LArVBItRE T. I.
i
TABLE DES MATIERES
TOME PREMIER
Auanl- Propos ix
PREMIÈRE PARTIE. — Lcs Origines
Chap. I — Pouirincoiirl {IQ03-IQ18) 5
Chap. II — Latour et Alexander {1618-1632) 40
Chap. m — Razilly et Aulnaij (163-2-1650) 59
Chap. IV — Les Le Borgne, Laiour et consorts {I6b0-
1670) 87
Chap. V — Les gouverneurs français {1670-1713) .. . 123
Chap. VI — Le peuple acadien :
I — Prospérité lente, mais continue. . 161
II — Développement colonial 169
m — Mœurs acadienues 181
DEUXIÈME PARTIE. — La Crise
Chap. VII — Entraves (1710-1720) 199
Chap. VIII — /?u.s<?s (1720-1740) 239
Chap. IX — Fausse sécurité (1740-1748) 283
Chap. X — Alarmes (1748-1750) 325
Chàp. XI — Hostilités {I7b0-I7b2) 358
TROISIÈME PARTIE. — La Tragédie
Chap. XII — Le plan et ses promoteurs {l7D-2-\7^i'i) .. . 395
Chap. XIII — Mise en scène judiciaire {I7bô) 423
Chap. XIV — Le grand dérangement (1755) 457
516
TABLE DE
MATIERES
TOME SECOND
Chap. XV — La curée (1755-1758) 5
Chap. XVI — Deux aiilrcs Acadies (1758-1769)
I — L' Ile Royale 48
II — L' Ile Saint- Jean 70
Chap. XVII — 7\oiircll(\s dcporlalions, nouvelles Iribii-
lulions (1755-1760) 78
QUATRIÈME PARTIE. — L'Exil
Chap. XVIII --- En Ainérifinr. — Colonies anglaises
(In Sud ^ 1755- 1765) lU7
Chap. XIX — En Amérique. — - Nouvelle Angleterre
(175-i-1768) 136
Chap. XX — En Angleterre et en Eranee (1755-
1775) \li
Chap. XXI — Aux colonies françaises (1763-1815)
I — En Guyane 196
II — Aux Maiouines ; 203
III — En Louisiane 205
IV — A Saint-Pierre et Miquclon. . . 221
Chap. XXII — En Eranee I771-18-J-2) :
I — A\ anl la Révolution 2 10
II — Après la Révolution 253
Chap. XXIII — Les grimpes aeadiens en France :
I — De Dunkerquf au Havre 2(33
II — Chorliourg . 267
m — SaiuL-Malo, Saint-Scrvau et
environs 275
IV — Morlaix, Brest et le xMorbilian 280
V — Nantes : . . 283
VI — RochcforL et la Rochelle 286
\II — Rordcanx et autre lieux 289
Chap. XXIV — Jugcmcnls el verdicls -293
CINQUIÈME PARTIE. — La Renaissance
Chap. XXV — Un joiul des Ivne'orcs \lh^-\l{){\) ... 315
Chap. XXVI ~ E'uube iVim-V.nV) . 345
Chap. XXVII — En Nouvelle Ecosse 383
TABLE DES MATIÈRES 517
Chap. XXVIII — Au Madawaska 402
Chap. XXIX — Au Nouveau Brunswick (comtes de
l'Est) 436
Chap. XXX — Dans le Golfe du Samt-Lauvenl :
I — Au cap Bieton 449
II — A l'Ile Saint- Jean 469
III — Aux Iles de la Madeleine ..... 477
IV — Au Labrador Laurentien 482
V — A Anticosti et à Terre-Neuve . 487
Chap. XXXI ^ Au Canada 491
Chap. XXXII — Aux Etais- Unis :
I — En Louisiane 502
II — Aux Gran'ds Lacs 506
III — En Nouvelle Angleterre 508
Chap. XXXIII — Trois fléaux :
I Emigration 532
II — Anglicisation 535
III — Ignorance 541
Chap. XXXIV — La youvclle Acadie 557
Appendices 581
TABLE DES ILLUSTRATIONS
DU TOME PREMIER
1. — M(jnuiu('iil du Sieur de .Monts Frontispice
2. — Portrait de Samuel (J,ham|)lain (1608) 5
3. — Habilation de Sainte-Croix, par S. (Jlhaniplain KiOl S
4. — Habitation du Port Hoyal. par S.Champlain( 1606) 16
5. — Bassin du Port Hoyal, par .Marc Lescarhol (16n9) . . -24
6. — Carte de l'Acadie. par S. C.liaiiiiilain (1613) :Vl
7. — Carte de la Nou\elle l'i-aurc. par S. C.lKunplain
(163-2) 18
518 TABLE DES MATIERES
8. — Grande Baye de Saint-Laurens, par le P. Em. Ju-
meau (1685) 104
y. — Plan du Port Royal, d'après le Sieur de Meulles
(1686) 128
10. — Canseau et ses parages 224
11. — Carte de l'Acadie. par Nicolas Beiin (1742) 256
12. — \'ue de Louisbourg et de ?a rade, par Verrier;1731) 272
13. — Carte de nie Saint- Jean vers 1713 280
14. — Carte de l'Ile Royale en 1758 288
15. — Vue d'Halifax 328
16. — Les Limites de lAcadie 376
1 7. — L"isthme de l'Acadie ( 1 755) 408
18. — Portrait de l'amiral Boscawen 416
19. — Le Fort d'Annapolis 480
20. — Le camp de Winslow »
21 . — Evangéline, d'après Faed 488
22. — Le Cap Blomidon (à l'entrée du Bassin des Mines) 496
23. — L'Anse et la pointe des Gaspareaux »
Imp. J Bière. iS-20-22. rue du Peug-ue. Bordeaux
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